Les villes allemandes à l’époque moderne. Tendances actuelles de la recherche

1Avant d’aborder de manière plus détaillée les tendances actuelles de la recherche sur l’histoire urbaine de l’Allemagne moderne, il convient de commencer – ne serait-ce que pour mieux saisir leur spécificité et leurs caractéristiques – par rappeler le contexte général dans lequel ces recherches s’inscrivent. Quatre caractéristiques aideront à le préciser. Le premier point à rappeler est le poids toujours très fort d’une tradition historiographique remontant aux débuts de l’école historique allemande, très marquée par ses origines médiévistiques, accordant une place centrale à l’érudition et aux publications de sources et qui continue de privilégier l’étude des aspects juridiques, institutionnels, politiques et religieux de l’histoire urbaine. Pour ne citer que ce seul exemple, l’institut de recherche d’histoire urbaine comparée de Münster (qui est à l’heure actuelle la plus grosse institution allemande de recherche sur l’histoire des villes) s’inscrit pour l’essentiel dans la continuité de cette tradition1. Deuxième observation : par contraste avec ce secteur de la recherche où l’emprise de la tradition reste la plus forte, les innovations méthodologiques et les avancées de la recherche les plus notables portent pour l’essentiel sur l’histoire urbaine des XIX^e et XX^e siècles ; fortement marquées par l’influence des autres sciences sociales, mais aussi par les approches de la recherche anglo-saxonne, ces recherches, qui prennent souvent la forme de grandes enquêtes collectives et se réclament des théories de l’urbanisation et de la modernisation, négligent l’époque moderne ou ne l’envisagent dans le meilleur des cas qu’à titre de préhistoire de la véritable modernité2. À côté de ces recherches universitaires, il convient en troisième lieu de faire une large place à la surabondante production historique locale portée par un patriotisme urbain ancien et vivace qui n’est pas sans rappeler le « campanilisme » italien et qui se manifeste dans la plupart des cas sous la forme de substantielles monographies jubilaires. Nécessairement disparate, et faisant parfois la part plus belle à la fierté locale qu’aux exigences de la recherche scientifique3, cette littérature n’en mérite pas moins de retenir l’attention des chercheurs dans la mesure où il lui arrive souvent de constituer autour de l’histoire d’une ville des équipes de qualité dont les travaux vont au-delà de la simple vulgarisation4 – pour ne pas parler de l’enquête tout à fait pionnière, puisque publiée dès 1907, de O.K. Roller sur l’histoire démographique et sociale de la petite ville de Durlach au XVIII^e siècle qui parut précisément dans un tel contexte5. Le dernier point à relever, enfin, est le sous-développement relatif de l’histoire urbaine de l’époque moderne par contraste tant avec le Moyen Âge qu’avec les XIX^e et XX^e siècles ; la seule période qui échappe à ce discrédit est la première moitié du XVI^e siècle, c’est-à-dire l’époque de la Réforme protestante, « événement urbain » s’il en fut, pour reprendre l’expression de l’historien anglais Steven E. Ozment6 ; mais pour les deux siècles et demi environ qui vont de 1550 à 1800 (en dates rondes), le jugement porté en 1982 par l’historien hambourgeois Franklin Kopitzsch, selon lequel « les XVII^e et XVIII^e siècles sont toujours les deux siècles les plus obscurs de l’histoire urbaine allemande », reste toujours d’actualité7. Cet état de choses rend compte au reste de la forte présence de la recherche étrangère en ce domaine, avec – le fait est suffisamment rare pour qu’on se plaise à le souligner ici – une représentation non négligeable de la recherche historique française, Francis Rapp sur les villes allemandes médiévales8 jusqu’à la grande thèse de Pierre Ayçoberry sur Cologne au XIX^e siècle9, en passant par la thèse de François-Georges Dreyfus sur Mayence au XVIII^e siècle10, les recherches de Marie-Louis Pelus sur les villes hanséatiques à l’époque moderne11, la thèse toute récente de Gérald Chaix sur Cologne de la fin du Moyen Âge au milieu du XVII^e siècle12 – pour ne pas parler de mes propres travaux.

2 Un heureux concours de circonstances ayant voulu que paraissent, ces dernières années, plusieurs ouvrages de synthèse proposant une vue d’ensemble de la réalité urbaine dans l’Allemagne moderne, nous commencerons ce survol en évoquant ces commodes introductions. La première mise au point a paru en 1986 ; rédigée par Klaus Gerteis, professeur à l’Université de Trèves, elle présente sous une forme énumérative et thématique l’état de la recherche allemande ; excessivement statique, et plus descriptive que problématique, son principal mérite est de proposer une bibliographie commentée et classée de la production historique urbaine de langue allemande13. La deuxième mise au point est due à l’historien de Sarrebruck, Richard van Dülmen (un des meilleurs spécialistes allemands de l’histoire des mentalités) ; moins érudite que la précédente, mais bien écrite et mêlant idées générales et exemples concrets, elle propose une introduction sommaire à la vie des villes et des villages de l’Allemagne moderne qui, pour séduisante et stimulante qu’elle soit, n’en représente néanmoins qu’une première approche14. La troisième synthèse, enfin, parue un an plus tard, en 1993, est aussi la meilleure (alors même que son volume est le plus réduit, puisqu’elle ne compte que 145 pages, contre 216 pour le manuel de K. Gerteis et 373 pour le livre de R. van Dülmen). Écrite par Heinz Schilling, titulaire de la chaire d’histoire moderne à la nouvelle Université Humboldt de Berlin et spécialiste reconnu internationalement de l’histoire de la Réforme (ce qui rend compte de sa tendance à privilégier la première modernité), cette synthèse se signale par sa maîtrise du sujet, par son ouverture à la recherche étrangère et aux problématiques les plus récentes, par son souci de problématisation et l’attention qu’elle porte aux questions ouvertes15. Ces trois volumes contenant chacun des bibliographies détaillées ainsi qu’une présentation des principaux instruments de travail, on se contentera ici de signaler d’une part les répertoires et bulletins bibliographiques de Wilhelm Ehbrecht, Heinz Stoob, Otto Borst et Wilhelm Rausch16, et de l’autre le « livre des villes allemandes » (Deutsches Städtebuch), sorte d’encyclopédie raisonnée de l’histoire des villes allemandes commencée en 1939 à l’instigation d’Erich Keyser et présentant pour toutes les localités allemandes ayant ou ayant eu le statut de ville une notice historique et bibliographique détaillée et normalisée17.

3Contrairement à ce que l’on trouve souvent avancé dans la littérature de langue allemande (longtemps fascinée par les très nombreuses fondations urbaines du Moyen Âge), la période moderne n’est pas une période de stagnation urbaine – pas plus en Allemagne que dans le reste de l’Europe. D’après les estimations de Jan de Vries, le nombre des villes allemandes de plus de 10 000 habitants (dans les frontières de l’Empire à la fin du XVIII^e, c’est-à-dire sans Strasbourg ou Colmar, mais avec Danzig) aurait plus que doublé, puisqu’il serait passé entre 1500 et 1800, dates rondes, de 26 à 61 ; cette croissance urbaine ne fut cependant ni régulière ni continue : l’essor du XVI^e siècle est en effet interrompu par les conséquences de la guerre de Trente Ans (recul du nombre des villes de plus de 10 000 habitants de 33 à 26 entre 1600 et 1650), et l’essentiel de la croissance urbaine se produit dans la seconde moitié du XVIII^e siècle (hausse du nombre de ces mêmes villes de 41 à 61 entre 1750 et 1800)18. Par-delà cette vraie croissance, l’évolution la plus importante à relever est le chassé croisé qui s’opère du XVI^e au XVIII^e siècle et voit un nouveau type urbain, celui des capitales politiques liées très directement à l’essor des principautés territoriales (Haupt-und Residenzstädte), prendre la relève des villes de négoce et d’entreprise (Handels-und Gewerbestädte), souvent elle-mêmes républiques urbaines relevant directement de l’Empereur (freie Reichsstäte), et qui dominaient le paysage urbain de l’Allemagne de la fin du Moyen Âge et des débuts de l’époque moderne. Ce chassé-croisé se traduit par ailleurs par un décalage du centre de gravité urbain de l’Empire en direction du Nord-Est et s’accompagne de l’amorce d’une restructuration d’un réseau urbain jusque-là multipolaire en direction d’un réseau bipolaire centré autour de Vienne et de Berlin19.

4Si, quittant maintenant la perspective globale, nous poursuivons ce survol en adoptant une approche chronologique, le premier constat sera pour constater que le XVI^e siècle, et plus précisément sa première moitié, continue de rester la période de prédilection des enquêtes d’histoire urbaine. Parmi les études parues dans les trente dernières années, la thèse de l’historien Bernd Moeller (professeur d’histoire de l’Église à la faculté de théologie protestante de Göttingen) sur Villes d’Empire et Réformation (dont la première édition remonte à 1962) a eu une influence particulièrement importante. Consacrée aux « affinités électives » entre message réformateur d’un côté et mentalité civique et politique des villes, plus spécialement des villes libres, de l’autre, elle montre comment le passage à la Réforme fut l’occasion de faire de la ville une « communauté sacrée », mais aussi de renforcer l’autonomie des républiques urbaines, l’autorité du Conseil et la cohésion civique – ce qui expliquerait non seulement l’écho très fort rencontré dès les débuts par les idées nouvelles dans les villes, et plus particulièrement les villes libres, mais aussi le fait que presque toutes (la seule exception notable étant Cologne) soient passées très tôt et résolument du côté du mouvement réformateur20. Dans le prolongement de cette étude pionnière ont paru toute une série d’enquêtes, le plus souvent monographiques, centrées sur la première moitié du XVI^e siècle, et faisant une place croissante à la prise en compte des dimensions économiques et sociales pour creuser la question des rapports entre villes et réforme protestante. Ces études ont été d’autant plus nombreuses que s’était créée à Tübingen une équipe de recherche lançant plusieurs enquêtes coordonnées et que l’émulation entre historiens allemands et historiens étrangers (le plus souvent anglo-saxons) a joué à plein21. Deux seront citées à titre d’exemple. La première est celle de l’historien américain Thomas J. Brady sur l’attitude des classes dirigeantes de Strasbourg face à la Réforme, attitude réinterprétée à partir d’un usage exemplaire de la méthode prosopographique22. La seconde est la thèse d’habilitation de Heinz Shilling qui, à partir de l’étude du comté de Lippe passé d’abord au luthéranisme puis au calvinisme, étudie les rapports entre dynamique princière et dynamique urbaine dans le contexte nouveau créé par la Réforme, avec d’un côté le renforcement du pouvoir du prince territorial tirant parti du passage au calvinisme pour moderniser son administration et consolider son emprise sur sa principauté, et de l’autre le refus de la ville de Lemgo, passée plus tôt que le prince du côté de la Réforme et forte de son identité luthérienne, d’accepter la subordination à laquelle le prince veut la soumettre, soit au total une lutte surprenante entre un luthéranisme républicain et un calvinisme pré-absolutiste23.

5 Parmi les études plus récentes, abordant elles aussi les rapports entre Réforme et société urbaine, mais d’un point de vue différent, deux me paraissent particulièrement novatrices. La première est la thèse de l’historienne anglaise d’origine australienne Lyndal Roper. Il s’agit là, à dire vrai, moins d’une enquête d’histoire urbaine au sens proprement dit que d’un travail cherchant, à partir d’une étude de cas analysée dans un cadre urbain, à répondre à une question plus générale : pourquoi et comment la Réforme protestante a-t-elle enclenché une dynamique de régression de la condition féminine et débouché sur un renforcement de la subordination sociale des femmes ? La ville choisie pour cette étude de cas est la ville libre d’Augsbourg. L. Roper y montre comment l’appui massif apporté par les artisans à la cause réformatrice a incité les réformateurs et les membres du Conseil de la ville à préciser et à infléchir leurs représentations de la morale et de la société dans un sens favorable à l’attente des artisans, à reprendre à leur compte leurs valeurs d’ordre, de travail, de discipline et d’autorité, pour finalement sacraliser l’utopie du ménage artisan et en faire le modèle de la famille chrétienne, mais aussi le fondement de la morale civique et de la prospérité urbaine24. L’autre étude est la thèse précédemment évoquée de Gérald Chaix, dont on attend avec impatience la parution. Prolongeant et dépassant à la fois la thèse de Bernd Moeller, elle reprend à frais nouveau la question effectivement surprenante de savoir pourquoi Cologne, alors la ville la plus peuplée de l’Empire, centre d’édition de première importance et de surcroît ville libre, n’est pas passée à la Réforme. Mettant une érudition « à l’allemande » au service d’une problématique différenciée et innovatrice, Gérald Chaix développe une argumentation subtile qui permet d’échapper à l’impasse implicite de la question de départ en montrant d’abord l’extrême fragmentation de l’espace colonais et plus encore l’extraordinaire surabondance de sa sacralité, en mettant en évidence ensuite l’ampleur des remises en cause, des ruptures et des innovations dont Cologne – participant à plein aux mutations de son temps – fut le théâtre entre 1520 et 1570, en reconstituant enfin la manière originale dont Cologne, après 1570, géra cette mutation religieuse, culturelle et sociale et, pour des raisons qui tiennent plus encore à la prégnance de son héritage sacré qu’à la modification de son environnement politico-confessionnel, se définit de plus en plus nettement par rapport à une tradition catholique en cours d’invention. En d’autres termes, pour reprendre l’excellente formule de l’auteur, Cologne, loin d’être une ville qui n’aurait pas connu la Réforme, est au contraire « une ville où la Réforme est devenue catholique ».

6Moins nombreuses que pour le siècle précédent, les études portant sur le XVII^e siècle sont – bien évidemment – centrées sur l’examen de l’impact des guerres, et d’abord de la guerre de Trente Ans, sur les villes et la société urbaine. Deux monographies se détachent nettement. La première est due à un historien canadien, Christopher R. Friedrichs. Elle étudie l’impact du « siècle de fer » (non seulement la guerre de Trente Ans, mais aussi les conflits de la seconde moitié du siècle, jusqu’à la guerre de Succession d’Espagne) sur la ville de Nördlingen, une ville d’importance moyenne de Souabe (9 000 habitants environ vers 1620), centre actif de production et de commerce textile. Cette enquête exemplaire met l’accent sur les aspects démographiques et sociaux, en s’appuyant sur une documentation d’une précision et d’une qualité qu’on a peine à imaginer, traitée sériellement sur la longue durée (1580-1720). Elle montre comment les guerres ont non seulement constitué un véritable traumatisme démographique (entre 1620 et 1640, le nombre des ménages diminue même des deux tiers), mais plus profondément ont cassé net le dynamisme et la prospérité urbaine, figé et durci les structures sociales, et bloqué par voie de conséquence toute forme de récupération une fois passées les épreuves (repli sur soi démographique et économique, fort recul de la mobilité sociale, évolution du Conseil dans un sens de plus en plus oligarchique, etc.)25.

7L’autre étude est celle de l’historien allemand Bernd Roeck, vaste enquête, surabondante et manifestement inspirée par l’utopie de ce qu’on appellait il y a une vingtaine d’années en France l’« histoire totale », sur l’évolution de la société et des mentalités collectives d’Augsbourg entre 1580 et 1650. Elle s’ouvre sur une reconstitution détaillée des structures politiques, administratives et sociales d’une des villes les plus peuplées (environ 45 000 habitants vers 1620), les plus riches et les plus actives de l’Empire, avec en particulier la mise en évidence de l’ampleur des contrastes et des tensions ainsi que des mesures prises par les autorités urbaines pour maintenir la paix publique. Elle analyse ensuite l’impact de la guerre sur la ville, les dimensions dramatiques de la saignée démographique (perte des deux tiers des effectifs) et les profonds brassages de population qu’elle a entrainés, sans toutefois – conclusion surprenante – que soient vraiment modifiées les structures et la topographie sociales. Elle reconstitue enfin la manière dont le traumatisme a été vécu et les moyens grâce auxquels il a été assumé (recours au surnaturel dans toutes ses dimensions, orthodoxes ou non ; exaspération d’une émotivité de type eschatologique)26.

8Les études consacrées au XVIII^e siècle sont de nouveau plus nombreuses. Un premier ensemble de travaux porte sur le type urbain qui apparaît comme le plus caractéristique de l’époque, c’est-à-dire les « capitales politiques » (Residenzstädte), à la fois parce que leur dynamisme est le plus grand et parce que le modèle social et culturel qu’elles représentent apparaît bien alors comme le modèle dominant du système urbain allemand. Plusieurs études peuvent être retenues, portant tant sur des capitales de principautés de moyenne importance – telle la thèse de F.G. Dreyfus sur Mayence ou encore mon enquête sur Coblence, capitale de l’Électorat de Trèves au XVIII^e siècle27 – que sur la capitale qui allait plus tard s’imposer comme la capitale allemande proprement dite, Berlin (enquête de l’historienne est-allemande Helga Schultz)28. Ces enquêtes, qui sont toutes des enquêtes d’histoire sociale, mettent en évidence quatre caractéristiques communes à ces capitales. La première est leur dynamisme démographique, avec des taux de croissance parfois spectaculaires (2 % par an pour Berlin entre 1650 et 1800), dus exclusivement à une forte immigration et allant de pair avec le maintien de structures démographiques et d’un comportement génératif de type traditionnel29. La seconde caractéristique est le rôle déterminant joué dans les structures et la dynamique sociale de ces villes par les milieux sociaux liés directement ou indirectement au pouvoir politique (noblesse, administrateurs, militaires, clergé, artisans et commerçants au service de ces mêmes milieux). La troisième, la place relativement importante occupée dans ces sociétés par les minorités et les étrangers, en particulier dans les milieux d’affaires et dans le monde du commerce30. La dernière caractéristique enfin est l’épanouissement dans ces villes, dont certaines d’entre elles (telles Karlsruhe, Mannheim, mais aussi Potsdam ou Erlangen) sont des villes nouvelles, d’un urbanisme original organisé en fonction du château et faisant de la capitale le théâtre de la majesté princière et de la société absolutiste31.

9Après la guerre de Trente Ans, en raison des nécessités de la reconstruction démographique, mais aussi – et de plus en plus – des politiques populationnistes menées par nombre de princes territoriaux (pour ne pas parler des particularités institutionnelles de certaines villes, ni des conséquences de l’entremêlement fréquent des appartenances confessionnelles dans les régions de fort morcellement politique), le nombre des villes comptant plusieurs confessions différentes se multiplie. Cette évolution permet de comprendre le développement depuis une dizaine d’années des études sur le pluralisme religieux. Alors que jusqu’ici ces aspects avaient été abordés avant tout sous l’angle institutionnel et politique, l’intérêt se porte maintenant davantage sur les modalités de cette coexistence, sur leur impact sur les mentalités et les comportements, sur les dynamiques démographiques, économiques, sociales et culturelles qu’elles enclenchent. Trois études seront évoquées à titre d’exemple. La première est celle de l’historien anglais Joachim Whaley sur Hambourg qui analyse les liens complexes, tantôt complémentaires, tantôt conflictuels, entre l’affirmation et le maintien de l’identité luthérienne de la ville d’un côté, et de l’autre la précocité, l’extension mais aussi les limites d’une pratique de tolérance dictée par les nécessités du négoce et l’ouverture internationale du port32. La seconde est celle de l’historien allemand Peter Zschunke ; elle porte sur la petite ville d’Oppenheim dans le Palatinat, peuplée de réformés, luthériens et catholiques ; centrée avant tout sur les aspects démographiques et sociaux, elle met en valeur l’accentuation des différences de comportement (en particulier en matière de fécondité) entre catholiques et protestants, et analyse d’autre part dans le détail les concordances et discordances entre appartenance sociale et appartenance confessionnelle – le tout dans un climat de cohabitation paisible reposant sur une multitude de compromis et d’arrangements témoignant d’une rare inventivité pour résoudre les problèmes de la vie quotidienne33. La troisième étude enfin est celle que j’ai effectuée sur la ville d’Augsbourg entre 1650 et 1800, ville choisie parce qu’elle présentait la particularité de faire coexister sur un pied de parfaite égalité juridique et politique une communauté luthérienne et une communauté catholique d’importance comparable, soit une situation exceptionnelle, et néanmoins exemplaire dans la mesure où cette « parité » augsbourgeoise reposait sur les principes mêmes qui régissaient la cœxistence des confessions à l’intérieur de l’Empire. Deux conclusions principales ressortent de cette enquête : l’une est négative, à savoir que les identités confessionnelles (très marquées dans cette ville) ne se laissent pas saisir à l’aide des critères classiques de l’histoire sociale – ou, mieux encore, les brouillent ; l’autre, positive, est que cette situation de cœxistence égalitaire aboutit à la fois à une exaspération des identités collectives (surenchère démonstrative, intériorisation quasiment totale du refus des mariages mixtes et des conversions), et en même temps à l’invention de formes multiples et subtiles de tolérance concrète et de pragmatisme séculier permettant le plus souvent de tirer le meilleur parti des chances offertes par un pluralisme assumé34.

10L’étude des rapports entre villes et Aufklärung constitue un troisième secteur actif de recherche sur le XVIII^e siècle urbain en Allemagne. Deux types d’approche sont pratiqués. Le premier est d’ordre monographique et scrute comment, dans une ville donnée, se mettent en place les réseaux sociaux et culturels porteurs des idées nouvelles, leur rayonnement et leur diffusion, leurs moyens d’action et leur impact, leurs contacts avec l’extérieur, les dynamiques sociales, culturelles et politiques qu’ils enclenchent, les adversaires auxquels ils se heurtent ainsi que leurs limites. L’étude la plus fouillée à ma connaissance est celle de l’historien hambourgeois Franklin Kopitzsch sur l’histoire sociale de l’Aufklärung à Hambourg, étude d’autant plus intéressante qu’elle porte sur un type urbain largement atypique dans l’Allemagne de l’époque, celui d’une république marchande dont le dynamisme et le rayonnement font concurrence à ceux des capitales politiques35. La seconde approche, plus globale, prend l’Allemagne comme un tout et s’attache à reconstituer les étapes de la constitution de la « société des Aufklärer », les formes successives prises par leur sociabilité (depuis les sociétés littéraires de la fin du XVII^e siècle, jusqu’aux sociétés de lecture qui explosent littéralement dans le dernier tiers du XVIII^e siècle, en passant par les « sociétés allemandes », les « sociétés patriotiques », la franc-maçonnerie), leur diffusion selon les types de villes, leur structuration croissante, leurs échanges et leurs interconnexions36.

11On dispose enfin pour le XVIII^e de plusieurs enquêtes sur ces villes que l’on néglige trop souvent en raison de leur manque d’éclat et de leur mauvaise réputation, mais qui sont les plus nombreuses et forment le substrat de tout paysage urbain, c’est-à-dire les « petites villes ». Le point de départ en la matière est fourni par l’étude déjà citée, et remontant au début du siècle, de Otto-Konrad Roller sur la petite ville de Durlach. Il s’agit là en effet de la première étude de démographie historique reposant sur le dépouillement et l’exploitation systématique des registres paroissiaux et proposant une reconstitution minutieuse des structures d’une petite ville d’environ 3 000 habitants, ancienne capitale du margraviat de Bade-Durlach déclassée par la fondation de la nouvelle capitale Karlsruhe, de plus en plus rurale et refermée sur elle-même, et qui donne l’impression de vivre en marge de son siècle. La seconde étude à mentionner est celle – plus ambitieuse dans son projet – de l’historien américain Mack Walker sur les petites villes d’Allemagne du Sud-Ouest à la fin de l’ancien régime et dans la première moitié du XIX^e siècle, ces villes qu’il appelle, en raison de leur forte cohésion interne, de leur attachement à leur autonomie, de l’efficacité de leurs mécanismes de contrôle et de régulation sociale (en particulier par le contrôle de l’immigration, de l’accès au mariage, au métier, à la propriété et au droit de bourgeoisie) et de la prégnance d’un modèle social et culturel reposant sur les trois valeurs de « egality, stability and democracy », les « German Home Towns »37. Comme prolongements plus récents, on citera enfin deux études qui opèrent un déplacement significatif de perspective, puisque tout en partant, elles aussi, du même constat de stabilité, elles montrent que cette dernière n’est pas synonyme d’immobilisme et mettent l’accent non tant sur la permanence des structures que sur les micro-innovations qu’on y rencontre : en particulier, dans le dernier tiers du XVIII^e siècle, les processus non spectaculaires, mais non moins réels, d’adaptation, d’innovation et de mobilisation qui sont le fait de la petite et moyenne bourgeoisie, et qui enclenchent une dynamique autonome de modernisation par la base qui dément les jugements méprisants des voyageurs pressés venus des grandes villes ou des administrateurs des capitales sur le conservatisme des petites villes. Ces deux monographies sont d’une part l’étude d’un historien d’Allemagne de l’Ouest, Hans-Werner Hahn, sur la ville de Wetzlar en Hesse38, et de l’autre celle d’une historienne de l’ex-RDA, Brigitte Meir, sur la petite ville de textile et de garnison de Neuruppin dans le Brandebourg39.

12Au terme de ce survol, nécessairement subjectif et incomplet (il aurait pu, par exemple, faire une place plus importante à l’examen des dimensions politiques de l’histoire urbaine à l’époque moderne), on évoquera trois secteurs jusqu’ici relativement délaissés par la recherche, où beaucoup reste à découvrir et où les enquêtes à lancer gagneraient à s’inspirer des incitations soit de l’historiographie étrangère, soit des recherches menées sur d’autres périodes chronologiques.

13L’étude du système urbain allemand à l’époque moderne constitue un premier secteur à développer. Cette nouvelle approche, qui pourrait s’inspirer aussi bien des recherches déjà anciennes de Christaller sur la centralité urbaine que de celles de Bernard Lepetit sur le système urbain français, devrait permettre de passer de l’analyse monographique à une saisie globale, prenant les villes comme un réseau et analysant dans le temps et l’espace la genèse et les transformations de ce réseau, avec ses rapports de hiérarchie, ses flux, sa différenciation fonctionnelle, etc.40

14Un second domaine de recherche pourrait être représenté par l’étude des rapports villes-campagnes dans toutes leurs dimensions, depuis les rapports de domination économique (« Verlagsystem ») jusqu’aux échanges culturels, en passant par les achats de terre des habitants des villes41. Il s’agit là d’un domaine presqu’entièrement délaissé par la recherche allemande – à l’exception de la remarquable enquête de Rolf Kiessling sur la Souabe à la fin du Moyen Âge et aux débuts de l’époque moderne42 – et où il y aurait assurément beaucoup à découvrir.

15 L’étude de la culture urbaine, ou plus précisément de la culture des habitants des villes, pourrait représenter un dernier domaine de recherche à développer. Ces enquêtes à mener devraient s’inspirer d’une conception ouverte de la culture, s’inspirant des approches de l’anthropologie culturelle et sociale et faisant une large place aux dimensions matérielles de la culture. Quelques travaux récents permettent d’imaginer ce qu’on serait en droit d’attendre de telles recherches43. Par-delà leur intérêt spécifique, ces enquêtes paraissent d’autant plus souhaitables qu’elles permettraient de faire le lien et de restaurer la continuité entre l’histoire urbaine de l’époque moderne et les grandes enquêtes sur les villes et la culture urbaine allemandes au XIX^e siècle, menées tant à Bielefeld et Berlin par le groupe de recherche créé par Jürgen Kocka44 qu’à Francfort par le groupe créé et animé par Lothar Gall45.