Le « Meilleur gouvernement » : de la constitution d’un mythe à la « terreur de l’avenir »
p. 13-35
Texte intégral
1Dans la dernière décennie du xve siècle Philippe de Commynes, qui fut ambassadeur de Charles viii à Venise en 1495, remarquait dans ses Mémoires que les Vénitiens « ont bien cognoissance par Titus Livius des fautes que firent les Romains ; car ilz en ont l’histoire et aussi les os en leur palais de Padoua. Et pour ces raisons et maintes aultres que je cogneü en eulx, diz une autre foiz qu’ilz sont en voie d’estre bien grans1 ». À la fin d’un autre siècle, en 1797, sous la pression des armées de Bonaparte, la Sérénissime disparut en quelques jours après cinq cents ans d’un régime d’une stabilité sans équivalent en Europe. Entre ces deux moments historiques, les Vénitiens, avant que ne s’effondre leur République, sont de fait devenus « bien grans » et Venise a été maintes fois comparée à la Rome antique comme l’annonçait Commynes2. Mais, surtout, à un rythme et selon une chronologie qui ne sont pas exactement ceux des événements heureux ou malheureux de l’histoire de la Sérénissime3, s’est édifiée une image de son gouvernement qui fit de ce dernier, sinon un modèle, du moins un cas dans la réflexion politique de l’ Ancien Régime et un véritable « embrayeur » des réflexions sur les institutions.
2Cette image exemplaire, voulue et modelée d’abord par les Vénitiens eux-mêmes, suscita, symétriquement, une réaction qui, dans une sorte de « contre-mythe », alimenta une controverse qui, loin de prendre fin à la mort de la République, se poursuivit sous des formes différentes tout au long du xixe siècle. À la construction, jusqu’au milieu du xviie siècle, d’un mythe politique fondé sur la paix sociale puis sur le gouvernement mixte, fait ainsi suite une polémique remettant en cause la liberté originaire et insistant sur l’usurpation et l’immobilisme, puis s’attardant sur la confiscation du pouvoir et le déséquilibre des institutions au profit d’une seule instance – le sénat. Au xviiie siècle, pendant que les Vénitiens se présentent comme une « aristocratie exemplaire4 », leurs contradicteurs mettent l’accent sur le « despotisme » en vigueur à Venise. Ils condamnent dès lors ce régime du secret, de la délation et de la répression, dont la légende noire des inquisiteurs et du conseil des Dix devient la parfaite illustration. Enfin, tout au long du xixe siècle, se dessine de plus en plus nettement une certaine nostalgie conservatrice pour ce qui est considéré comme un gouvernement des élites s’appuyant sur une exceptionnelle conjonction du savoir et de l’autorité souveraine. Echappant une dernière fois aux canons convenus de la raison politique, ce mythe va ainsi continuer, jusqu’au début du xxe siècle et au-delà, à nourrir un débat sur lequel nous reviendrons plus loin.
3Quoi qu’il en soit, durant ce que l’on a coutume d’appeler l’Ancien Régime5, il est bien peu de voyageurs, d’ambassadeurs ou d’observateurs qui n’aient pas tiré de leurs séjours à Venise ou de leurs lectures sur l’histoire de la Sérénissime, des analyses complexes ou des remarques fragmentées sur la spécificité du régime politique en vigueur dans la République. Tout se passait comme si ce régime politique était perçu comme aussi exceptionnel et mystérieux que le site unique de la cité des lagunes, avec son rôle de pont et de ville frontière entre l’Orient et l’Occident et comme si, de ce fait, le discours sur le gouvernement vénitien faisait office de machine à penser tout autant que de modèle6. Venise était le seul État à récupérer à la fois l’héritage politique des Romains et celui des Grecs, et surtout à intégrer dans sa tradition l’héritage de tous les Romains et celui de tous les Grecs, au-delà des partitions traditionnelles entre les moments républicains et impériaux (romains et byzantins) : en effet, elle pouvait se réclamer de la double tradition des deux Romes successives auxquelles Venise tout ensemble empruntait et se mesurait sans pour autant jamais se poser simplement comme leur héritière, sans jamais rechercher un quelconque statut de « troisième Rome ». L’Adriatique s’appela longtemps tout simplement le « golfe de Venise » et les Vénitiens purent même longtemps penser, avant la montée de la puissance turque, que « leur » mer, la Méditerranée, était paradoxalement le vrai centre de gravité d’un empire qui s’égrenait en comptoirs, en chapelets d’îles et en bandes côtières, empire sans frontières définies et dont l’étendue se mesurait à l’aune du rayon d’action des galères plutôt qu’à celle de la superficie d’un territoire circonscrit par un limes.
4La République de Venise, dont la puissance et l’influence naquirent d’abord du commerce et des relations avec l’Orient puis de l’image mythifiée qu’elle renvoyait d’elle-même, s’est ainsi toujours appuyée pour une bonne part sur des fondements immatériels, sur cette idée, cette image qu’elle parvenait à donner d’elle-même à l’intérieur et à l’extérieur. C’est pour cette raison qu’aborder la question du mythe de Venise ne signifie pas seulement analyser une construction idéologique : le « modèle » en question a produit constamment des effets, parce qu’il n’est pas un simple habillage de pratiques ou un leurre et qu’il n’a jamais fonctionné comme une simple célébration d’un passé révolu ou d’une fondation légendaire. Il serait donc à cet égard trompeur et inadéquat de circonscrire l’examen à la trop classique opposition entre le mythe et la réalité pour traquer ce qui, dans les traces de l’histoire, dément le modèle théorique diffusé. Ce qu’il faut en revanche tenter de faire c’est de rassembler des éléments pour une étude de la construction, des fondements, des principes et des effets du modèle mythique, de s’interroger sur ce qui le rend nécessaire à un moment historique donné, de saisir son articulation avec d’autres modèles disponibles (et concurrents !) dans les mêmes champs, de comprendre les formes que peut prendre sa circulation et de mettre en évidence les mutations que lesdites migrations spatiales et temporelles lui font subir7. Il faudrait aussi voir ce qui, dans les pratiques réelles de gouvernement, permet de donner quelque crédibilité au discours du mythe en étudiant les formes spécifiques de l’indéniable cohésion sociale vénitienne : la remarquable politique d’assistance – qui fait de Venise un ébauche d’État-providence avant la lettre – mais aussi la stricte police des mœurs et le régime des fêtes ou des spectacles publics qui, loin de relever d’un simple évergétisme, n’est pas pour rien dans la puissance de la cité et du régime tout comme dans la proclamation de l’égalité entre les membres de sa classe dirigeante8.
5La dernière victoire du mythe de Venise et la dernière démonstration de sa force ne sont-elles pas manifestes dans la place que lui accorde une certaine tradition critique d’origine anglo-saxonne9 ? Bref, ne faudrait-il pas tenter, pour échapper aux « lentilles déformantes » du mythe de Venise dénoncées par Robert Finley10, de comprendre ce que fut ce mythe sans tout croire des discours d’auto-célébration mais sans négliger pour autant ce qu’ils traduisent et ce qu’ils produisent11 ?
6Dès le haut Moyen Âge, on trouve trace de la défense et illustration du caractère unique et inimitable de la situation et de la tradition de Venise. C’est une des raisons pour lesquelles, lorsque l’on parle du « modèle vénitien » ou du « mythe de Venise », certains historiens comme Gina Fasoli tendent à renvoyer à une chronologie toujours plus reculée dans le temps en allant jusqu’à évoquer, comme acte fondateur, la récupération par des marchands vénitiens du corps de saint Marc en 827-82812. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans un tel débat : s’il existe indiscutablement des éléments épars de constitution du mythe bien avant la fin du xve siècle, c’est à cette époque-là qu’on peut vraiment commencer à parler de l’édification d’une image globale très cohérente de l’ordre républicain vénitien tendant à se présenter comme un modèle imitable, cet « ensemble de notions relatives à la perception de soi et du propre prestige de la République » qui fait le mythe de Venise selon Robert Finlay13. Cette phase de constitution du mythe culminera cinquante ans plus tard avec la publication en latin, suivie très rapidement de traductions dans les principales langues vulgaires du moment (français, anglais, italien), du traité de Gasparo Contarini De magistratibus et republica venetorum (Paris, 1543). L’influence de ce traité fut considérable et il est vrai, comme l’affirme Gigliola Fragnito14, que l’ouvrage assura à l’auteur une renommée que son chapeau de cardinal et ses maints écrits théologiques n’auraient jamais pu lui procurer. Il sera bientôt suivi par une série d’ouvrages qui contribuent à diffuser une image idéale de la République : du dialogue du Florentin Donato Giannotti, Della repubblica de’ viniziani – écrit entre en 1525 et 1527 mais publié en 1540 – aux ouvrages de Francesco Sansovino ou Paolo Paruta.
7Durant la première moitié du xve siècle, Venise, tirant le meilleur parti de l’« alliance des Républiques », nouée avec Florence pour faire face au danger de la « tyrannie », incarnée par les ambitieux ducs de Milan de la famille Visconti, avait mené à bien en quelques décennies la conquête de territoires toujours plus étendus sur la Terre-ferme. Ce n’est en effet qu’au Quattrocento que Venise entreprit vraiment de bâtir son « état de Terre-ferme » en partant à la conquête de Padoue, Vicence, Vérone, Bergame ou Crémone. Parallèlement, malgré quelques défaites navales face aux Turcs, Venise étendit sa domination vers l’est jusqu’à l’île de Chypre, annexée en 1489. De ce fait, dans les institutions de la Sérénissime, s’inscrivit en même temps une partition entre lo stato da mar et lo stato da terra, lourde d’un débat susceptible de diviser la cité entre ceux qui privilégiaient la défense de l’empire d’outre-mer et ceux qui voyaient l’avenir de la République se jouer sur la Terre-ferme.
8Au même moment, Venise se propose comme le modèle d’une stabilité et d’une paix sociale que bien peu d’Etats italiens connaissent en ces temps de conjurations, de coups de force et de querelles dynastiques. La longévité des institutions sans changement notable, la conservation immuable des formes extérieures du pouvoir, la concorde qui semblait régner dans la cité étaient au centre de ces éloges de la République qui semblait atteindre cet objectif d’unité harmonieuse et de cohésion politique typique de la pensée aristotélico-thomiste. C’est ce qui a fait dire à Burckhardt que Venise était « la cité du silence politique », par opposition à une Florence tourmentée et agitée sans cesse par les luttes sociales15. Cette formule est aujourd’hui vertement dénoncée par une critique américaine soucieuse – au nom de la défense et illustration d’un républicanisme italien ancêtre des sociétés politiques anglo-saxonnes – de gommer les différences entre les deux grandes Républiques16. Pourtant, quelque schématique que puisse être l’opposition faite par Burckhardt, on peut du moins souligner qu’elle était ressentie à peu près de la même façon par nombre de témoins du moment, parmi lesquels certains étaient aussi peu démunis de capacités d’analyse qu’un Machiavel ou un Guichardin17...
9Le parallèle entre les deux Républiques était fréquent et donnait même lieu à une sorte de typologie comparée18. Les admirateurs de la Sérénissime se plaisaient à noter ainsi que, si les deux Républiques pouvaient se réclamer de la libertas, d’un populus – dont l’unité est fondée sur l’égalité entre citoyens – et des vertus républicaines, seule Venise possédait l’imperium, la nobilitas, la tempérance et la capacité paradoxale à conquérir dans la paix, en étant acceptée par ses nouveaux sujets19. Ce n’est qu’à Venise que put d’ailleurs se faire jour une sorte de religion de l’État dès le xive siècle : contrairement à ce qui était souvent le cas à Florence, l’État n’appartenait pas à une famille ou à un groupe de familles20 et il dominait l’individu qui ne devait avoir d’autre ambition que de servir la République en acceptant toute fonction que celle-ci décidait de lui confier. L’individu tend dans ces conditions, à s’effacer derrière la charge qu’il occupe, ce qui est la condition nécessaire et suffisante pour la constitution d’un groupe social comme caste politique. Les nobles sont d’ailleurs tous habillés du même habit noir, signe d’égalité, au Grand Conseil.
10Dans ce cadre-là, ce ne sont pas les vertus du citoyen et leur éloge proto ou pré-humaniste et humaniste qui contribuent à renforcer la République mais l’existence de la République qui permet au citoyen de se montrer vertueux, voire qui l’y contraint. Venise peut ainsi se poser, nouveauté étonnante à l’automne du Quattrocento humaniste, en rivale potentielle de la Rome antique, dans une sorte de première querelle politique des anciens et des modernes qui, si elle n’apparaît très explicitement qu’avec Contarini et, surtout, Paruta, est d’emblée selon nous un impensé et un non-dit du mythe de Venise. D’ailleurs, contrairement à Florence et à la plupart des Républiques citadines italiennes, Venise ne cherche pas de légitimité particulière chez de glorieux ancêtres (Romains, Lombards ou Francs) mais se définit historiquement contre tout ancêtre particulier : les Vénitiens auraient fondé leur cité ex nihilo dans les îles de la lagune parce qu’ils refusaient l’assujettissement aux envahisseurs barbares. De même, cas unique en Europe, ils échappent à tout système médiéval d’investitures et ils ont très vite pris leurs distances par rapport à leur seul tuteur – l’empire byzantin21. De ce fait, la liberté originelle de Venise devient la première pierre sur laquelle construire un mythe républicain spécifique, dans l’affirmation d’une différence radicale et d’une identité incomparable.
11Florence, Rome et Venise, c’est au croisement de ces trois réalités historiques et de ces trois modèles que prend forme le débat sur le régime vénitien. C’est ce que comprennent parfaitement les Florentins qui invoquent la référence vénitienne, plus ou moins modifiée et manipulée, dans la plupart des débats sur la réforme de leur gouvernement, d’abord pour soutenir – comme l’a montré Felix Gilbert22 – une solution aristocratique puis, avec Savonarole, pour fonder une alternative plus populaire23. C’est aussi ce qui explique que la critique du régime vénitien s’avère une constante de la pensée machiavélienne. Pour Machiavel il est difficile de louer en même temps Rome et Venise car les deux modèles s’opposent terme à terme : la première des deux Républiques tire sa vitalité des conflits et de la conquête alors que la seconde théorise l’effacement de toute conflictualité sociale et la vertu première du maintien de la paix ; les citoyens-soldats s’opposent aux marchands commerçants qui s’appuient sur des troupes mercenaires et des généraux qui, pour l’armée de terre, ne sont jamais des Vénitiens ; enfin, la vertu dynamique des Romains est antithétique de la prudence habile des habitants de Venise qui tirent parti de la fortune plus qu’ils ne savent la heurter. Bref, il est légitime de se poser la question de savoir si le renforcement et la reprise du mythe de Venise ne peuvent pas être analysé par moments comme une des formes que va prendre l’anti-machiavélisme24.
12Il n’est pas étonnant de voir dès lors que les réactions respectives de Florence et de Venise face à la crise politico-militaire qui frappe de plein fouet la péninsule à partir du début des guerres d’Italie, en septembre 1494, ne sont pas du même ordre. À Florence, on recherche une composition inédite entre les nécessités de l’état d’urgence (lo straordinario) et les besoins de la réforme sans se contenter de revenir purement et simplement aux formes ancestrales de l’antico vivere popolare du comune. Au contraire, à Venise prévaut l’approfondissement des éléments constitutifs du mythe dans une direction plus institutionnelle. Avant cela, Venise en effet s’était vu infliger une déroute d’une gravité sans précédent qui avait fait perdre à la République – après la bataille d’Agnadel, le 14 mai 1509 – la quasi-totalité de ses possessions de Terre-ferme. La réaction vénitienne fut de deux ordres, militaire – dans un premier temps – puis idéologique et politique. En effet, moins de deux mois après Agnadel, grâce à l’appui du petit peuple de Terre-ferme et au sursaut patriotique des jeunes nobles de la Dominante, Venise reconquiert Padoue à la surprise de tous les contemporains puis, en quelques années, récupère toutes ses possessions jusqu’aux confins de la Lombardie.
13Parallèlement, la République de Venise promeut une nouvelle image d’elle-même dans laquelle la reprise de certains thèmes déjà anciens va de pair avec une réelle inflexion du discours politique : la défense et illustration du régime vénitien passe désormais par la présentation de Venise comme le modèle même du gouvernement tempéré et « mixte25 ». L’arrière-pensée du mythe qui naît de l’illustration de ce modèle parfait et harmonieux est de mettre Venise et son gouvernement à l’abri des aléas de l’Histoire et de la corruption fatale des régimes monarchiques, aristocratiques et démocratiques. L’artisan de cette image inédite de la Sérénissime est un noble vénitien, Gasparo Contarini, avec son traité De magistratibus et republica venetorum.
14Selon ce discours nouveau, la Sérénissime combinait harmonieusement les principes monarchique, aristocratique et démocratique avec respectivement le doge, le Sénat et le Grand Conseil26. Dans leur infinie sagesse, les aïeux des Vénitiens avaient fait, d’un côté, de l’attribution d’un rôle déterminé à tous les habitants et, de l’autre, de l’égalité entre les nobles, ou « patriciens », les deux fondements de la République. Les institutions étaient d’ailleurs particulièrement sourcilleuses sur le respect de la cohésion sociale qui conférait à chaque groupe sa place et sa fonction dans la vie de la cité, instaurant par exemple, avant tout autre pays d’Europe, une politique d’assistance systématique, gérée par l’État, pour les citoyens les plus pauvres. Tous les membres des familles nobles dont les noms figurent dans le livre d’or, où les naissances et mariages de nobles sont consignés, ne portent pas de titre particulier sinon celui de gentilhomme (Nobilhuomo, N.H.). Ils ont tous à partir de l’âge de vingt-cinq ans une place à vie au sein du Grand Conseil, sauf s’ils choisissent d’entrer dans les ordres ou de se faire prêtres, et il en ira de même pour leurs enfants. Tous représentent une voix et une seule lors des élections qui ont lieu dans le Grand Conseil et tous sont éligibles : chacun a le droit de prétendre à être élu pour telle ou telle fonction publique et personne ne peut se soustraire à son devoir quand il est choisi par ses pairs, sous peine de lourdes amendes, voire de l’exil ou de la prison.
15Tout au long de son traité, Contarini nous explique ainsi complaisamment par le menu le complexe système de vote dans chacune des instances du système de gouvernement ou expose le rôle et la composition de la moindre des magistratures nommés par les conseils. La politique semble ainsi se réduire à un pur problème de droit public aux dépens de tout examen des pratiques de gouvernement : la guerre et le conflit sont bannis de l’exposé dans une image récurrente d’harmonie musicale qui ajoute une touche platonicienne au système aristotélicien. Ainsi, une telle posture contribue à faire de la question sociale – fondamentale chez Aristote ou chez Machiavel – un problème secondaire.
16Pour Contarini, les Républiques antiques de Sparte ou de Rome ont justement eu le tort d’être tournées sans cesse vers la guerre. Il va même jusqu’à supposer une incompatibilité entre le maintien de la paix civile et l’importance accordée à l’organisation militaire dans les institutions républicaines car les citoyens-soldats fomentent volontiers des séditions lorsqu’ils n’ont plus à défendre les frontières de la République : tout se passe comme si, pour Contarini, les combats extérieurs menés directement par les citoyens pouvaient préparer les futures guerres civiles27.
17Au contraire, à Venise, la justice et la loi règnent dans la paix et la concorde : le régime vénitien devient ainsi naturellement parfait dans une construction très liée à l’esprit de la Renaissance finissante où l’homme atteint la perfection lorsqu’il imite le mieux la nature et la création divine. Pour Contarini, les lois vénitiennes permettent même le contrôle des passions humaines. En effet, la loi produit de la vertu (alors que chez Machiavel c’est au contraire la vertu qui permet l’instauration des bonnes lois) et fonde l’égalité (qui n’est pas d’ailleurs la participation de tous au gouvernement mais seulement l’égalité devant la loi). Dans ce cadre-là, la « corruption28 » n’est plus une catégorie pertinente et productive puisque la principale qualité de l’ordre vénitien est de résister au temps. Mais ces institutions naturelles ne sont pas une pure application des propositions théoriques des Anciens car les Vénitiens, grâce à leur sagesse pragmatique, n’ont fait les choses qu’à l’image des modèles possibles29. La ressemblance avouée est porteuse de « proximité », plus que d’« identité » et le régime contemporain qui est loué garde son autonomie et sa spécificité par rapport aux glorieuses références des mondes du passé. À cet égard, au-delà de l’accent mis sur les particularités du site de la République, ce sont les développements consacrés au conseil des Dix ou aux Avogadori (magistrats importants servant d’accusateurs publics) qui introduisent le mieux le décalage entre la théorie du gouvernement exposée par Contarini et le modèle classsique du gouvernement « mixte ». Les bons docteurs vénitiens ont inventé les Dix pour en faire le remède des possibles maladies du corps social, un baume permettant de soigner les « humeurs » différenciées selon les groupes de citoyens – ces mêmes « humeurs » qui, préludant à l’expression violente des passions et désirs des citoyens, sont un des éléments essentiels de la dynamique de l’histoire machiavélienne. De même, les Avogadori ne sont pas, selon Contarini, comparables aux tribuns de la plèbe chers à Machiavel. Venise a, tout compte fait, un gouvernement meilleur que celui des Romains parce que les Vénitiens ont ajouté la tempérance aux qualités propres au gouvernement des Anciens. Le peuple peut accepter de ne pas prendre part à la gestion des affaires car la République lui garantit un bon approvisionnement et une justice équitable. La meilleure preuve de la supériorité de Venise sur les Républiques modernes et anciennes, c’est le fait que, d’une part, depuis plus de mille ans, la Sérénissime n’a jamais été dominée par une puissance étrangère et que, d’autre part, elle n’a pas souffert – contrairement à la majorité des comuni de la péninsule italienne – les maux des « discordes civiles » et des « tumultes » populaires.
18Mais, paradoxalement, le premier ouvrage publié qui soit consacré au gouvernement ne fut pas le traité de Gasparo Contarini mais un dialogue inachevé écrit par un « étranger » : le florentin républicain Donato Giannotti. Ce dernier fit éditer dès 1540 son Della repubblica dei Viniziani, écrit entre 1525 et 1527 alors que l’auteur résidait à Padoue et à Venise. Le travail de Giannotti est le pendant indispensable au traité de Contarini. Moins « idéologique » et plus libre de son propos que le noble Vénitien, Giannotti historicise le discours du mythe et met en évidence les problèmes de fonctionnement du système institutionnel vénitien en décrivant les brogli, la corruption et les dissensions internes au patriciat30. En effet, il applique à la pensée politique et à l’histoire du droit public vénitien les principes méthodologiques de l’enquête philologique que son éducation humaniste lui a inculqués, pour reconstituer pièce par pièce le puzzle de l’histoire du « gouvernement des Vénitiens ». Les institutions n’ont aucune caractéristique « naturelle » et n’existent que dans des conjonctures historiques données : chaque instance doit être étudiée dans son fonctionnement pratique et suivant la ligne des rapports croisés et incessants qu’elle entretient avec les autres instances du régime, sans pour autant les examiner à la lumière d’une histoire contemporaine étrangement absente dans l’ouvrage de Giannotti. Un tel discours technique sur les institutions n’a pas d’avenir à court terme car, pour ne citer que les deux discours politiques dominants dans l’Europe de la fin du xvie siècle, ni les théoriciens de la souveraineté à la Bodin ni ceux de la raison d’État à la Botero n’en ont besoin. Giannotti interrompt l’écriture de ce dialogue en 1527 et rentre à Florence mettre ses compétences au service du dernier gouvernement républicain de sa patrie. Disciple de Machiavel – dont on a rappelé les réticences à l’égard du régime vénitien – et, malgré tout, admirateur de Venise, Giannotti n’inscrit pas son discours dans un propos édifiant. En effet, son approche « administrative » du gouvernement – lucide et historique – au lieu d’alimenter le mythe inaugure une autre voie dans la réflexion sur le régime vénitien car la Sérénissime y apparaît moins comme un modèle à suivre ou reproduire que comme l’étonnant produit, unique, contradictoire et complexe, d’une conjonction de facteurs aussi fragile qu’exceptionnelle.
19Paruta et Botero sont parmi les derniers à s’inscrire dans la tradition ouverte par Contarini : mais l’éloge de la paix se fait éloge d’une immobilité qui est certes la clé de la conservation de l’ État dans la prospérité et l’abondance mais qui, bientôt, va pouvoir être dénoncée comme un immobilisme pusillanime. Les années de l’interdit sont entre 1605 et 1610 marquées par les dernières tentatives de donner une nouvelle vie au modèle vénitien, non sans succès en faisant de la sérénissime le porte-parole des exigences des États contre les prétentions ecclésiastiques. Les libelles et les traités de Paolo Sarpi ont ainsi un retentissement très grand auprès des gallicans, des luthériens allemands, anglicans ou calvinistes hollandais, comme nous le verrons plus loin.
20Sans que cela fasse le moins du monde partie du projet de Giannotti, la posture qu’il a adoptée permet d’asseoir les fondements d’un contre-mythe qui va se développer principalement, nous y reviendrons plus loin, au xviie siècle et surtout en France. Mais, avant cela, Bodin va contribuer à saper un des axes de la démonstration de Contarini en contestant au régime en vigueur à Venise le statut de gouvernement mixte, même s’il lui reconnaît une stabilité et une harmonie surprenante, voire une aptitude exceptionnelle – louable en ces temps de troubles religieux – à la tolérance. Par ailleurs, la fondamentale distinction faite par Bodin entre gouvernement et régime permet de racheter le second au nom de la bonté du premier. Mais, en tout état de cause, Venise reste inférieure à la « monarchie harmonique » de Bodin, n’est pas conforme à la nature, est affligée par une faiblesse radicale de sa politique étrangère et n’est pas le meilleur exemple de liberté politique. De plus, certaines remarques sur le don au peuple de « menus offices » et d’une « pleine liberté en toutes sortes de plaisirs » annoncent deux des axes de la critique du régime vénitien au siècle suivant : d’une part, l’analyse des dissensions sociales et de la clôture patricienne qui ne tient pas compte du reste de la population et, d’autre part, la dénonciation des mœurs des Vénitiens où la liberté se fait vite libertinage et corruption.
21La fortune du mythe politique vénitien – l’image du « meilleur gouvernement » résultant du « tempérament » équilibré des trois régimes – est inscrite dans les fondements même des deux discours qui l’ont inaugurée. Dans la ligne tracée par Contarini, l’éloge de la perfection des institutions vénitiennes ne sera plus possible qu’à la condition de faire abstraction de leur histoire et, dès lors, le mythe glisse vers l’idéalité intemporelle. Symétriquement, dans la ligne tracée par Giannotti, il sera aisé de contester la perfection de ces institutions en montrant leurs variations et leurs transformations historiques, d’où un déplacement du mythe du côté du relativisme contingent. Idéalité et relativisme : entre ces deux limites marquées par les analyses de Contarini et de Giannotti va se jouer, désormais, le destin du modèle politique vénitien. Défenseurs d’une part, détracteurs de l’autre, vont prendre appui tour à tour, selon les vicissitudes du temps et au gré des circonstances, sur l’efficacité ou sur les failles des deux discours, du côté de l’exemplarité abstraite ou du côté de la contingence historique.
22Or, ce qui explique, historiquement, l’importance prise par le modèle politique vénitien, et la « réputation » qui lui a été faite, en Europe, c’est la position stratégique occupée par Venise dans le concert des puissances européennes. Cette position était assurée et garantie, essentiellement, par une politique fondée, dès le début du xvie siècle, sur deux principes, celui de la neutralité et celui de l’équilibre, aussi bien sur le plan des institutions que sur celui des rapports internationaux. À l’intérieur, en effet, le gouvernement vénitien reposait sur le jeu « équilibré » de trois organes : le Grand Conseil, qui ratifiait les lois et élisait le Sénat, le Sénat qui, à son tour, élisait les magistrats, et le doge et son Conseil, qui détenaient l’initiative législative. Les élections, qui se faisaient par « ballottage » secret, et la surveillance de la machine administrative par les redoutables magistratures des Dix et des trois Inquisiteurs d’État, avaient empêché la formation de partis, coteries et factions, assurant ainsi la « neutralisation » des conflits et mettant la constitution à l’abri de tentations tyranniques et de débordements populaires. Tout au plus des rivalités pouvaient surgir (ce qui fut le cas dès la fin du xvie siècle) entre les « jeunes », plus « modernes », plus attachés aux prérogatives et aux privilèges de l’État vis-à-vis de l’Église romaine, plus sensibles aux idées de réforme, et les « vieux », plus conservateurs et moins ouverts donc aux « nouveautés », tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. La stabilité du système était ainsi assurée par un savant et complexe dosage des pouvoirs selon le principe des « cheks and balances » et selon la logique de l’équilibre.
23À l’extérieur, la politique de neutralité avait été inaugurée à Venise, dès 1530, après le Congrès de Bologne, où Charles Quint avait été couronné par Clément vii roi d’Italie et empereur. Six ans plus tard, quand le Milanais, après la mort de Francesco Sforza, reviendra aux Espagnols, Venise n’aura plus d’autre rôle à jouer que de défendre son territoire de Terre-ferme et, dans l’Adriatique, d’exercer une politique de « containment » contre les Turcs. Or, le principe de la neutralité vénitienne31 sera bientôt théorisé, vers la fin du siècle, par Paolo Paruta, un noble de la classe sénatoriale lié au milieu des « jeunes ». Venise, disait Paruta, avait renoncé à ses desseins hégémoniques en Italie, qui l’avaient confrontée, tout au long du xve siècle, à Milan, à Florence et au pape. Sa fonction était maintenant d’empêcher qu’un État ne s’agrandisse aux dépens des autres : et si la neutralité n’était pas dictée et imposée par la faiblesse (ce qui constitue toujours un danger), mais par la conservation vigilante du statu quo, c’était la seule politique raisonnable qu’un petit État (comme Venise) pût adopter vis-à-vis des grandes puissances, l’Autriche, l’Espagne, la France et l’Angleterre en Europe, et les Turcs dans la Méditerranée. Si la politique de neutralité – ajoutait Paruta – ne permet pas de se faire des amis, elle empêche au moins de se faire des ennemis ; et, de toute façon, pour atteindre cette fin, qui est pour elle la plus vraie et la plus utile, c’est-à-dire avoir tous les princes comme amis sans se lier à aucun d’eux, « rien ne peut convenir à Venise plus que la neutralité32 ». Naturellement, comme dira de son côté Jonathan Swift en 1701, dans un écrit sur les constitutions de Rome et d’Athènes33, dans la balance des pouvoirs c’est le plus faible, « par son adresse et sa conduite », qui assure l’équilibre ; et cette conduite devra donc être d’autant plus habile et avisée que l’État est moins puissant. Or, à Venise, c’étaient bien les contraintes de l’équilibre européen – dispositif dans lequel elle remplissait une fonction maîtresse – qui justifiaient la politique de neutralité ; d’où, pour garantir l’un et assurer l’autre, l’importance cruciale de la diplomatie, dont la tâche primordiale avait été d’essayer de maintenir cet instable dosage des forces dans la balance fragile des rapports de paix et de guerre34. Neutralité et équilibre s’étaient indissolublement couplés dans un double jeu, où les mécanismes des institutions et les nécessités de la « balance » diplomatique se prolongeaient les uns les autres avec des effets de renforcement réciproque. C’est ce qui avait assuré à Venise, petit État, la paix civile à l’intérieur, par le biais de son gouvernement « équilibré35 », et la sauvegarde de l’État à l’extérieur, grâce au rôle joué dans l’équilibre européen par la politique de neutralité.
24Ce sont bien cette paix civile et cette sauvegarde territoriale qui ont fini par asseoir la réputation de la « constitution » et du « mythe politique » vénitiens en Europe. Ce mythe36 avait donné lieu à un discours politique qui faisait de Venise l’héritière de la Rome républicaine, selon l’analyse du « gouvernement mixte » tracée par Polybe dans les vie livre des Histoires37 : ainsi, le principe populaire aurait été représenté à Venise par le Grand Conseil, le principe aristocratique par le Sénat, et le principe monarchique par le doge. Sur cette théorie du gouvernement mixte, qui était pour ses coryphées le garant de l’« éternité » des institutions vénitiennes, s’était vite greffé un autre thème, celui de la liberté originelle de Venise, dès sa fondation, vis-à-vis du pape et de l’empereur, ce thème ayant comme fonction de légitimer les prétentions de la République à la domination jalouse et exclusive de l’Adriatique.
25Or, au début du xviie siècle, après l’interdit lancé par le pape en 1605 (à propos de la compétence, revendiquée par l’État, des tribunaux civils pour les crimes et délits des ecclésiastiques) une bataille de pamphlets (dont le plus celèbre, le Squitinio della libertà veneta, parut anonymement en 1612), une « bataille d’écritures », comme on l’a appelée, avait été engagée, à grand renfort d’analyses historiques, de la part de publicistes liés à l’Autriche et à l’Espagne38. En substance, ils contestaient cette prétendue « liberté » de Venise et réclamaient la libre circulation dans l’Adriatique que les Vénitiens considéraient, sur le plan des faits de la conquête plutôt que sur celui, juridique, des privilèges ou concessions impériales, comme « mare nostrum ». Une fois cette bataille gagnée, surtout après l’intervention dans la polémique de Paolo Sarpi39, le mythe du gouvernement mixte devait émigrer et connaître une nouvelle fortune dans l’Angleterre cromwellienne de l’interrègne, entre 1648 et la Restauration de 1660, chez les « républicains classiques », James Howell, James Harrington, John Milton et, plus tard, vers 1680, Algemon Sydney. Or, si Howell, Milton et Sidney, anti-monarchistes, centrent leur débat sur l’équilibre des pouvoirs à Venise, la position de Harrington paraît plus subtile et articulée : la théorie du gouvernement mixte, avec suprématie du Sénat, lui « sert » pour écarter aussi bien les positions royalistes que celles des parlementaristes radicaux, les levellers et les diggers : contre les royalistes comme T. Hobbes et R. Filmer, Harrington pense, en effet, que le pouvoir du souverain ne doit pas dépasser celui du doge, et au « norman joke », au « joug normand » invoqué par les puritains pour dénoncer les lois anglaises, qui ne seraient selon eux que les lois imposées par Guillaume le Conquérant après la bataille d’Hastings, il oppose un gouvernement à la vénitienne composé de propriétaires terriens. De plus, les ambitions politiques de l’Angleterre au xviie siècle n’étant pas celles de Venise, Harrington greffe sur la théorie du gouvernement vénitien, réputé pour son attachement à la paix, le thème machiavélien de la conquête romaine. Ce n’est donc pas un hasard s’il est considéré aujourd’hui, par tout un courant de pensée anglo-saxon, comme un des pères fondateurs du républicanisme américain, version, disons, Theodor Roosevelt40.
26Le modèle politique vénitien a « migré » aussi, au xviie siècle, dans la Hollande de Theodor Graswinkel, des frères De La Court, et de Spinoza lui-même. L’ouvrage de Graswinkel, Libertas Veneta (1634), est une réponse, point par point, aux assertions de l’auteur du Squitinio, selon lequel Venise n’était pas née libre, mais soumise à la juridiction impériale, était devenue une aristocratie après la « Serrata » de 1297, et n’avait acquis la liberté qu’« avec le temps », la liberté intérieure étant néanmoins réservée aux nobles. Graswinkel, qui est sans doute le premier à avoir « réhabilité » la conjuration, en 1310, de Bajamonte Tiepolo41, aurait écrit sa réfutation historico-politique en liaison avec Domenico Molin, Paolo Sarpi et Fulgenzio Micanzio, du parti des « jeunes » sensibles aux idées protestantes. Dans son ouvrage confus, prolixe et souvent partial, Graswinkel, qui a été secrétaire de Grotius, a tout de même accompli un tour de force théorique : faire des institutions historiques de Venise, et de son gouvernement, un « intemporel », inscrit cette fois dans les lois de la nature. Le mythe atteint ici son apogée : le gouvernement de Venise, c’est l’union du fait et du droit, c’est le mariage perpétuel de l’histoire et de la nature. Plus tard, chez les frères De La Court et chez Spinoza, le principe de l’équilibre des pouvoirs sera à nouveau utilisé, sous Jean de Witte et Guillaume iii d’Orange, avec des visées tendant à limiter les prérogatives des Stathouders par rapport aux représentants des villes et des assemblées provinciales42. On trouvera encore des traces du « mythe » vénitien dans les plans du gouvernement de la Caroline, du New Jersey et de la Pennsylvanie – ces deux derniers échafaudés par William Penn43 –, et dans les constitutions américaines un siècle plus tard44.
27Quelles qu’aient été les lectures, souvent abusives, qu’on en a faites, ce mythe semble avoir, dans la pensée politique de l’Ancien Régime, plusieurs fonctions : proposer un modèle à même de garantir les Etats contre la « corruption » du cycle polybien, et leur assurer donc une stabilité à l’abri du temps et du changement ; opposer au thème machiavélien de l’agrandissement par la conquête celui du bon gouvernement dans la paix ; donner au républicanisme aristocratique des arguments pour limiter les pouvoirs du roi, d’un côté, et ceux du peuple, de l’autre ; objecter le partage équitable de ces pouvoirs à la théorie de la souveraineté – celle de Bodin, de Hobbes et Filmer45 – pour lesquels il était impensable qu’elle pût être divisée entre différents organes et institutions ; rendre caduque enfin la doctrine du droit de résistance, en écartant la menace d’une concentration excessive du pouvoir aussi bien chez le peuple que chez le roi. Un effet important du mythe politique vénitien a été aussi de constituer une sorte de pierre de touche pour un examen comparé, dans les théories politiques de l’Ancien Régime, des avantages et inconvénients respectifs des constitutions de type monarchique, aristocratique et populaire. Au fond, la fortune de ce mythe paraît indissociable de sa « pauvreté », qui en facilitait la propagande, l’utilisation et la diffusion ; elle est liée aussi à l’étonnement admiratif suscité par un État qui paraissait rendre concrètes et actuelles les spéculations un peu abstraites sur les régimes des cités antiques, ceux de Sparte, d’Athènes et de Rome, sur lesquels on n’avait pas cessé, pendant trois siècles, de disserter.
28Ce mythe, que les ambassadeurs vénitiens surtout, sollicités souvent par les cours étrangères, n’ont pas peu contribué à divulguer et à illustrer46, ne reçut jamais un bon accueil dans la France monarchique : de Bodin à Amelot de La Houssaye et à l’Encyclopédie47, en effet, on soulignera le caractère foncièrement aristocratique de la constitution vénitienne, et on fera remarquer que la prétendue « liberté » civile n’était en réalité réservée qu’aux nobles appartenant à l’aristocratie « gouvernementale », et ayant donc accès aux charges politiques. Le mythe du gouvernement mixte a disparu, remplacé par la théorie de la division des pouvoirs, chez Montesquieu, qui aurait écrit un ouvrage, perdu, sur le gouvernement de Venise, cette « République des castors », comme il l’appelait ; quant à Rousseau, il dénoncera, dans le gouvernement vénitien, le principe de l’« aristocratie héréditaire » qui, par le biais du Sénat, et des magistratures élues dans son sein, avait confisqué le pouvoir à son profit exclusif et au détriment des citoyens et du peuple. Pierre Daru enfin, auteur, dans son exil de Bourges, d’une monumentale Histoire de la République de Venise (1819), rapporte un bruit selon lequel Robespierre lui-même aurait fait demander à une personne attachée au département des affaires étrangères un mémoire sur le gouvernement de Venise : « Cela est possible – ajoute-t-il sur un ton un peu désenchanté – mais cette demande prouverait son ignorance. Il ne trouvait en France ni les éléments de l’oligarchie ni un caractère national assez patient pour supporter longtemps la tyrannie et assez constant pour conserver les mêmes formes pendant des siècles. »
29Dès la fin du xviie siècle, le mythe fait place, au delà de la griserie des spectacles et des cérémonies publiques, alimentée et entretenue par les voyageurs du Grand Tour, à une réalité bien plus modeste. On commence à remarquer, sur un plan historique cette fois, que la stabilité interne de Venise, loin d’avoir été un effet de sa constitution, avait été rendue possible par la fermeture, en 1297, du Grand Conseil à ceux qui ne pouvaient pas prouver la participation à cette institution depuis au moins quatre générations ; du coup, l’accès au pouvoir avait été bloqué pour une partie de la noblesse, et pour tous les « citoyens », auxquels ne revenaient que les fonctions subalternes de secrétaires dans l’administration et de gérants des confréries. Fermée aux « homines novi », la noblesse attitrée, la noblesse gouvernementale, s’était peu à peu renfermée dans la citadelle du Sénat, véritable source du pouvoir à Venise, et quelques familles s’étaient transmis le pouvoir, de génération en génération, comme une prérogative dynastique et un bien patrimonial. Et on peut bien rêver (encore aujourd’hui, comme nous l’avons indiqué, tout un courant d’historiens de la pensée politique anglo-saxons lit la constitution vénitienne avec les arrière-pensées des républicains du xviie siècle, à la recherche de précédents illustres du « républicanisme » américain) sur le caractère « populaire » du Grand Conseil, sur l’équilibre des pouvoirs, sur le « régime mixte », sur une constitution qui n’avait de républicain que le nom et qui aurait garanti à Venise la paix civile à l’intérieur et la sauvegarde territoriale à l’extérieur. Cette paix, Venise la doit moins à la forme de sa constitution qu’à un type de gouvernement qui s’exerçait par une surveillance capillaire, publique et privée, des institutions et de la population, par la police des mœurs, dans un savant dosage de liberté et de licence, par l’usage politique de la religion comme « instrumentum regni », par l’administration d’un réseau très dense d’œuvres d’assistance et de charité, par ce dépôt enfin d’écritures d’État, dépêches et relations des ambassadeurs et des recteurs de la Terre-ferme, qui avait fait de Venise, au moins jusqu’à la fin du xviie siècle, l’État le mieux informé d’Europe48. Quant à la sauvegarde territoriale, Venise la doit certes à sa politique de neutralité, mais cette politique n’a été effective et efficace que pendant deux siècles, tant que la République a pu remplir le rôle qui lui avait été confié par les puissances européeenes, celui de constituer l’« antemurale », le bastion, l’avant-poste contre la menace turque.
30La décadence politique de Venise s’est faite progressivement, non pas selon un processus continu, mais par paliers : à partir de 1509, après la défaite d’Agnadel, et dès 1540 après l’occupation du Milanais par les Espagnols ; elle s’est poursuivie tout au long du xviie siècle, lors de la longue guerre de Candie ; après 1719, à la suite de la perte de la Morée et de la paix de Passarowitz, Venise a cessé de jouer un rôle quelconque dans l’échiquier politico-diplomatique européen. Sur le plan intérieur, l’ancien immobilisme est devenu peu à peu une véritable sclérose, et c’est en vain que quelques esprits éclairés tenteront d’introduire des réformes visant à limiter le pouvoir désormais despotique exercé par les Dix et par les Inquisiteurs, dans la tentative de revenir aux équilibres de la constitution ancienne. Significativement, on lit dans une instruction destinée à Vergennes, ambassadeur de France à Venise en 1779 : « Malgré l’opinion, qui semble en quelque sorte justifiée par les faits, que le gouvernement de Venise est le chef d’œuvre de la politique et que c’est à l’immobilité de ses lois et à leur rigueur que cette République doit de s’être maintenue au milieu des révolutions de l’Europe, il est impossible de ne pas s’apercevoir que ce gouvernement n’ayant ni force ni activité pour ce qui a trait au dehors, a été assez bien calculé pour que Venise ne changeât pas de forme, mais très mal pour qu’elle acquît une puissance réelle ou la conservât. On se tromperait si, sur la foi du passé, on voulait croire cette République indestructible. Elle va toujours en diminuant de puissance et de crédit, tandis que plusieurs de ses voisins s’élèvent ; elle n’a que peu de troupes mal exercées, au lieu que de toutes parts on entretient de grandes armées et on les forme sans cesse aux évolutions militaires. Aussi voit-on, surtout depuis quelques années, qu’il règne à Venise une sorte de terreur de l’avenir ; mais par la forme même du gouvernement, qui écarte toutes les nouveautés quelque nécessaires qu’elles puissent être, cette terreur, loin d’enfanter les résolutions utiles, ne produit que le découragement le plus fâcheux49. »
31La terreur de l’avenir : c’était bien cela la réalité à Venise au xviiie siècle, réalité à peine masquée par les dernières folies mises en scène avec éclat par un État moribond et alimentées par les rentes foncières d’une aristocratie qui, avec le déclin du commerce maritime, ne vivait plus que d’une féroce exploitation paysanne et des produits de la terre. Malgré le bruit des bottes prussiennes lors de la guerre de Sept Ans, malgré les partages de la Pologne, malgré, bientôt, la révolution en France, on ne fit rien, à Venise, pour prendre les mesures qui s’imposaient. En vain, quelques esprits clairvoyants essayèrent de mettre en garde contre les dangers imminents, réclamant un réarmement urgent de la République. En vain l’ambassadeur Cappello, dans sa dépêche envoyée de Paris le 14 juillet 1788, faisait remarquer qu’elle n’avait plus rien à espérer de la vieille rivalité entre la France et l’Autriche, et que « le système de la neutralité » ne la mettait plus à l’abri de ceux qui auraient voulu lui nuire, avant de conclure : « Je me demande si ce n’est pas le moment de réfléchir sérieusement à la situation présente, et s’il convient à notre sûreté de rester isolés de tous les autres. »
32Malgré cette mise en garde, le modèle vénitien a continué à être utilisé, avec une ténacité et une persistance sans faille, comme principe d’analyse de la Révolution française : preuve en est la correspondance diplomatique des ambassadeurs à Paris, Almoro Pisani et Antonio Cappello. Relatant chaque semaine dans leurs dépêches50 les événements qui se déroulent à Paris de 1786 à 1795, ils continuent, en effet, à jeter sur eux le regard, d’État à État, qui était celui, familier et traditionnel, de la diplomatie de la République depuis trois siècles. Leur grille de lecture est celle d’un personnel diplomatique qui, malgré et contre tout, croit encore à la perfection du gouvernement vénitien ; et c’est à la lumière de ce gouvernement, régime mixte avec équilibre des pouvoirs, que les événements sont choisis, présentés et évalués dans leurs missives.
33Ainsi, quelles que soient les causes, lucidement inventoriées, de la Révolution – le déficit des finances publiques, le despotisme ministériel, les agissements du duc d’Orléans, la persistance de l’« odieux système féodal », les divisions entre noblesse de Cour et noblesse provinciale, la propagande des publicistes et des philosophes, l’administration défectueuse de la justice, les calculs des puissances européennes – ce qui fait pour les ambassadeurs sa spécifité est bien la rupture des équilibres politiques traditionnels. Ainsi le Parlement, par ses prétentions, ne joue plus le rôle d’intermédiaire entre la « puissance absolue du trône » et les « libertés » du peuple, et la noblesse, après la proclamation du tiers état en Assemblée nationale, a cessé d’exercer sa fonction modératrice entre les différents pouvoirs, entraînant fatalement, avec la sienne, la chute du roi. La constitution de 1791 n’est ni monarchique, ni aristocratique, ni démocratique ; elle est le résultat d’une confusion des pouvoirs qui ne peut aboutir qu’au despotisme et à l’anarchie des Assemblées : cette « corruption » de la démocratie, par excès de pouvoir dans un seul organe du gouvernement, que Polybe avait appelé « ochlocratie ». Quant à la déclaration des droits, on a confondu, selon les ambassadeurs, l’homme sauvage et l’homme civil, les droits et les devoirs, sur la base des idées chimériques de la souveraineté du peuple et de l’égalité. Ainsi cette révolution, dit Cappello dans sa relation, nécessite par la force des choses une autre révolution, dans un processus continu de bouleversements inévitables, tandis que Pisani, de son côté, ne peut lui opposer que le vieux schéma vénitien, le « tempérament » des pouvoirs (que le Roi paraissait ne pas refuser), l’harmonie des classes sociales et la concorde parfaite entre les citoyens : un système en somme dont le rôle aurait dû être, comme il le dit explicitement, de « séparer les mécontents des malintentionnés ».
34Or ce type de gouvernement, né des événements de 1788 et 1789, n’est pas vilipendé et critiqué en soi, pour ce qu’il est ; s’il n’est pas bon, selon les ambassadeurs, c’est qu’il n’est pas viable, parce que son fonctionnement est douteux, parce que ses effets sont incertains, parce que l’anarchie ne peut engendrer que l’anarchie, et à terme, par un nécessaire retour des choses, comme l’avaient dit les Anciens que les ambassadeurs avaient lus, un nouveau despotisme royal : ce que sera, bientôt, le bonapartisme. Ce qui est en cause, c’est moins la forme d’un gouvernement que la puissance de l’État, nécessairement amoindrie si ce gouvernement n’est pas stable. Donc, ce n’est pas que la Révolution ait dévié de ses principes. Il y avait un vice caché dès le commencement, dès la convocation des États généraux : c’étaient la perte des équilibres, l’effacement des « tempéraments », la disparition des corps intermédiaires qu’elle avait entraînée. On retrouve, dans ces considérations, bien des éléments déjà présents dans l’interprétation de la Révolution que Burke esquisse dès 1790, et qui seront repris, au xixe siècle, par Tocqueville et Taine, pour ne citer qu’eux. Mais il ne s’agit pas chez les ambassadeurs vénitiens, comme on pourrait le croire, de considérations de « droite » : c’est une lecture étatique de la Révolution, à la lumière d’un vieux modèle politique, le gouvernement mixte, corrigé par la théorie anglaise des « checks and balances ». Représentants d’un État défunt, les ambassadeurs vénitiens continuent à penser avec les schémas conceptuels – pour ce qui concerne les constitutions politiques en général, et la Révolution en particulier – de Gasparo Contarini ou de James Harrington. Ils n’ont pas compris, ou n’ont pas pu comprendre, que les temps avaient changé, comme le Sénat à Venise se refusait à croire que les événements de Paris, qui avaient entraîné la chute du roi et la fin de l’aristocratie, allaient bientôt balayer la République elle-même, dès que la guerre de conquête des armées révolutionnaires rendrait caduque la vieille politique de l’équilibre et de la neutralité.
35Ces événements, dont le Sénat et le doge prenaient connaissance chaque semaine, n’ont eu aucune influence directe sur la République, figée dans son immobilisme, rivée à sa croyance dans l’éternité de ses institutions, murée dans la confiance dans la stabilité de l’État. On s’est peu ému, à Venise, de la politique étrangère de la Convention et de la « républicanisation » promise aux peuples pour les affranchir des tyrannies et des despotismes. On se berçait encore, dans la ville lagunaire, de l’illusion que, selon un vieux principe du droit international, dans un pays conquis, et quoi qu’il arrive, le gouvernement, le statut de la propriété et les rapports entre les classes ne changeraient pas. Et il a fallu, lors de la campagne d’Italie, que deux villes importantes du territoire vénitien, Bergame et Brescia, se « municipalisent » en mars 1797, pour qu’à Venise on commençât à s’interroger sur les intentions réelles du jeune général corse qui, contre l’avis du Directoire, semblait faire plus de cas du Milanais que de la rive gauche du Rhin. Prise en tenaille entre l’Autriche, qui ne voulait pas de changement de gouvernement, et la crainte de Bonaparte, dont on comprit trop tard les desseins, la République millénaire s’effacera en un jour, le 12 mai 1797, après être tombée dans tous les pièges, traquenards et provocations habilement tendus et ourdis par le vainqueur d’Arcole. Le 17 octobre, après l’intermède d’une « municipalité provisoire » soutenue, dans un dérisoire jeu des dupes et des habiles, par les baïonnettes françaises, Venise sera « cédée » à l’Autriche en vertu du traité de Campoformio. Dans ce marché peu glorieux en vérité, où s’affrontèrent les calculs apeurés de Cobenzl et le cynisme fébrile de Bonaparte, le général français, pour qui Venise ne revêtait plus aucun intérêt stratégique, exigera en échange de sa cession les îles du Levant, tête de pont pour ses futurs desseins méditerranéens. Venise, quant à elle, avait perdu pour toujours son État et, jusqu’en 1866, sa liberté même.
36Après le Congrès de Vienne et la Restauration, Venise deviendra un sujet de méditation – sur les « trahisons » de Bonaparte et la confiance qu’il fallait désormais accorder au secours de la France – chez quelques patriotes italiens du Risorgimento, de Ugo Foscolo, aux exilés de 1797 à Ippolito Nievo51. Des historiens comme Sismondi, Michelet et Quinet s’interrogeront sur les « libertés » politiques de Venise, sur leur étendue et leurs limites, dans des ouvrages consacrés aux Républiques italiennes du Moyen Âge et de la Renaissance52. Mais surtout, ville morte pour toujours, Venise représentera désormais le dernier havre pour toutes ces « belles âmes », de Xavier de Maistre à Chateaubriand et à Byron, de Wagner à Nietzsche, de Barrès à D’Annunzio et à Maurras, de Proust à Thomas Mann, qui, fuyant les sociétés « boutiquières », la dictature du nombre et les villes industrielles, venaient au bord de ses lagunes à la recherche, certes, d’émotions exquises pour leur précieuse sensibilité, mais surtout pour rêver de ce gouvernement des élites53, de cette « aristocratie héréditaire » que le « fils plébéien de l’obscur horloger de Genève » avait pourfendue dans son Contrat social, que la révolution avait balayée et qui paraissait désormais le legs laissé par Venise, comme nostalgie pour les uns et comme espoir pour les autres, à une nouvelle aristocratie, celle, maintenant, de l’« esprit ».
Notes de bas de page
1 Commynes vol. iii, p. 114-115. Sur le parallèle entre Venise et Rome, voir F. Tateo, I miti della storiografia umanistica, Rome, Bulzoni, 1990, p. 181 et suivantes.
2 Voir plus loin ce qui est dit à propos de Paolo Paruta.
3 Dans ces quatre siècles d’histoire certaines dates prennent toutefois une valeur symbolique : la défaite d’Agnadel en 1509, l’interdit pontifical contre Venise en 1605, la fin de la guerre de Candie en 1669 ou la paix de Passarowicz (avec la perte de la Morée et des îles de la mer Egée) en 1718, pour finir, bien sûr, avec la chute de la République le 12 mai 1797.
4 L’expression est empruntée à Franco Gaeta qui intitule un de ses articles fondamentaux sur le mythe de Venise « Venezia da ’stato misto’ ad ’aristocrazia esemplare’ » (voir Storia della cultura veneta, tome iv, vol. 2, Il Seicento, Neri Pozza, Vicence, 1984, p. 437-494).
5 Et même au-delà si l’on songe à l’intérêt porté à la tradition politique vénitienne par les intellectuels qui développèrent au xixe siècle une critique du libéralisme au nom de la théorie des élites. Voir, à ce propos, Peter Burke, Venice and Amsterdam (traduction italienne, Ancona, 1988, p. 15-25).
6 Un des acquis de la réflexion sur le « mythe de Venise » pourrait être d’ailleurs la remise en cause d’un concept de « modèle » appliqué parfois de façon abstraite et mécanique alors même que, dans les textes sur l’éloge du gouvernement de Venise qui émanent de non-Vénitiens, se construit la possibilité d’un comparatisme théorique plus fécond qu’une simple imitation. Chaque gouvernement pense en effet ce qui lui est spécifique tout en se référant au gouvernement de Venise.
7 Il va de soi que dans le cadre très limité de cet article, nous nous en tiendrons à une mise en place des frontières et des enjeux d’une question qui a déjà donné lieu à plusieurs ouvrages et à maintes controverses. Pour une mise au point bibliographique récente sur le « mythe de Venise », voir Giovanni Silvano, La « Repubblica de’ Viniziani ». Ricerche sul repubblicanesimo in età moderna, Florence, Olschki, 1993 (surtout p. 9-38).
8 On pourrait d’ailleurs s’interroger sur l’apport du cas vénitien dans les réflexions ultérieures sur le degré de compatibilité entre la liberté politique active des citoyens et l’attention étatique à la satisfaction des besoins de la population.
9 Pour la critique de cette tradition, incarnée par les travaux de Lane, Bouwsma ou Pocock, voir Renzo Pecchioli, Dal mito di Venezia all’ideologia americana. Itinerari e modelli della storiografia americana sul repubblicanensimo dell’età moderna, Marsilio, Venise, 1983.
10 Robert Finlay, Politics in Renaissance Venice, Rutgers University Press, 1980 (traduction italienne, Milan, Jaca Book, 1982, p. 17).
11 Les enjeux de ce questionnement sont entre autres choses importants dans l’histoire du républicanisme sur un triple plan historiographique (l’enquête sur les nœuds essentiels d’une reconstruction de l’histoire de la pensée républicaine), méthodologique (distinction entre ce qui relève de l’histoire des idées ou des représentations et ce qui se rattache à l’histoire tout court ou à la philosophie politique) et, enfin, critique et politique (compréhension des implications idéologiques de certains travaux consacrés à cette question).
12 Gina Fasoli, « Nascita di un mito », in Scritti di storia medievale, Bologne, 1974.
13 Op. cit., p. 17.
14 Gigliola Fragnito, Gasparo Contarini. Un magistrato veneziano al servizio della cristianità, Florence, Olschki, 1988.
15 Jacob Burckhardt, Civilisation de la Renaissance en Italie, Paris, Le Livre de poche, 1986, tome 1, p. 96.
16 C’est le cas, explicitement, de William J. Bouwsma dans Venice and the Defense of Republican Liberty (1968) mais aussi, de façon plus implicite de John Pocock dans The Machiavellian Moment (1975, traduction française Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1996).
17 Machiavel et Guichardin tombaient d’accord pour affirmer que les différences entre Florence et Venise étaient notables et que Florence n’avait jamais eu de bonnes institutions républicaines, même si Machiavel, au contraire de Guichardin, n’en concluait pas pour autant que Venise offrait un exemple possible de « république bien ordonnée ». A ce propos, voir en particulier le Dialogue sur la façon de régir Florence de Francesco Guicciardini (édition française à paraître préparée par Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, PUF, 1997).
18 Voir Francesco Tateo, op. cit.
19 Toutefois, on trouve aussi trace dès les années 70 du xve siècle, de sévères critiques florentines contre le régime vénitien telle la « Lettera mandata ai Viniziani » du Florentin Benedetto Dei (Archivio storico italiano, 1952, p. 103-113).
20 On trouve ainsi souvent dans les textes politiques florentins l’expression lo stato dei Medici (« l’État des Médicis ») pour désigner le régime médicéen en vigueur de 1434 à 1494. D’ailleurs dans ces mêmes textes florentins, le terme de stato (« État ») semble souvent beaucoup plus polysémique et flottant que dans les textes vénitiens.
21 Ce vieux tuteur fut vite effacé des mémoires citadines et devint même le protégé des Vénitiens, qui feront d’ailleurs piller sa capitale, Constantinople, lors de la ive croisade.
22 Felix Gilbert, « The Venetian Constitution in Florentine Political Thought », Florentine Studies, Niccolai Rubinstein (ed.), Londres, Faber and Faber, 1968.
23 Voir, à ce propos, Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, textes traduits, annotés et présentés par Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Paris, Le Seuil, 1993.
24 Voir aussi, à ce propos, Innocenzo Cervelli, Machiavelli e la crisi dello stato veneziano, Naples, Guida, 1974.
25 Contarini semble tout à fait conscient de l’importance qu’a pu avoir le traumatisme d’Agnadel pour sa réflexion puisqu’il fait de cet événement la seule référence à l’histoire contemporaine contenue dans son traité.
26 Sur le lien spéculaire entre cet « équilibre » des trois organes principaux du gouvernement et « la théorie de l’équilibre » qui règle les relations entre les États dans la politique étrangère voir plus loin.
27 Nous avons déjà souligné plus haut qu’il s’agit là d’un des points essentiels de la polémique machiavélienne contre Venise : le Florentin considère en effet que l’ordre républicain doit être fondé sur la conquête et que la liberté est assurée par le jeu des luttes sociales. Sur Machiavel et Venise voir Innocenzo Cervelli, op. cit..
28 Le concept de « corruption » est au contraire central dans l’analyse de l’histoire faite par Machiavel : il permet d’expliquer la dégénérescence des régimes et la nécessité dans certains cas du recours à des moyens extraordinaires (voir Discours, livre I, chapitres 17 et 18).
29 Voir sur ce point supra, note 6.
30 Il n’est pas étonnant à cet égard que le Florentin n’ait pas été autorisé à publier son ouvrage à Venise.
31 La neutralité était régie, au Moyen Âge, par les règles du Consolat da Mar : elles concernaient le droit de s’emparer de la cargaison ennemie transportée par un navire neutre, ou bien de la cargaison d’un pays neutre transportée par un navire ennemi. Le mot apparaît très tôt dans la langue diplomatique dès la fin du xve siècle. Machiavel, dans le chapitre xxi du Prince, considère la neutralité comme une faiblesse dangereuse ; Guicciardini distingue la bonne neutralité, celle des puissants, et la mauvaise, celle des faibles (Ricordi, 68). L’allusion à la neutralité est courante au xvie siècle, surtout chez les ambassadeurs vénitiens (cf. les deux relations de Giovanni Cappello, en 1554, et de Giovanni Soranzo, en 1558, envoyés de Venise chez Henri II, in : E. Alberi, Relazioni degli ambasciatori veneti al Senato, 1ère série, vol . ii, p. 287 et 464). Sur la neutralité voir : R. Kleen, Lois et usages de la neutralité, Paris, 1898 ; E. Nys, Etudes de droit international et de droit politique, Bruxelles-Paris, 1901 et Le Droit international, Vol. iii, Paris, 1905 ; E. Kaeler, Die idee des europäischen Gleichgewichts, Berlin, 1906 ; F. Bottié, Essai sur la genèse et l’évolution de la notion de neutralité, Paris, 1937 ; L. Garibbo, La neutralità della repubblica di Genova, Milano, 1972.
32 P. Paruta, Discorso sulla neutralità, in Opere politiche, vol. ii, Firenze, 1852, p. 398. Voir, à la même époque, l’écrit sur la neutralité de G. Botero (1598) in : Aggiunte alla sua ragion di Stato, Venezia, 1600. Botero reprend les considérations de Machiavel et de Guicciardini ; il ajoute ceci : les princes n’ont pas d’amis ou d’ennemis et ne se déterminent, dans leurs alliances, que selon leur intérêt. Quant à la neutralité, elle est une bonne politique avec les princes « di qualche umanità e religione », mais il faut l’éviter avec les « barbares » (les Turcs), auxquels on ne peut se fier.
33 J. Swift, A Discourse of the Contests and Dissensions Between Nobles and Commons in Athens and Rome, in Prose works, vol. i, London, 1905.
34 Sur la diplomatie vénitienne, son rôle et ses fonctions à partir du xvie siècle, cf. A. Fontana, « Les ambassadeurs après 1494 : la diplomatie et la politique nouvelles », in Cahiers de la Renaissance italienne, n. 3, 1994.
35 Cette conception de l’équilibre entre les pouvoirs à Venise est déjà présente chez Contarini : les Vénitiens – dit-il – « feceno quella mescolanza di tutti li stati, che giusti sono, acciocchè questa sola Repubblica havesse il principato regio, il governo de’ nobili, el reggimento de’ cittadini, di modo che paiono con una certa bilancia eguale haver mescolato le forme di tutti » (G. Contarini, La Repubblica e i magistrati di Vinegia, trad. ital., Venise 1564, p. 20). Giannotti, de son côte, écrit : « Perchè egli è necessario che uno governo durato tanto tempo sanza essere mai stato da alcuna intrinseca operazione oppressato e vinto, sia con grande ordine e con gran prudenza temperato » (Libro della repubblica de’ Veneziani (1540), Milano, 1974, p. 38).
36 La meilleure étude sur l’histoire du « mythe » politique vénitien, depuis Contarini et Giannotti jusqu’aux constitutions américaines, est sans doute celle de F. Gaeta, cit. supra.
37 Sur la théorie du gouvernement mixte chez Polybe, cf. K. von Fritz, The Theory of Mixed Constitution in Antiquity, New York, 1954.
38 F. Gaeta pense qu’il faut attribuer lo Squitinio à Antonio da Cueva, marquis de Bedmar, ambassadeur d’Espagne à Venise en 1618. Quant à la « conjuration » ourdie par les Espagnols contre Venise en 1618, et dont l’instigateur aurait été Bedmar lui-même, cf. G. Spini, « La congiura degli Spagnoli contro Venezia del 1618 », Archivio Storico Italiano, 1949 et 1950. Sur la « querelle » à propos de la domination de l’Adriatique, cf. R. Cessi, La Repubblica di Venezia e il problema adriatico, Napoli, 1953 et F. Seneca, La politica veneziana dopo l’interdetto, Padova, 1957.
39 Cf. P. Sarpi, « Scrittura seconda che tratta del titolo del légitime dominio sopra il mar Adriatico » (12 avril 1612), in P. Sarpi, Opere, Milano-Napoli, 1969.
40 Cf. John G.A. Pocock, The Machiavellian Moment. Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition, Princeton Univ. Press, 1975). C’est Pocock lui-même qui a réédité Harrington (The Political Works of James Harrington, Cambridge Univ. Press, 1977). Sur le myhte politique de Venise en Angleterre, cf. Zera S. Fink, The Classical Republicans, Evanston, 1945.
41 Sur cette conjuration, voir l’article de Fabien Faugeron dans ce recueil.
42 Sur la fortune du mythe politique vénitien dans les Provinces unies au xviie siècle, cf. Eco O.G. Haitsma Mulier, The Mythe of Venice and Dutch Republican though in the Seventeenth Century, Assen, 1980.
43 William Penn, The Frame of the Government of Pennsylvania, s. l., 1682.
44 Sur la circulation de la théorie du gouvernement mixte chez les pères fondateurs de la constitution américaine, cf. G. Chinard, « Polybius and the American Constitution », Journal of the History of Ideas, 1, 1940. Cf. aussi : R. Pecchioli, Dal « mito di Venezia » all’« ideologia americana », op. cit.
45 R. Filmer, partisan, comme Hobbes et Bodin, de la monarchie absolue, ne s’embarrasse pas d’écrire que Venise doit sa paix non pas à la bonté de ses institutions, mais au site naturel de la ville. Venise vit dans un état de peurs perpétuelles, et les élections des magistrats ne sont que des loteries. Loin d’être la « vierge intacte » de ceux qui soutiennent sa liberté originelle, Venise a en réalité été soumise dès sa fondation aux empereurs. Quant au Doge, ce n’est qu’un roi d’apparat, gardé prisonnier dans sa ville comme un traître. Et il conclut : « If the Gentlement of Venice have any rights to keep the gouvernement in their own hands, and to exclude the Communs, they never had given them by the people, but at first were beholding to Monarchie for their nobility » (Observations upon Aristotles Politiques touching forms of Government, Londres, 1652, p. 36).
46 Les témoignages sont nombreux, à ce propos. Nous n’en citerons qu’un, celui de J. Bodin dans Methodus ad facilem historiarum cognitionem (1566), (ed. et trad. de P. Mesnard, Paris 1951) : « Je me rappelle comment Michele Soriano, homme éminent par son savoir et sa vertu, et qui me témoignait beaucoup de bienveillance, alors qu’il était ambassadeur de Venise à Paris, après m’avoir interrogé très courtoisement sur notre constitution (et avoir en retour reçu mes questions sur celle de son pays) estima plus prudent de les discuter l’une et l’autre plutôt que de les juger entre elles » (p. 515).
47 C’est Bodin le premier qui, dans Methodus et dans Les Six Livres de la République (1576) a remis en cause les théories de Contarini et de Giannotti sur le gouvernement « tempéré » de Venise, et qui a dénoncé le caractère foncièrement aristocratique de la République. Apparaît aussi en Bodin le thème de la liberté civile, qui va de pair à Venise, selon lui, avec la plus grande autorité ; « Mais il ne faut pas oublier – écrit-il – que le but de l’Etat n’est pas la liberté, mais la vie bien réglée. » La liberté à Venise n’est qu’abandon sans retenue « à ses instincts et à ses passions ». Que Venise fût en réalité une république aristocratique, une « nobilissima aristocratia », avec suprématie du Sénat, est un lieu commun dès la fin du xvie siècle, et on le retrouve aussi dans la Relatione della Republica venetiana (1605) de G. Botero, ouvrage dédié, non sans flatterie, au doge et au Sénat. Ce caractère aristocratique de la République est souligné, au xviie siècle, par des ouvrages vénitiens qui, après Bodin, s’inscrivent dans la tradition de l’« anti-mythe » (cf. P. del Negro, « Forme e istituzioni del discorso politico veneziano », in Storia della cultura Veneta, vol. iv, Vicenza, 1984). Un ouvrage faussement attribué à Paolo Sarpi, l’Opinione come debba governarsi internamente et esternamente la Repubblica Venetiana, per havere il perpetuo dominio, Venezia, 1680) a été lu comme une critique du gouvernement vénitien : en substance, l’auteur de cette brochure, vite traduite en Angleterre, trouve que le Maggior Consiglio « odora di popolo », pense que les Sénateurs prendraient des décisions plus résolues « se non dovessero restere in continua adorazione della Piazza », et suggère qu’il faudrait donc renforcer le Conseil des Dix. Quant à la « liberté » vénitienne, ce n’est qu’un leurre, diront Amelot de La Houssaye, dans un ouvrage un peu malveillant, l’Histoire du gouvernement de Venise (1677) et, plus tard, l’auteur de l’article « Venise » de l’Encyclopédie. La vraie liberté, à Venise, la liberté politique, n’appartient qu’aux nobles ; la liberté du peuple n’est que licence permise par les gouvernants pour qu’il oublie sa servitude. Malgré tout, autour de cette critique de la « liberté » vénitienne, commence à pointer, en négatif, le thème de la séparation entre l’Etat et la société civile, et à se formuler une revendication que ni la monarchie absolue ni le régime mixte ne pouvaient tolérer ; c’est ceci sans doute, et non pas la mauvaise humeur de l’ambassadeur vénitien à Paris, qui a valu à Amelot quelques mois de prison en France après la sortie de son livre. On connaît enfin la liste dressée par Montesquieu sur les différents usages du mot « liberté », et sur les malentendus auxquels ils n’avaient pas manqué de donner lieu, dans une page célèbre de l’Esprit des Lois.
48 Sur cet aspect du problème, qui concerne l’« envers » du myhe, cf. A. Fontana, « La vérité des masques », dans ce recueil.
49 In : Recueil des instructions aux Ambassadeurs et Ministres de France, t. xxvi, Paris, 1958, p. 276-277.
50 Ces dépêches ont fait l’objet d’une traduction française, établie dans le cadre des activités du CERPPI sous la direction de A. Fontana, F. Furlan et G. Saro, à paraître en mars 1997 dans la collection Bouquins chez l’éditeur Laffont.
51 Sur la polémique entre Foscolo et Daru, où l’on retrouve, avec les mêmes accents, les vieux thèmes de la contoverse sur la liberté originelle de Venise et sur la nature de son gouvernement, cf. l’article de Christophe Musitelli dans ce recueil. Daru, naturellement, avait tenté de justifier la politique de Bonaparte lors de la campagne d’Italie et la cession de Venise à l’Autriche.
52 Cf. S. de Sismondi, Histoire des Républiques italiennes du Moyen Age, Paris, 1817-1818, vol. x, et Histoire de la renaissance de la liberté en Italie, Paris, 1832 ; E. Quinet, Les révolutions d’Italie, Paris, 1848 ; J. Michelet, Histoire de France, Paris, 1855, vol. vu ; Pour une approche globale de la question, cf. F. Venturi, « L’Italia fuori d’Italia », in Storia d’Italia Einaudi, Torino 1980, vol. 3, ii.
53 Sur la signification « politique » du voyage à Venise au xixe siècle, cf. A. Fontana, « La vérité des masques », cit.
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