Vichy ou l'échec de l'"école nationale" (été 1940-été 1944)
p. 103-112
Texte intégral
1En optant pour une stratégie d’intégration dans l’Europe allemande, les hommes et les équipes qui ont constitué le régime de Vichy à partir de l’été 1940 ont cru pouvoir en finir avec le modèle démocratique français. Sous l’impulsion de Philippe Pétain en personne, ils ont très logiquement tenté de reconfigurer la matrice scolaire de la IIIe République aux fins de « refaire la France », selon une stratégie réactionnaire qui aurait permis au pays de liquider l’héritage de la Révolution française. En ce sens, l’école devait être mobilisée au profit d’une réinterprétation de l’histoire nationale gagnée à un nationalisme d’inspiration maurrassienne mais « magnétisé »1 par les succès des fascismes. Très vite cependant, l’entreprise connut des dissensions stratégiques : les militants de l’État milicien de 1944 débordèrent largement les projets initiaux plus simplement réactionnaires des hommes de « la divine surprise ». L’histoire du projet scolaire de Vichy est donc celle d’un échec ; un échec à remodeler les soubassements culturels d’un peuple et à briser le lien séculaire, renforcé par les pères fondateurs des années 1880, entre l’école et la nation – la définition de la nation se superposant presque exactement, depuis la crise boulangiste, à celle de la République, sauf en ses marges les plus extrémistes (Action française et syndicalisme révolutionnaire réunis). L’acculturation républicaine, ce lien symbolique (« L’École de la République ») et pratique (aller à l’école, passer le « certif’ » ou, pour une minorité d’élèves, le « bachot ») avait atteint une telle charge émotionnelle dans la société française que Vichy ne put la surmonter.
L’école républicaine sacralisée
2Sans détour excessif par l’histoire du phénomène républicain en France, force est de constater que la société française a inventé, malgré les convulsions politiques du xixe siècle, un paradigme qui a facilité le transfert de sacralité du modèle de l’ancienne France absolutiste à une version démocratisée au forceps par la Révolution, substituant à l’alliance du trône et de l’autel celle de l’isoloir et du tableau noir ; à l’onction renouvelée du monarque par l’archevêque de Reims, la révélation du savoir disséminée dans tout le corps social par l’ordre laïque des « hussards noirs ». Ainsi, beaucoup plus qu’ailleurs en Europe, l’école en France est le lieu cardinal de la transmission, de la réélaboration générationnelle et de la vérification permanente du lien démocratique (sous la IIIe République, les campagnes électorales se jouent aussi, en dehors des heures de cours, sous les préaux d’école).
3Ce n ’est donc pas un hasard si, au lendemain des élections de mai 1932, dans une France travaillée par les effets retardés de la Grande Crise et retournée au Cartel des gauches, le socialiste indépendant Anatole de Monzie assure le basculement identitaire de son ministère – dit traditionnellement de « l’Instruction publique » – en une « Éducation nationale » significativement chargée de conjurer la montée des périls. Dans tous les cas, l’école est sacralisée par une population qui adhère aux promesses du progrès et de la promotion sociale. Rappelons-nous la profession de foi du facteur de Mazières-en-Gâtine, rapportée par le futur (en 1944) inspecteur général Roger Thabault :
Vers 1895, le facteur Pascal Chaignon […] avait été à l’école du bourg voisin, un élève remarquable. […] Comparant son sort actuel à son enfance, [il] se sentait plein de confiance et d’orgueil. Surtout, il lisait des journaux. […] Il réfléchissait ; il discutait avec les uns, avec les autres. On l’écoutait et il en était fier. […] Son fils serait un employé supérieur des PTT. C’était le prolongement, l’épanouissement de sa propre carrière […].2
4On comprend mieux que les instituteurs, ces « intellectuels de village »3, soient devenus des figures locales dans cette France qui n’est majoritairement urbaine que depuis le recensement de 1931 ; qu’ils exercent souvent une mission d’intercession auprès des notables, du notaire jusqu’au sous-préfet. À ce rôle de médiateur social renforcé par la fréquente tenue du secrétariat de mairie dans les communes rurales, les instituteurs de la IIIe République ajoutent fréquemment la fonction d’officiers de réserve. Pendant la Grande Guerre, partis à 35 000 dans les tranchées, ils n ’avaient pas démérité ; dans l’entre-deux-guerres, ils étaient devenus – par humanisme et sauf exceptions – les principaux vecteurs du pacifisme der des ders derrière le leader syndicaliste André Delmas, influent secrétaire général d’un Syndicat national des instituteurs (SNI) qui regroupait la grande majorité des 132 000 instituteurs de France. Patriotes – au sens de Valmy –, militants de la fraternité entre hommes libres et éduqués, protecteurs bienveillants et érudits du quartier ou du village, ils disposaient d’un remarquable pouvoir d’influence au cœur du dispositif de la sociabilité républicaine.
L’école purgée
5Or, c’est justement cette économie de la méritocratie et de la sociabilité populaires que pulvérise aussi « l’étrange défaite » de juin 1940. D’abord, les enfants du Nord et de l’Est, voire de la région parisienne, accompagnent souvent les adultes sur les routes de la Débâcle : parmi les huit millions de réfugiés paniqués par les bombardements, les rumeurs de cinquième colonne et les succès foudroyants du Blitz, on compte quelque 100 000 enfants. À l’automne 1940 et parfois au début de 1941 encore, des dizaines de milliers de familles demeurent à la recherche, via les organisations d’aide aux réfugiés (Croix-Rouge, Cimade, Secours national) de leurs enfants perdus au cours de l’Exode. De plus, en zone nord, de très nombreux établissements scolaires, des écoles aux lycées, sont investis (de manière transitoire ou répétitive), à compter de la rentrée 1940, par des détachements militaires allemands, condamnant parfois enseignants et élèves à une cohabitation forcée dans des baraquements provisoirement établis dans la contiguïté de salles de classe occupées ou détruites.
Glacer d’effroi le corps enseignant ?
6D’autre part, Vichy réserve bien des surprises à une institution scolaire qui subira pendant de longs mois l’impact de la défaite. L’encre de l’armistice à peine sèche, les maîtres d’école sont en effet publiquement accusés par la haute hiérarchie militaire, généralissime en tête, d’avoir insufflé depuis le traité de Versailles une culture défaitiste à leurs élèves et d’avoir privilégié l’académisme humaniste au détriment de la mobilisation virile des esprits. Dans la foulée, un millier d’instituteurs devient la victime d’une violente purge rendue possible par la loi du 17 juillet 1940 – celle-là même qui permet la révocation pure et simple, à Chartres, du préfet Moulin. Les enseignants sanctionnés (par les procédures administratives de déplacements ou de mises à la retraite d’office, voire de révocations) s’étaient souvent – et sans surprise – publiquement engagés aux côtés du Front populaire, dans les rangs des partis de gauche, du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) ou de la CGT réunifiée (à laquelle adhère le SNI). Symptomatiquement, la purge ne prend pas en compte la recomposition du champ politique par l’appeasement qui rallie pourtant depuis l’automne 1938 les plus ardents des pacifistes du Front populaire aux prudences munichoises des états-majors – telle l’icône ultra-pacifiste Léon Emery, muté de l’école normale de Lyon en Gironde (avant d’être réhabilité à la rentrée 1942 par un Laval qui tient à ses amitiés de centre-gauche).
7À cette première vague répressive qui a pour fonction de stigmatiser le corps de fonctionnaires qui incarne au mieux l’ancienne République, il faudra bientôt ajouter 1 328 enseignants notoirement franc-maçons (décret-loi du 13 août) et près de 2 000 enseignants juifs de tout niveau – université et Algérie incluses –, désignés à l’éviction par les deux statuts des Juifs.4 Pour le versant strictement politique de la purge de l’été, il est vrai qu’il s’agit d’un vieux compte à solder : devenu ministre de la Guerre dans le gouvernement Doumergue formé au lendemain de l’émeute parisienne du 6 février 1934, le maréchal Pétain indiquait déjà à son collègue de l’Éducation nationale qu’il « souhait[ait] pouvoir s’occuper comme il convient des instituteurs communistes », obsession politique réitérée en juillet 1940 devant l’ambassadeur des États-Unis à Vichy, William Bullitt.5 En 1941, l’inspecteur général honoraire Paul Crouzet peut affirmer dans un opuscule à succès que « quiconque a enseigné, petit ou grand, officiel ou non-officiel, est pour quelque chose, même inconsciemment, dans l’état intellectuel et moral qui a contribué à la défaite ».6
8Le catalogue des mesures prises dès la rentrée 1940 – sans aucune interférence allemande, rappelons-le, puisque la Convention d’armistice prévoit que le gouvernement français conserve sa pleine souveraineté en matières intérieure et coloniale – témoigne de cette volonté de rétrograder politiquement et idéologiquement l’institution scolaire en amont de l’adoption de la loi du 28 mars 1882 qui rendait obligatoire et laïque l’enseignement primaire public, dans le cadre d’une République reconquise et fortifiée. C’est le rêve inavoué du premier Vichy, celui des militaires, des maurrassiens et des ultras du catholicisme : rétablir en la personne du maréchal Pétain un Mac Mahon qui n ’aurait pas démissionné en janvier 1879 et qui, alors, aurait pu mettre entre parenthèses quatre-vingt-dix années d’égarements et de spasmes issus du séisme révolutionnaire. Entre le 4 juillet 1940 – date à laquelle la presse de zone sud aussi bien que repliée se déchaîne, autant sur instructions que par capillarité avec le nouveau régime, contre les instituteurs français – et le 6 janvier 1941, un train de mesures inspirées par l’idéologie de la Révolution nationale s’emploie à déconstruire les murs porteurs de l’école républicaine, depuis la suppression du recrutement par concours des corps d’inspection (le 2 août) et la fermeture, le 18 septembre, des écoles normales d’instituteurs (« ces antiséminaires malfaisants de la démocratie » selon Maurras7) jusqu’au réinvestissement de l’école publique par l’institution ecclésiale. L’Église de France bénéficie en effet directement de l’abrogation, dès le 3 septembre 1940, de la loi de 1904 qui interdisait aux congréganistes d’enseigner et de l’autorisation donnée le 6 janvier 1941 aux officiants – pasteurs et rabbins inclus dans cette première phase – de venir dispenser une instruction religieuse dans les locaux mêmes de l’école publique. Au 12 décembre 1940, sur les traces d’un primat des Gaules (Mgr Gerlier) qui a précocement identifié la France à Pétain, les assomptionnistes de La Croix peuvent triompher puisque « l’École sans Dieu a vécu ». En un semestre, Philippe Pétain et ses féaux sont parvenus à mettre à bas tout le pan laïque de l’école de la IIIe République, même s’il a fallu y user quatre ministres – déposition de Pierre Laval au 13 décembre comprise : le sénateur Émile Mireaux, le germaniste Albert Rivaud, le juriste Georges Ripert et le philosophe Jacques Chevalier. Aux rituels républicains se substituent ceux qui incarnent le nouvel ordre politique. Ainsi la célébration matinale du chant de dévotion adressé depuis 1941 à Philippe Pétain sous le célèbre en-tête : « Maréchal, nous voilà » et l’affichage obligatoire en classe du portrait du « sauveur de la France », imprimé à des dizaines de milliers d’exemplaires par le service de propagande du ministère de l’Information, se déploient-ils, en zone sud essentiellement. Dans ce contexte utopique de refondation politique, la marque de Vichy ne se porte pas uniquement sur les hommes ; la purge des programmes scolaires républicains accompagne logiquement celle des maîtres.
Confiner l’histoire et la géographie ?
9« Les journaux sont pleins des projets de Vichy : refaire la race, refaire une éducation » note Léon Werth le 29 novembre 1940.8 Porteur d’un projet de revanche politique, le régime de Vichy croit retourner à son avantage la formule de Gambetta en un définitif « 1789, voilà l’ennemi ! ». Concentrons-nous sur l’histoire et la géographie, bons indicateurs idéologiques.
10Pour le journaliste collaborationniste des Nouveaux Temps, Guy Crouzet, « l’Histoire est restée la forteresse de l’esprit maçon dans l’enseignement français. [Il faut maintenant dévoiler enfin] le rôle funeste joué à l’époque de la Révolution française par les sociétés de pensée, par l’Angleterre, par les Juifs agitant les passions les plus suspectes ».9 On comprendra donc que l’enjeu symbolique pour la France « renaissante » de l’an Quarante consiste à mettre définitivement à distance l’ensemble du processus politique issu de la Révolution française, pour que la France éternelle retrouve son lit. Autrement dit, il s’agit d’aboutir à une fin de l’Histoire accouchant de la réconciliation de « civilisation » entre la puissance capétienne et le Saint-Empire romain germanique – au détriment terminal, donc, de la perfide Albion, nonobstant la prévisible vassalisation du pays des Francs.
11L’opération de proscription d’une Révolution française conçue comme accidentelle dans la très longue durée de l’histoire nationale autorise alors la réouverture du musée de cire des grandes figures à haute charge symbolique – et leur réemploi nationalisé par Vichy : Vercingétorix le vaincu ; Louis IX, le roi à la double face de monarque sanctifié et de croisé antijuif ; Jeanne d’Arc, hérault et héroïne du nationalisme anti-anglais.
Une conférencière officielle se promène de chef-lieu en chef-lieu et de bourgade en bourgade. Elle parle devant les enfants des écoles […]. Elle fait joujou avec Saint-Louis, Montaigne, Corneille, Péguy et le Maréchal […]. On les propose comme sujets de dissertation aux candidats au bachot,
12confirme Werth au 30 mai 1941 depuis son exil bressan.10 Dès le 9 octobre précédent, Georges Ripert avait enjoint aux instituteurs « d’insister sur la continuité de l’effort qui a été fait à travers les siècles pour construire, maintenir et relever la France », instruction confirmée dix-huit mois plus tard par son successeur à l’hôtel Plazza (siège du ministère à Vichy), l’antiquisant Jérôme Carcopino, prompt à considérer que « depuis plus de dix siècles, notre histoire s’est déroulée avec une parfaite continuité et comme sous l’empire d’un même dessein ».11 Dans cette coulée, des tombereaux de manuels et de publications pédagogiques sont interdits, parfois promis au pilon mais le plus souvent simplement expurgés des passages les plus litigieux – par simple arrachage ou découpage des pages incriminées ! – à cause des pénuries croissantes de papier. Une première liste est officiellement arrêtée en février 1941 par un Jacques Chevalier sur le départ, à cause de l’entrée en fonction du gouvernement Darlan. Deux autres vagues d’épuration livresque suivront, sous Carcopino en décembre 1941 et sous Bonnard en avril 1943. Sans aucune pression allemande, les occupants étrillant pour leur propre compte la littérature scolaire française au-delà de la liste Bernhard – 713 382 livres razziés en zone occupée au 31 août 1940 – ou des trois listes Otto à plus large spectre (septembre 1940, juillet 1942 et mai 1943). 82 ouvrages scolaires français sont ciblés en février 1941 (liste A1) puis 91 autres manuels le 31 juillet 1943 (A2) par la section d’administration « V4 Kult » du MilitärBefehlshaber in Frankreich (MBF). Il s’agit d’éliminer chez les enfants des vaincus toute représentation agressive du Reich depuis sa fondation… à Versailles en janvier 1871. À Vichy, c’est plutôt une offensive anti-Michelet, anti-Lavisse, anti Mallet-Isaac et anti-Brossolette qui est à l’ordre du jour.12 Il s’agit cette fois d’une opération d’acculturation, au profit d’une relecture exclusivement nationaliste du passé. Léon Werth ironise, à propos de la scolarité de son fils : « Dans le manuel de littérature française que le lycée prescrit à Claude, Maurras est présenté comme un penseur. »13 Témoignent autrement de cette stratégie les instructions ministérielles que Jérôme Carcopino destine au printemps 1942 à l’enseignement de l’histoire et de la géographie à l’école élémentaire. Ces instructions ont pour effet premier de plafonner, sous le linteau d’une Europe désormais allemande pour longtemps, les ambitions universalistes de l’histoire de la France et de réduire l’investigation géographique à une forme de localisme régionaliste – ce qui permet de replier sur le terroir les centres d’intérêt, en lieu et place d’un Hexagone présentement tronçonné en une demi-douzaine de zones (rattachée, interdite, italienne, et autres) aux régimes différenciés. Dans tous les cas, l’histoire reste un bon outil idéologique (à l’heure du procès de Riom) car « il est légitime qu’[elle] ne se borne pas à relater les événements mais qu’elle en juge les acteurs ». Quant à la géographie, elle se conforme désormais aux canons de la Révolution nationale qui prône une
région [à étudier] non seulement dans ses cadres géographiques usuels […] mais aussi dans les aspects proprement dits de la vie régionale (mœurs, coutumes, traditions) [sans que l’on manque] de s’intéresser au folklore local […] car la vie régionale n ’est qu’un des multiples aspects de notre existence nationale, de son unité cimentée dans la diversité provinciale.14
Rationaliser et viriliser le système d’enseignement ?
13Paradoxalement, Jérôme Carcopino est parvenu, pendant son ministériat de quatorze mois (23 février 1941 – 18 avril 1942), à tricoter ensemble phase de répit dans la chasse aux sorcières enseignantes et compromis rationalisateur, au besoin en puisant dans les cartons de l’ancien ministre du Front populaire, Jean Zay. Directeur de l’École normale supérieure promu à la tête de l’Académie de Paris au lendemain des manifestations lycéennes et étudiantes du 11 novembre 1940 aux Champs-Élysées, cet historien conservateur désamorce subtilement une querelle religieuse renaissante en zone nord à cause des initiatives provocatrices de Jacques Chevalier. En 1941 et 1942 en effet, les préfets signalent à l’hôtel du Parc plusieurs tentatives de réimplantation de crucifix, notamment dans des écoles publiques de la Meuse et du Pas-de-Calais, suscitant la réprobation des parents d’élèves et l’ire anticléricale de l’ambassadeur d’Allemagne, Otto Abetz, ange gardien de la gauche lavaliste à Paris.15 À Romilly-sur-Seine (Aube), les conseillers municipaux de la SFIO dissoute se refusent même à voter une subvention aux écoles libres de la commune.16 Carcopino, ministre d’une équipe Darlan qui commence à se sentir menacée par « une terrible vague d’anticléricalisme » en pleine occupation allemande (selon le ministre de l’Intérieur Pierre Pucheu), calme rapidement le jeu en promulguant le 10 mars 1941 une loi qui éjecte définitivement des locaux scolaires publics tout enseignement religieux.17 Le 15 août suivant, le ministre fait transformer les écoles primaires supérieures et les cours complémentaires en collèges modernes – une mesure d’intégration du système parallèle de l’enseignement primaire supérieur menant aux brevets que Jean Zay n ’avait pas eu le temps de mener à bien entre 1936 et 1939. Celui-ci n ’aurait sans doute pas désavoué la création, par le décret du 28 décembre 1941, du CAEC (Certificat d’aptitude à l’enseignement en collège), ancêtre du CAPES de 1950. Soucieux de subtiles pondérations, Carcopino n ’hésite pourtant ni à revenir sur la gratuité de l’enseignement secondaire (totalement acquise dans le budget 1933) ni à accorder (avec un esprit pionnier qui sera conforté par les lois Marie, Barangé et Debré de la décennie suivante) une subvention d’État de quatre cents millions de francs en faveur de l’enseignement confessionnel avant de lancer le poisson-pilote du Diplôme d’études primaires préparatoires (DEPP), dont l’instauration vise à court-circuiter conjointement un certificat d’études trop symboliquement républicain et l’examen d’entrée en sixième inauguré par Monzie à la rentrée 1933.
14Revenons sur le territoire de la géographie, sans doute plus formellement évocatrice d’un projet de Vichy, s’il y en eut un. En effet, la défaite et la politique de refondation qu’elle semble autoriser offre l’opportunité à une partie de la géographie universitaire de se soustraire à la tutelle de l’histoire. À la manœuvre – depuis une assemblée générale du 12 octobre 1940 en Sorbonne, où le drapeau de l’indépendance géographique a pu être (enfin ?) levé : les géographes Emmanuel de Martonne et André Cholley, tenants d’un exclusivisme géomorphologique réhabilité par la Révolution nationale contre une géographie humaine marquée au fer du Front populaire. Dans leur besace tombe en avril 1941, avec la caution de Carcopino, une licence de géographie autonome puis, fin septembre 1943, une agrégation de géographie complètement indépendante que leur accorde Abel Bonnard. Dans ce processus de lobbying sincère, Martonne a lancé un ballon d’essai au profit de l’excursion géographique qui a le mérite de confirmer la dévalorisation de l’académisme du cours magistral au profit de l’expérience émotionnelle du terrain. Selon Martonne en effet, l’excursion géographique a pour but de faire :
sentir profondément que la France n ’est pas un morceau de terre anonyme… Quand la route s’allonge, une marche au pas cadencée accompagnée de chants permet d’éviter la formation de groupes de traînards et de donner à la troupe une notion de la discipline de marche.18
15L’argument ne peut que plaire à un Bonnard en charge du ministère depuis le 18 avril 1942. L’académicien, compagnon de route du Parti populaire français (PPF), rêve ouvertement d’une jeunesse française qui tâterait de « l’Homme nouveau » – jusqu’à l’ultima ratio de l’engagement LVF (Légion des volontaires français contre le bolchevisme) ou milicien – par l’activisme pédagogique redoublé du commissariat à l’Éducation générale et sportive (EGS) – dirigé à sa création en octobre 1940 par le tennisman Jean Borotra –, une structure périscolaire mise en place pour faire pièce à l’académisme de l’enseignement primaire.19 Las ! Cinq heures d’enseignement sportif devaient être initialement délivrées aux garçons et aux jeunes gens ; quatre heures aux fillettes et aux jeunes filles. L’horaire est précocement allégé par Carcopino, au vu des piètres résultats gymniques d’élèves sous-alimentés, progressivement gagnés par l’absentéisme et bien davantage motivés par la distribution de biscuits caséinés dans les locaux scolaires que par la corvée matinale, en zone sud, du salut aux couleurs. De toute façon, les frictions se sont accumulées à un point tel entre les nouveaux maîtres d’EGS (on en compte 645 dans toute la France pendant l’année scolaire 1940-1941) et les enseignants traditionnels que le vivier des maîtres de sport s’épuise rapidement, malgré la promesse d’emplois porteurs (l’École nationale de l’EGS n ’accueille plus que 79 candidats à Paris en 1943-1944). Les conditions mêmes de la guerre et de son approfondissement puis de son basculement vers la polarité du monde libre ont finalement eu raison des utopies virilistes de la Révolution nationale.
L’école résiliente
16En bout de course, la société scolaire s’est révélée résiliente pour des raisons qui tiennent à l’impasse stratégique de l’engagement de l’État français aux côtés de l’Allemagne nazie mais aussi et surtout à l’enracinement culturel dans le corps enseignant et la population tout entière d’une conception du monde et de la nation républicaine définitivement arrimée à la démocratie. Sous le joug du régime de Vichy, personnels de direction et d’inspection, maîtres, élèves – et parents d’élèves qu’il faut se garder d’exclure trop tôt de la sociabilité scolaire – ont très majoritairement joué la carte de l’inertie aux plus belles heures de la Révolution nationale. Il est vrai que les Allemands les y ont largement aidés. Les occupants n’ont en effet jamais cherché à germaniser (hors adolescents alsaciens et mosellans promis à la Wehrmacht ou à la Waffen-SS), ni à rallier au national-socialisme une jeunesse française tenue pour « racialement » méprisable. Dans ce contexte, l’école a pu amortir et détourner les tentatives de captation idéologique de la Révolution nationale et offrir souvent un havre provisoire – où continuaient à avoir cours les valeurs méritocratiques et l’indifférenciation citoyenne – à la petite minorité d’écoliers, de lycéens et d’étudiants juifs persécutés.20 Le « surmoi » républicain de l’institution scolaire n ’a guère cessé de fonctionner.
17Le 10 août 1943, à l’heure de la reprise de Kharkov et du débarquement américain en Sicile, l’un des paysans du Revermont que fréquente Léon Werth, répond comme en écho, à deux générations d’intervalle, aux fiertés du facteur Pascal Chaignon : « On ne retrouvera pas tout comme avant, mais c’est sûr, n’est-ce pas, qu’on nous rendra le droit de vote ? […] Voter c’est réfléchir. Sans le droit de vote, on est une bête. On mange et boit, c’est tout. »21
Notes de bas de page
1 P. Burrin, La dérive fasciste – Doriot, Déat, Bergery (1933-1945), Paris, Seuil (L’Univers historique), 1986, chapitre II : « Le champ magnétique des fascismes », p. 61 et suiv.
2 R. Thabault, Mon village : Mazières-en-Gâtine, Paris, Delagrave, 1944, p. 191-192.
3 L’expression est de R. O. Paxton in La France Vichy (1940-1944), Paris, Seuil (Points-Histoire H-16), 1974, p. 154.
4 Exactement 1 111 fonctionnaires juifs de l’Éducation nationale en métropole auxquels il faut ajouter 616 membres de l’enseignement public en Algérie à la fin du premier semestre 1941. Voir Cl. Singer, Vichy, l’Université et les Juifs – Les silences de la mémoire, Les Belles Lettres – Histoire, 1992, p. 140-141.
5 R. O. Paxton, La France Vichy (1940-1944), ouvr. cité, note 36, p. 153 : « La France a perdu la guerre parce que les officiers de réserve [ont] eu des maîtres socialistes » lui précise Pétain.
6 P. Crouzet, La vraie Révolution nationale dans l’Instruction publique, Privat-Didier (Cahiers violets), 1941, p. 5.
7 R. O. Paxton, La France Vichy (1940-1944), ouvr. cité, p. 156.
8 L. Werth, Déposition – Journal de guerre (1940-1944) – Extraits, Paris, Seuil (Points no 1737), 2007, p. 71. Le témoignage lumineux de Léon Werth, réfugié en Bresse, nous accompagnera ici.
9 G. Crouzet, Les Nouveaux Temps, 11 février 1943.
10 L. Werth, Déposition, ouvr. cité, p. 122-123.
11 Journal officiel de l’État français (JOEF), Instructions relatives au nouveau plan d’études des écoles élémentaires du 5 mars 1942 publiées le 21 mars 1942, p. 124-125.
12 JOEF, 13 mai 1941, p. 2053. Les principaux manuels d’histoire retirés des écoles primaires réunissent Ballereau-Brangier, Bonne, Duvillage, Clémendot, Brossolette, Mercier et Gachon-Sénèze (pour la géographie).
13 L. Werth, Déposition, ouvr. cité, 13 février 1941, p. 107.
14 JOEF, Instructions relatives au nouveau plan d’études des écoles élémentaires du 5 mars 1942, déjà citées.
15 Sur la poignée d’enseignants de la gauche munichoise qui basculent dans l’aire de la collaboration après 1940, voir. R. Handourtzel et C. Buffet, La collaboration, à gauche aussi (1940-1944), préf. de R. Rémond, Perrin, 1989, 276 p.
16 AN F17-13376, rapport du 8 octobre 1941.
17 R. Handourtzel, Vichy et l’École (1940-1944), Paris, Agnès Viénot Éd., 1997, p. 160-161.
18 AN F17 13339, rapport d’E. de Martonne à A. Bonnard, 31 juillet 1942.
19 Même L. Werth (ouvr. cité, p. 34) reconnaît, au 22 septembre 1940, que « les instituteurs apprenaient trop de faits bruts ».
20 Voir R. Handourtzel, « Vichy, l’école et les enfants juifs (1940-1944) », Les enfants de la Shoah, J. Fijalkow dir., colloque de Lacaune (16-17 septembre 2005), Paris, FMS / Les Éditions de Paris, 2006, p. 17-34.
21 L. Werth, ouvr. cité, (10 août 1943), p. 227.
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