Avant-propos
p. 9-11
Texte intégral
1La République des castors : c’est ainsi que Montesquieu, qui avait consacré un ouvrage, perdu, aux institutions vénitiennes, appelait Venise. Qu’entendait-il par là ? La ténacité, certes, avec laquelle, depuis le ve siècle, les habitants de la lagune avaient fait surgir de quelques lambeaux de terre la « ville la plus triomphante » du monde, comme s’était écrié Commynes lors de son arrivée à Venise. Mais il faisait allusion aussi, sans doute, à la fragilité, à la précarité de cette ville, qu’il fallut défendre chaque jour contre vents et marées : des convoitises des hommes et de l’usure du temps. Ce travail des castors n’est-il pas toujours recommencé, qu’une crue des eaux pourrait, à tout moment, balayer ? À cette crue, Venise a su résister, tant bien que mal, jusqu’au 12 mai 1797, quand la vague napoléonienne emporta, en un jour, la vieille République qui avait tenu tête à la flotte de Pépin le Bref, aux coalisés de la ligue de Cambrai, aux Espagnols et à l’ennemi de toujours, les Turcs.
2C’est autour de cet événement, et pour en commémorer l’anniversaire, que ce recueil est organisé. Nous voulions le situer comme « épisode », dans ses circonstances proches, mais l’inscrire aussi dans une ligne de « tendance » séculaire. Pour cela, il fallait, d’emblée, retracer l’histoire du « mythe politique » vénitien, celui du « gouvernement mixte », l’utopie réalisée du meilleur gouvernement, qui fut en Europe, depuis le xvie siècle jusqu’aux constitutions américaines, objet d’admiration pour les uns, de dénonciation pour les autres. Au-delà du mythe, affiché et exhibé orgueilleusement par les Vénitiens comme la façade de leurs palais, on s’est interrogé sur ce qui fut l’événement fondateur de la république aristocratique : la « Serrata » de 1297, qui ferma pour toujours à une partie de la noblesse et aux non-nobles l’accès aux charges publiques, et la conjuration qui s’ensuivit en 1310, à l’initiative de Bajamonte Tiepolo, l’un des personnages les plus controversés de l’histoire de Venise, exécré dans l’Ancien Régime, et « réhabilité » après 1797. On s’est interrogé aussi sur une classe sociale mal connue et peu étudiée, les « citoyens », cette couche de la population, située entre les nobles et le peuple, à laquelle n’étaient destinées que des fonctions subalternes dans la chancellerie et dans l’administration des œuvres de charité. Deux articles sont ensuite consacrés à la naissance des théâtres publics, au xviie siècle, et aux querelles musicales au xviiie siècle : l’inscription de l’opéra de cour dans des rapports marchands, d’une part, la rivalité entre programmes et « politiques » théâtrales, de l’autre. Ces conflits, qui avaient été tenus en lisières dans le réel, se représentaient, sous des formes masquées, dans les Arts.
3Enfin, le 12 mai 1797 vint : cette journée au cours de laquelle Venise, pressée par les armées de Bonaparte, prise en tenaille entre la France et l’Autriche, renonça, dans la crainte des uns et le tremblement des autres, à son gouvernement vieux de cinq cents ans, est racontée dans les détails. Un article est ensuite consacré à l’examen de conscience, aux récriminations et accusations sur les responsabilités de la chute qui ont alimenté, après 1797, les controverses parmi les « vaincus ». Dans un autre article est étudié un cas, parmi bien d’autres, d’utilisation par la propagande jacobine des images et des arts figuratifs pour « repenser » et mettre en scène l’histoire de la République honnie. Ces controverses sur les responsabilités de cette chute et les débats sur la signification de cette histoire devaient se poursuivre, au xixe siècle, après la publication en 1819, par un fidèle de Napoléon, Pierre Daru, d’un ouvrage monumental sur l’histoire de Venise, qui sera lu et fera autorité tout au long du siècle. Cet ouvrage, dans lequel Daru tentait – c’était là son but premier – de justifier la prise de Venise par Bonaparte et sa cession à l’Autriche, suscitera une double série de critiques : d’abord, de la part d’un exilé de 1797, Ugo Foscolo, qui, dans un écrit sur la constitution vénitienne rédigé en Angleterre en 1826, retrouva, derrière la vieille amertume du patriotisme blessé, les accents de la fierté nationale ; ensuite, de la part d’historiens « locaux » qui, dans la marée basse de la Venise autrichienne, accusèrent Daru d’avoir fait preuve d’esprit partisan dans ses considérations sur les causes de la chute, et de mauvaise foi dans la publication de faux documents, concernant notamment les Statuts des Inquisiteurs. Après des réflexions sur le problème de la « décadence » de Venise, d’une part, qui a hanté des générations d’historiens, et qui reste encore un sujet controversé et, d’autre part, sur ce qu’on peut appeler, la boucle étant bouclée, l’« envers » du mythe politique, et sa fortune posthume au xixe siècle – de Chateaubriand à Wagner, à Nietzsche, à Barrès, à D’Annunzio, Thomas Mann et Proust – l’ouvrage se termine par la publication de documents, en grande partie inédits, sur les manœuvres et les sombres tractations qui précédèrent la journée du 12 mai.
4 Ce recueil n’est pas un livre, et ne prétend pas l’être. Ce sont des interventions, pour la plupart tenues et discutées au Centre des études sur la pensée politique italienne de l’Ecole normale, autour de questions sur lesquelles il nous a paru opportun d’apporter quelques nouveaux éclairages, de tracer quelques perspectives inhabituelles, et de tenter quelques mises au point. Il ne veut donc pas s’ajouter à l’immense bibliographie sur l’histoire de Venise, mais, en signalant des pistes, servir de guide pour ce qui, dans cette histoire, a fait et fait encore problème. C’est l’œuvre, en grande partie, de jeunes chercheurs qui ont su, nous semble-t-il, concilier le travail austère de l’érudition avec la passion discrète du questionnement.
5Deux légendes ont fleuri, autour de l’histoire de Venise : une légende dorée, construite sur la défense et illustration de sa concorde civile, de sa préservation de l’Etat, de sa fonction de rempart européen contre les Turcs, de son gouvernement ; et une légende noire, née, celle-ci, à la fin du xviie siècle, reprise, un siècle plus tard, dans des milieux jacobins d’abord, républicains ensuite, et alimentée, au xixe siècle, dans la littérature, le théâtre, l’historiographie, par les thèmes de la sévérité de sa justice pénale, l’immobilisme de ses institutions, la pratique du secret d’Etat, les techniques d’espionnage, l’usage de la dénonciation, le recours à l’assassinat comme art de gouvernement, le despotisme des Inquisiteurs et de la magistrature des Dix. Ces deux légendes ont conflué, comme dans un mascaret, dans les Mémoires de Casanova, et c’est cela surtout, selon nous, qui fait l’importance et la valeur de son témoignage.
6L’ambition, malgré tout modeste, de ce recueil a été de tenter de coupler ces deux légendes, ou, du moins, de dérouler un fil continu entre elles. Le lecteur pourra donc le parcourir depuis le milieu du canal, s’il le veut, ou bien, comme nous le suggérons, en passant, par les quelques ponts dûment aménagés, d’une rive à l’autre. Comme dans une chambre obscure, chacune de ces deux légendes n’est, en effet, que le reflet inversé de l’autre.
Auteur
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Alessandro Fontana
ENS Fontenay/Saint-Cloud.
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