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Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique

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Antoine Missemer

Nicholas Georgescu-Roegen, pour une révolution bioéconomique

Conclusion

Texte intégral

1Atypique, Nicholas Georgescu-Roegen l’était assurément. Sa trajectoire au cours du xxe siècle a été sujette à bouleversements et à de nombreuses découvertes à la fois sur le plan humain et intellectuel. Ses origines, ses rencontres professionnelles, et ses responsabilités académiques ont fortement influencé son regard d’économiste. Défenseur d’une perspective nouvelle en science économique, à la fois marqué par Marshall, Schumpeter, Leontief, Darwin, Lotka, Carnot, Clausius ou encore Boltzmann, Georgescu-Roegen a construit un paradigme ambitieux que l’on associe le plus souvent aux problématiques écologiques, mais qui s’inscrit en réalité dans une logique plus large touchant à tous les domaines de l’analyse économique. En proposant de nouveaux référents scientifiques épurés d’un mécanisme newtonien dépassé, il appelle à une modernisation de l’économie pour mieux rendre compte de la réalité des phénomènes sociaux et humains. Un processus, quel qu’il soit, n’est pas le chaînon d’une cyclicité infinie dépourvue de matière ou d’énergie. Il s’agit d’une transformation où la création de valeur économique est par définition associée à une destruction de valeur environnementale. L’histoire du monde naturel, comme des sociétés, n’est pas linéaire. Soumise à des changements stochastiques, elle n’a jamais été ni prévisible, ni réversible. Comment l’économie pourrait-elle être animée par des forces mécaniques si son objet apparaît comme tout sauf mécanique ? Refonder la science économique implique ainsi une réflexion sur les méthodes, les hypothèses et les outils habituellement utilisés. La biologie évolutionniste et la thermodynamique classique, en tant que nouveaux référents, sont susceptibles d’apporter une nouvelle lecture des enjeux économiques, et de mieux comprendre les phénomènes de production et de consommation dans des sociétés par définition diversifiées.

2Ce soubassement épistémologique, associant préoccupations qualitatives et irréversibilité, implique un nouveau cadre d’analyse pour la science économique. La loi de l’entropie n’est pas qu’affaire de physiciens, elle doit également être un sujet de préoccupation pour celles et ceux qui observent le quotidien des activités humaines. En optant pour un mix énergétique fossile, les sociétés industrielles se sont rendues dépendantes du système thermodynamique terrestre, en négligeant l’ampleur limitée du stock de ressources énergétiques disponibles. Pour Georgescu-Roegen, à l’échelle humaine, l’énergie n’est pas le seul support naturel vecteur de contraintes. La matière, elle aussi, est limitée. Et comme l’énergie, soumise à la loi de l’entropie, la matière semble tendre vers une dégradation perpétuelle et irréversible. Ce quatrième principe thermodynamique, proposé par Georgescu-Roegen, promet alors non seulement au monde un désordre énergétique, mais aussi un chaos matériel. En résulte une vision sombre de l’histoire, qui caractérise de prime abord la perspective bioéconomique à long terme. En choisissant pourtant de ne pas restreindre ses contributions à une analyse purement descriptive, Georgescu-Roegen investit un terrain plus propice à l’optimisme, à travers la formulation de propositions concrètes qui constituent un véritable projet politique. Le programme bioéconomique témoigne à la fois de la singularité et de l’actualité du discours de son initiateur. En mariant régulation de l’offre et régulation de la demande, en promouvant la recherche et le développement de technologies propres, en militant pour une agriculture respectueuse de l’environnement, Georgescu-Roegen s’associe à des standard assez proches de ceux d’une économie verte telle qu’elle peut être couramment esquissée aujourd’hui. En insistant toutefois sur le volet éthique de l’approche bioéconomique, un volet déterminant dans la réussite future des sociétés à apprivoiser la contrainte entropique, il se place dans un horizon particulier où l’espoir écologique n’est plus seulement affaire de changements dans les manières de vivre, mais aussi dans les manières de penser et de voir le monde. L’effort bioéconomique est ambitieux, il implique des sacrifices qui, a priori, peuvent paraître raisonnables, mais qui susciteront sans doute des résistances institutionnelles fortes. En matière écologique, le changement économique est ainsi consubstantiel au changement politique et social.

3Parce qu’il a choisi de ne pas véritablement laisser une école de pensée se former autour de lui, Georgescu-Roegen a fait l’objet de plusieurs interprétations. L’économie de l’environnement conventionnelle, qui naît à peu près au même moment que le paradigme bioéconomique, n’a pas accordé un très grand crédit à ses propositions, les jugeant inadaptées au contexte temporel de la science économique, à savoir le court terme. Certains économistes, à l’instar de Paul Samuelson, ont cependant attaché de l’attention au volet méthodologique des travaux de Georgescu-Roegen. Cette prise en considération, d’une part partielle, et d’autre part non menée à terme, ne fait pas vraiment figure d’héritage bioéconomique, laissant pour l’heure sans issue la voie d’une réforme interne du paradigme néoclassique.

4L’économie écologique, qui apparaît à la fin des années 1980 dans une filiation bioéconomique assumée, a tenté d’aller plus loin dans le renouvellement des analyses économiques. Autour de Robert Costanza ou encore Herman Daly, elle a cherché à se construire en paradigme alternatif (Petit 1997), sans parvenir tout à fait à ses fins. Mouvement encore jeune, et diversifié, elle semble promise à un bel avenir, comme en témoigne le succès de la revue Ecological Economics qui est parvenue à se faire une place certaine sur la scène académique. La place de Georgescu-Roegen dans ce succès reste sujette à interrogations. Croire dans le développement durable est une démarche que beaucoup d’économistes écologiques ont choisi de suivre, en laissant de côté la problématique de la dégradation de la matière, chère à Georgescu-Roegen, mais fragile sur le plan scientifique. Cette émancipation partielle ne peut remettre en cause la légitimité de l’héritage bioéconomique que constitue l’économie écologique. Certes, celle-ci ne reproduit pas exactement les contributions de Georgescu-Roegen, mais elle s’appuie grandement sur leurs conclusions. C’est sans doute là le propre de toute réappropriation conceptuelle.

5Se voulant plus fidèle aux prescriptions originelles, l’écologie radicale voit dans la bioéconomie les arguments sur lesquels faire reposer les théories de la décroissance. Cet héritage, devenu le plus audible sur la scène citoyenne, et largement admis sur la scène académique, procède d’une récupération surprenante lorsque l’on s’intéresse de près aux travaux de Georgescu-Roegen. En réalité, en concentrant son attention sur les aspects quantitatifs de l’activité économique, et en refusant, pour certains de ses défenseurs, la notion de développement, la décroissance ne s’affranchit pas totalement de l’épistémologie mécaniste. Elle ne peut, en ce sens, s’inscrire dans l’héritage bioéconomique. Bien entendu, même pour Georgescu-Roegen, l’application de mesures écologiques ambitieuses passera par la mise à l’index d’un certain nombre d’activités prédatrices ou polluantes, qui seront alors amenées à décroître. Il ne s’agit pour autant pas d’ériger la décroissance comme principe premier et généralisé. L’avenir bioéconomique est celui d’un monde conçu en termes d’évolution et de développement, non en termes d’équilibre, de rythme ou de croissance.

6L’histoire contemporaine du discours écologique est faite d’innovations et de résurgences théoriques. La place de Nicholas Georgescu-Roegen dans cette histoire est importante, faisant office de pivot entre préoccupations nées au cœur du xxe siècle et enjeux du xxie siècle. Si le développement durable suscite tant d’espoir, mais aussi tant d’interrogation et parfois de scepticisme, c’est parce qu’il met en évidence plus de problèmes qu’il n’en résout (Vivien 2005b, p. 86). Sa promotion par la plupart des économistes écologiques souligne qu’un prolongement optimiste des enseignements bioéconomiques est possible. Mais cet optimisme ne doit pas être naïf, il doit toujours admettre ses limites et ne pas prendre la forme d’une aspiration à un salut écologique absolu. L’échelle temporelle humaine est plus courte que l’échelle géologique, mais elle est aussi plus longue que l’échelle des processus économiques du quotidien. Admettre à la fois que l’homme n’est qu’un maillon de la chaîne écologique, et qu’il participe de la destinée du monde, revient à porter un nouveau regard sur les relations entre les sociétés et leur environnement. Par sa clairvoyance et son engagement, Georgescu-Roegen nous invite à adopter un positionnement nouveau à l’égard des défis écologiques d’aujourd’hui et de demain. L’actualité de ses contributions, et des propositions bioéconomiques qu’il formule, est remarquable. Georgescu-Roegen n’occupe pour l’heure qu’une place modérée sur la scène académique. Nul doute que l’ampleur de ses thématiques de recherche suscitera à l’avenir un intérêt toujours croissant, aussi bien parmi les économistes que dans d’autres domaines des sciences sociales.

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