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Condorcet

Sciences et instruction

Condorcet, les arts utiles et leur enseignement

Condorcet and the Teaching of the Useful Arts

Bruno Belhoste

Résumé

On a beaucoup insisté sur le parti pris théoriciste de Condorcet et sur ses options de long terme, notamment à propos de l’instruction publique. Il convient néanmoins de mettre en évidence son intérêt pour la connaissance appliquée. Surtout à partir de 1774, le géomètre s’exprime à ce sujet dans divers travaux liés à ses tâches académiques et il y montre l’interpénétration entre les sciences et les arts. Le critère d’« utilité » n’est pas rejeté dans ses projets d’instruction, ce sont seulement les praticiens à courte vue que condamne l’encyclopédiste. Ses propositions concernant la formation des artistes témoignent aussi d’une évolution de sa part : la tension entre les deux pôles de la théorie spéculative et de l’action pratique ne trouve à se résoudre que dans l’histoire.

Texte intégral

1« La nature, écrit Condorcet dans l’Esquisse, lie par une chaîne indissoluble, la vérité, le bonheur et la vertu » (1795/1988, p. 286). Dans cette chaîne, les arts utiles forment un maillon dont l’importance a grandi peu à peu à ses yeux. Jusqu’au tournant du ministère Turgot, surtout occupé de mathématiques, il semble éprouver à leur égard un mélange de méfiance et de mépris et s’y intéresse peu. Son rôle de conseiller auprès de Turgot, puis de secrétaire de l’Académie des sciences, ainsi que ses propres travaux sur l’application du calcul aux sciences morales et politiques l’amènent à infléchir ce premier jugement et à prendre davantage en compte le rôle des arts dans leurs rapports avec les sciences. Mais c’est surtout dans l’Esquisse, rédigée peu avant sa mort, qu’il donne toute son importance aux progrès conjoints des sciences et des arts, devenus pour lui un des premiers motifs de croire au perfectionnement indéfini de l’espèce humaine.

2Sans prétendre épuiser le sujet, je voudrais ouvrir ici quelques pistes de recherche sur un aspect de l’œuvre de Condorcet, la question des arts utiles, qui n’a guère retenu jusqu’à présent l’attention des commentateurs. Je commencerai par préciser la place qu’occupent les arts utiles dans son système de pensée. Cette analyse me conduira à considérer, selon ce point de vue, la question fondamentale de la connaissance appliquée qui est au cœur de sa réflexion sur les sciences. J’examinerai enfin comment Condorcet envisage l’enseignement des arts utiles, particulièrement dans ses projets d’instruction publique de la période révolutionnaire. Si ses propositions en la matière sont restées sans conséquence, ce qui explique sans doute l’oubli dans lequel elles sont tombées, elles méritent néanmoins d’être prises en compte, et ceci à double titre : d’abord, parce que la question des arts utiles a joué un rôle notable dans l’élaboration progressive de sa pensée ; ensuite, parce que Condorcet exprime, sur ce point comme sur beaucoup d’autres et avec un génie qui lui est propre, une conviction commune à l’élite académique de la fin du xviiie siècle.

Le bonheur, les sciences et les arts

3Comme ses maîtres Turgot et d’Alembert, et contrairement à Rousseau, Condorcet n’a jamais douté, à ce qu’il paraît, de la contribution des arts au bonheur des hommes, bonheur qui consiste simplement pour ces derniers dans l’absence de peines et la libre disposition de leurs facultés. Parlant de Turgot (1786c, p. 223), mais ce pourrait aussi bien être de lui-même, il indique qu’« il ne doutait pas que chaque siècle, par les progrès de l’agriculture, ceux des arts, ceux de toutes les sciences, n’augmentât, pour toute classe d’hommes, leurs moyens de jouissance, ne diminuât leurs maux physiques, ne leur apprît à prévenir ou à détourner quelques-uns des fléaux qui les menacent ». Plus tard, dans l’Esquisse, il trace le tableau saisissant des bienfaits civilisateurs des arts, depuis la domestication des premiers animaux et l’invention du tissage, qui rendent la société dans les familles « plus douce sans devenir moins intime » (deuxième époque) jusqu’au formidable accroissement de productions promis par le progrès des sciences et des arts (dixième époque).

  • 1 Voir par exemple la lettre de Condorcet à madame Suard n° CLIV, écrite en 1780, Badinter, p. 211 et (...)

4Les hommes, une fois sortis de l’animalité, sont en fait condamnés à se perfectionner sans cesse, sauf à reculer. Naturellement industrieux, ils produisent en effet toujours davantage, mais cet accroissement des forces et des biens, s’il n’est accompagné d’un perfectionnement des sciences et des arts, entraîne un accroissement de population plus rapide encore, avec son cortège de misères et de guerres. Mais heureusement ce cercle vicieux n’est pas fatal. Les hommes peuvent surmonter leurs propres faiblesses en usant de leurs facultés intellectuelles. Condorcet reconnaît à certains égards dans les loisirs et le luxe, suites nécessaires de l’inégalité des fortunes, des éléments favorables. Alors que le besoin immédiat enchaîne les hommes à la routine, le loisir que donne la richesse autorise l’innovation et le risque. Il prend l’exemple de l’agriculture qui ne peut se perfectionner « que lorsque des propriétaires riches, devenus agriculteurs, s’occuperont des progrès de l’art par curiosité, par intérêt, par ce sentiment naturel qui attache l’homme à l’objet de ses travaux et qu’ils consacreront une partie de leur superflu et de leur loisir à tenter des expériences, à essayer des méthodes » (1786c, p. 223). De même, il considère avec un certain optimisme le luxe comme un stimulant pour les arts plutôt que comme une cause de corruption pour les mœurs1.

5Mais c’est évidemment dans le progrès des Lumières et dans leur diffusion que Condorcet voit le ressort principal qui maintient l’humanité en mouvement. Dès l’origine, lit-on dans l’Esquisse (1795/1988, p. 113), « les hommes éprouvaient ce besoin d’idées et de sensations nouvelles, premier mobile des progrès de l’esprit humain, qui produit également le goût des superfluités du luxe, aiguillon de l’industrie, et la curiosité, perçant d’un œil avide le voile dont la nature a caché ses secrets ». La pratique des arts apporte à ce progrès une contribution majeure. S’interrogeant en 1778 sur les conséquences prétendûment néfastes du développement du machinisme, il note que « la Hollande est une preuve frappante de la fausseté de ce préjugé : nul peuple n’a poussé plus loin la mécanique pratique et surtout son application aux arts, et on trouverait difficilement un pays plus peuplé, une nation plus laborieuse, un peuple plus heureux » (1778, p. 69). Condorcet accorde une importance particulière à l’invention de l’écriture alphabétique, qui clôt la troisième époque de l’Esquisse, et surtout à celle de l’imprimerie, qui ouvre la huitième époque et par laquelle « les lumières sont devenues l’objet d’un commerce actif, universel ». Mais il est clair pour lui que l’origine principale de ces progrès doit être recherchée non dans l’industrie des hommes, mais dans cette curiosité qui les pousse à rechercher toujours la vérité. L’amour de la vérité est sans doute la seule passion qui trouve grâce à ses yeux. C’est avec une sorte de vénération qu’il l’évoque dans un texte sur l’analyse écrit vers la fin des années 1760 : « Ce goût du vrai n’est pas seulement une habitude de l’esprit, c’est un sentiment, même une passion. La vue du vrai cause des transports, on n’aperçoit qu’avec inquiétude et avec dégoût le soupçon même d’une erreur dans son propre esprit, on regrette de s’être trompé et d’avoir méconnu la vérité » (1994, p. 239). Bien des années plus tard, dans le Fragment sur l’Atlantide, Condorcet retrouve le même accent d’émotion pour défendre l’idée d’une société savante où l’amour de la vérité rassemblerait « les hommes que le sacrifice des passions communes a rendues dignes d’elle » (Condorcet 1804/1988, p. 302).

6La perfectibilité repose, en fin de compte, sur la capacité des hommes à acquérir des savoirs, à les augmenter, à les partager et à les appliquer. C’est pourquoi Condorcet s’est posé dès le début des années 1770 le problème des institutions sociales et politiques susceptibles d’en améliorer l’acquisition, la transmission et l’usage : sociétés académiques, législation et surtout instruction publique. Sa pensée se précise à mesure qu’il développe son idée d’un art social rationnel. Elle aboutit à ses projets visionnaires de la période révolutionnaire, en particulier à son système d’instruction publique. Mais avant d’examiner la place qu’y occupent les arts utiles, il convient d’analyser de manière plus précise comment Condorcet conçoit les rapports entre l’activité pratique des « artistes » et l’activité théorique des savants.

La pratique, la théorie et les applications

7Les auteurs qui ont commenté l’œuvre mathématique de Condorcet ont tous relevé son parti pris résolument théoriciste. Pour G.-G. Granger, par exemple, Condorcet est un spéculatif (Granger, 1956, p. 41). L’étude par C. Gilain des travaux de Condorcet sur le calcul intégral a amplement confirmé ce point de vue (Gilain, 1988). D’un autre côté, force est de reconnaître l’intérêt grandissant de Condorcet pour la question des applications, en particulier dans le domaine des « mathématiques sociales ». G.-G. Granger, parlant à ce propos d’« une sorte de conversion à l’action » entre 1770 et 1772, estime que « le problème déterminant auquel se rattachent ses tentatives intellectuelles, c’est celui de la connaissance appliquée » (Granger, 1956, p. 8 et p. 18). Sans nier absolument cette évolution qu’ils analysent comme la conversion d’un mathématicien-philosophe en un philosophe-mathématicien, C. Gilain et C. Houzel considèrent que ses causes et son ampleur restent des problèmes en partie ouverts (Gilain et Houzel, 1989, p. 23). Les textes disponibles permettent en tout cas de suivre assez précisément l’évolution de ses conceptions sur ce point. Il en ressort, comme on verra, que la conversion du mathématicien-philosophe se fait par étapes et qu’elle s’inscrit dans une évolution plus générale de la pensée académique au cours du dernier tiers du xviiie siècle.

8Nous prendrons pour point de départ un compte rendu des travaux de Lagrange et Vandermonde sur la théorie des équations publié par Condorcet en 1774, où il se livre à une longue digression sur la question de l’utilité des sciences (1774, p. 50-54). Après s’être interrogé sur l’utilité des recherches consacrées à la théorie des équations, il pose les termes de la discussion : s’il paraît admis de tous que les sciences sont nécessaires aux progrès des arts, « quelques savants qui avaient inutilement tenté de faire des découvertes » – Condorcet pense peut-être à Borda, qu’il n’apprécie guère – ont prétendu « qu’il ne fallait en conserver que la partie qui est applicable à la pratique, et rejeter le reste comme des spéculations inutiles ». Faut-il donc mesurer l’utilité d’une théorie uniquement à l’aune de la pratique ? C’est ce « préjugé » que Condorcet entreprend de réfuter.

9Son argumentation repose sur la distinction entre deux sortes d’utilité : l’utilité immédiate des théories directement applicables à la pratique et l’utilité éloignée des théories spéculatives, comme la théorie de la gravitation universelle. La supériorité des secondes tient à leur plus grand degré de généralité. On ne peut en effet assigner de bornes à leur utilité, même si cette utilité ne se fait sentir qu’après de longs siècles. Condorcet relève par ailleurs des dispositions différentes : ceux qui perfectionnent « les choses de pratique » sont intéressés financièrement à leurs découvertes, alors que les hommes de génie qui se livrent à la spéculation théorique ne peuvent espérer de leurs travaux qu’une gloire à venir. La tonalité générale révèle le peu d’estime qu’éprouve alors Condorcet pour le monde des « artistes », intrigants, cupides et ignorants. Prenant la défense des sociétés savantes, accusées d’inutilité, il indique d’ailleurs que c’est leur rôle d’encourager les recherches désintéressées dont l’utilité ne pourra être appréciée que dans un avenir éloigné.

10Condorcet ne se contente pas cependant d’opposer la pratique à la théorie. Dans la dernière partie de son texte, il s’efforce de montrer que les grandes inventions dans les arts s’appuient toujours sur des théories scientifiques. Il donne l’exemple des instruments d’optique inventés et perfectionnés par Galilée, Descartes, Newton et Euler. « Ces inventions si utiles et si brillantes, dont on fait l’honneur à la pratique, elle les doit à l’usage heureux de vérités que les théoriciens avaient amassées dans le silence de la méditation. C’est ainsi qu’un feu caché, mais toujours actif, produit lentement de la Terre ces métaux et ces pierres que des esclaves vont en arracher. » Condorcet esquisse ici une conception nouvelle des relations entre les sciences et les arts substituant à l’opposition traditionnelle de la théorie et de la pratique le lien étroit entre la théorie et ses applications, qu’il développera dans la suite.

  • 2 Voir la lettre de Turgot à Bossut, visiblement inspirée, sinon rédigée, par Condorcet, Henry, 1883, (...)

11Ces réflexions, rajoutées de manière un peu artificielle à un compte rendu sur les équations, traduisent les nouvelles préoccupations de Condorcet, alors que son ami Turgot entre au gouvernement. Jusque-là, Condorcet est resté un mathématicien pur, engagé dans l’action publique auprès de ses amis philosophes mais peu intéressé par les questions d’utilité pratique. Le voilà maintenant tout occupé à promouvoir les sciences appliquées. Dès la nomination de Turgot au ministère de la Marine, en juillet 1774, il lui propose de faire traduire la Scientia navalis d’Euler. Puis, il intervient très activement en faveur de recherches théoriques et expérimentales sur les canaux, intervention qui aboutit quelques mois plus tard à sa nomination, avec d’Alembert et Bossut, comme inspecteur de la navigation. L’année suivante, enfin, il obtient de Turgot la création à Paris d’une chaire d’hydrodynamique, confiée à Bossut2. À chaque fois, il s’agit de réformer la pratique, en la fondant sur la théorie. Condorcet a d’ailleurs pris soin d’écarter Borda, accusé de faire de la « physicaille », de la commission sur les canaux, et les premiers visés par ses initiatives sont les responsables du corps des ponts et chaussées, de purs praticiens qu’il déteste et méprise.

12Jusqu’au début des années 1780, Condorcet semble être resté sur les positions exposées en 1774 : affirmation du primat de la théorie sur la pratique, qui se traduit à la fois par l’autonomie complète de la théorie par rapport à la pratique et par l’incapacité de la pratique à se développer sans le secours de la théorie, et qui se double de la supériorité morale du savant sur l’artiste. On retrouve en particulier ces thèmes dans un compte rendu d’un mémoire de Borda (1777, p. 69) : « En général, dans les arts, les progrès de la pratique ont suivi ceux de la théorie, et souvent même ils ne les ont suivis que de fort loin. » Après avoir énoncé ce qu’il admet être un paradoxe, Condorcet insiste sur le caractère encore incertain, défectueux et peu éclairé de la pratique, que l’on aime pourtant à élever au-dessus de la théorie : « Si l’on cherche à remédier à ces défauts, on voit, dès le premier pas, combien on a besoin de la théorie, et l’on sent que rejeter la théorie comme inutile pour ne s’appliquer qu’aux choses usuelles, comme on l’a répété tant de fois, c’est précisément proposer de retrancher les racines d’un arbre, sous prétexte qu’elles ne portent point de fruit. »

13La manière dont Condorcet conçoit les relations entre la théorie et la pratique subit une inflexion assez sensible au début des années 1780. Certes, il ne remet pas en cause le rôle premier de la théorie. Évoquant dans son éloge de Duhamel la Description des arts et métiers publiée par l’Académie des sciences (1785b, p. 624-625), il se désole de voir « l’ignorance établir ou perpétuer des routines absurdes, et les préjugés de toute espèce, luttant contre l’industrie la plus ingénieuse, opposer aux progrès des arts une barrière que la théorie seule peut briser ». Il va jusqu’à reprocher à son maître d’Alembert, dans son éloge, d’avoir proscrit avec trop de sévérité tout ce qui n’était pas d’une utilité immédiate (1786a, p. 81). Mais, tout en restant fidèle à la thématique des années 1770, opposant l’utilité immédiate de la pratique à l’utilité future de la théorie, il procède alors à une certaine réévaluation du travail scientifique et de la pratique des arts.

14D’une part, Condorcet constate ce qu’il appelle lui-même dans l’éloge de Duhamel « cette révolution dans les esprits qui a dirigé plus particulièrement les sciences vers l’utilité publique » (1785b, p. 641). À la recherche de la gloire, qui était jusqu’alors pour lui la principale motivation du savant, il ajoute une motivation plus noble encore, le désir de contribuer au bonheur des hommes. L’infléchissement est net : « Les sciences ne sont pas encore assez répandues et même, s’il faut le dire, on les cultive trop encore par amour de la gloire, et trop peu dans la vue d’étendre leurs progrès, ou dans celle de contribuer à l’utilité commune... », écrit-il en 1784 (1784a, p. 49). Dans l’éloge de Duhamel, il annonce ainsi l’avenir : « Sans doute, cette révolution sera durable ; l’idée du bien général des hommes sera le guide des savants dans leurs recherches ; ils sauront la préférer peut-être à leur gloire même, et les hommes plus éclairés sauront aussi distribuer la gloire d’une manière plus utile à leurs intérêts » (1785b, p. 641).

15D’autre part, Condorcet reconnaît dorénavant à la pratique une certaine autonomie ainsi qu’une capacité propre à inspirer la réflexion théorique. Sur le premier point, il admet par exemple dès la fin des années 1770 que c’est à la pratique de déterminer entre plusieurs méthodes, celle qui est la meilleure au point de vue des coûts (1778, p. 17). Il admet également que les premières méthodes données par la théorie sont rarement assez faciles pour devenir d’un usage commun et qu’une méthode simple n’exige souvent que des connaissances pratiques (1782, p. 2). Il sera d’ailleurs amené à un constat du même ordre au cours de ses recherches sur l’application du calcul aux sciences morales et politiques (voir P. Crépel, 1989 et 1990). Sur le second point, Condorcet effectue une révision importante de ses positions antérieures : la pratique est aussi une source d’inspiration pour la théorie.

  • 3 Dès 1774, Condorcet relève le caractère singulier de l’art mécanique : « Dans ce que j’ai appelé la (...)

16Il illustre cette fécondité théorique de l’activité technique par l’exemple du mécanicien Vaucanson, dont le génie consiste précisément à concevoir la cinématique des mouvements mécaniques. C’est bien là, au moins en puissance, une activité proprement théorique : « On peut inventer des chefs-d’œuvre en mécanique sans avoir fait exécuter ou agir une seule machine, comme on peut trouver des méthodes de calculer les mouvements d’un astre qu’on n’a jamais vu » (1785a, p. 649)3. Mais c’est dans son compte rendu du mémoire de Monge sur les déblais et remblais (1784b) qu’il expose de la manière la plus nette son nouveau point de vue :

« Les procédés des arts sont les enfants du besoin, on peut en dire autant des méthodes les plus abstraites de la science ; mais nous les devons à des besoins plus nobles, à celui de découvrir des vérités nouvelles, ou de mieux connaître les lois de la nature.
Ainsi l’on voit dans les sciences des théories brillantes mais longtemps inutiles devenir tout à coup le fondement des applications les plus importantes, et tantôt des applications très simples en apparence faire naître l’idée de théories abstraites dont on n’avait pas encore senti le besoin, diriger vers ces théories les travaux des géomètres et devenir l’occasion de nouveaux progrès. »

17Dans ce passage, dont G.-G. Granger avait déjà noté l’importance (1956, p. 19-20), Condorcet ne parle pas de pratique mais d’applications. La notion d’application n’est certes pas nouvelle. Elle est déjà présente chez d’Alembert et se retrouve couramment chez Condorcet dès l’époque de ses premières recherches mathématiques. Ce serait d’ailleurs un travail intéressant de relever systématiquement ses occurrences. Il semble que le terme désigne d’abord principalement chez Condorcet comme chez d’Alembert l’usage que l’on peut faire de l’analyse, en géométrie, en mécanique ou en théorie des probabilités par exemple. Mais son acception, sous la plume de Condorcet, a tendance à s’étendre au-delà de la sphère de l’analyse. Au bout du compte, la notion désigne de manière très générale l’usage que l’on peut faire d’une science donnée dans d’autres sciences, voire dans les arts.

  • 4 Sur le rôle des applications utiles dans la recherche académique, voir R. Hahn, 1993, p. 163- 178.

18L’opposition simple entre théorie et pratique qui caractérisait le premier état de la pensée de Condorcet laisse ainsi progressivement la place à l’idée d’une application possible de la théorie à la pratique. Par là, le domaine de la spéculation et celui de l’action se trouvent rapprochés, sinon confondus. La place manque ici pour analyser les raisons de cette évolution. Je me contenterai donc de deux brèves remarques : il est clair, d’abord, que le changement de point de vue est lié au déplacement des intérêts de Condorcet. On sait maintenant, grâce à C. Gilain, que Condorcet continue ses recherches en analyse pure jusque vers 1782. Par la suite, en revanche, il semble bien se tourner définitivement vers l’étude des applications du calcul aux sciences morales et politiques – ce qu’il appellera en 1793 la mathématique sociale –, puis vers l’art social lui-même, y compris la politique. D’un autre côté, cette évolution ne concerne pas seulement Condorcet, mais l’ensemble du monde académique. C’est bien une « révolution des esprits », comme il l’écrit en 1783, qui oriente alors la majorité des savants vers l’étude des applications utiles4. En tant que secrétaire de l’Académie des sciences, il n’est guère étonnant qu’il ait repris à son propre compte les préoccupations utilitaires de ses collègues.

19Dans les textes écrits pendant la Révolution, Condorcet accentue encore ce tournant pratique, en associant systématiquement la théorie à ses applications. « Toutes les sciences ont une partie pratique. De chacune d’elle découle un art, dont les règles sont la conséquence de principes de la science. Cet art a pour but de combiner et de choisir les moyens d’exécuter sûrement ce que les principes ont fait reconnaître pour vrai, pour juste, pour utile » (Condorcet, 1793, p. 606). C’est pourquoi dans ses projets d’instruction publique, les anciennes académies laissent la place à une seule Société des sciences et des arts. Enfin, dans l’Esquisse, il reprend dans une vaste synthèse la réflexion progressivement développée au cours des vingt années précédentes. On y voit les sciences et les arts se lier de manière de plus en plus étroite en se perfectionnant. Après avoir évoqué les rapports dialectiques entre la théorie et la pratique, Condorcet achève la neuvième époque par la fameuse parabole du matelot, déjà esquissée vingt ans plus tôt (1795/1988, p. 263) : « Le matelot qu’une exacte observation de la longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie qui, par une chaîne de vérités, remonte à des découvertes faites dans l’école de Platon, et ensevelie pendant vingt siècles dans une entière inutilité. » L’opposition entre la spéculation et l’action se résout à mesure que l’esprit humain, en se perfectionnant, découvre les applications utiles des théories apparemment les plus gratuites. Au bout du compte, la vérité et l’utilité sont réconciliées. Le mouvement qui a conduit progressivement Condorcet de la connaissance pure à la connaissance appliquée reproduit ainsi, à l’échelle d’une vie, les progrès mêmes de l’esprit humain.

Les arts, les sciences et l’instruction

20Quelques pages avant la parabole du matelot (1795/1988, p. 255), Condorcet signale que « jusqu’à cette époque [la neuvième] les sciences n’avaient été que le patrimoine de quelques hommes ; déjà elles sont devenues communes et le moment approche où leurs éléments, leurs principes, leurs méthodes les plus simples deviendront vraiment populaires. C’est alors que leur application aux arts, que leur influence sur la justesse générale des esprits, sera d’une utilité vraiment universelle ». Notre étude serait donc incomplète si nous ne prenions en compte le problème de l’instruction, essentiel pour Condorcet.

21Il nous faut pour cela remonter une fois encore jusqu’à l’année 1774, qui apparaît décisive pour notre sujet. Dans ses notes manuscrites sur l’instruction, probablement écrites vers cette époque et publiées par M.A. Albertone (1983, p. 68 et p. 138-139), Condorcet s’en prend alors au principe du « À quoi cela est-il bon ? » que Rousseau énonce dans l’Émile. Selon Rousseau, il importe de diriger l’intelligence des enfants sur des objets utiles et à leur portée et donc de toujours être en mesure de répondre à la question « À quoi cela est-il bon ? » (Rousseau, 1762, p. 201-204). À cela Condorcet répond que « ce qui doit surtout être utile d’apprendre dans l’éducation, c’est à acquérir l’habitude d’exercer sa raison, sa mémoire, son intelligence, et qu’il est difficile de faire sentir à un enfant cette utilité ». Et il ajoute : « Il faut distinguer deux points, la connaissance purement pratique, le désir de celle-ci est plus facile à donner mais c’est l’objet le moins important. Il est plus facile de faire naître à un gentilhomme l’envie d’être menuisier que celle de savoir la géométrie ; quant aux enfants destinés à vivre par le travail, l’idée d’apprendre un métier leur est naturelle. Mais c’est le goût d’apprendre à lire qu’il est vraiment difficile d’inspirer. Avec l’histoire de Robinson vous inspirez le désir de quelques connaissances, mais avant que l’enfant ait appris ce qu’il faut qu’il apprenne, il sera dégoûté de son histoire. » On retrouve ici l’opposition entre l’utilité immédiate de la pratique et l’utilité à long terme de la théorie que nous avons déjà vue à l’œuvre dans la réflexion sur les arts utiles que Condorcet mène à la même époque.

22Il ne faudrait pas cependant en déduire que Condorcet se désintéresse alors du problème de la formation des artistes. Il distingue en effet la connaissance pratique des métiers, qui s’acquiert sur le terrain, de celle des méthodes générales, qui exigent une véritable instruction théorique. C’est ainsi qu’il plaide auprès de Turgot, semble-t-il, une réforme de l’École des ponts et chaussées, dont il juge le directeur, Perronet, un « homme fort ignorant et fort vain » (Henry, lettre n° CXCIX du 10 octobre 1775, p. 252-254). L’enseignement dans cette école était fondé principalement sur la pratique du projet et les stages sur le terrain et donnait peu d’importance à la partie théorique. Turgot publie au début de l’année 1775 une instruction sur la formation des ingénieurs des ponts et chaussées qui augmente sensiblement la partie théorique de l’enseignement et institue pour le concours des élèves trois prix de mathématiques, dont l’un en mécanique, hydraulique et calcul différentiel et intégral, décernés après avis de membres de l’Académie des sciences. En outre, les élèves doivent fréquenter la chaire d’hydrodynamique instituée à la demande expresse de Condorcet. Finalement, comme l’a montré A. Picon (voir Picon, 1992), la tentative de Turgot et Condorcet pour améliorer la formation théorique des élèves des ponts et chaussées s’est soldée par un échec : l’ingénieur des ponts reste jusqu’à la Révolution un ingénieur-artiste, doté d’une culture essentiellement pratique.

  • 5 Sur l’évolution de l’enseignement à Mézières, voir Belhoste, Picon et Sakarovitch, 1990 et Belhoste (...)

23À l’époque du ministère Turgot, Condorcet ne paraît se préoccuper que de la formation des ingénieurs. Sans doute tient-il alors compte du modèle de l’École du génie, installée à Mézières, dont son ami Bossut est examinateur. La formation pratique y est fondée sur l’application de connaissances théoriques, surtout depuis que Monge y est professeur5. Au cours des années 1780, cependant, Condorcet est amené à élargir le champ de ses préoccupations. Tout en procédant, comme on l’a vu, à une certaine réévaluation de la pratique et des arts utiles, il s’intéresse au problème de leur enseignement. C’est ainsi que dans un discours prononcé au Lycée (1786b), il fait l’éloge des écoles de dessin créées en Allemagne, « où l’on enseigne aux artisans les parties des mathématiques qui peuvent leur être utiles ». Et il précise : « L’objet de cette institution n’est pas de former des savants mais de donner à des hommes qui ne peuvent l’être la possibilité d’employer les parties des sciences qui leur sont d’une utilité plus immédiate, et de leur faire connaître des principes simples, mais certains, qui les préservent des erreurs dans lesquelles leur propre imagination ou les prestiges des charlatans pourraient les faire tomber. »

24Comme ce texte l’indique, Condorcet envisage dès les années 1780 une instruction spécifique pour les artisans et les artistes. Mais il faut attendre la Révolution pour qu’il développe cette idée dans le cadre de son projet d’instruction publique. Il consacre à la formation professionnelle le quatrième des cinq mémoires sur l’instruction publique qu’il publie en 1791 dans la Bibliothèque de l’homme public et il accorde une large place à cette question dans le plan présenté à l’Assemblée législative en avril 1792.

25Dans son mémoire sur l’instruction relative aux professions (1791/1994, p. 227-252), Condorcet distingue deux types de professions : les arts et les métiers, ou professions mécaniques, d’une part, les professions publiques d’autre part, c’est-à-dire en fait les armes savantes, les ingénieurs et architectes et les médecins. Le modèle dont s’inspire Condorcet pour l’instruction des professions mécaniques est à l’évidence celui des écoles de dessin, qui se sont multipliées depuis le milieu du xviiie siècle non seulement en Allemagne mais aussi en France. On ne doit pas enseigner les métiers eux-mêmes, cette formation étant renvoyée à l’atelier dans le cadre de l’apprentissage, mais les connaissances utiles à ces métiers. Ces connaissances sont le dessin évidemment, mais aussi les sciences appliquées, c’est-à-dire des éléments de chimie, de physique et de mathématiques pratiques.

26L’utilité d’une pareille instruction est d’abord proprement économique. Une main-d’œuvre mieux formée permettra d’accroître à un moindre coût la quantité de richesses produites. Ceux qui sont doués d’un talent particulier pour les arts mécaniques pourront le faire fructifier, et ceci au profit de tous. Enfin, et enfin seulement, Condorcet prend en compte l’utilité politique de l’instruction des ouvriers : abrutie par le travail, sujette aux séductions des démagogues, la classe dangereuse trouvera dans l’instruction un rempart contre ses propres emportements. « C’est en répandant les lumières parmi le peuple qu’on peut empêcher ses mouvements de devenir dangereux », écrit Condorcet.

27Condorcet considère ensuite ce qu’il appelle les professions publiques dont l’instruction doit reposer sur l’étude des sciences et de leurs applications. Il envisage d’abord la formation des officiers militaires, et en particulier celle des ingénieurs du génie et des officiers d’artillerie pour lesquels il prévoit des écoles particulières. Comme il se doit, il insiste sur l’importance de la théorie : « Un homme préparé par une bonne théorie acquiert en une année d’exercice plus que dix années d’une pratique routinière n’auraient pu lui donner. » Même remarque pour la formation des officiers de marine : « La supériorité de la théorie peut seule donner à la marine française l’espérance d’égaler celle d’Angleterre. » Pour ce qui concerne l’art de guérir, on retrouve les mêmes préoccupations : « On s’attachera principalement à porter dans l’enseignement de la médecine la méthode des sciences physiques, la précision avec laquelle on y observe les faits, la philosophie qui en dirige la marque et en assure les progrès. Alors on sera sûr d’avoir établi une instruction utile. »

28Dans son projet d’instruction publique présenté à l’Assemblée législative en avril 1792, Condorcet reprend les idées qu’il avait développées l’année précédente dans la Bibliothèque de l’homme public. Une différence importante entre les propositions de 1791 et le plan de 1792 mérite cependant d’être relevée : alors qu’il envisageait initialement des établissements spécifiques pour l’enseignement professionnel, il intègre maintenant cet enseignement dans le système d’instruction publique. Les écoles secondaires de district, qui complètent les écoles primaires, assurent la formation aux professions mécaniques. Quant aux professions publiques, réservées à une petite minorité, elles doivent être enseignées dans les degrés supérieurs d’instruction, instituts et lycées, dont la troisième classe réunit les applications des sciences aux arts. L’enseignement des sciences, qui occupe une place primordiale dans ces établissements, est d’ailleurs étroitement associé à celui de leurs applications.

29Analysant les raisons pour lesquelles il donne la préférence aux sciences physiques et mathématiques dans son projet d’instruction publique, Condorcet, après avoir rappelé leur rôle formateur de la raison, insiste sur leur utilité pratique : « Elles sont utiles dans toutes les professions ; et il est aisé de voir combien elles le seraient davantage si elles étaient plus uniformément répandues. Ceux qui en suivent la marche voient approcher l’époque où l’utilité pratique de leur application va prendre une étendue à laquelle on n’aurait osé porter ses espérances, où les progrès des sciences physiques doivent produire une heureuse révolution dans les arts ; et le plus sûr moyen d’accélérer cette révolution est de répandre ces connaissances dans toutes les classes de la société, de leur faciliter les moyens de les acquérir. » On retrouve ainsi, dans le système d’instruction publique, depuis le premier degré d’instruction jusqu’à la Société des sciences et des arts qui en constitue le couronnement, la liaison réciproque entre les sciences et les arts qui caractérise, dans l’Esquisse, la neuvième époque. Il y a, de ce point de vue, une cohérence profonde de la pensée de Condorcet.

30En réalité, dans son projet d’instruction publique, comme sur bien d’autres questions, Condorcet ne fait qu’exprimer, avec une force et une clarté particulières, les conceptions du milieu académique. On ne s’étonnera donc pas de retrouver, sous une forme à peine différente, ses idées sur la formation professionnelle dans des projets présentés par deux autres académiciens proches de Condorcet, Lavoisier et Monge (voir Charmasson, 1995 et Taton, 1992). À l’exception de l’École polytechnique, ces projets d’inspiration académique ne donneront lieu à aucune création durable. Les écoles secondaires de district ne seront jamais créées. Dans les écoles centrales, qui reprennent l’idée des instituts de Condorcet, les enseignements de sciences appliquées, un moment envisagés, seront supprimés par Daunou, et l’enseignement scientifique se trouvera ainsi coupé de ses applications. Le remplacement des écoles centrales par les lycées napoléoniens, où domine l’enseignement des mathématiques et du latin, achèvera de ruiner l’idéal académique d’enseignement éclairé des sciences et des arts. Quant à l’Institut, censé réaliser le projet d’une Société des sciences et des arts, il est amputé de la classe d’application des sciences et des arts qui avait été un moment envisagée.

31Ce qui frappe dans la pensée de Condorcet, au terme de cette étude, c’est son caractère fondamentalement dynamique. La tension entre les deux pôles de la théorie spéculative et de l’action pratique ne trouve à se résoudre que dans l’histoire. C’est pourquoi, même s’il convient d’insister sur son parti-pris théoriciste et sa prédilection pour les méthodes générales abstraites, il faut prendre en compte également son souci des applications utiles, souci qui ne cesse de s’affirmer dans le cours de son œuvre, y compris dans le domaine des arts et métiers. Au bout du compte, sur cette question comme sur beaucoup d’autres, Condorcet est un homme du long terme, selon la formule heureuse du colloque Condorcet de 1988 (voir P. Crépel et C. Gilain, 1989, p. 528) : à l’échelle des siècles, la connaissance pure et la connaissance appliquée apparaissent comme les moments d’une même entreprise. Le progrès des techniques, considéré au point de vue du perfectionnement de l’esprit humain, se confond alors progressivement avec le développement même des sciences.

Bibliographie

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CONDORCET

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Notes

1 Voir par exemple la lettre de Condorcet à madame Suard n° CLIV, écrite en 1780, Badinter, p. 211 et le quatrième mémoire sur l’instruction publique, 1791/1994, p. 228.

2 Voir la lettre de Turgot à Bossut, visiblement inspirée, sinon rédigée, par Condorcet, Henry, 1883, lettre n° CLXXXVI du 1er octobre 1775, p. 237-240.

3 Dès 1774, Condorcet relève le caractère singulier de l’art mécanique : « Dans ce que j’ai appelé la pratique des sciences, je n’ai point renfermé non plus le génie de la mécanique. Ce génie emploie une géométrie d’une espèce particulière, dont la théorie n’est pas encore écrite, et que chaque grand mécanicien est obligé d’inventer. C’est là ce qui rend les mécaniciens si rares, tandis que les faiseurs de machines sont si communs », 1774, p. 55.

4 Sur le rôle des applications utiles dans la recherche académique, voir R. Hahn, 1993, p. 163- 178.

5 Sur l’évolution de l’enseignement à Mézières, voir Belhoste, Picon et Sakarovitch, 1990 et Belhoste, 1990.

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