Chapitre 2
Intellectuels affranchis en clandestinité
p. 87-105
Texte intégral
1Il y a peu de périodes dans notre histoire où les contraintes exercées sur les intellectuels aient été plus fortes, plus directes et plus violentes qu’entre 1940 et 1944. Certains ont eu accès à la Résistance par la littérature1. D’autres ont agi avec les oppresseurs. Cette frange-là a pu compter quelques individualités de haut vol2. D’autres encore se sont tus ou retranchés dans la retraite, le silence et la méditation3. Bref, il y a eu, comme on sait, toute une gamme de comportements recoupant quantité de variantes. Je voudrais ici porter le regard ailleurs, sur ceux qui étaient des intellectuels et qui ont agi dans la Résistance sans exciper de cette qualité ou, pour dire les choses autrement, sans pouvoir le faire, sans non plus chercher à le faire.
2On était résistant par choix. Au fondement de ce choix, il y avait, d’une façon ou d’une autre, l’empêchement de penser et d’agir librement. En ce sens, tout ce dont je vais traiter puise sa source dans cet empêchement radical qui ne visait pas spécifiquement les intellectuels mais qui les touchait évidemment aussi. La participation à la Résistance était un acte volontaire, conscient et transgressif4. Qu’impliquait-elle pour les intellectuels qui y prenaient place au même titre que d’autres réputés non intellectuels ? Qu’advenait-il d’une intellectualité qui était non pas exactement entravée ou empêchée mais reconfigurée parce qu’elle se déployait dans un environnement inédit qui définissait ses propres règles de fonctionnement, totalement en marge de la société à ciel ouvert ? La société clandestine ne demandait pas à ses membres de l’éclairer intellectuellement : elle attendait d’eux qu’ils agissent. Agir n’excluait évidemment pas de réfléchir mais la réflexion n’est pas l’apanage des intellectuels… Il était préférable – et même vital – de réfléchir, mais c’était bien l’action, le résultat, l’efficacité qui primait. En témoigne ce qu’écrivait Jacques Bingen à Londres dans une lettre à ses amis le 14 août 1943 alors qu’il s’apprêtait à partir en mission en France : « Il est superflu que j’ajoute que je crois à la cause sacrée que je pars servir dangereusement après l’avoir servie à Londres de toutes mes facultés intellectuelles »5. Il y avait bien là, sous la plume de Jacques Bingen, une distinction forte entre le travail intellectuel accompli à Londres et celui qu’il s’apprêtait à mener en France occupée. C’est d’autant plus intéressant qu’il savait pertinemment que la tâche qui allait lui incomber serait éminemment politique, requerrait une forte dose de réflexion, un grand sens tactique mais que ce ne serait pas un emploi purement intellectuel comme celui qu’il avait rempli à Londres. Et il avait été bien placé à Londres pour ne pas ignorer que cette tâche avait été effectuée en France occupée par des femmes et des hommes qui n’étaient pas des intellectuels labellisés.
Zomia résistante
3Ce qu’on appelle aujourd’hui la Résistance renvoie, selon François Marcot6, à deux acceptions : la « Résistance-organisation » et la « Résistance-mouvement ». La première, « qui ne comprend de toute évidence qu’une toute petite minorité », est constituée par les réseaux, les mouvements, les maquis, c’est-à-dire des groupements organisés et constitués pour agir contre l’occupant et Vichy. La seconde est le mouvement social qui « englobe tous ceux qui ont mené des actions individuelles et tous ceux dont les actes de solidarité ont été essentiels à la Résistance organisée ». Mais, s’il distingue les deux entités, « deux cercles concentriques, aux limites floues », François Marcot ne les dissocie toutefois pas l’une de l’autre : « La Résistance-mouvement n’est nullement en marge de la Résistance-organisation : elle conditionne son existence. Et si l’on doit la distinguer de la poignée de militants qui anime la Résistance-organisation, on doit l’inclure dans une vision globale de la Résistance »7. Ce qui revient à suggérer que la Résistance fut un événement protéiforme dans sa complexité, sa plasticité, ses interactions, et dans la dynamique d’une construction sans cesse remodelée.
4Au sein de la « Résistance-organisation », je voudrais scruter la société souterraine de la Résistance, c’est-à-dire, au-delà des organisations proprement dites (mouvements, réseaux, syndicats et partis résistants), explorer un monde à part du corps social, dont la vie au quotidien suivait des règles propres, inventées au fur et à mesure, en créant et en activant des réseaux de sociabilité pas nécessairement entièrement neufs mais toujours singuliers dans leur configuration. Il faut préciser que caractériser ainsi à grands traits le monde de la clandestinité, ce n’est pas postuler une société idéale, édifiée selon des principes et des résolutions arrêtées, mais bel et bien tenter de saisir une improvisation permanente, une sorte d’invention dont les effets ont surpris ceux qui l’ont expérimentée. Il s’est agi d’une sorte de Zomia, pour reprendre les travaux de l’anthropologue James C. Scott8, c’est-à-dire d’une zone vivant en marge de la société dominante, en opposition radicale avec elle, en rupture totale avec l’État et ses politiques, agissant continuellement en sous-main9.
5L’analogie entre Zomia et Résistance s’arrête là en raison de deux fortes spécificités de la société clandestine façonnée entre 1940 et 1944 en France. La première tient au fait que, bâtie au jour le jour sans suivre aucun dessein, de manière purement empirique, elle a été le produit d’une volonté aussi forte qu’éphémère puisqu’elle s’est volatilisée au grand jour de la Libération. Le second trait qui la distingue de la Zomia est d’avoir été partout présente, à la campagne comme dans les bourgs et les villes, secrètement lovée au cœur de la société. Les habitants des hauts plateaux de la Zomia n’ont jamais été des passagers clandestins ; ils étaient géographiquement éloignés des centres de pouvoir et de décision, des modes d’être des dominants, tandis que les résistants n’ont cessé de se mouvoir dans la société de leur temps tout en édifiant graduellement un monde bien à eux, à tous égards prodigieusement éloigné des normes admises et en vigueur dans la France du gouvernement de Vichy.
6C’est ce sous-continent secret, celui la société souterraine, que je voudrais considérer ici en ayant bien conscience de la difficulté de la tâche. Traiter de la société clandestine (très rarement étudiée pour elle-même) fait courir le risque d’être suspecté de naïveté et d’angélisme. En tentant de penser l’étrange expérience survenue entre 1940 et 1944, on dévoile beaucoup de sa propre expérience et ce dévoilement n’est pas nécessairement agréable à accepter, singulièrement pour les intellectuels.
7Dans le cas de figure que j’examine, les intellectuels n’ont pas été, à proprement parler, empêchés d’être ce qu’ils étaient. Ils ont été ramenés à la condition commune en quelque sorte sans qu’ils aient perçu cela comme une régression. Je ne parle pas ici de ceux qui, la Résistance en place, agirent comme tels en adhérant à des organisations constituées à leur intention10 ou alors en prêtant le concours de leur plume par des articles dans des écrits clandestins11. Je ne parle pas non plus de ceux qui créèrent une résistance intellectuelle en direction des intellectuels (on peut penser, par exemple, à l’Université libre12). Je parle bien de ceux qui ont travaillé à toutes sortes de tâches, avec d’autres de tous âges et horizons, à la place qui leur était assignée.
Nouvelle donne
8L’habitus intellectuel est fort. Or, la société clandestine le méconnaissait ou, si l’on préfère, ne pouvait pas s’y conformer parce que les cartes du jeu social du temps ordinaire y étaient rebattues. Pour s’y mouvoir à l’aise, il fallait renoncer à cet habitus, quitter ses habits sociaux, avancer tout nu en quelque sorte en se déprenant de ses façons d’être. Schématiquement, deux raisons expliquent cette redistribution des cartes. D’abord, le désastre de 1940 a décimé les élites, y compris intellectuelles, et a cruellement souligné leur carence ; la période qui s’ouvre en juin 1940 voit globalement ces mêmes élites défaillantes s’abstraire soigneusement de la lutte qui s’ouvre ; il en résulte un gigantesque appel d’air. Ensuite, la société clandestine qui se construit pas à pas, sans plan préétabli, assigne les tâches à chacun en fonction de ses compétences, de son allant, de sa disponibilité, de la force de la vision qu’il porte ; pas de curriculum vitae, de titres, de travaux, d’habilitation, de concours, de grands oraux dans cette société ; on fait l’affaire ou pas… Ce n’est pas Paul Rivet, 64 ans en 1940, haute figure du monde intellectuel, chef de file avec Alain et Langevin du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, auteur d’une lettre ouverte très critique à Pétain dès l’armistice, qui devient la personnalité dominante du groupe du musée de l’Homme13. Étonnamment, c’est Boris Vildé, jeune ethnologue de 32 ans en 1940. La messe est prestement dite quant au point de savoir qui fera fonction de chef. Agnès Humbert, membre de l’équipe fondatrice du groupe du musée de l’Homme, écrit le 20 octobre 1940 : « Vildé a notre confiance, à lui de nous guider. Nous insufflons notre foi en lui à nos camarades qui ne le connaissent pas »14.
9Les « quartiers de noblesse », le prestige scientifique, la position institutionnelle – en un mot le capital culturel – des intellectuels ne sont pas pris en considération, pas particulièrement ni nécessairement en tout cas. En ce sens, les intellectuels sont bel et bien empêchés. Ils doivent, pour trouver place dans cet étrange univers, sortir de leur cabinet de travail et abdiquer la prééminence qu’on leur prêtait.
10« L’enfermement scolastique », pointé par Pierre Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes, cette « manière de dénier les réalités du monde social », dont les effets sont redoublés par « ceux de l’élection scolaire et de la cohabitation prolongée d’un groupe très homogène socialement »15, tout cela vole en éclats dans la Résistance. À sa façon, c’est ce sur quoi Georges Canguilhem invitait à réfléchir quand, parlant de Jean Cavaillès, il notait : « On devrait se préoccuper davantage qu’on ne le fait de la façon dont meurent les universitaires, quand il leur arrive de ne pas mourir de maladie ou de vieillesse »16. D’où à la fois une impression de liberté et un sentiment de flottement. Les choses se compliquent encore du fait que rompre avec tous les éléments de cet habitus ne signifie nullement qu’on ne fait pas du tout appel à eux.
Le cas Marc Bloch
11Prenons l’exemple de Marc Bloch. Ancien combattant de la Grande Guerre qu’il a terminée avec la Légion d’honneur à titre militaire et la Croix de guerre, ce père de six enfants a 53 ans en 1939. Son fort habitus intellectuel et universitaire est le fruit d’un parcours d’excellence. Disséquant dans L’étrange défaite les niveaux de responsabilité du désastre de 1940, il ne s’exonère pas des siennes bien qu’il ait demandé à combattre :
J’appartiens à une génération qui a mauvaise conscience. De la dernière guerre, c’est vrai, nous étions revenus bien fatigués. Nous avions aussi, après ces quatre ans d’oisiveté combattante, grande hâte de reprendre sur l’établi, où nous les avions laissé envahir par la rouille, les outils de nos divers métiers : nous voulions, par des bouchées doubles, rattraper le travail perdu. Telles sont nos excuses. Je ne crois plus, depuis longtemps, qu’elles suffisent à nous blanchir.17
12Son attitude n’est donc nullement de surplomb. Touché par le statut des Juifs d’octobre 1940, exclu de son poste de professeur détaché auprès de l’université de Strasbourg repliée à Clermont-Ferrand, il est relevé de cette mesure en janvier 1941 et affecté à Montpellier en juillet. Il renonce à user du visa qu’il a obtenu pour les États-Unis parce qu’il ne veut pas laisser les siens. Il exerce ses fonctions à Montpellier jusqu’à sa révocation le 15 mars 194318.
13À cette date, sa paisible vie de labeur intellectuel a bifurqué radicalement. Entré de plain-pied en résistance, Marc Bloch est devenu « Narbonne » en nouant contact avec le mouvement de résistance Franc-Tireur. Georges Altman, dirigeant de ce mouvement, a relaté les circonstances du recrutement de Marc Bloch :
Je revois encore cette minute charmante où Maurice, l’un de nos jeunes amis de la lutte clandestine, son visage de vingt ans rouge de joie, me présenta sa « nouvelle recrue », un monsieur de cinquante ans, décoré, le visage fin sous les cheveux gris argent, le regard aigu derrière ses lunettes, sa serviette d’une main, une canne de l’autre ; un peu cérémonieux d’abord, mon visiteur bientôt sourit en me tendant la main et dit avec gentillesse :
— Oui, c’est moi le « poulain » de Maurice…19
14Précieux témoignage qui suggère bien ce que peut représenter pour l’universitaire Marc Bloch le saut dans une clandestinité où il lui faut faire ses preuves comme un débutant. Tout ce qu’il a dès lors à faire s’inscrit en rupture avec sa vie antérieure, comme le relevait Georges Altman : « Et l’on vit bientôt le professeur en Sorbonne partager avec un flegme étonnant cette épuisante vie de “chiens de rues” que fut la Résistance clandestine dans nos villes »20. Au « poulain de Maurice » on confie vite des tâches adaptées à ses compétences propres. Il collabore aux Cahiers politiques du Comité général d’études et à La Revue libre, éditée par Franc-Tireur. Ces publications portent sa marque, notamment cette surprenante table méthodique des articles de la première année des Cahiers politiques dans le numéro 5 de janvier 1944 ! En juillet 1943, Marc Bloch devient un des trois membres du directoire régional des Mouvements unis de Résistance. « Narbonne » s’affirme comme un dirigeant légitime et respecté dans le petit monde si exigeant de la clandestinité. Arrêté le 8 mars 1944 à Lyon, torturé dans les locaux de l’École de santé militaire, interné à la prison Montluc, il est fusillé le 16 juin 1944 avec vingt-neuf autres résistants à Saint-Didier-de-Formans.
15Que suggère ce parcours ? On en est réduit à des supputations puisque la caractéristique de l’engagement clandestin était précisément qu’il n’offrait pas le loisir – et qu’il interdisait en principe – de coucher par écrit réflexions et méditations sur cet engagement. À mon sens, ce parcours fait ressortir une ambivalence. Marc Bloch est une recrue comme une autre, il doit faire ses preuves. En même temps, la densité de son expérience, ses compétences le désignent comme un responsable potentiel. Il n’est pas élu à l’issue d’une procédure de sélection, il s’impose. Surtout, je reviens à la part de responsabilité que Marc Bloch se reconnaissait dans l’effondrement de 1940. Ses compétences, son statut avaient touché là leurs limites. La liberté de l’intellectuel s’était évanouie avec le désastre. Et l’entrée dans la société souterraine de la Résistance lui permettait de trouver une liberté authentique, pleine et entière, supérieure à celle dont il jouissait antérieurement puisqu’il en était l’artisan.
16Cet affranchissement renvoie à ce qu’écrit Pierre Bourdieu en ouverture des Méditations pascaliennes :
Je ne me suis jamais vraiment senti justifié d’exister en tant qu’intellectuel. Et j’ai toujours essayé […] d’exorciser tout ce qui, dans ma pensée, peut être lié à ce statut […]. Je n’aime pas en moi l’intellectuel, et ce qui peut sonner, dans ce que j’écris, comme de l’anti-intellectualisme est surtout dirigé contre ce qu’il reste en moi, en dépit de tous mes efforts, d’intellectualisme ou d’intellectualité, comme la difficulté, si typique des intellectuels, que j’ai d’accepter vraiment que ma liberté a ses limites. (p. 16)
Le cas extrême de Jean Cavaillès
17Autre parcours troublant, celui de Jean Cavaillès. Il diffère sensiblement de celui de Marc Bloch, son aîné d’une génération, mais on peut également en tirer des enseignements éclairants et complémentaires.
18Jean Cavaillès est une personnalité difficile à saisir21. À la fois muni de tous les sacrements universitaires22 et en marge (par sa façon d’être, par la spécialité qu’il s’est choisie et qui requiert des compétences rarement réunies). À la fois immergé dans son travail (Transfini et continu est conçu et rédigé sous l’Occupation) et totalement affranchi de sa condition sociale. Rien n’empêche le professeur Cavaillès de poursuivre ses travaux philosophiques mais il devient quelqu’un d’autre, qui n’est connu que par ses pseudonymes (Crillon, Chennevières, Hervé, Daniel, Marty, Carrière), quand il agit en résistant. Cependant, la réalité est plus complexe : Georges Canguilhem et Vladimir Jankélévitch ont bien montré la part très forte du cheminement intellectuel dans les choix opérés par Cavaillès sous l’Occupation23. Canguilhem a parallèlement pointé un élément important :
Cette philosophie d’où Jean Cavaillès est radicalement absent a commandé une forme d’action qui l’a conduit, par les chemins serrés de la logique, jusqu’à ce passage d’où l’on ne revient pas. Jean Cavaillès, c’est la logique de la Résistance vécue jusqu’à la mort. Que les philosophes de l’existence et de la personne fassent aussi bien, la prochaine fois, s’ils le peuvent.24
19Cofondateur et dirigeant de deux mouvements de Résistance, ce qui est peu commun, Cavaillès a ensuite bifurqué pour créer et diriger en zone nord un réseau de renseignements, baptisé Cohors, et il a personnellement mis la main à la pâte. Pour justifier la création de Cohors et l’action éminemment dangereuse qu’il a menée à sa tête, Cavaillès a argué du fait que la Résistance des mouvements – avec ses réunions fréquentes, ses palabres, ses considérations tactiques, ses débats intellectuels – parlait et écrivait beaucoup, ce qui était utile, mais que lui voulait agir concrètement, ce qui était plus utile encore. Dans un récit de fiction, Nuit blanche, rédigé en Grande-Bretagne à la fin de 194325, Jean Gosset, adjoint de Jean Cavaillès qui avait été son agrégé-répétiteur à l’École normale supérieure, a dit l’admiration qu’il avait pour le courage du chef de Cohors : « Il n’atteindrait jamais à la bravoure spontanée, si naturellement associée à la claire conscience des risques, qu’il ne connaissait pas chez d’autres que chez Dorian [Cavaillès] »26.
20Jean Cavaillès a poussé aussi loin que faire se pouvait son anonymat d’intellectuel. À rebours de l’idée selon laquelle, dans les moments les plus contraints, les intellectuels ne pourraient s’empêcher de faire la leçon aux autres ou à eux-mêmes, Cavaillès a opté pour l’action silencieuse. À Saint-Paul-d’Eyjeaux où il était interné en 1942, il a bien fait une conférence sur Descartes (parce qu’il se trouve que ceux qui le pouvaient faisaient bénéficier leurs codétenus de leurs lumières dans leur domaine) mais il n’a rien dit de lui, a fait profil bas et s’est évadé sans que personne ait eu vent de son projet. Dans son journal de captivité resté inédit, Georges Rougeron note, le 30 décembre 1942 :
La neige est tombée durant une bonne partie de la nuit ; le brigadier qui a souci d’exactitude en mesure 11 cm ½. Cela n’empêche pas les voyages : grand émoi ce matin ; Cavaillès s’est évadé. On l’a trouvé manquant hier soir à l’appel de 20 h 30 ; bien entendu il n’avait prévenu personne. Qui eût cru cela de lui, si réservé, si discret ! Dans le camp on s’amuse doucement.
21Mais il y a plus. Cavaillès a strictement cloisonné ses activités puisqu’il a été simultanément professeur et chef de réseau. On dispose sur ce point du témoignage rare et précieux livré par sa sœur :
Il habitait, rue du Docteur-Roux, sous le nom de Jacques Carpentier, l’appartement d’un ménage ami resté en zone Sud. Cet hiver [1941-1942] devait être pour lui une période d’intense activité. Il avait décidé de réserver ses matinées à la préparation de ses cours et à son travail personnel. La tentation, parfois, était forte d’aller frapper à sa porte pendant ces heures où je savais le trouver seul. Il répondait à mon coup de sonnette clandestin, revêtu d’une longue robe de chambre, et après m’avoir un peu grondée de forcer ainsi sa solitude, il installait mon fauteuil près de lui. Le silence que je ne troublais plus se reformait peu à peu. Jean, assis devant sa table, reprenait ses fiches. […]
J’admirais sans réserve la force d’abstraction de cet homme que l’Angélus de midi tirait brusquement de ses travaux. Il consultait hâtivement le petit carnet chargé de signes conventionnels, il partait en courant vers un rendez-vous lointain, et se donnait alors tout entier à l’action.27
22Pur intellectuel, c’est-à-dire, selon un terme qui n’est guère plus usité, « savant » travaillant jour après jour à comprendre ses objets d’étude par des voies rigoureuses et exigeantes, Cavaillès n’a fait la leçon à personne. Il n’a pas été un intellectuel empêché mais un homme pleinement libre, libre de travailler sur la logique mathématique, libre de résister. Ainsi, les seuls textes que nous ayons de lui pour cette époque sont des écrits scientifiques purs et durs d’une part, des rapports d’activité résistante d’autre part. Et rien d’autre, c’est-à-dire rien sur son appréhension personnelle de la Résistance, aucun écrit réflexif sur son expérience clandestine. En somme, sa liberté a été totale et silencieuse.
23Pour aller plus avant encore, il faut dérouler la chronologie de l’action et de la société clandestines. Aussi bien Marc Bloch que Jean Cavaillès, comme beaucoup d’autres, ont dû, pour des raisons différentes, plonger totalement en clandestinité à un moment donné. Ils ont été alors exclusivement partie prenante de la société clandestine et la dualité que j’ai signalée a pris fin. Cela répondait à une nécessité pratique de prudence, bien sûr. Mais cela n’était possible que parce que les organisations de résistance avaient développé leur base sociale et pouvaient protéger les leurs.
24Pour le plus grand nombre de ses membres, la Résistance, même à dimension militaire et d’espionnage, a été faite sur le fil du rasoir, en ménageant vie intellectuelle avec pignon sur rue et activités clandestines ultra-dangereuses. Ainsi, au tout début de l’année 1942, Jean Gosset quitte le domicile familial de Sceaux et s’installe « pour pouvoir mieux travailler à sa thèse » dans une chambre à Paris. Pour faire bonne mesure, il fait courir le bruit que son ménage marche mal tandis que sa femme fait savoir qu’elle est séparée de lui28. En réalité, le thésard en rupture de ban s’immerge complètement en clandestinité, vivant chichement et solitairement.
25On remarquera que, pour Cavaillès comme pour Gosset, les éléments susceptibles de dévoiler la double vie qu’ils ont menée ne nous sont, partiellement, accessibles que grâce aux témoignages de leurs intimes. Par conséquent, dans l’écrasante majorité des cas, la réalité quotidienne de ce que pouvait bien signifier la vie d’un clandestin était alors et reste pour nous indéchiffrable.
Deux mondes totalement étrangers l’un à l’autre
26Ainsi, le brassage social, volontiers imputé à la vie dans les tranchées et dont Nicolas Mariot a montré l’illusion29, même s’il n’était pas un vain mot dans la société clandestine, n’a été perceptible et compréhensible qu’à l’intérieur de cette sphère pour les seuls initiés. J’en donnerai un seul exemple puisé dans le journal de Jacques Copeau, personnalité phare du théâtre français et cofondateur de La Nouvelle Revue française (NRF). Cet intellectuel patenté vit à Pernand-Vergelesses en Bourgogne où il médite tranquillement en lisant intensément30. Il relate en ces termes la venue de son fils en avril 1944 :
9 avril (1944). Dimanche de Pâques.
La veille de la Résurrection, le fils est venu à la maison avec deux camarades. L’un d’eux est spécifiquement Juif avec les caractéristiques, morales, intellectuelles, de sa race, dont un particulier sans-gêne. Il sort du milieu capitaliste. L’autre est un petit paysan de basse Bourgogne, fils de cultivateur, famille nombreuse, a vendu des chemises pendant quelque temps, l’école jusqu’à onze ans, le service militaire dans les chasseurs alpins, la guerre, la Norvège, l’Angleterre, deux séjours. L’Algérie un séjour, actuellement Paris. Quand la guerre a éclaté, il était secrétaire des syndicats chrétiens. Intelligent, très sympathique. Entre ces deux garçons, le mien fait figure de grande et presque farouche sincérité. Il dit : « Je suis devenu politicien… » Toujours gentil, dévoué, tendre pour nous. Mais âprement travaillé par la mission qu’il s’est donnée, en lutte avec lui-même, le visage par moments ravagé d’inquiétude. On sent qu’il s’est fait tout un plan d’existence. Ses camarades le plaisantent sur son « ambition ». Qu’il est mystérieux pour moi !31
27Ce que Jacques Copeau voit de ses yeux reste parfaitement inintelligible au fin lettré qu’il est pourtant. Il regarde son fils et ses deux amis, chaussé de ses lunettes des temps ordinaires. Or, il a devant lui trois des principaux dirigeants de la Résistance qui s’offrent une pause : le Juif qu’il ne prise guère est Jacques Bingen, à cette date délégué général du Comité français de la Libération nationale en zone sud ; le vendeur de chemises, Yvon Morandat, un des principaux adjoints d’Alexandre Parodi, délégué général en titre. Ces trois amis sont réunis, soudés par l’expérience et la vie clandestines, sans préjugés à l’endroit les uns des autres. Le patron du Vieux-Colombier n’est que préjugés : c’est lui qui est empêché. Le curieux amalgame entre son fils élevé sur les genoux de Gide et Martin du Gard, un grand bourgeois parisien ayant reçu la meilleure éducation et un parfait autodidacte d’une famille paysanne pauvre est mystérieux. Il n’est pas rare, non sans raison, qu’on évoque, à propos des intellectuels sortis de leur tour d’ivoire et contraints de se mêler aux autres, l’envahissante promiscuité, la présence déstabilisante, sinon la médiocrité spirituelle de ceux qui ne sont pas des intellectuels et qu’ils doivent côtoyer. Les cas de cette promiscuité difficile à supporter pour les intellectuels sont légion. Il me semble que si cette situation a pu s’observer dans les tranchées, elle n’a pas été la règle dans la Résistance.
28Il y a bel et bien eu brassage dans une société particulière qui était lovée dans la société du temps. Cette interaction entre monde souterrain et société à ciel ouvert s’est parfois donnée à voir dans les pseudonymes adoptés par les clandestins. Bingen, beau-frère d’André Citroën, a eu pour pseudonymes « Cadillac » et « Talbot ». Copeau, dont la maison familiale était sise à Pernand-Vergelesses, « Corton » du nom d’un grand cru de cette commune. Ce n’est pas tout à fait anecdotique. Cela souligne que les positions et origines du temps ordinaire ne s’effaçaient pas entièrement. Mais cela montre aussi la force de cette « grammaire du vivre-double » que Pierre Laborie a mise en évidence32 : ces pseudonymes allaient très au-delà de la blague potache. Le nom s’effaçait derrière fausse identité et pseudonyme, ce dernier renvoyant à une réalité enfuie.
Le « moi d’alors »
29Jean Cassou, à l’occasion d’une vive polémique qui l’opposait à Jean Paulhan, a réfléchi à cette réalité difficile à cerner33. Dans La mémoire courte, en 1953, il a évoqué, parlant de l’Occupation, son « moi d’alors »34. Selon lui, ce « moi d’alors » était chose totalement inattendue et miraculeuse : « C’est que l’occasion a permis à certains hommes de satisfaire leur nature la plus cachée et qu’il y a eu coïncidence entre celle-ci, se révélant à elle-même, et le devoir avec sa rigueur et ses périls » (p. 40-41). Et de préciser ainsi le trait : « je me voyais dans un état d’où toutes les apparences avaient disparu et où la norme était de n’être plus que soi-même. La norme, la règle, c’était de ne plus porter son nom, de n’avoir plus de position sociale, de n’en plus chercher » (p. 41). Dans un passage souvent repris, il allait jusqu’à affirmer :
Pour chaque résistant, la Résistance a été une façon de vivre, un style de vie, la vie inventée. Aussi demeure-t-elle dans son souvenir comme une période d’une nature unique, hétérogène à toute autre réalité, sans communication et incommunicable, presque un songe. Il s’y rencontre lui-même à l’état entièrement libre et nu, une inconnue et inconnaissable figure de lui-même, une de ces personnes que ni lui ni personne n’a, depuis, jamais retrouvée et qui ne fut là en relation qu’avec des conditions singulières et terribles, des choses disparues, d’autres fantômes ou des morts. (p. 39)
30Il n’est pas certain qu’on ait tiré toutes les implications des formulations utilisées par Cassou même si elles ont souvent été citées en raison de la beauté et du mystère qui en émanent. Ne plus porter son nom – quand on sait à quel point c’est un marqueur qui vous assigne une place dans la société et vous met sous la surveillance et la dépendance de l’État35 –, suivre une vie inventée, s’y mouvoir à l’état entièrement libre et nu, c’était bien rompre les amarres avec la société à ciel ouvert et avec l’État. Dès lors, contrairement aux apparences, loin d’être empêché, l’intellectuel découvrait une authentique liberté. Dans la société clandestine, où pourtant l’imaginaire et le légendaire jouaient un grand rôle, on n’avançait pas dissimulé derrière les masques sociaux.
31Une autre difficulté guette celui qui tente de réfléchir à la position des intellectuels dans cette société clandestine. Nous surimposons souvent nos catégories mentales sur la réalité de ce temps et la rendons ainsi insaisissable. Par exemple, Lucie Aubrac est invariablement présentée et définie comme agrégée d’histoire et de géographie, ce qu’elle était et ce qui était un élément crucial de la définition de sa position dans le champ social. Mais, dans la Résistance, elle était une femme de coups, à l’aise dans l’action la plus dangereuse et risquée qu’elle préparait minutieusement avec d’autres. Sa personnalité intime et profonde trouvait là un terrain de jeu à sa mesure… Son courage physique, sa liberté imaginative, son goût pour les défis impossibles reprenaient le dessus et gommaient son identité sociale.
32Ce que l’expérience inouïe de la lutte clandestine montre dans un certain nombre de cas, c’est une autonomie recouvrée ou des capacités (re)découvertes avec étonnement et délectation comme si le statut d’intellectuel tout d’un coup apparaissait étriqué, confiné, réducteur. Étrangement, ce trait se retrouve chez certains intellectuels qui ont pensé et pris la parole à ce titre. Ainsi, Pierre Brossolette a rédigé et lu quelques textes de haute volée sur les ondes de la BBC et en public à Londres. Or, un examen précis desdits textes montre qu’il s’est affranchi allègrement des règles apprises à l’École normale supérieure et à la Sorbonne. Ses citations sont totalement recomposées et transposées pour renforcer l’effet oratoire et en souligner la signification. Il savait pourtant pertinemment qu’on doit citer exactement quand on use de guillemets. Même dans ce cas, la liberté retrouvait ses droits. Le carcan cédait. Le cacique de la rue d’Ulm ciselait des textes émouvants et vrais sur un socle de citations inexactes. Personne n’était là pour biffer ses mots, pour porter à l’encre rouge des remarques dans les marges. Cette liberté que celui-ci exerçait au doigt mouillé en quelque sorte, en se fiant à son instinct et à ses propres observations, se retrouve chez Jean Cavaillès qui n’a pas recruté sur la foi de fiches de renseignements personnels. Il a fallu qu’il soit débriefé à Londres par Jacques Bingen pour qu’il donne de façon lapidaire son avis sur quelques-uns de ses camarades. Mais là encore, pas de titre décerné summa cum laude : il n’y a consenti que parce que l’efficacité commandait de croiser les éléments dont les services de la France libre disposaient sur les uns et les autres.
Frontières floues
33Qu’en est-il alors des gens qui n’étaient pas réputés intellectuels, ceux qui étaient issus de milieux d’où la culture lettrée était absente ou résiduelle ? Il me semble précisément que, comme les intellectuels aux côtés desquels ils luttaient, ils ont expérimenté une liberté inédite qui a fait d’eux des pairs, des égaux. Nanti d’un CAP de serrurier, Jules Meurillon a dirigé le secteur de la propagande-diffusion du mouvement Libération-Sud et conçu un système dont l’ingéniosité et l’efficacité n’ont rien eu à envier à celles du polytechnicien André Bollier qui, à Combat, remplissait la même fonction. Il est troublant de constater que les services élaborés que les deux hommes ont façonnés, sans se concerter, présentent quantité de points communs, jusque dans leur ingéniosité la plus inventive36. La clandestinité mettait en valeur les qualités d’analyse de chacun et leur permettait de s’épanouir. Dans tout autre contexte, à moins de circonstances comme il s’en réunit très rarement, jamais Yvon Morandat n’aurait pu parler d’égal à égal avec Jacques Bingen ou Pascal Copeau.
34Cette donnée, qui peut, si on en accepte la pertinence, paraître valoir uniquement pour la parenthèse inouïe de la Résistance, rappelle au contraire, opportunément, qu’il importe de faire la distinction entre la position sociale que confère l’appartenance au monde intellectuel et la capacité de réflexion inégale dont chacun est doté, qu’il soit intellectuel ou pas. Qu’ils le soient ou non, les membres du corps social sont fréquemment assignés à des compétences, des positions, des postures, comme on est assigné à résidence. En d’autres termes, le jeu social ordinaire limite considérablement les capacités d’expression et de réflexion de chacun, quelle que soit sa situation. Il y a bien eu une opposition radicale, en somme, entre l’habitus intellectuel – dans ses composantes sociale et mentale – et la liberté acquise, retrouvée, redéfinie dans la société clandestine.
35Cette manière de règle souffre des exceptions. Germaine Tillion, par exemple, me paraît avoir traversé enquête dans l’Aurès, activité dans la Résistance, cauchemar concentrationnaire, liquidation des dossiers de ses camarades morts, guerre d’Algérie sans que son fonctionnement intellectuel en ait été le moins du monde affecté. Elle n’a pas été empêchée de continuer à fonctionner comme elle avait appris et aimait à le faire. Elle s’est toujours adossée à cet habitus intellectuel et y a puisé l’essentiel de sa force.
Un monde enfoui
36Dernier point pour clore mon propos : il a trait au silence. On admet généralement que le silence, gage de recueillement, est une des conditions d’une réflexion féconde. Or, ce qui primait dans la société clandestine, c’était la délibération, l’imprégnation, la collégialité. Paradoxalement dans le monde clos de la Résistance que Joseph Kessel, qui ne le connaissait que par ouï-dire, a peint dans L’armée des ombres comme propice à la réflexion solitaire et profonde de Philippe Gerbier, on ne réfléchissait pas ou peu en silence et seul. On discutait, on se frottait aux autres, on croisait le fer, on débattait ; il y avait des éclats de voix, des disputes, des inimitiés, des désaccords dans ce monde qu’on s’imagine volontiers feutré. Pas de congrès, de motions, de votes, d’élections mais d’incessantes frictions et, mieux, une imprégnation si prégnante qu’on ne pouvait dire in fine qui était l’auteur de telle ou telle décision37.
37Si enfermement des intellectuels il y a eu, peut-être est-il intervenu après la Libération quand la société clandestine s’est brutalement dissoute du jour au lendemain parce que l’objectif qu’elle s’était fixé était atteint et parce que l’État reprenait ses droits. Dans cette optique, on peut défendre l’hypothèse que l’enfermement, c’est-à-dire le retour à des pratiques bien normées, a été une réalité éprouvée après la Libération. Une réalité psychologique dans la mesure même où l’étonnante égalité et la liberté sans équivalent générées par la société clandestine étaient devenues impensables et impossibles à décrire sans paraître mièvre et naïf… Les résistants auraient dès lors entretenu pour eux-mêmes et entre eux le souvenir de cette parenthèse éblouissante comme on cultive son jardin secret.
38Ne pouvant se résigner à « faire comme si rien ne s’était passé » pour « reprendre les choses là où elles en étaient pour s’en aller avec n’importe qui n’importe où », Jean Cassou constatait tout de même avec amertume que la vie ordinaire avait repris son cours et ses droits :
Croyances, pensées, convictions, rêves composent une sorte de légende intérieure, dont on a la révélation à certains moments capitaux de sa vie, et cette révélation est si puissante et si totale qu’elle semble près d’emporter toute cette vie et de faire qu’on puisse la jouer contre la mort. Et puis on va, on vient, on répond au téléphone, on tient son rôle dans la comédie, et ce personnage comique est le seul dont les autres s’occupent, le seul auquel ils prennent garde. Et l’on meurt en enterrant avec soi tout un monde de secrets et d’oublis.38
39Une lettre adressée en 1983 par Jean-Pierre Vernant à son camarade de résistance Bénech à qui on remettait la Légion d’honneur développe, à sa manière, la même thématique39 :
Collège de France
Chaire d’étude comparée des religions antiques
Athènes, le 25 sept 83
Cher Bénech, cher Pendariès,
Comment ne pas t’évoquer sous ces deux noms, au jour où je voudrais être auprès de toi avec les amis qui t’entourent pour te fêter. Deux noms, une même et seule personne pour recevoir enfin cette distinction si méritée, et qui n’a que trop tardé. Mais, tu le sais, pour tous ceux qui ont, comme toi et pour les mêmes raisons, endossé plusieurs noms, il n’était pas besoin de la consécration d’une médaille, après ce qu’on a vu Pendariès faire et la façon dont il l’a fait, pour connaître qui est Bénech et ce qu’il vaut.
Si j’étais là, au lieu de me trouver retenu à Athènes par mon métier, je n’énumérerais pas certains de tes exploits ni n’évoquerais la longue, l’obscure et dangereuse lutte souterraine que tu as menée. Je te dirais plutôt ce que je sens profondément : de t’avoir connu Pendariès quand j’étais pour toi Jougla, Lacomme ou Berthier, cela a créé entre nous un lien d’une force particulière. D’avoir traversé ensemble cette période où, en risquant chaque jour le pire, nous donnions de nous le meilleur, c’est comme si nos vies, prises dans la trame d’un même tissu, se trouvaient désormais en quelque façon unies et inséparables.
Et il me semble que je comprends pourquoi. Quand tout est exceptionnel : les circonstances, le péril, les enjeux, les risques, les espoirs, les êtres en qui on a pu mettre totalement sa confiance vous demeurent proches à la façon d’un parent, d’un frère. Il y a entre eux et vous la même connivence secrète, la même immédiate complicité qu’avec les membres de sa propre famille. Ceux qui ont combattu dans la Résistance en s’y donnant tout entiers forment vraiment une « confrérie » ; il suffit d’un mot, d’une remarque, d’une allusion : on se reconnaît aussitôt, on se retrouve entre soi.
Cher Bénech, nous avons tous deux pris de l’âge, du poids – dans notre corps, nos charges, nos responsabilités. Nous avons changé. Mais le fil est bien là que nous avons noué dans la jeunesse de notre mutuel engagement, à côté l’un de l’autre et de tous ceux, morts et vivants, qui étaient des nôtres au cours de ces années qu’évoque ta Légion d’Honneur. Tous ces amis, ceux qui sont tombés et ceux qui s’en sont sortis, – ce temps d’hier, si proche et si lointain par rapport aux jours d’aujourd’hui, – je voudrais les associer à ta personne dans mon témoignage d’amitié fidèle, d’affectueuse confiance. Pour que tout demeure en place dans nos existences, intact dans nos mémoires, garde toujours en toi, mon vieux Bénech, le jeune Pendariès bien vivant.
Je te félicite et t’embrasse.
Vernant-Berthier
40Malgré l’en-tête du Collège de France qui, en temps normal, signe une position éminente dans les champs social et intellectuel, cette lettre postule, dans le for privé, une parfaite égalité entre les deux hommes. Au demeurant, même portée à la connaissance du plus grand nombre, elle ne dit rien de précis de l’action déployée par Bénech, restant dans un registre allusif (« après ce qu’on a vu Pendariès faire et la façon dont il l’a fait » ; « je n’énumérerais pas certains de tes exploits ni n’évoquerais la longue, l’obscure et dangereuse lutte souterraine que tu as menée ») parce que les deux hommes savent précisément de quoi il retourne : on reste donc dans l’entre-soi résistant. Ce n’est pas pour rien que son auteur la signe Vernant/Berthier et s’adresse à Bénech/Pendariès. Et, l’air de rien, il montre bien qu’il n’est pas dupe. C’est d’un passé révolu, enfui, disparu qu’il parle : « nous avons tous deux pris de l’âge, du poids – dans notre corps, nos charges, nos responsabilités ». Il est significatif que cette lettre ait été rendue publique après le décès de Jean-Pierre Vernant par son vieux camarade Bénech qui voulait lui rendre hommage. Seules la peine qu’il éprouvait et l’envie qu’il avait de donner à voir la hauteur de vue avec laquelle pensait et écrivait son alter ego en Résistance l’ont conduit à enfreindre la règle du huis clos. À sa façon, cette missive, arrachée au territoire de l’intimité où elle était censée demeurer, lève un coin du voile sur le type de solidarité généré dans la société clandestine et suggère que ce monde-là n’a survécu, comme un songe eût dit Cassou, comme un trésor de souvenir secret, que dans le cœur des acteurs : il y a été emmuré. Tout de même, la lettre à en-tête du Collège de France est forte : Vernant, plus libre dans sa tête et plus solidaire des autres que jamais entre 1940 et 1944. Joli pied de nez à nos représentations simples et spontanées.
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10.2307/3779351 :Notes de bas de page
1 Gisèle Sapiro, La guerre des écrivains (1940-1953), Paris, Fayard, 1999.
2 Se reporter, par exemple, à Antoine Compagnon, Le cas Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité nationale, Paris, Gallimard (La Suite des temps), 2009.
3 Ainsi de Jacques Copeau comme en témoigne son Journal 1916-1948, Paris, Seghers, 1991. Installé dans sa maison de Pernand-Vergelesses en Bourgogne, il note le 30 janvier 1941 : « J’ajoute que je suis trop heureux ici. La vie m’est trop facile ». Et le lendemain : « Je ne dois plus me laisser détourner, même si demain le Ministre ou le Maréchal lui-même m’assignait un poste actif dans l’organisation du travail nouveau ».
4 Sur ce point, se reporter à Pierre Laborie, « L’idée de Résistance, entre définition et sens : retour sur un questionnement », Les Français des années troubles. De la guerre d’Espagne à la Libération, Paris, Seuil (Points Histoire), 2003, p. 65-80.
5 Espoir, revue de l’Institut Charles de Gaulle, no 48, 1984, cahier spécial consacré à Jacques Bingen. Cette lettre, dans ses versions manuscrite et dactylographiée, est disponible en ligne : [http://lesamitiesdelaresistance.fr/lien23/107-paris.pdf].
6 François Marcot, « Pour une sociologie de la Résistance : intentionnalité et fonctionnalité », Le Mouvement social, no 180, j1997, p. 21-41 ; « Résistance et autres comportements des Français sous l’Occupation », Les résistances, miroir des régimes d’oppression (Allemagne, Italie, France), François Marcot et Didier Musiedlak éd., Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2006 ; « Les résistants dans leur temps », Dictionnaire historique de la Résistance. Résistance intérieure et France libre, François Marcot éd., Paris, Robert Laffont, 2006 ; « Comment écrire l’histoire de la Résistance ? », Le Débat, vol. 117, no 5, 2013.
7 François Marcot, « Pour une sociologie de la Résistance : intentionnalité et fonctionnalité », art. cité, p. 23.
8 James C. Scott, Zomia ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Seuil, 2013. Zomia, terme dont la paternité revient à Willem van Schendel, désigne un vaste espace encore non étatique sur une vaste étendue de hautes terres que l’on a appelée le massif du Sud-Est asiatique. C’est un immense espace montagneux situé à la périphérie de l’Asie du Sud-Est continentale, de la Chine, de l’Inde et du Bangladesh, qui s’étend sur environ 2,5 millions de kilomètres carrés, soit la superficie de l’Europe.
9 Sur ce point, on renverra à l’analyse très forte de James C. Scott dans Seeing Like a State: How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed, Yale, Yale University Press, 1998.
10 Le parti communiste français a développé cette forme de compartimentage ciblé grâce au Front national de lutte pour la libération et l’indépendance de la France, son organisation de masse. Se reporter à Daniel Virieux, « Résistance-professions. Un rapport sans histoire(s) ? », et à Gisèle Sapiro, « Les conditions professionnelles d’une mobilisation réussie : le Comité national des écrivains », La Résistance, une histoire sociale, Antoine Prost éd., Paris, Éditions de l’Atelier, 1997, p. 113-146 et p. 179-191.
11 Par exemple, les numéros 3 et 4 des Cahiers de la Libération publient des contributions de Jean Paulhan, Paul Éluard, Albert Camus, Pierre-Jean Jouve, Georges Friedmann, Louis Aragon, Jean Guéhenno, Marcel Abraham, Claude Aveline et Louis Martin-Chauffier.
12 L’Université libre est un groupe de résistance intellectuelle français, cofondé en 1940 par le philosophe Georges Politzer, le germaniste Jacques Decour et le physicien Jacques Solomon. Ils publient une feuille clandestine du même nom. Cinq numéros paraissent clandestinement, de novembre 1940 à février 1942, date à laquelle ses trois fondateurs sont arrêtés avant d’être fusillés en mai.
13 Sur ce qu’on a hâtivement appelé le réseau du musée de l’Homme, voir Julien Blanc, Au commencement de la Résistance. Du côté du musée de l’Homme, 1940-1941, Paris, Seuil (La Librairie du xxie siècle), 2010.
14 Agnès Humbert, Notre guerre. Souvenirs de Résistance, introduction de Julien Blanc, Paris, Tallandier, 2004, p. 106-107.
15 Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil (Liber), 1997, p. 52-53.
16 Georges Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, Paris, Allia, 1996, p. 40.
17 Marc Bloch, L’étrange défaite, Paris, Gallimard (Folio Histoire), 1990, p. 202-203.
18 Se reporter à la biographie de Carole Fink, Marc Bloch. Une vie au service de l’histoire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1997.
19 Avant-propos de Georges Altman à l’édition originale de L’étrange défaite, reproduit dans Marc Bloch, L’étrange défaite, ouvr. cité, p. 274-275.
20 Ibid., p. 275.
21 Se reporter à Alya Aglan et Jean-Pierre Azéma éd., Jean Cavaillès résistant, ou la pensée en actes, Paris, Flammarion, 2002.
22 Reçu premier à l’École normale supérieure en 1923, agrégé de philosophie, licencié de mathématiques, docteur ès lettres, maître de conférences de Philosophie générale et Logique à la faculté des Lettres de Strasbourg, membre du groupe Bourbaki.
23 Vladimir Jankélévitch, « Allocution pour l’Association nationale des anciennes déportées et internées de la Résistance (ADIR), Sorbonne, 1981 », L’esprit de Résistance. Textes inédits, 1943-1983, textes réunis et présentés par Françoise Schwab, avec les contributions de Jean-Marie Brohm et Jean-François Rey, Paris, Albin Michel, 2015, p. 88-99.
24 Georges Canguilhem, Vie et mort de Jean Cavaillès, ouvr. cité, p. 38.
25 Ce texte fut publié dans le numéro 1 d’Esprit, nouvelle série, en décembre 1944, sans que le nom de son auteur fût mentionné, Jean Gosset étant alors au camp de Neuengamme.
26 Nuit blanche est reproduit in extenso dans le bel ouvrage que Danielle Rioul-Gosset a consacré à son père, mort à Neuengamme le 21 décembre 1944 : Sur les traces de Jean Gosset (1912-1944), Paris, Scripta, 2013, p. 156-157.
27 Gabrielle Ferrières, Jean Cavaillès. Un philosophe dans la guerre, 1903-1944, Paris, Le Félin, 2003, p. 183.
28 Danielle Rioul-Gosset, Sur les traces de Jean Gosset, ouvr. cité, p. 122.
29 Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, Paris, Seuil (L’Univers historique), 2013.
30 D’après son journal, il a lu durant les trois premiers mois de 1944 les Mémoires de Tolstoï, le Journal d’un écrivain et Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, le Journal de Stendhal, a traduit Conte d’hiver et La Tempête de Shakespeare.
31 Jacques Copeau, Journal, 1916-1948, Paris, Seghers, 1991, vol. 2, p. 686.
32 Pierre Laborie, « 1940-1944 : les Français du penser-double », Les Français des années troubles, ouvr. cité, p. 33.
33 Jean Paulhan avait critiqué les principes de l’épuration dans une retentissante Lettre aux directeurs de la Résistance publiée aux Éditions de Minuit en 1952.
34 Jean Cassou, La mémoire courte, Paris, Mille et une nuits, 2001, p. 40.
35 James C. Scott, Seeing Like a State, ouvr. cité, p. 71 : « the surname was a first and crucial step toward making individual citizens officially legible, and along with the photograph, it is still the first fact on documents of identity ».
36 Jules Meurillon, Julien Léonard : un résistant ordinaire, éditeur clandestin de « Libération », ouvrage publié à compte d’auteur, 2000. Bibliothèque nationale de France, 2001-119736.
37 Philippe Viannay, chef du mouvement Défense de la France, analysait ainsi le processus de prise de décision : « L’influence des autres pour former le jugement, considérable dans mon cas, ne s’était pas exercée jusque-là dans des délibérations suivies de décisions, mais plutôt par imprégnation, celle que donne le contact presque quotidien entre personnes qui se font totalement confiance ». Du bon usage de la France. Résistance. Journalisme. Glénans, Paris, Ramsay (Pour mémoire), 1988, p. 93.
38 Jean Cassou, La mémoire courte, ouvr. cité, p. 66-67.
39 Cette lettre a été publiée dans la revue Le Genre humain, no 45-46, 2007, p. 18-19.
Auteur
-
Laurent Douzou
Professeur émérite d’histoire à Sciences Po Lyon, Laurent Douzou est notamment l’auteur de La Résistance française : une histoire périlleuse (Seuil, 2005) et, avec Sébastien Albertelli et Julien Blanc, de La lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance, 1940-1944 (Seuil, 2019).
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