L’enseignement de l’histoire et l’avenir de la nation
Le cas du Québec
p. 33-43
Texte intégral
1À l’instar de bien des sociétés dans le monde, le Québec est marqué par la diversité identitaire et le pluralisme culturel de ses habitants dont s’éparpillent les espaces d’expérience et les horizons d’attente. Cette situation n’est pas sans compliquer la production de raisons d’être communes dans la Cité. Aux yeux de plusieurs intervenants, l’histoire enseignée en classe, soit le récit du passé présenté aux jeunes, apparaît comme l’un des moyens de fabriquer du lien social et de créer, aux fins de la production d’une convivialité générale à venir, des références partagées entre les membres de la société en voie de diversification. Préparer à l’avenir par le biais de l’histoire, sinon par sa médiation, telle est l’une des possibilités envisagées par les pouvoirs publics, mais aussi par certains penseurs influents, pour relever le défi de la pluralité et répondre au risque de la dispersion en ce début de troisième millénaire.
2Évidemment, on ne sera pas surpris d’un tel recours à l’histoire, celle-ci étant depuis longtemps considérée comme un agent de consonance dans un univers de dissonance…
3Mais voilà, dans le contexte d’une société de plus en plus composite et complexe, quelle histoire proposer aux enfants de ce qu’a été l’expérience québécoise dans le temps ? Depuis quelques années, la question a fait couler beaucoup d’encre dans la province. Forcé d’aller de l’avant avec un projet, le ministère de l’Éducation du Québec a proposé une réponse à cette question – l’instauration d’un programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté – qui a hérissé plus qu’apaiser, à tel point que le programme a dû être amendé dans son contenu. Si l’initiative du ministère n’a pas été complètement répudiée, elle fait toujours l’objet de critiques véhémentes. Advenant un changement de gouvernement, tout indique d’ailleurs que le programme serait abrogé. En pratique, aucun consensus ne se dégage sur la forme (la trame) et le fond (les faits structurants) de l’histoire du Québec à enseigner aux élèves de la province.
4Dans ce court texte, on fera état de la position de divers intervenants relativement à la question de l’histoire à transmettre aux jeunes en classe. En premier lieu, on établira le contexte général du débat. Par la suite, on présentera le point de vue des parties en cause : celle du ministère, d’abord, puis celle des critiques de la démarche ministérielle. Dans une dernière section plus exploratoire, on se penchera sur la possibilité d’élaborer une histoire d’avenir pour le Québec – ou une histoire pour le Québec de demain.
Le contexte
5Au milieu des années 1990, un constat s’impose chez plusieurs penseurs : le récit de l’histoire du Québec proposé au public en général et transmis aux jeunes à l’école doit être actualisé.1 Les raisons du changement désiré sont d’ordres scientifique et politique. D’une part, les progrès de la recherche en histoire du Québec font qu’il est possible de raffiner les visions existantes du parcours historique de cette société. D’autre part, compte tenu de ce qu’est devenu le Québec – une collectivité plurielle invitée à assumer sa diversité constitutive –, il paraît nécessaire de mettre en relief le rôle joué par les non-francophones dans la construction de la société et ce, d’hier à aujourd’hui. Enfin – addendum des pédagogues –, les améliorations en didactique de l’histoire incitent à rehausser les objectifs d’acquisition de compétences dans l’opération générale de transmission des savoirs, y compris du savoir historique.
6Dans le monde savant comme dans l’opinion publique, la remise en cause du récit national existant est initiée par Gérard Bouchard, l’un des plus éminents historiens de sa génération et assurément le plus connu du grand public. Souverainiste avoué et tirant peut-être une leçon de l’échec du référendum de 19952, Bouchard soumet l’idée, dans le cadre d’une série de textes percutants3, de remodeler le grand récit collectif en insistant sur certaines valeurs propres à l’expérience nationale québécoise. Il propose également de refonder la vision historique du Québec en l’arc-boutant sur le concept central de nation québécoise, qu’il cherche à redéfinir dans une perspective civique. Enfin, Bouchard suggère de rompre avec le paradigme de l’exception canadienne-française, qu’il perçoit comme toujours présent dans l’historiographie québécoise, pour souligner les traits universalistes et « normaux » de l’expérience historique québécoise, de même que son américanité, qu’il faudrait selon lui rehausser aux dépens de son européanité, surestimée dans la modélisation du parcours québécois.
7Dans le monde de l’éducation, le coup d’envoi de la réforme de l’enseignement de l’histoire est donné par le groupe de travail sur l’enseignement de l’histoire, présidé par l’historien public Jacques Lacoursière. Institué en 1995, le comité Lacoursière remet son rapport en mai 1996.4 Parmi ses recommandations, il y a celle de remanier le programme d’histoire en vigueur pour l’ouvrir à l’étude des sociétés occidentales. On y trouve également l’idée d’assurer aux populations autochtones, de même qu’aux communautés culturelles et aux anglophones, une place équitable au regard du rôle qu’ils ont joué dans l’histoire du Québec. Il y a, troisièmement, la suggestion d’introduire, dans l’examen obligatoire d’histoire nationale, des questions invitant les étudiants à exprimer leur pensée par écrit, façon de mesurer chez eux l’acquisition de compétences réflexives et interprétatives. Il y a, enfin, le rappel – fort – que l’histoire, comme moyen de formation sociale et civique, doit être liée à la compréhension du présent.
8Bien que le rapport Lacoursière essuie maintes critiques, ses recommandations – avisées et nuancées – sont reprises dans deux documents majeurs qui ouvrent la porte à une réforme importante des programmes scolaires, y compris le programme d’histoire, et ce, dans le cadre d’un projet global d’éducation des jeunes.5 Désormais, l’enseignement de l’histoire se fera dans le contexte d’une société ouverte à l’idée de conjuguer autrement son identité, sur la base d’un rapport différent à l’altérité (un Nous pluriel et civique plutôt que singulier et ethnique) et d’une nouvelle appréciation de son historicité (un parcours de réalisations, au premier chef la construction d’une société démocratique, plutôt qu’une série continue d’humiliations).
Les suites
L’initiative ministérielle
9Inscrivant sa démarche dans une tendance largement observable en Occident et s’appuyant sur les rapports Lacoursière et Inchauspé, le ministère de l’Éducation du Québec décide, en 2004, de remplacer le programme existant d’histoire nationale par un programme d’histoire et d’éducation à la citoyenneté, dont l’implantation est prévue en septembre 2006.
10Par son initiative, le ministère n’entend pas tout révolutionner, mais actualiser et adapter l’ancien programme, qui date de 1982, au paradigme pédagogique en vogue, à certaines tendances historiographiques fortes et à des visées globales de cohésion sociale. Suivant les objectifs du nouveau programme, le passé doit servir à la compréhension du présent, à la formation de citoyens bien informés et à l’émancipation intellectuelle des jeunes.6 Ces objectifs, qui n’ont rien de subversif par rapport aux finalités habituellement assignées à l’école, à la classe d’histoire et à l’éducation en général, se reflètent dans les trois compétences à transmettre aux élèves : les amener à intégrer les réalités sociales actuelles dans une perspective historique ; leur permettre d’interpréter ces réalités à l’aide de la méthode historique ; leur donner les moyens de construire, puis de consolider, leur conscience citoyenne à l’aide de l’histoire.
11Structuré en deux cycles de deux ans, le nouveau programme couvre principalement, au premier cycle (1er et 2e secondaire), l’histoire du monde occidental en mettant l’accent sur les épisodes majeurs de changement dont les effets se font encore sentir aujourd’hui. Le programme de deuxième cycle aborde également une série de réalités sociales, cette fois dans le but de donner une vue d’ensemble de l’histoire de la société québécoise. Cette histoire est approchée de manière chronologique durant la première année de ce cycle (3e secondaire), alors que l’approche thématique est favorisée pendant la deuxième année (4e secondaire).
12Au cours de la première année du second cycle sont considérées les périodes historiques suivantes : les premiers occupants, l’émergence de la société canadienne, l’accession à la démocratie dans la société britannique, la formation de la fédération canadienne, la modernisation de la société québécoise, le Québec aujourd’hui. La deuxième année propose l’exploration de quatre thèmes principaux : population et peuplement, économie et développement, culture et mouvements de pensée, pouvoir et pouvoirs. C’est à partir de ces quatre réalités sociales, qui peuvent être étudiées dans n’importe quel ordre, qu’on aborde la dernière réalité, soit un enjeu de société du temps présent. Cette dernière réalité amène les élèves à faire le point sur les connaissances et les compétences acquises au cours des deux cycles du programme d’histoire.
13Afin d’examiner et de comprendre les réalités sociales identifiées, un angle d’étude est proposé pour chaque thème, une liste de concepts reliés au thème est établie et l’objet d’interrogation (compétence 1), l’objet d’interprétation (compétence 2) et l’objet de conscientisation (compétence 3), qui est un objet de citoyenneté, sont présentés. À ceci s’ajoutent une liste de connaissances historiques liées à l’objet d’interprétation et une suggestion quant au regard à porter sur d’autres sociétés. En 4e secondaire, la liste des connaissances historiques est cependant beaucoup plus élaborée qu’elle ne l’était une année plus tôt.
14Au total, dans l’esprit de ses concepteurs, le nouveau programme vise l’acquisition, par les jeunes, de compétences et de connaissances leur permettant de comprendre la société présente. De même, le regard porté sur les sociétés d’ailleurs encourage les élèves à comparer leur société à d’autres sociétés et à les mettre en perspective. Pour les guider dans leur analyse des réalités sociales du passé et du présent, un certain nombre d’outils tels que des « repères culturels » et des « repères chronologiques » sont mis à la disposition des étudiants. De plus, tout au long du programme, ils doivent sélectionner et interpréter une variété de documents historiques. Conjuguée à l’application de compétences transversales telles que l’utilisation de technologies de l’information et de la communication, le recours à des méthodes de travail efficaces, la maîtrise de la langue et ainsi de suite, l’utilisation de la méthode historique a pour but de permettre aux élèves d’approfondir leur réflexion et leur connaissance du passé, de même que celle du présent dans sa relation au passé. De cette manière, les jeunes sont en mesure d’interroger et d’interpréter les réalités sociales passées et présentes. Ils peuvent également agir en tant que citoyens éclairés dans la société où ils évoluent.
La réaction des critiques
15Le moins que l’on puisse dire, c’est que le nouveau programme n’a pas fait l’unanimité, ni hier ni aujourd’hui.7 Que lui reproche-t-on exactement ? Essentiellement trois choses :
- le programme présente une vision de l’histoire du Québec qui est moins politique, non nationale et plus plurielle ;
- l’accent est mis sur l’acquisition de compétences intellectuelles (méthode historique) plutôt que sur l’assimilation de connaissances empiriques ;
- enfin, l’apprentissage de l’histoire est instrumentalisé aux fins d’un objectif jugé supérieur qui échappe au passé, soit la cohésion au présent de la société (pluraliste) québécoise à bâtir.
16Autrement dit (et en termes plus clairs) :
- l’histoire du Québec n’est plus présentée selon le canon d’une nation (francophone) en lutte pour sa reconnaissance politique et résistant à sa domination extérieure ; il y a là le danger d’une crise de la transmission d’un patrimoine culturel et historique ;
- on apprend aux élèves que l’histoire est une mise en représentation du passé, qu’il y a plusieurs récits possibles du passé et que l’on peut construire le passé selon une méthode qui laisse place à la relativité des interprétations et à la remise en question des récits acquis ; il y a là le danger d’un dérapage dans la formation des jeunes, qui pour la très grande majorité sont ignorants de l’histoire du Québec et ne peuvent donc « jouer » avec la forme du passé avant d’en maîtriser le fond ;
- le passé n’est plus abordé ni étudié en soi, mais en lien avec le présent et dans la perspective de bâtir l’avenir d’une société plurielle ; il y a là le double danger, d’une part, de soumettre le passé à l’ambition d’une rectitude sociale de bon aloi conjuguée au présent et, d’autre part, d’aseptiser l’histoire en escamotant tout ce qui en elle est jugé trop politique et risque d’hypothéquer l’avenir de la cohésion sociale recherchée.
17À première vue, la critique marque des points contre le ministère. Si l’on ne tient pas compte de la mauvaise foi et des desseins politiques cachés de plusieurs détracteurs du programme8, il faut reconnaître que l’initiative ministérielle n’est pas sans soulever quelques malaises. Peut-on par exemple proposer une histoire du Québec qui soit différente du récit convenu sans fragiliser la conscience historique des jeunes ? Est-il désirable d’initier des élèves de 15 et 16 ans à autre chose qu’un récit d’histoire unique, linéaire et achevé ? Est-il légitime d’arrimer l’étude du passé à des objectifs de construction citoyenne au présent ?
18Il faut remettre les pendules à l’heure. En pratique, le nouveau programme n’a jamais été aussi radical, absolu et univoque que ce qu’on en a dit. Ainsi, il est exagéré d’affirmer que le programme, embué d’idéologie multiculturaliste, postnationaliste et consensualiste, vise à « défrancophoniser » le passé québécois, à le dénationaliser et à le « déconflictualiser ».9 Il est par contre exact d’arguer que de complexifier le passé du Québec, y compris sa référence nationale, que d’élargir le cercle de la nation et que de faire état des réalisations collectives des Québécois, comptent parmi les buts poursuivis par le ministère. De même, prétendre que le programme ne vise qu’à développer les compétences des jeunes, sans se préoccuper de leur transmettre des connaissances, est franchement outrancier comme reproche.10 Comment peut-on parler d’histoire sans continuellement se référer à sa matière fondamentale, soit les faits bruts du passé ? Cela dit, il est vrai d’affirmer que les concepteurs du programme, inspirés par l’un des principes primordiaux de la pédagogie de notre époque, ont mis beaucoup d’emphase sur le développement d’habiletés cognitives, de savoir-faire intellectuels et de réflexes interrogatifs chez les jeunes. Enfin, déclarer que le nouveau programme a pour but d’inféoder la matière du passé aux exigences du présent à construire est, de nouveau, excessif comme allégation.11 L’intention du ministère n’a jamais été de soumettre le passé à un excès de présentisme, mais – et la chose n’a rien de nouveau ni d’exceptionnel pour un programme d’histoire – de permettre à de jeunes contemporains, dont la culture historique est très souvent lacunaire, de saisir leur société actuelle comme l’aboutissement de processus de longue durée et de se comprendre au présent en tant que produits du passé.
19Dans la foulée des critiques, on le sait, le ministère est revenu sur certaines dispositions du programme. À la suite d’une décision du ministre, très affecté par le tollé, le programme renouvelé a subi des amendements du point de vue des contenus historiques surtout. Ainsi, la trame du récit a été ramenée dans l’optique du récit standard.12 Pour contrer la critique voulant que les « conflits fondateurs » et les « faits structurants » de l’histoire du Québec soient enfouis sous le tapis d’un « récit aseptisé du passé », on a par ailleurs ajouté une liste assez longue d’événements clés et de moments charnières à mentionner et à expliquer aux élèves, événements et moments bien sûr présentés et interprétés dans les manuels utilisés en classe.13 Enfin, en alignant ces événements sur une flèche chronologique, on a implicitement donné un sens à l’expérience québécoise, celui de la construction historique d’une société nationale.14 C’est ainsi que la différence de contenu entre le nouveau et l’ancien programme s’est amenuisée davantage.
20À l’heure actuelle, la question de l’histoire à transmettre aux jeunes en classe est dans une sorte d’impasse : d’un côté, le récit réformé a été corrigé dans le sens d’un retour à l’histoire convenue, ce qui fait que, de manière générale, la vision traditionnelle du passé québécois reste bien en selle15 ; de l’autre, la rectification narrative effectuée sous l’égide du ministère paraît toujours insuffisante à ceux qui jugent outrecuidante l’initiative ministérielle parce que, selon eux, elle ouvre tout de même la porte à l’enseignement d’une autre histoire du Québec. Existe-t-il une voie de sortie à ce cul-de-sac ?
Rigueur factuelle du récit, interprétation et avenir
21On ne tiendra pas compte de l’opinion de ceux qui, jouant les ingénus, refusent même de poser la question des rapports entre la factualité, l’interprétation et l’avenir sous prétexte que l’historien n’a pas à réfléchir sur le passé, mais simplement à le décrire comme il est, de la façon la plus objective possible. S’il paraît méritoire, le point de vue des positivistes se complaît en effet dans une facilité épistémique qui l’aveugle par rapport à la complexité de l’acte historial, et ce, du double point de vue de la nature de cet acte et de la responsabilité qu’il appelle pour le narrateur.
22Même s’il s’agit d’une dimension particulièrement délicate de l’entreprise historienne, on acceptera l’idée selon laquelle il est légitime de construire un récit d’histoire en ayant en tête le souci du passé, celui de l’avenir, celui de la méthode et celui de la mémoire.16 S’agissant du Québec, la question se pose comme suit : est-il possible, sans trahir le fond de l’expérience historique québécoise, sans masquer les conflits qui l’ont marqué et meurtri, sans tiédir l’intention nationale qui l’a traversée, sans diminuer la place des francophones dans le parcours sociétal et sans tomber dans le péché du présentisme, de rendre compte de cette expérience historique de façon à ce que tous les habitants du Québec puissent aujourd’hui se reconnaître dans des références communes, fondement de leur vivre ensemble prochain ? Autrement dit, peut-on, sans nier, diluer, tordre ou excepter quoi que ce soit (souci de rigueur), élaborer une histoire du passé qui permette aux contemporains de se réconcilier dans un espace partagé de références et, sur cette base, d’édifier leur avenir en s’imaginant comme un ensemble (souci de pertinence) ? Pour l’exprimer d’une manière encore plus expéditive : peut-on, grâce au récit d’histoire, permettre aux Québécois de passer à l’avenir sans dénaturer leur antériorité ni hypothéquer leur postérité ?
23Dans le cas du Québec, il est possible de produire une histoire d’avenir sans que les finalités politiques ne prennent le pas sur les vérités de faits pour quatre raisons qui ont toutes à voir avec… le politique :
- la première tient à ce que le passé de la société québécoise n’a pas été marqué d’événement à ce point désastreux qu’il n’ait été aucun avenir possible ou pensable en son sein, à quelque moment que ce soit de son histoire. On peut donc faire état des conflits qui ont hier traversé le Québec sans risquer de ramener les contemporains au cœur de batailles inachevées ;
- la deuxième raison découle du fait que, par sa situation sociopolitique présente, le Québec n’est au bord ni du désordre social ni de la tragédie politique. On n’a donc pas à instrumentaliser l’histoire au bénéfice de la création d’une situation sociopolitique heureuse, car celle qui prévaut maintenant au Québec n’est ni hasardeuse ni dangereuse ;
- la troisième raison s’enracine dans le fait que la très grande majorité des Québécois, tout en étant sensibles à leur histoire (à défaut de la connaître autant que certains le voudraient), n’y ont pas élu domicile, n’envisagent pas l’avenir à travers son prisme et ont pris de la distance par rapport aux appels réputés des anciens. On peut donc raconter le passé tel qu’il s’est déroulé, y compris dans ses épreuves les plus pénibles, sans susciter de colère au présent ;
- la quatrième et dernière raison tient à ce que la culture politique des Québécois, pacifique et tranquille, accommodante et conciliante, souple et indulgente, est allergique au désir de vengeance. On peut donc exposer le passé tel qu’il fut, sans compromettre la cohésion sociale aujourd’hui.
24En l’absence d’un tel contexte politique, il serait hardi de rendre compte du passé québécois sans préoccupation civique forte, c’est-à-dire sans se soucier de ce qui est pertinent à la cohésion sociale. On ne le répétera jamais assez, le contexte politique d’une société conditionne en bonne partie la liberté de l’historien et les possibilités qui lui sont offertes de construire un récit d’histoire affranchi de tout souci extra-scientifique. Dans le cas du Québec, il n’y a pas de limite narrative à la forme que peut prendre l’histoire de ce qui fut, mais une obligation seulement, celle de rechercher une adéquation idéale entre le récit construit et le passé vécu. Dans un contexte interprétatif aussi dégagé de contrainte politique, quel récit mettre en avant ?
25Il n’est évidemment pas possible, dans le cadre de ce court article, de présenter un tel récit en long et en large. On se contentera de dire qu’il est, dans l’expérience historique québécoise, certaines constantes qui pourraient être au cœur d’une histoire d’avenir pour le Québec, histoire que l’on pourrait avantageusement présenter aux élèves en classe et ce, dans la perspective de leur faire saisir l’essentiel du passé québécois aux fins de leur permettre de construire l’avenir de cette société dans une continuité critique par rapport à ce qu’a été son parcours historique.
26La première de ces constantes est celle de la méfiance envers la violence. Évidemment, on ne parle pas ici d’absence de conflits. Le passé du Québec est plein de discordes, de chicanes, de rivalités et de batailles : les camoufler reviendrait à travestir ce qui fut. On ne dit pas non plus qu’il n’y a jamais eu d’actes de violence dans l’histoire québécoise : plusieurs exemples font état du contraire. Sauf exception – et ceci constitue un élément de spécificité sociétale ou nationale –, les déchaînements advenus ont cependant consisté en des furies circonscrites ou des démesures ponctuelles plutôt qu’en des mouvements organisés ou des effervescences chroniques.17 De manière générale, les antagonismes naissant dans la société québécoise ont été réglés dans le cadre de processus politiques dont les conséquences, plus ou moins satisfaisantes ou décevantes pour les uns ou pour les autres, ne faisaient pas toujours des mêmes groupes les « gagnants » ou les « perdants », non plus que des « vainqueurs » des champions entièrement satisfaits, et des « vaincus » des défaits complètement abattus.
27Une deuxième constante de l’expérience historique québécoise, qui constitue un autre trait de sa spécificité, touche à la primauté du politique comme lieu de condensation des rapports contradictoires entre les différents intérêts formant la société. Par politique, on n’entend pas ici, simplement, ce qui s’oppose à l’idée de violence : il ne s’agirait alors que de l’option du moindre mal. On envisage plutôt le terme dans un sens positif et assumé, comme synonyme de mesure, de modération, de réserve, de générosité, d’humanité ou de compréhension. De nouveau, malgré les conflits qui l’ont marquée et sans nier la part de cynisme, voire d’arbitraire politique, qui a ponctué son parcours dans le temps, il est possible de voir l’histoire du Québec comme celle d’une société où la temporisation et la circonspection (propriétés du politique) l’ont généralement emporté sur l’excitation ou la précipitation (caractéristiques du démagogique).
28Il est une troisième constante de l’expérience historique québécoise qui, tout en définissant également la spécificité d’un parcours sociétal, porte à réfléchir pour l’avenir : c’est celle de la recherche d’arrangements politiques ou institutionnels complexes (ou inusités) entre les tendances opposées au sein de la société, et ce, au détriment des options unilatérales, des solutions univoques et des paradis artificiels. Le Québec est en effet une société où le radicalisme et l’idéalisme, tout en s’étant manifestés dans la Cité à plusieurs occasions et y logeant encore, n’ont jamais entraîné la masse des gens. Pour des raisons qui appartiennent à l’histoire, mais dont on aurait tort de prétendre qu’elles découlent d’une aliénation relevant de l’oppression nationale, la population a toujours accordé ses ardeurs et réservé ses faveurs au pragmatisme libéral, au progressisme conservateur et au réformisme tranquille. C’est dans l’optique de ces trois grandes matrices politico-sociales que les Québécois ont également, avec le temps, construit leur système de valeurs. Le Québec est une société souple et flexible, qui se reproduit à l’intérieur d’un cadre général où le démesuré, y compris l’interdiction et l’obligation, sont désavoués et où le tempéré, y compris la concession et la permission, sont appréciés. Telle est la culture politique sociétale (ou nationale). On sera ou non consterné par cet humanisme, il impose sa présence forte à toute tentative de saisir et de comprendre la condition québécoise dans le temps.
29Faire l’histoire et raviver la mémoire de cet humanisme sans édulcorer inutilement le parcours d’une société, sans taire ses dissonances et ses divergences, sans omettre ses vertiges et ses appréhensions, sans voiler ses conflits et ses clash, tel est peut-être le projet interprétatif qui, à défaut d’offrir au Québec le plus grand capital de (ré)conciliation à court terme, pourrait lui permettre de s’élever dans la tradition de ce qu’il a été sans infléchir ses dispositions pour la rénovation de ce qu’il est en vue de construire ce qu’il sera.
Notes de bas de page
1 Pour une mise en contexte plus approfondie, voir J. Létourneau, « Quelle histoire d’avenir pour le Québec ? », Histoire de l’éducation, no 126, 2010, p. 97-120.
2 Invitant les Québécois à se prononcer sur un projet de souveraineté-partenariat avec le Canada, le référendum du 30 octobre 1995 fut appuyé par 60 % des francophones, mais rejeté en masse par les anglophones, les allophones et les autochtones. Au total, 50,58 % des Québécois soutinrent le projet contre 49,42 % qui s’y opposèrent. De l’échec de la consultation populaire, on a conclu, entre autres choses, qu’il était primordial d’intégrer davantage les non-francophones à l’imaginaire national du Québec.
3 G. Bouchard, « L’avenir de la nation comme paradigme de la société québécoise », Les convergences culturelles dans les sociétés pluriethniques, K. Fall et al., Sillery, PUQ / CÉLAT, 1996, p. 159-168 ; id., « Ouvrir le cercle de la nation : activer la cohérence sociale », L’Action nationale, 87, 4, 1997, p. 107-137 ; id., La Nation québécoise au futur et au passé, Montréal, VLB, 1999 ; « La réécriture de l’histoire nationale au Québec : quelle histoire, quelle nation ? », À propos de l’histoire nationale, R. Comeau et B. Dionne dir., Sillery, Septentrion, 1999 ; id., « Jeter les souches au feu de la Saint-Jean-Baptiste », Le Devoir, 24 mars 1999.
4 Se souvenir et devenir. Rapport du Groupe sur l’enseignement de l’histoire, Québec, 1996.
5 Rénover notre système d’éducation : dix chantiers prioritaires. Rapport final de la commission sur les états généraux sur l’éducation, Québec, 1996, en ligne : [www.mels.gouv.qc.ca/etat-gen/rapfinal/tmat.htm] ; Réaffirmer l’école : prendre le virage du succès. Rapport du groupe de travail sur la réforme du curriculum, sous la présidence de Paul Inchauspé, Québec, 1997, en ligne : [www.mels.gouv.qc.ca/REFORME/curricu/ecole.htm] (consulté le 6 décembre 2012).
6 La présentation qui suit emprunte au document intitulé « Analyse du nouveau programme d’histoire au secondaire », préparé par le comité d’analyse (histoire) et présenté au comité-conseil du programme d’études pré-universitaires, sciences humaines, ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Québec, 2007.
7 Précisons que les seules critiques entendues ont porté sur le volet du programme touchant à l’« histoire nationale ». Rien n’a été dit sur le volet abordant l’« histoire générale ».
8 À ce sujet, voir M. Dagenais et C. Laville, « Le naufrage du programme d’histoire. Retour sur une occasion manquée, accompagné de considérations sur l’éducation historique », Revue d’histoire de l’Amérique française, 60, 4, 2007, p. 517-550.
9 Pareille critique peut être trouvée chez Charles-Philippe Courtois, contempteur inassouvissable du programme Histoire et éducation à la citoyenneté et dénigreur intempestif de ceux qu’il identifie comme les « penseurs » du nouveau cours. Voir notamment son document intitulé « Le nouveau cours d’histoire du Québec au secondaire : l’école québécoise au service du multiculturalisme canadien ? », Institut de recherche sur le Québec [think tank privé, nationaliste et conservateur], mars 2009, p. 1. Disponible en ligne : [http://irq.qc.ca/journal/2009/5/1/le-nouveau-cours-dhistoire-du-quebec-au-secondaire-lecole-qu.html] (consulté le 6 décembre 2012).
10 C. Rioux, « Une génération d’amnésiques », Le Devoir, 25 mai 2006 ; id., « La fin de l’histoire », Le Devoir, 30 juin 2006.
11 Collectif pour une éducation de qualité (CÉQ), « Transmettre adéquatement un patrimoine culturel et historique », mémoire présenté dans le cadre des audiences de la Commission Bouchard-Taylor, Montréal, 19 octobre 2007.
12 À la suite des critiques, on a modifié l’intitulé de deux périodes scandant le récit proposé aux élèves : « l’émergence de la société canadienne » et « l’accession à la démocratie dans la colonie britannique » sont ainsi devenues, dans le récit amendé, « l’émergence d’une société en Nouvelle-France », « le changement d’empire » et « les revendications et les luttes dans la colonie britannique ».
13 Voir par exemple S. Fortin et al., Fresques. Histoire et éducation à la citoyenneté, 2e cycle du secondaire, 1re année, manuel de l’élève, Montréal, Graficor, 2007, 2 vol ; A. Thibault et J.-P. Charland, Repères.Histoire et éducation à la citoyenneté, 2e cycle du secondaire, 1re année, manuel de l’élève, Montréal, Erpi, 2007, 2 vol ; R. Bédard et J.-F. Godin, Québec, une histoire à construire… Histoire et éducation à la citoyenneté, 2e cycle du secondaire, 1re année, manuel de l’élève, Laval, Éd. Grand Duc, 2007, 2 vol.
14 Voir MELS, Programme de formation de l’école québécoise. Progression des apprentissages au secondaire : Histoire et éducation à la citoyenneté 3e et 4e secondaire, juin 2011. En ligne : [www.mels.gouv.qc.ca/progression/secondaire/histoire2/index.asp], consulté le 2 avril 2013.
15 On pourrait d’ailleurs se demander si la réforme du programme eût été suffisante pour déconstruire la vision convenue de l’histoire du Québec. Notre intuition nous dit que non, compte tenu de l’imbrication intense, au Québec, de l’histoire enseignée, de la mémoire et de l’identité.
16 D. Carr, T. R. Flynn et R. A. Makkreel dir., The Ethics of History, Evanston (IL), Northwestern University Press, 2004 ; J. Leerssen et A. Rigney dir., Historians and Social Values, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2000.
17 Outre le sort réservé aux autochtones, victimes d’une entreprise systématique d’excentrement et de réducation à partir du xixe siècle, l’exception qui résiste à ce tableau est celle des rébellions de 1837-38, mouvement considérable et à la teneur politique évidente. Survenus après bien des années de patience, de tergiversations et de louvoiements, les soulèvements ont toutefois relevé de l’opération inorganisée, presque improvisée, bien davantage que de l’entreprise calculée. De même, l’élan rebelle fut minoritaire et relativement peu appuyé par la population. Dans les rébellions, il faut discerner une frustration et un désespoir bien plus qu’une volonté de reconquête ou un désir de refondation. Peu de temps après les troubles et ce, grâce à la disponibilité confondante de beaucoup d’anciens patriotes, le politique, avec sa noblesse et ses ruses, ses bonheurs et ses déboires, avait d’ailleurs repris le dessus sur la culture du combat comme modalité d’aménagement des différends. Nous en sommes toujours là.
Auteur
Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en histoire du Québec contemporain
Chercheur au CÉLAT, Professeur au département des sciences historiques
Université Laval Québec
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2015
L'épigramme dans tous ses états : épigraphiques, littéraires, historiques
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La raison au travail, 1
Pour une histoire rationnelle des idées
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