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De la nature à l’esprit

Le point de vue scientifique

Maine de Biran. Ordres de phénomènes et science de l’homme

Maël Lemoine

Texte intégral

À F. Azouvi

  • 1 François Azouvi, Maine de Biran, la science de l’homme, Paris, Vrin, 1995 (noté Az.), en particulie (...)

1Dans quelques pages fondamentales d’un ouvrage qui fait honneur à l’historiographie de la philosophie française, F. Azouvi soulignait l’importance de la notion de « point de vue » chez Maine de Biran, autour de laquelle il a pu, fort pertinemment et fort élégamment, organiser l’exposé de son travail1. Malgré l’incontestable singularité du biranisme qui résulte, pour l’unanimité des commentateurs, de cette découverte, ce n’est certainement pas dans un tel cartésianisme des ordres de faits opposant l’intimité de la conscience à l’extériorité du monde que réside l’originalité de Maine de Biran sur la question du dualisme. Le mérite d’un développement explicite de l’opposition entre l’ordre des phénomènes extérieurs, représentés, imaginés, observés, et l’ordre des phénomènes intérieurs, réfléchis ou aperçus, revient à Descartes aux dires mêmes d’un Biran qui n’hésite pourtant jamais, par l’effet de quelque fausse modestie, à s’attribuer clairement la nouveauté d’un propos :

  • 2 Mémoire sur la décomposition de la pensée, éd. Azouvi. tome III, Paris, Vrin, 1988 (noté D.), p. 49

« Descartes nous a appris le premier qu’il y avait un passage très difficile et très délicat à franchir, du sentiment de nos propres modifications à la connaissance ou à la représentation des qualités objectives, et à la réalité de ces objets mêmes2. »

  • 3 P. Montebello oppose avec raison dualisme et dualité (La Décomposition de la pensée. Dualité et emp (...)

2 L’hétérogénéité des deux ordres de phénomènes est peut-être un dualisme ; c’est en tout cas un dualisme cartésien qui s’oppose en cela à la dualité primitive du sujet et du terme de l’effort, dont l’origine est strictement biranienne3. Dans un passage où il oppose Descartes à Gassendi, Maine de Biran parle d’un mur que Descartes aurait dressé entre les deux ordres de phénomènes :

  • 4 D., p. 267-8, note.

« Gassendi était physicien, et ne voulait introduire dans la métaphysique que des notions sensibles, des images ; Descartes, au contraire, avait élevé dès son point de départ, un mur de séparation entre le domaine de la pensée et celui de la nature extérieure4. »

3Le dualisme biranien se situe dans la tradition cartésienne dans la mesure où il pose une hétérogénéité irréductible de deux façons d’apparaître, qu’il appelle ordres de phénomènes. Mais si le principe même d’une telle distinction est cartésienne, Maine de Biran a su en revanche, le premier sans doute, trier rigoureusement et précisément la totalité des phénomènes entre ces deux ordres, examiner au regard de l’information scientifique et médicale la plus récente la question de leurs rapports, tirer toutes les conséquences d’un tel dualisme, en établir les enjeux enfin.

  • 5 Husserl, sur qui Sartre s’appuie pour renverser le principe de cette distinction (Une idée fondamen (...)

4Personne ne renoncerait sérieusement au concept de ce que l’on appelle « l’intimité de l’être humain », champ de phénomènes délimité du domaine plus vaste de ce qui est par opposition « le monde extérieur ». On peut bien émettre des réserves sur le mot ou ne s’en servir plus, réunir selon quelque principe ingénieux les deux espèces en un seul genre ou renverser le principe de leur différence tel qu’il a été établi, on n’empêchera jamais que, sans savoir précisément quoi, nous pensions bien quelque chose dans cette opposition de l’extérieur – noli FORAS ire – et de l’intérieur – IN te redi – de l’homme5. La question est bien de déterminer le sens de ces deux termes, c’est-à-dire le principe de leur distinction, c’est-à-dire ce qui relève de l’un ou de l’autre, c’est-à-dire encore la limite de l’un et de l’autre. Que voulons-nous dire, lorsque nous parlons de l’intériorité du « for intérieur » ? Comment savons-nous que telle ou telle manifestation relève de l’intériorité, et telle autre de l’extériorité ? Quelle est cette borne qui marque la frontière entre les deux domaines ? Puisqu’il faut bien qu’elle se manifeste elle aussi, selon quelle manière d’apparaître se montre-t-elle ? Est-elle intérieure ou extérieure ? Peut-elle relever des deux ordres à la fois ? Certains êtres se manifestent-ils à la fois dans l’intériorité et dans l’extériorité ? Si c’est le cas, ne sont-ce pas précisément des êtres différents ? Maine de Biran pose cette distinction comme le principe épistémologique cardinal qui ouvre et délimite les champs juxtaposés des sciences subjectives et objectives ; un seul objet relève des deux : l’homme. Comment la science de l’homme peut-elle être double et l’homme simple ? Est-ce bien le même être que la psychologie et la physiologie étudient, bien que ses façons d’apparaître divergent toto cœl ? Derrière cette manière d’aborder le problème du dualisme, Biran agite les questions les plus fondamentales qui soient en philosophie, depuis la nature de l’homme jusqu’aux premiers principes d’une ontologie phénoménologique, en passant par l’interrogation de notre pouvoir de connaître.

Le dualisme des ordres

L’intérieur et l’extérieur

5Les ordres de phénomènes, bien moins caractérisés en eux-mêmes qu’en opposition l’un à l’autre, se distinguent de surcroît plus par leur façon d’apparaître que par la nature même des phénomènes qui les composent :

  • 6 D., p. 118.

« Notre nature même nous impose l’obligation de reconnaître deux ordres de faits, observables ou représentables extérieurement d’une part, et purement réflectibles de l’autre6. »

6La différence principale est bien dans l’attitude qu’il me faut adopter pour m’ouvrir à l’extériorité ou me retirer en moi-même.

  • 7 De l’aperception immédiate (dit Mémoire de Berlin), éd. Azouvi, tome IV, Paris, Vrin, 1995 (noté A. (...)
  • 8 Il n’y a pas fait, si ce n’est le fait de quelque chose pour quelqu’un. Sur ce point, voir l’ Essai (...)
  • 9 A., p. 162, note.

7Observés, représentés, extérieurs, imaginés même, les faits les plus couramment appelés faits dans le langage commun ne se distinguent pas de « cet ordre de phénomènes bien particuliers dont le théâtre est la conscience7 », comme les faits qui se donnent dans la différence d’un sujet qui contemple et d’un objet contemplé se distinguent de ceux qui se donnent dans l’identité de l’un et de l’autre et livrent le sujet à lui-même dans quelque pure pensée de soi ; car comment dès lors appeler faits les phénomènes de la conscience, comment parler d’un théâtre même, comment parler de deux ordres de faits enfin, puisque tout fait implique et suppose précisément une relation, donc une dualité8 ? L’ordre des faits intérieurs doit lui aussi être duel, sans quoi il ne comporterait pas de faits : aussi Maine de Biran peut-il dire que, pas plus que nous ne percevons les substances des choses et les forces des êtres, mais seulement leurs qualités et leurs formes, « la force motrice ne s’aperçoit [pas] non plus en elle-même, mais dans son application à l’organe résistant ou au terme [mû]9 ».

  • 10 A., p. 10.

8Je suis une force invisible dont moi seul puis reconnaître la marque dans l’organisme ; le sujet ne s’apparaît à lui-même – je ne me reconnais comme ce souverain – qu’en se distinguant d’un objet – qu’en constatant l’étendue de sa puissance. Un fait est donc un phénomène ou une manifestation qui entre dans le rapport d’un sujet et d’un objet ; il en va a fortiori ainsi de l’ordre des phénomènes intérieurs, qui n’est pas une sorte d’émanence réflexive par laquelle une monade s’apercevrait elle-même ainsi que ses modifications. Si donc la science des phénomènes intérieurs est appelée par Maine de Biran science des idées relatives au sujet ou « idéologie subjective », c’est de la même manière que la dynamique est la science des forces : cette chose en soi que l’idéologie subjective étudie, c’est le sujet, qu’elle n’étudie de surcroît que par l’intermédiaire du détour de ses manifestations, et non en lui-même. L’idéologie subjective, ou psychologie, en effet, n’étudie ces « rapports intimes, constants et nécessaires que ce sujet entretient avec lui-même » qu’au travers des « faits de consciences », ou encore « dans l’exercice des actes qu’il détermine ou des modes qu’il aperçoit10 ».

  • 11 A., p. 154

9Il n’est donc pas question de parler d’un rapport direct du sujet à lui-même, comme une lumière s’éclairerait elle-même sans réflexion dans un miroir : le sujet ne se connaît lui-même qu’au travers de ses actes, ne s’aperçoit que dans la manifestation de ses effets au sein du second terme du fait primitif, le corps résistant à l’effort. Lorsqu’il s’agit de la manière dont se manifestent, dans leur pureté et simplicité originelle, « les deux termes du rapport fondamental », Maine de Biran affirme sans aucune ambiguïté que « le moi se trouve établi comme sujet par rapport à un terme qui résiste11 ».

  • 12 A., p. 161.
  • 13 L’aperception immédiate peut être dite interne ou externe selon le point de vue (A., p. 161) : puis (...)
  • 14 A., p. 161-3.

10La dualité primitive appartient bien à l’ordre des phénomènes intérieurs. L’intimité de la conscience est donc le champ d’un rapport primitif entre le moi et le corps. Le dualisme des ordres de phénomènes, qui correspond aux modes cartésiens de la pensée et de l’étendue, ne recoupe pas la dualité primitive du moi et du corps : le moi ne se donne pas dans la pensée, le corps dans l’étendue. C’est dire que le corps sur lequel le moi exerce sa force n’est pas une chose étendue mais se manifeste aussi dans l’intimité, et à l’inverse, que le mode de manifestation de la pensée n’est pas dénué de toute corporéité. Même lorsqu’il parle d’aperception immédiate, opposée à l’aperception médiate, Maine de Biran ne parle pas d’un moi qui s’illuminerait lui-même comme par suffusion de sa propre lumière hors de son faisceau, mais d’un rapport primitif où « se trouve constitué le sujet de l’effort, un, relativement au terme résistant, aussi un et permanent12 » opposé à un rapport primitif où le second terme, celui au travers duquel le sujet se saisit, est non pas aperçu, mais représenté ou imaginé. En d’autres termes, lorsque je saisis dans l’effet de résistance de mes muscles à un mouvement voulu la volonté même de le mouvoir, il y a aperception immédiate13 ; lorsque je saisis visuellement dans le déplacement de mon bras, ou auditivement dans la parole proférée, c’est-à-dire dans son résultat, la puissance même dont ces phénomènes sont l’effet, il y a aperception médiate14.

11La forme des phénomènes de l’intimité se distribue selon l’ensemble de tous les rapports possibles entre le moi et son corps, c’est-à-dire selon toutes les qualités et tous les degrés de ce rapport. Les phénomènes intérieurs dits actifs s’attachent à un rapport de domination de la volonté sur le terme mû, les phénomènes intérieurs dits passifs s’attachent au rapport inverse, de domination de la résistance sur l’effort, ou du corps sur le moi. Les sentiments comme les passions n’affectent en effet en propre ni le corps, ni l’âme, mais bien le rapport de l’un et de l’autre : la peur est à la fois une complexion organique et une gerbe de pensée, c’est le rapport de l’un et de l’autre. Même les idées, non en tant qu’idéats, mais en tant qu’actes d’idéation, appartiennent à ce rapport entre l’âme et le corps : c’est dire qu’un état singulier ou artificiel de l’organisme, comme l’ivresse, l’intoxication, l’extrême fatigue, n’affecte pas le contenu de la pensée, mais son activité même ; c’est comprendre pourquoi la méditation la plus désincarnéee fatigue. En tant qu’idéats, les idées n’appartiennent pas plus à l’intimité de l’être qui s’applique à les penser, que les choses du monde n’appartiennent à l’intimité de l’être qui les perçoit.

  • 15 Dans un article simple et juste, P. Montebello dégage du Journal intime de Maine de Biran l’idée qu (...)

12C’est dire que l’intimité de l’être pensant n’est pas une illusion aux yeux de Maine de Biran. L’affectivité ne se réduit pas à la constatation d’une coloration affective du monde, l’effort ne se constate pas dans son résultat mondain : en deçà du monde, il est un domaine d’effets en relation auquel le sujet se saisit lui-même. L’intimité humaine, c’est ce double mouvement circulaire qui va simultanément du corps au moi et du moi au corps. Je ne sais pas que je suis mélancolique parce le présent est accablant et l’avenir sans perspective ; je ne le sais pas non plus en moi-même, en vertu d’une identité avec cet affect. Je le sais par cet état d’accablement organique et d’atonie qui caractérise certains rapports entre ma volonté et mon corps15.

  • 16 Philosophie et phénoménologie du corps, Essai sur l’ontologie hiranienne, Paris, Vrin, 1965. p. 15.
  • 17 Dans quelques pages intéressantes (Az., p. 86-88), F. Azouvi développe l’opposition de l’intimité e (...)

13La formule de l’opposition des ordres de phénomènes entre eux est en définitive d’une grande simplicité : tout ce qui est saisi par relation aux choses extérieures est dit extérieur ; tout ce qui est saisi par relation au corps propre est dit intérieur. En deçà de l’effort, il n’y a pas une sphère phénoménale pure du moi, qui se constituerait par elle-même, ou même par rebond contre le corps, et que l’on qualifierait d’intériorité ; la sphère de l’intériorité, c’est précisément celle du rapport du moi et du corps. C’est donc le corps qui marque la frontière entre l’extérieur et l’intérieur ; c’est en lui que se ramassent les flux extérieurs et qu’ils se centralisent au moi, c’est de lui que la puissance du moi rayonne dans le monde ; à partir de lui se constituent en sens opposés l’intériorité et l’extériorité, les deux sens fondamentaux du verbe être. Si l’on qualifie donc, en un sens large, d’ego une telle sphère des phénomènes réflectibles, alors c’est à bon droit que M. Henry peut affirmer que « l’enseignement de Maine de Biran se résume en ces mots : un corps qui est subjectif et qui est l’ego lui-même16 », à condition de garder à l’esprit qu’une relation est constitutive de cette sphère, relation dont les deux termes, le moi et le corps, sans être séparés, sont bel et bien distincts. Au contraire, si l’on qualifie de moi, comme le fait rigoureusement Biran, l’un de ces deux termes qui ne sont saisis qu’en relation, et de corps le second, homonyme de mon corps objet, homonyme même des corps inertes de la physique, alors on peut opposer une sphère de l’immanence à une sphère de la transcendance à laquelle appartient aussi le corps résistant. C’est bien dire que le corps est à la fois intérieur et extérieur, c’est-à-dire ni l’un ni l’autre proprement. Le sens de l’intériorité et de l’extériorité est donc clair. Que l’ordre des phénomènes extérieurs soit précisément celui des faits que l’on observe, représente, imagine, cela ne fait aucun doute ; les faits intérieurs sont dits au contraire réflectibles, ou réfléchis, en ce qu’ils livrent, en un sens, l’état du moi au moi lui-même inséparablement de l’état de son corps, lequel ne saurait précisément être représenté17.

Points de vue et ordres de phénomènes

14C’est bien dans la façon que les choses ont de se donner à nous, ou plutôt dans la façon que nous avons de nous donner les choses, que se révèle une incompréhensible rupture entre deux ordres, un dualisme nettement ontologique qui distingue deux manières d’apparaître en même temps que deux manières d’être :

  • 18 D., p. 118.

« Notre nature même nous impose l’obligation de reconnaître deux ordres de faits, observables ou représentables extérieurement d’une part, et purement réflectibles de l’autre18. »

  • 19 E., p. 40.

15Une question n’a probablement pas grand sens : c’est celle de savoir si c’est parce que les choses se donnent elles-mêmes à nous de deux manières différentes qu’il y a deux ordres pour nous, ou bien si c’est parce que nous les voyons de deux manières différentes qu’elles forment deux ordres. Ce qui est certain, c’est qu’aux ordres de faits ou de phénomènes, dans l’être, correspondent des points de vue du connaître. En elle-même, la notion de point de vue est bien plus large, et n’a pas toujours un sens technique : Maine de Biran parle de point de vue de Locke et de point de vue de Stahl, de point de vue de l’École allemande et de point de vue de l’École française, sans désigner par là les ordres de phénomènes. Un autre exemple est le suivant : alors que les deux ordres de phénomènes demeurent inconciliables, on peut bien parler d’un « but vers lequel doivent converger les méthodes et où doivent se réunir à la fin les points de vue des diverses doctrines19 ».

16C’est ainsi un « troisième point de vue moyen » qui concilie

  • 20 E., p. 105.

« les principaux points de vue entre lesquels se partagent les doctrines des philosophes, relativement à l’origine de nos idées et à la génération de nos facultés [...], les doctrines a priori [et] celles qui se fondent uniquement sur l’expérience extérieure20 ».

  • 21 D., p. 367.

17Il y a même pour chaque ordre de faits plusieurs points de vue possibles : ainsi Maine de Biran peut-il s’exprimer en toute rigueur de la façon suivante : « Appuyé encore sur le même ordre de faits physiologiques, mais en me rapprochant d’un point de vue plus réfléchi21... »

18Cette phrase demeurerait incompréhensible pour qui identifierait les ordres de phénomènes et les points de vue. Cependant, il est possible d’affirmer une telle identité, dans la mesure seulement où chaque ordre de phénomènes a bien son point de vue général propre ; en ce sens précis, F. Azouvi a raison de parler de théorie des points de vue, mais il semble qu’il vaut mieux parler de théorie de l’hétérogénéité des ordres de phénomènes.

  • 22 Az., p. 71-81.

19Il est probable que Maine de Biran n’ait, à l’origine, pas bien distingué ordres de phénomènes et points de vue ; il est certain en revanche qu’à supposer qu’il ait souhaité réserver à un emploi aussi technique ce terme, la généralité de l’expression l’a bien vite débordé. La théorie des points de vue, dans la mesure où elle correspond bien à celle des ordres de phénomènes, c’est-à-dire en un sens très restreint du terme « point de vue », s’est probablement constituée au cours d’une polémique avec Destutt de Tracy22, et, d’une façon plus générale, par opposition au condillacisme, comme en témoigne encore un texte de l’Essai sur les fondements de la psychologie :

  • 23 E., p. 17. Dans le cas précis mentionné par ce passage, on peut bien caractériser l’opposition de l (...)

« Il est bien essentiel de noter dès à présent cette distinction entre ce qu’un être sentant est en lui-même, et ce qu’il est pour l’intelligence, qui le met à sa place au lieu de se mettre à la sienne. Dans l’hypothèse dont nous venons de parler, et en se plaçant dans le point de vue extérieur de ceux qui construisent la statue, la première impression sensible, avec laquelle s’identifie ou se confond l’âme de cette statue, qui était table rase avant de la recevoir, est bien la conception la plus simple d’où l’on puisse partir, mais ce n’est pas le fait primitif, car pour nous-même, ou dans le point de vue intérieur, il n’y a point de sujet qui connaisse et qui se distingue de la chose connue23. »

  • 24 A. p. 107 : nous soulignons.
  • 25 D., p. 45.

20Cependant, substituer à la théorie des ordres de faits une théorie des points de vue, c’est aller au-devant de graves contresens – dont F. Azouvi se garde, bien entendu – sur la question des relations entre phénomènes d’ordres différents. Les points de vue peuvent en effet aller jusqu’à désigner des jours sous lequel des observateurs envisagent un seul et même phénomène, alors que des phénomènes d’ordres différents sont rigoureusement autres par l’hétérogénéité première de leur façon de se manifester et de nous apparaître. Si donc « deux sciences différentes [...] considèrent le même être vivant, sensible et moteur, sous deux points de vue distincts et séparés24 », et que « dans cette réunion des deux sciences, la part de chacune se trouve assez bien circonscrite par la nature ou l’espèce des rapports sous lesquels on peut envisager le sujet double25 », il faut bien concevoir au contraire que

  • 26 D., p. 48.

« si l’on identifiait absolument les deux sortes de faits extérieurs et intérieurs et les deux modes d’observation qui s’y rapportent, on ne pourrait former aucun doute sur l’emploi exclusif de la méthode dont nous parlons dans la science mixte qui a l’homme pour objet. Mais comme l’observation intérieure serait négligée et l’ordre des faits qui est de son ressort méconnu [...] on ne s’occuperait guère plus de faits d’aucune espèce26 ».

21L’hétérogénéité des ordres de phénomènes n’est en effet pas seulement la divergence de deux méthodes scientifiques qui auraient le même objet, mais bien de deux objets qui ne sauraient en faire un, parce qu’ils nous apparaissent de deux manières différentes ; elle est donc plus radicale que l’opposition de simples points de vue, qui ne nous permettrait guère de comprendre la critique véritablement conjointe du matérialisme et du spiritualisme, sur la base d’un glissement de sens :

  • 27 D., p. 32.

« Il est une autre acception individuelle du terme sensibilité, où le physiologiste passant de l’ordre des faits objectifs à celui des faits purement intérieurs, ou de la représentation à la réflexion, emprunte de celle-ci la notion ou le sentiment d’individualité précise pour la réaliser au dehors et la transporter dans des phénomènes organiques ; de là une certaine communauté de langage entre le physiologiste et le métaphysicien, qui peut quelquefois les tromper l’un et l’autre, en leur persuadant que, rapprochés par l’identité des signes, ils le sont également par celle des sujets d’étude ou d’observation27. »

  • 28 A., p. 19.

22Les ordres de phénomènes sont inconciliablement hétérogènes parce qu’ils se rattachent à des faits primitifs hétérogènes : « Dans les deux cas, ce sont des éléments homogènes, par leur nature ou par la source supérieure commune d’où ils émanent28. »

  • 29 Cité par Azouvi qui insiste sur l’importance de cette expression (Az., p. 74).
  • 30 Az., p. 74-75.

23C’est parce que ces faits primitifs sont hétérogènes, que les premiers principes de leurs connaissances respectives divergent. C’est bien définir chaque point de vue qui correspond à chaque ordre de phénomènes comme « l’idée première sous laquelle nous concevons le sujet sentant et pensant29 » ; de là découlent un système et une méthode, dont la cohérence doit répondre à l’homogénéité des phénomènes qu’ils s’attachent à étudier en l’homme. F. Azouvi a bien montré l’importance épistémologique de la théorie des points de vue, dans sa correspondance avec celle des ordres de phénomènes30.

24La doctrine biranienne de l’hétérogénéité des ordres de phénomènes semble souffrir deux exceptions. La première est la frontière même qui les sépare, c’est-à-dire le corps : il est bien un seul et même être vu sous divers points de vue, comme l’homme lui-même. Un même être en effet peut se manifester dans les deux ordres et relever de deux phénoménalités distinctes ; mais un fait appartient strictement à un ordre. La seconde exception est le fondement même de l’analogie d’un ordre et de l’autre : je puis bien, je dois bien exprimer par exemple les opérations de ma pensée par des métaphores empruntées à l’extériorité. Je dis que je vois une idée, que je la saisis, la domine, etc. À l’inverse, lorsque je parle de l’action d’un être extérieur à moi-même sur un autre, je transpose le type de la puissance active de causalité que je ne trouve légitimement qu’en moi, comme nous allons le voir à présent. Notons que les ordres de phénomènes sont indistinctement la manière dont les faits se donnent à nous et dont nous nous ouvrons à eux ; que les faits appartiennent à un ordre et ne sauraient passer de l’un dans l’autre ; qu’un seul être enfin, l’homme, ou bien peut-être seulement son corps, peut se rattacher à des faits des deux ordres.

La science de l’homme

La causalité

  • 31 D., p. 46.

25L’hétérogénéité des ordres est une altérité radicale ; Maine de Biran va même jusqu’à affirmer que « les faits qui peuvent uniquement se réfléchir diffèrent d’abord autant de ceux qui se représentent, qu’un sens tel que la vue, par exemple, peut différer de l’ouïe et de la voix, etc.31 ».

  • 32 Rapports du physique et du moral de l’homme (dit Mémoire de Copenhague), éd. Azouvi, tome VI, Paris (...)

26Les couleurs ne s’entendent pas plus que l’intériorité ne se voit, « car quoi qu’on fasse, remarque Maine de Biran, il y aura toujours hétérogénéité absolue ou défaut complet d’analogie entre les deux ordres de faits32 ».

27Pourtant, l’hétérogénéité mesure à la fois une extrême altérité et une extrême identité entre les deux ordres de faits qui, outre qu’ils se composent entre eux, voient certes leur connaissance s’approfondir en des sens opposés, mais aussi se rattacher à un point commun, la cause. Le but suprême de la connaissance des faits extérieurs est en effet la notion de causalité, et c’est le point de départ de la science de notre intimité. Mais c’est précisément que la connaissance des uns évolue en sens inverse de celle des autres :

  • 33 E., p. 55.

« Il importe ici d’observer ces deux sortes de procédés inverses de l’esprit, lorsqu’il part de la représentation d’un objet ou d’un fait extérieur donné aux sens, pour s’élever progressivement aux classes, aux lois et aux causes générales des phénomènes ; et lorsqu’il part d’un fait donné par l’observation intérieure, pour en dériver ou y ramener tous ceux du même ordre. Ici, toutes les idées ou les faits se simplifient ou s’individualisent jusqu’à la conscience du moi, identique avec celle de cause ou force agissante. Là tout se généralise et se complique, jusqu’à ce qu’on arrive à l’idée la plus générale, qui est encore celle que les physiciens appellent cause33. »

28La notion de cause est la bascule de l’influence des faits d’un ordre sur les faits de l’autre ordre, de sorte que sur la question générale du psy-cho-physique, la théorie biranienne des ordres de faits demeure toujours prudente :

  • 34 A., p. 62.

« Appuyés sur deux espèces d’observations différentes, nous étudierons l’ordre de succession ou de coïncidence et le parallélisme des deux sortes de faits qui se rapportent à chacune d’elles, toujours éloignés de vouloir les assimiler ou les confondre, encore moins pénétrer le comment d’une liaison de phénomènes correspondant à deux sens très distincts, dont les produits simultanés ne sauraient être confondus34. »

L’unité de l’homme et l’hétérogénéité des sciences de l’homme

  • 35 Force est pourtant de constater avec Biran qu’à son époque comme à la nôtre, la psychologie ne fait (...)
  • 36 « Nous ne pouvons ni les séparer, ni les identifier », note Maine de Biran, qui reprend à propos du (...)

29L’hétérogénéité des phénomènes humains est irréductible : la dépression nerveuse sera toujours autre chose que la réaction chimique d’inhibiteurs cérébraux. Ce serait se fermer tout un pan de l’expérience humaine, que d’affirmer que notre vie se réduit à ce qui se passe pour un observateur extérieur. Et même si l’on pouvait un jour faire correspondre à la variété infinie des sentiments humains une science détaillée des états et activités du cerveau, ce ne serait jamais possible que par le détour préalable d’une psychologie. Je ne puis pas identifier la peur à une disposition nerveuse particulière, si je n’ai pas déjà reconnu au préalable que l’être que j’étudie a peur. Il faut savoir ce qu’est vivre la peur, pour savoir qu’un être, fût-ce soi-même, a peur : jamais on ne découvrirait une nouvelle maladie mentale qui n’avait jusqu’à présent pas de nom, en cherchant dans le cerveau ; c’est au contraire parce que nous aurions une idée de cette maladie, que nous pourrions chercher l’état physiologique correspondant dans le corps. Une découverte cérébrale ne pourrait guère que signaler la possibilité de variation d’une affection mentale déjà connue ; mais cette variation ne serait véritablement attestée qu’une fois le diagnostic psychologique établi. De même que la physiologie apporte incontestablement ses lumières et ses obscurités à la psychologie, de même la constitution rigoureuse d’une psychologie est la condition de la science la plus exacte et la plus étendue du corps humain35. Il y a bien à la fois hétérogénéité des phénomènes humains et collaboration entre les sciences qui leur sont assignées36.

  • 37 C’est la raison pour laquelle la troisième notion primitive va de soi, et ne saurait mettre en caus (...)
  • 38 Voir par exemple E., p. 10-12, 65, etc.

30Nous constatons l’hétérogénéité des phénomènes extérieurs et des phénomènes intimes, mais nous sommes convaincus de l’unité de l’être humain, et Descartes le savait bien37. Face à cette unité hétérogène, toutes les positions sont possibles : affirmer la dualité des natures pensante et étendue de l’homme comme celle de deux séries indépendantes ou interagissantes, réduire l’homme à sa matérialité ou à sa spiritualité, affirmer son unité d’être par-delà la dualité de ses manifestations, ou bien en rester simplement à ce constat cartésien. La théorie pascalienne des ordres, telle qu’elle est exposée par exemple dans la Préface au Traité du vide, sert de modèle à Biran : puisque les transpositions de faits d’une science dans l’autre sont illégitimes38, mais puisqu’au contraire les données peuvent bien s’étayer ou se correspondre, les ordres de phénomènes forment la base d’une division de méthodes et de sciences, qui doivent toujours se respecter et se porter secours l’une l’autre :

  • 39 D., p. 49.

« Comme il y a deux ordres de faits, il doit y avoir aussi deux méthodes dont le concours seul peut former une science réelle de l’homme. Mais en faisant ainsi concourir les deux méthodes, il serait extrêmement dangereux d’en confondre les limites et les résultats ou de renverser l’ordre de leur application et de leur emploi39. »

31Les deux domaines du réel sont deux empires que toisent deux sciences de la vie humaine aux phénomènes et aux méthodes opposées, la psychologie et la physiologie, dont la collaboration est possible et même souhaitable. Il faut parler de deux vies en l’homme, dont l’étude simultanée seule peut en dessiner une science complète :

  • 40 A., p. 59.

« Le mode essentiel fondamental de la personnalité ou du moi individuel, vraiment premier dans l’ordre des faits de conscience, peut bien ne pas l’être dans l’ordre des phénomènes d’une vie purement sensitive, que nous pouvons observer de dedans en dehors et saisir, pour ainsi dire, dans ses points de contact avec une vie de conscience40. »

32C’est dire que l’hétérogénéité des ordres de faits entre eux est corrélative d’une homogénéité à l’intérieur de chacun d’eux, laquelle remonte à la nature de leur fait primitif respectif, fait primitif de sens intime pour l’un, fait primitif de sens externe pour l’autre :

  • 41 A., p. 102. Maine de Biran se demande au début de ce même mémoire (A., p. 10) si les diverses opéra (...)

« Mais si le principe est un fait, alors l’ensemble de tous les faits de même espèce, qui constituent la science réelle dont il s’agit, ne peuvent trouver d’explication qu’en remontant au premier qui leur est homogène, sans qu’il y ait lieu à des recherches ultérieures41. »

33Mais c’est poser d’une manière plus pressante la question de l’unité de l’homme : comment pouvons-nous savoir, ou même simplement sentir son unité, alors qu’en toute rigueur, nous n’en connaissons les phénomènes que sous deux modes inconciliables ? Qui détiendrait la clef de ce problème ouvrirait la porte à une nouvelle médecine unifiée, comme Newton a un jour réconcilié la mécanique terrestre et la mécanique céleste.

La collaboration des sciences de l’homme

  • 42 « Les analogies ou ressemblances phénoménales qui s’offrent à un point de vue extérieur ou physique (...)

34On conçoit mal comment serait possible une collaboration de deux sciences étudiant deux ordres de phénomènes entre lesquels aucune analogie n’est possible42. Comment pourrait-il y avoir collaboration, s’il n’y a pas en un sens transport des données d’une science dans celle de l’autre ? Le transport des données d’une science n’est pas le transport de ses faits hors de l’ordre qui les contient et les révèle :

  • 43 A., p. 107 (nous soulignons). Cette entorse apparente à la méthode a pour objet particulier de trac (...)

« Arrivés [sic] à ce point, dit Maine de Biran, où deux sciences différentes et qui considèrent le même être vivant, sensible et moteur, sous deux points de vue distincts et séparés –, où ces deux sciences, dis-je, se touchent, se limitent, et sont bien près de se confondre, je crois qu’il est permis d’emprunter quelque[s] donnée [s] à l’une pour les transporter dans l’autre 43. »

  • 44 Maine de Biran établit lui-même la comparaison, et va jusqu’à suggérer une origine des ordres de ph (...)

35Je ne puis transporter un fait d’un ordre dans l’autre, pas plus que je ne peux entendre une couleur ou voir un son44. Toutefois, de même que je puis conclure du sifflement de ma bouilloire à la température de l’eau que j’y ai versée, bien qu’il s’agisse de phénomènes hétérogènes dans la mesure où ils tombent sous deux sens distincts, de même des faits d’un ordre signalent les faits de l’autre. Il n’est pas jusqu’aux rapports entre les phénomènes d’un ordre qui ne soient peut-être transposables dans l’autre : et de même que l’inflammation d’un muscle contrarie son activité, de même les sensations de courbatures rendent plus difficile l’effort du sportif.

  • 45 Az., p. 100-101.

36L’affectivité est de ces espèces de phénomènes sur lesquels le mélange des lumières fait la lumière comme l’obscurité ; on peut alors, puisqu’il s’agit d’un même phénomène, au statut problématique, parler de points de vue sur ce phénomène, dont la connaissance implique une étroite collaboration de la psychologie et de la physiologie45 :

  • 46 D., p. 45.

« La physiologie à qui il appartient spécialement d’apprécier les moyens et les effets de cette influence réciproque des fonctions purement organiques sur une autre espèce de phénomènes qui rentre aussi dans le domaine intellectuel et moral quoiqu’ils ne le constituent pas entièrement, [...] fournira des données essentielles à la métaphysique qui considère les mêmes phénomènes sous d’autres rapports et dans un nouvel ordre d’associations ultérieur46. »

37Une telle métaphysique, Maine de Biran l’appellera plus tard, lorsqu’il sera entré en possession de ce mot, psychologie mixte, dont il délimite le domaine de la manière suivante :

  • 47 E., p. 81-2. Maine de Biran en souligne d’emblée toute la difficulté : « Mais comment noter, par un (...)

« Il y a [...] une psychologie pure, savoir la science de l’esprit ou du moi, de ce qui lui est propre et inhérent, et une psychologie mixte, savoir la science de l’homme soit moral soit physique. La première [...] est la seule qui puisse jouir de toute l’évidence du sens intime. La seconde, qui admet le mélange et la complication d’éléments hétérogènes, ne considère les faits de l’intelligence que dans leur point de contact avec ceux de la sensibilité, ceux de la sensation dans leur rapport aux objets et aux organes, les actes de la volonté dans les affections sensibles qui les déterminent, les passions dans leur influence sur les phénomènes physiologiques, et réciproquement. Cette psychologie mixte, qui offre le plus d’attrait à la curiosité, le plus d’aliment à l’imagination, n’en est pas moins la plus incertaine, la plus obscure, la plus sujette à ces écarts et à ces illusions qui prennent naissance dans les éléments mêmes, divers et hétérogènes, dont elle se complique47. »

  • 48 D., p. 297-8.

38La difficulté d’éclairer l’affectivité par les lumières croisées, mais proportionnellement inverses, de la psychologie et de la physiologie porte Maine de Biran, dans un seul texte du Mémoire sur la décomposition de la pensée, à parler d’un troisième ordre de phénomènes : « Du concours de ces trois ordres de faits distincts et hétérogènes dans leur source, je vois ressortir le phénomène mixte de l’humanité48. »

  • 49 C’est là un des fondements du vitalisme de Maine de Biran, dont nous avons parlé ailleurs.

39La saisie d’un tel ordre de phénomènes relèverait du tact affectif, ou tact intérieur : les difficultés de ce troisième ordre de faits viennent croiser celles de la connaissance du corps propre, à propos duquel seulement Maine de Biran parle de trois points de vue. Pourtant, il convient de constater que le fondement même de la physiologie, comme science du corps vivant en tant que vivant, et non en tant qu’inerte, repose sur un « point de vue mixte », puisque l’on ne saurait être convaincu qu’intimement qu’un corps est vivant ; nous ne savons qu’en conscience ce qu’est vivre49. L’indépendance de la physiologie par rapport à la physique repose sur des faits qui ne forment une certitude qu’en psychologie. La physiologie, science objective, est donc mixte par son fondement. Ce fameux troisième point de vue n’est donc pas un ordre de phénomènes propre, mais simplement l’intime conviction de l’unité de l’homme qui n’ouvre droit à aucun champ de manifestation : dans la mesure où il se confond avec l’ordre dont relève le corps vivant, il n’est que l’indice de l’énigme de cette frontière que le corps trace entre l’intériorité et l’extériorité.

Notes

1 François Azouvi, Maine de Biran, la science de l’homme, Paris, Vrin, 1995 (noté Az.), en particulier p. 71-101. Voir aussi l’article plus récent intitulé « Note en marge d’un livre », Les Études philosophiques, avril-juin 2000, n° 2, p. 149-153.

2 Mémoire sur la décomposition de la pensée, éd. Azouvi. tome III, Paris, Vrin, 1988 (noté D.), p. 49.

3 P. Montebello oppose avec raison dualisme et dualité (La Décomposition de la pensée. Dualité et empirisme transcendantal chez Maine de Biran, Grenoble, J. Millon, « Krisis », 1994).

4 D., p. 267-8, note.

5 Husserl, sur qui Sartre s’appuie pour renverser le principe de cette distinction (Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité, in Situations I, reproduit dans La Transcendance de l’ego, Paris, Vrin, 1988, p. 109-113), cite ces expressions de saint Augustin à la fin des Méditations cartésiennes.

6 D., p. 118.

7 De l’aperception immédiate (dit Mémoire de Berlin), éd. Azouvi, tome IV, Paris, Vrin, 1995 (noté A.), p. 15.

8 Il n’y a pas fait, si ce n’est le fait de quelque chose pour quelqu’un. Sur ce point, voir l’ Essai sur les fondements de la psychologie et sur ses rapports avec l’étude de la nature, éd. Tisserand, tome VIII-IX, Paris, Alcan, 1932 (noté E.), p. 15.

9 A., p. 162, note.

10 A., p. 10.

11 A., p. 154

12 A., p. 161.

13 L’aperception immédiate peut être dite interne ou externe selon le point de vue (A., p. 161) : puisqu’elle est, dans un même mouvement, un sortir de soi qui entre en soi, une entrée en soi en sortant de soi, elle est aussi bien et simultanément extériorisation dans le corps et intériorisation dans le moi.

14 A., p. 161-3.

15 Dans un article simple et juste, P. Montebello dégage du Journal intime de Maine de Biran l’idée qu’une certaine tension du rapport primitif est nécessaire au surgissement de l’activité de pensée (Les Études philosophiques, avril-juin 2000, n° 2, p. 203-220).

16 Philosophie et phénoménologie du corps, Essai sur l’ontologie hiranienne, Paris, Vrin, 1965. p. 15.

17 Dans quelques pages intéressantes (Az., p. 86-88), F. Azouvi développe l’opposition de l’intimité et de l’extériorité comme celle de la concentration et de la synthèse des phénomènes de l’une à la dispersion et l’analyse de ceux de l’autre. L’explication mécaniste des phénomènes extérieurs serait donc intrinsèquement liée à l’ordre de l’extériorité.

18 D., p. 118.

19 E., p. 40.

20 E., p. 105.

21 D., p. 367.

22 Az., p. 71-81.

23 E., p. 17. Dans le cas précis mentionné par ce passage, on peut bien caractériser l’opposition de l’intériorité et de l’extériorité comme te point de vue propre d’un être sur lui-même et le point de vue d’autrui sur un être. Dans ses travaux, F. Azouvi fait bien reposer cette distinction sur l’opposition entre exister pour les autres et exister pour soi (cf. Az, p. 81), particulièrement patente dans le texte suivant : « Ainsi, c’est lorsqu’un être est le plus complètement passif, pour lui-même ou dans sa propre aperception, qu’il est le plus actif aux yeux du spectateur ; et, ici, l’opposition dans les termes décèle bien celle qui existe entre deux points de vue, dont l’un se fonde sur une intuition tout externe, tandis que l’autre se concentre dans la réflexion la plus intime » (A., p. 192). Toutefois, ce n’est pas ainsi qu’originairement l’opposition des ordres de phénomènes se définit. Définir mon intimité comme ce que seul je puis voir, c’est ne rien définir du tout, puisque ce que l’on demande précisément, c’est la nature de cela que seul je puis voir.

24 A. p. 107 : nous soulignons.

25 D., p. 45.

26 D., p. 48.

27 D., p. 32.

28 A., p. 19.

29 Cité par Azouvi qui insiste sur l’importance de cette expression (Az., p. 74).

30 Az., p. 74-75.

31 D., p. 46.

32 Rapports du physique et du moral de l’homme (dit Mémoire de Copenhague), éd. Azouvi, tome VI, Paris, Vrin, 1984. p. 48.

33 E., p. 55.

34 A., p. 62.

35 Force est pourtant de constater avec Biran qu’à son époque comme à la nôtre, la psychologie ne fait que porter ses propres incertitudes dans la physiologie, comme en témoigne l’étude neurologique institutionnalisée de phénomènes humains aussi vagues et indéterminés que le « stress ». Sur ce point, il suffit d’entendre Biran évoquer cette « science complète de l’homme, science composée de deux ordres de faits absolument différents, et divisée en deux parties, dont l’une, inconnue et incommensurable par sa nature, communique à l’autre son obscurité et son indétermination » (E., p. 82).

36 « Nous ne pouvons ni les séparer, ni les identifier », note Maine de Biran, qui reprend à propos du rapport des ordres de phénomènes la même expression qui lui sert habituellement à caractériser le rapport de l’âme et du corps : « Distincts mais non séparés » (cf. par exemple D., p. 296).

37 C’est la raison pour laquelle la troisième notion primitive va de soi, et ne saurait mettre en cause la fondation de la science : l’unité de l’homme est une certitude, et pourtant elle reste le punctum caecum de la science.

38 Voir par exemple E., p. 10-12, 65, etc.

39 D., p. 49.

40 A., p. 59.

41 A., p. 102. Maine de Biran se demande au début de ce même mémoire (A., p. 10) si les diverses opérations ou modes de l’âme, comme apercevoir, sentir, percevoir, ressentir, etc., ne se rangent que sous des genres irréductibles les uns aux autres, ou bien s’ils connaissent une homogénéité supérieure. Il va de soi qu’à ses yeux il y a un genre suprême du psychologique qui fonde l’unité de cette science et désigne cela même que nous appelons notre intimité.

42 « Les analogies ou ressemblances phénoménales qui s’offrent à un point de vue extérieur ou physique ne pourront rentrer dans le champ intérieur où l’être pensant assiste, comme témoin réfléchi, à ses opérations les plus exactes, à ses modifications les plus intimes » (A., p. 24).

43 A., p. 107 (nous soulignons). Cette entorse apparente à la méthode a pour objet particulier de tracer l’origine de la puissance d’effort.

44 Maine de Biran établit lui-même la comparaison, et va jusqu’à suggérer une origine des ordres de phénomènes dans la diversité des organes des sens (D., p. 296).

45 Az., p. 100-101.

46 D., p. 45.

47 E., p. 81-2. Maine de Biran en souligne d’emblée toute la difficulté : « Mais comment noter, par un certain nombre de signes précis et analogues, une infinité d’impressions obscures ou de modes sensibles, variables à chaque instant, confus, tumultueux, désordonnés par leur nature, et qui non seulement échappent en eux-mêmes à l’observation la plus concentrée, mais encore empêchent et, troublent sans cesse cette observation et viennent éteindre la lumière jusque dans son propre foyer ? »

48 D., p. 297-8.

49 C’est là un des fondements du vitalisme de Maine de Biran, dont nous avons parlé ailleurs.

Auteur

Allocataire moniteur normalien à l’université de Poitiers, consacre une thèse au problème du corps dans la philosophie française.

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