Information et démocratie
| ,Les représentations du téléspectateur : médias et démocratie
Texte intégral
1Les représentations du téléspectateur face à sa télévision sont des métaphores visuelles de notre rapport au média et à la médiation du monde. Elles sont l’expression d’un thème pictural récurrent : la situation de (télé) spectateur est mise en scène, en abîme et je regarde spectateur moi-même, un autre spectateur. Ces scènes de regards trouvent toujours en elles l’écho du langage. Le spectateur représenté regarde une image identifiée grâce à son cadre comme le choix d’expressions graphiques, culturelles, symboliques. Dans ce face à face entre le téléspectateur et sa télévision, surgit aussi la question des relations d’échecs ou d’échanges qui nous lient au petit écran et dessinent alors les scènes d’un processus démocratique ou d’une aliénation politique.
2 Reconnaissons ici la vertu du corpus qui nous a suggéré cette étude : le supplément hebdomadaire Radio-Télévision du quotidien Le Monde publie du mois d’octobre 1993 au mois de mars 1995 une série de couvertures toutes illustrées par des dessinateurs. La télévision et son téléspectateur apparaissent liés l’une à l’autre par un contrat d’asservissement caricatural. La télévision diffuse des scènes de sexe, de violence et des idéologies sournoises. Le téléspectateur presque toujours en pantoufles et dans son fauteuil (indices de la décontraction) est un être manipulé et maniable.
- 1 Voir F. Casetti et R. Odin, « De la paléo- à la néo-télévision », in Communications n° 51, Télévisi (...)
3Ces mythographies de la paléo-télévision1 qui donnent à voir le rituel du téléspectacle débouchent sur une question politique : dans quelles conditions, lorsqu’elle s’exprime par un média de consommation de masse, une démocratie peut-elle rester fidèle à ce qui la définit ? Peut-elle encore, cette télévision qui hallucine et manipule, s’adresser au citoyen ? Peut-elle encore derrière ses simultanéités et ses scènes spectaculaires du hasard programmé se donner comme un lieu de réflexions démocratiques, comme un espace de débats, d’aide à la décision et de délibérations ? Ce que l’on nomme aujourd’hui les stratégies inductives (faire savoir, faire croire, faire faire) commandent notre rapport au petit écran devenu l’indispensable diffuseur des mythes et des croyances qui nous constituent comme groupe, communauté, société. Dès lors, véhicule de toutes les idéologies, même fragmentaires, instigatrice d’adhésion et de refus, la télévision serait à l’origine de tous nos maux. Indiscutable danger pour la démocratie, elle reste néanmoins, et malgré tout, à travers ses informations, ses fictions, ses reportages, ses feuilletons, ses jeux, ses débats, ses publicités... une possibilité pour le citoyen de s’orienter, de se déterminer, de se construire. Si cette contradiction aura rarement été mise en scène par les dessinateurs choisis par Le Monde, nous ne pourrons, quant à nous, en faire l’économie.
Scènes de lectures heureuses
- 2 M. Fried, 1980, La Place du spectateur, esthétique et origines de la peinture moderne, Gallimard, 1 (...)
4Une confrontation avec des images de lecteurs nous semble ici nécessaire. Dans l’histoire de la peinture, la scène du lecteur heureux face à son livre n’est pas rare. Michael Fried, professeur à la Johns Hopkins University, a proposé une analyse originale de la peinture française du milieu du xviiie siècle autour du thème de l’absorbement. Nous ne retiendrons de cette approche argumentée que trois tableaux2.
- 3 Ibid., p. 24.
5Dans La Lecture de la Bible, Greuze (1725-1805) représente une famille réunie autour d’une table écoutant le père lire la Bible. Tous les personnages écoutent, sauf le petit dernier qui joue avec le chien, et qui justement souligne l’attention des autres. L’abbé de La Porte, à l’occasion du salon de 1755, en fit ce commentaire : « Un père de famille lit la bible à ses enfants ; touché par ce qu’il vient d’y voir, il est lui-même pénétré de la morale qu’il leur fait : ses yeux sont presque mouillés de larmes ; son épouse, assez belle femme et dont la beauté n’est point idéale, mais telle que nous la pouvons rencontrer chez les gens de la sorte, l’écoute avec cet air de tranquillité que goûte une honnête femme au milieu d’une famille nombreuse qui fait toute son occupation, ses plaisirs et sa gloire3. » Autour de l’écran du Livre, source des récits religieux, l’activité du père réunit la famille. Ce condensé de bonheur, de morale et de sécurité chrétienne rappelle d’une part que le livre est souvent un lieu de sagesses, et d’autre part que le lecteur agit. Tous les ingrédients de la représentation du téléspectateur sont ici réunis, et pourtant ils aboutiront dans le contexte de la télévision à un échec. L’écran de télévision raconte des mythes, mais le téléspectateur n’est jamais considéré comme acteur de ce récit : il le subit et ne peut faire intervenir sa parole. De plus, le téléspectateur, si l’on en croit notre corpus, est souvent seul : la télévision ne réunit pas la famille ou le groupe, autour d’elle, mais capte l’attention d’un individu isolé du monde réel, immergé dans l’image et le son diffusés.
- 4 Ibid., p. 27. Concernant ce tableau, précisons qu’il fut présenté au Salon de 1737 sous le titre de (...)
6Le second tableau que nous retenons de cette théorie de l’absorbement (moral) proposée par Michael Fried est une toile de Chardin exposée au salon de 1753, intitulée Un philosophe occupé de sa lecture. L’homme, d’un certain embonpoint, est en train de lire un livre imposant : il tient de sa main gauche la page qu’il lit, et en surélève légèrement le haut, soit pour l’exposer à une meilleure lumière, soit parce qu’il ressent un contact « charnel » avec cette objet qui lui procure un certain plaisir. Le commentaire que Laugier fait à l’occasion d’un texte écrit pour ce salon est lui aussi révélateur du bonheur du lecteur : « Le Peintre lui a donné un air d’esprit, de rêverie et de négligence qui plaît infiniment. C’est un lecteur vraiment philosophe qui ne se contente point de lire, qui médite et approfondit, et qui parait si bien absorbé dans sa méditation qu’il semble qu’on aurait peine à le distraire4. » Après la figure du père lecteur de la Bible, voici celle du philosophe seul, silencieux et méditatif. Mais sa lecture telle que décrite par Laugier semble être un acte de création. : « Un air d’esprit » qui « approfondit » sa lecture lui garantit cette précision adverbiale : vraiment philosophe. Tout lecteur est auréolé d’une activité cérébrale sinon intense du moins créative ou active. Le voilà ici philosophe, et cette identité est probablement métaphorique de tout lecteur, le texte pouvant être un roman ou une lettre, une bible ou un livre de sciences. Ce n’est pas le contenu qui garantit la sagesse, mais l’acte même de lecture. On retrouve bien sûr la vieille opposition de la raison du verbe et de la déraison de l’imagination avec ses corollaires visuels (images mentales et représentations plastiques). La « rêverie » n’est pas ici un terme péjoratif, loin de là : elle est cet état d’esprit nécessaire pour atteindre au surgissement de la création. La rêverie de ce xviiie siècle ne perd pas celui qui s’y livre, mais lui donne de la distance pour penser et dire le monde. Le téléspectateur, on le verra, n’est bien sûr ni rêveur, ni méditatif, et la télévision veut au contraire lui faire croire qu’elle est sans distances et qu’elle colle aux espaces et aux temps du réel.
7Le troisième et dernier tableau qu’il nous semble utile de citer est celui de Jean-Baptiste Greuze, Un écolier qui étudie sa leçon. Il fut exposé au salon de 1757, et témoigne lui aussi de cette thématique de l’absorbement qui était alors à la mode. L’enfant lecteur renvoie évidemment aux thèmes de l’éducation et de l’apprentissage. Michael Fried insiste sur cet effort de mémorisation que l’enfant semble être en train de produire. En effet, les deux mains posées sur son livre, comme pour en cacher en partie le contenu, l’enfant a le regard perdu et le visage en plein effort de concentration, comme s’il se remémorait ce qu’il venait de lire. Le sérieux de son visage et son calme, la position de son corps assis tranquillement à sa table de travail témoignent de cet effort. Appliqué, concentré, en plein effort intellectuel, silencieux, le voilà qui correspond à ce que l’adulte attend d’un enfant dès lors « bon élève ». S’il est tout autant absorbé, l’enfant téléspectateur semble l’être beaucoup trop : ce qui défile sous ses yeux ne lui permet ni d’accomplir un effort de mémorisation, ni d’engager une rêverie invitant à l’activité cérébrale, ni de nourrir son regard. On pourrait avec ces trois peintures résumer toute l’histoire valorisante de la lecture et a contrario, tenter de définir les états de téléspectateur. Quand un président de la République choisit comme photographie officielle une image où il est fait explicitement référence à l’acte de lecture, ou quand la chaîne cryptée Canal + fait dans son slogan publicitaire référence à la perte de temps que la télévision nous « impose » (« Quand on est devant Canal +, au moins on n’est pas devant la télévision »), l’un et l’autre s’appuient sur l’implicite social qui valorise la lecture et critique le fait d’être téléspectateur.
Le paradigme de la représentation du téléspectateur
8La Bible, l’ouvrage de philosophie, et le livre qui engage un processus d’apprentissage chez le jeune enfant peint par Greuze, sont, il est vrai, trois exemples d’une littérature qui travaille à moraliser l’acte de lecture. Bien sûr, d’autres images existent de la même période qui montrent des lectures galantes (Carie Van Loo, La Lecture espagnole, Salon de 1761) ou attendrissantes (Greuze, Le Petit Endormi, Salon de 1755). Il n’en reste pas moins que la tradition occidentale est logocentrique. Car le texte, perçu comme le support de la liberté d’esprit et de la sagesse, renvoie à des processus cognitifs qui dépassent la question politique et l’englobe tout à la fois. Ainsi, entre les représentations de l’homme lecteur libre et de l’homme téléspectateur asservi, la différence vient essentiellement de la nature du support qu’ils consomment et non pas du degré de manipulation politique organisé par le pouvoir qui diffuse le message écrit ou télévisuel. La primauté du thème de l’absorbement dans la peinture des années 1750-1755 telle que la souligne Michael Fried et que l’avaient vue les critiques du temps, permet d’évoquer les activités dans lesquelles le lecteur au sens large est pris : lecture, écoute, écriture, jugement, méditation, mémorisation, rêverie, interprétation. « Les activités absorbantes, écrit-il, [...] engagent l’attention et l’attention engage naturellement la conscience. » On pourrait ajouter après lui que toutes ces activités demandent un effort : même la rêverie est la poursuite d’une activité cérébrale. Ces activités d’absorbement s’opposent à l’abandon de soi et à l’oubli de l’interprétation, situations caractéristiques du téléspectateur que les caricaturistes invités par le journal Le Monde illustrent pour la couverture du supplément Radio-Télévision. Pour décrire le téléspectateur, la thématique de l’hallucination, de l’abêtissement, de l’hypnose revient fréquemment. L’absorbement du téléspectateur est tel qu’il y a flagrant délit : l’image, l’institution qui diffuse l’image, et le pouvoir politique qui donne ses ordres aux médias le manipulent.
9Les théories de l’attention en psychologie cognitive n’ont pas considérablement évolué depuis Pavlov. Affligeantes en ce qu’elles ne considèrent jamais l’homme social, elles interrogent par de nombreuses expériences les réactions d’orientation et de déplacement de l’attention. Malgré cette manière d’analyser l’homme hors de toute culture, de toute économie, de toute idéologie ou de toute contrainte sociale, comme s’il n’était qu’un chimpanzé pensant, les études donnent quelques indications sur « le syndrome comportemental de la valeur d’appel des stimulus ». L’individu en situation d’orientation sera ainsi soumis à :
- 5 J.-F. Richard, L’Attention, PUF, 1980.
« – Des modifications dans les organes sensoriels : dilatation de la pupille, augmentation de la sensibilité rétinienne ;
– des changements dans les muscles qui commandent l’orientation des récepteurs : déplacement de la tête vers la source de stimulation, sonore ou lumineuse ;
– des changements dans la musculature générale : arrêt temporaire des activités de déplacement, augmentation du tonus ;
– des modifications dans le système nerveux central (arrêt de l’alpha) et dans le système végétatif (augmentation de la réaction psychogalvanique, modifications cardiaques et circulatoires).
Cette réaction diminue progressivement du fait de la simple répétition du stimulus : on appelle ce phénomène l’habituation5. »
10Si nous nous permettons cette longue citation, c’est qu’elle nous met face à la charte non écrite des dessinateurs qui voudraient représenter un téléspectateur face à sa télévision. Il est captif mais non actif, soumis et non libre. L’image et le son de la télévision n’ayant pas les mêmes vertus que le texte dans la culture occidentale, celui qui s’y soumet est asservi tant du point de vue de son activité cognitive que du point de vue de sa liberté de citoyen.
- 6 Le Monde diplomatique, Manière de voir, trimestriel, n° 27, « Médias et contrôle des esprits », aoû (...)
11Pour opposer des images aux peintures de Greuze et Chardin, nous prendrons trois dessins de Selçuk à qui était confié l’ensemble de l’illustration du numéro 27 de Manière de voir du Monde diplomatique intitulé : « Médias et contrôle des esprits6. »
12La couverture de ce magazine montre un téléspectateur assis dans son fauteuil, face à un téléviseur qui diffuse une spirale destinée à produire une illusion d’optique. L’écran n’est que la tête d’une pieuvre monstrueuse qui de ses bras tentaculaires et tentateurs semble poursuivre l’effet d’hypnose engagé par l’image. L’un des bras de la pieuvre embrasse déjà l’un des bras du téléspectateur, et l’on sent la séductrice venir bientôt à bout de sa victime !
13Le second dessin illustre en page 10 l’article d’ignacio Ramonet intitulé « Citoyens sous surveillance ». Un téléspectateur, assis dans son canapé, une main sur sa télécommande, un charentaise échappée de son pied, est éclairé par la lumière que diffuse l’écran. Son visage n’est plus qu’une sphère dans laquelle se dessine une cible rouge, et l’ombre de ce visagecible projetée par la lumière de l’écran sur le mur du salon a deux yeux hallucinés, deux pupilles dilatées, comme en situation d’hypnose.
14Le troisième téléspectateur qui illustre le premier article de la partie intitulée « Comment résister à la domination médiatique ? » est à genoux, dans une cellule de prison, la tête prise dans un carcan sophistiqué qui l’oblige à regarder une télévision posée sur une table qui fait partie intégrante de l’instrument de torture. L’homme, le crâne rasé, en tenue de détenu, présente le syndrome oculaire de l’hypnose, les pupilles sont dilatées, figées au centre du globe oculaire.
15Ce petit travail de description et de présentation nous a obligé a construire le terrifiant paradigme de la représentation du téléspectateur : contrôle des esprits, illusion, tentation, séduction, soumission, surveillance, domination, torture, hypnose, hallucination. La question du citoyen est ainsi posée : asservi au média, à l’institution qui est propriétaire de ce média, et aux pouvoirs politiques qui veulent l’influencer, l’homme face à sa télévision est la victime de l’expression des idéologies et des économies qu’on lui impose. Le support, formellement, est associé à des comportements spectatoriels dévalorisants. Mais s’ajoute à cette donnée « physique » de l’écran lumineux la donnée politique des messages qu’il programme et diffuse, au service de pouvoirs tentés de manipulations.
Un citoyen moyen : sexe et violences
16Nous allons bien entendu retrouver ce paradigme de la soumission et de la manipulation dans les dessins du Monde Radio-Télévision d’octobre 1993 à mars 1995. Nadine Avelange, alors responsable du supplément, travaillait avec de nombreux dessinateurs associés régulièrement au journal.
- 7 F. d’Huve, Rosy, Got, N. Guilbert, D. Thierry, Napo, P. Lestienne, A. Dumas, D. Chavanat, V. Braque (...)
17Parmi les plus connus, nous citerons Cagnat, Selçuk, Serguei et Nicolas Vial qui profiteront chacun plusieurs fois de l’espace important qui leur était proposé (20,5 cm sur 25,5 cm) et de l’impression en quadrichromie. Une quinzaine d’autres dessinateurs et un photographe participeront eux aussi à l’illustration de cette formule qui laissait au visuel une part fondamentale et réussie7. Chaque dessinateur était payé 2 500 francs de droits d’auteur pour la couverture, selon un barème fixé par les services financiers et juridiques du journal.
- 8 Interviewée pour cet article le 5 décembre 1996, à partir de trois questions :
Quels étaient les te (...)
18Aucune volonté éditoriale, aucun texte écrit précisant les termes de la commande n’entravait la « grande liberté des dessinateurs », pour reprendre les propos de Nadine Avelange8. le contenu des dossiers qui suivaient dans les pages.
- 9 P. Bourdieu, Le Champ littéraire, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, septembre 1991 (...)
19Cependant, certaines images étaient choisies pour illustrer le thème de l’un des articles du supplément qui, en plus des programmes télévisuels et radiophoniques de la semaine, proposait des sujets de fond et d’actualité sur les médias. Par exemple : un rapport sur le projet d’une chaîne éducative (janvier 1994), la parution de l’Histoire générale de la radio et de la télévision en France (mai 1994), les relations entre l’Église et les médias (mars 1994), une visite au musée de la Radio et de la télévision de New York (mars 1994), les relations entre les chaînes et les producteurs indépendants (janvier 1994), comment apprendre la télévision aux enfants (décembre 1993), l’image des sans-domicile fixe dans les médias (novembre 1993), les Français et la publicité télévisée (mai 1994)... Dans les thèmes retenus par la rédaction du journal, une distance critique face au média télévisuel est maintenue grâce aux approches historiques, muséales, économiques, didactiques, sociologiques. La télévision est décrite dans le cadre du champ médiatique au sens ou l’entend Pierre Bourdieu9. Le lecteur du Monde Radio-Télévision, futur téléspectateur, est considéré comme un acteur de la vie politique, prêt à penser les échanges de pouvoirs qui s’organisent autour de la représentation médiatique. Cette distance critique se retrouve dans les dessins de couverture : mais le téléspectateur caricaturé est alors l’archétype du citoyen moyen. Croyant et participant, il attend les images et les sons de sa télévision mais en même temps les subit. Il est au cœur du champ médiatique, finalement objet de toutes les convoitises, mais souhaitant lui-même être convoité.
20Une typologie des couvertures de notre corpus nous permettrait de distinguer les représentations du champ des médias et ses interférences avec le champ du pouvoir politique. Ainsi pourrait-on disposer le téléspectateur au centre des enjeux du monde politique et des institutions médiatiques face à un écran hallucinogène lui faisant oublier, grâce à des scènes où rivalisent le sexe et la violence, que seule sa décision devrait (en tant qu’elle est collective) déterminer les choix politiques de son pays.
21Le lecteur du Monde Radio-Télévision, invité à l’intelligence par le contenu des dossiers et les traits de plume des dessinateurs, trouvait dans son image humoristique de téléspectateur le reflet de son idiotie.
- 10 L’Évidence éternelle, R. Magritte, 1930, huiles sur toiles encadrées, collection Menil foundation, (...)
- 11 Serguei, 29 novembre 1993, Le Monde Radio-Télévision.
22Un Français moyen, identifié par son béret, assis dans son fauteuil, brandit sa télécommande d’un air furieux vers six télévisions posées l’une sur l’autre. Tout comme dans L’Évidence éternelle de René Magritte10, chaque image des cadres représente une partie du corps d’une femme. Mais si le ventre et le pubis de la femme sont montrés dans la peinture de René Magritte, ils sont censurés dans le dessin de Serguei. En effet, pour le malheur et la fureur du téléspectateur, l’écran qui promettait le sexe de la femme est occupé par la chaîne culturelle Arte. Cette dernière diffuse son logo, quand tous les écrans des autres chaînes montrent le visage, les seins, le ventre, et les jambes du modèle11.
- 12 Rosy, 20 décembre 1993, Le Monde Radio-Télévision.
23Un jeune enfant dans sa chambre est déjà en pyjama. Assis par terre, l’œil dilaté, la pupille centrée sous l’effet de l’hypnose, il regarde une imposante télévision. La scène qui le subjugue est, il est vrai, pour le moins violente ! Un méchant (cape et masque noir, le regard prenant à témoin son jeune spectateur) poignarde efficacement sa victime dont le sang jaillit à l’écran. Prévenant, l’enfant a installé toutes ses peluches autour de lui, mais en leur masquant la vue à l’aide de foulards12.
- 13 P. Lestienne, 20 juin 1994, Le Monde Radio-Télévision.
24Un téléspectateur installé dans son fauteuil, charentaises aux pieds, vu de dos, regarde une dizaine de cadavres civils, victimes d’une guerre, d’un accident ou d’un attentat. La férocité du dessin ne tient pas à ce face à face, mais à la comptabilité tenue par le téléspectateur à même son fauteuil. Muni d’un stylo, il est en train de cocher le nombre de morts à l’écran, et son siège est déjà couvert de ces marques relevant la violence du monde. Loin des réalités, le téléspectateur déplace sur le mode ludique ce qui était à l’origine une information tragique13.
- 14 K. Popper, J. Condry, La Télévision, un danger pour la démocratie, Anatolia, 1994, p. 27 et 28.
- 15 R. Girard, 1972, La Violence et le sacré, Grasset Pluriel.
25On pourrait multiplier ces représentations de téléspectateurs qui subissent et se soumettent de bonne grâce aux images de violence et de sexe. Il s’agit là d’un leitmotiv de la critique de la télévision. Karl Popper rappelle dans l’essai qu’il publie avec John Condry, La Télévision : un danger pour la démocratie, le débat très anglo-saxon autour de ces questions : « On a recensé un nombre non négligeable de cas où les auteurs d’actes criminels ont reconnu s’être inspiré de ce qu’ils avaient vu à la télévision. Il y a aussi le cas de ces deux enfants de dix ans et demi qui enlevèrent et tuèrent sans aucun motif un petit garçon de deux ans en février 1993, à Liverpool. L’affaire fit beaucoup de bruit et inquiéta profondément l’opinion publique : on ne connaissait pas de précédents à un acte aussi horrible. La discussion fut vive, et l’on ne manqua pas d’établir un lien avec la télévision, mais plusieurs experts prirent la parole pour déclarer que c’était là une erreur sur le plan psychologique14. » Ce débat public sur la violence et le sexe à la télévision qui pervertit la démocratie lorsqu’elle en abêtit le citoyen sous les passions et les pulsions ne nous semble pas pertinent pour penser le média et ses relations avec les systèmes politiques et économiques qui l’influencent. Il était pourtant logique de retrouver dans les caricatures visuelles du téléspectateur proposées par les dessinateurs de Monde Radio-Télévision ces deux thèmes privilégiés pour penser la relation entre télévision et démocratie, entre télévision et citoyenneté. Il s’agit là d’un débat sur le média télévisuel et sa relation au citoyen moyen : la scène cathartique telle que la décrit René Girard dans La Violence et le sacré est une nécessité sociale15. Il faut que le média qui réunit autour de ses représentations les acteurs sociaux prenne en charge ces scènes de la purgation des passions. Si la question est importante et s’adresse surtout à l’éthique des programmateurs, elle en élude une autre plus juste concernant la place du spectateur envisagée par les institutions qui gravitent autour du média télévision, celle de la fonction sociale des messages diffusés à l’écran.
Les métaphores de l’aliénation
- 16 Cagnat, 13 juin 1994, Le Monde Radio-Télévision.
26Souvent, les dessinateurs ont choisi de ne rien montrer de l’image diffusée, mais de faire de la télévision un objet métaphorique. Ainsi, dans un dessin de Cagnat, un petit homme à lunettes est assis tout près de son écran. L’un et l’autre sont comme unis au cœur de plusieurs cercles concentriques et d’une croix qui forment le viseur d’une arme perfectionnée derrière laquelle le téléspectateur et sa télévision font office de cibles faciles16. Ramenée au vocabulaire de la publicité à travers l’image de la cible, elle capte l’attention de son téléspectateur pour l’aliéner. Le téléspectateur est pris entre deux métaphores : il est visé par le message publicitaire qui le transforme en acheteur potentiel, il est hypnotisé par la télévision qui le conditionne pour qu’il devienne consommateur. C’est ici l’usage social des messages publicitaires qui est en cause. La publicité a longtemps été la cible d’une certaine critique. De très nombreuses caricatures traitent de ce thème qui fait du téléspectateur non plus un citoyen mais un consommateur. Il n’est pas étonnant que la publicité ait canalisé autour d’elle une attention particulière : elle est de toutes les fonctions sociales de la télévision la plus intentionnelle, la plus liée dans le champ des médias à l’économie. S’il fallait développer cette métaphore de la télévision du dessin de Cagnat, on pourrait se référer à cette règle pour le moins étrange : « La télévision ne vend pas des programmes à des publics, elle vend des publics à des annonceurs » ; ou sa version plus optimiste : « La télévision diffuse des programmes grâce aux annonceurs qui les financent ». On pourrait élargir l’interprétation de cette métaphore visuelle du téléspectateur et de sa télévision en ne limitant pas le dessin de Cagnat à la fonction publicitaire du petit écran, mais à toutes ses fonctions sociales. Dès lors, le consommateur devient aussi citoyen, cible de plusieurs pouvoirs essentiellement économiques et politiques, à travers la publicité et les informations, pour ne reprendre que deux fonctions sociales originelles de la télévision.
- 17 N. Guilbert, 28 mars/994, Le Monde Radio-Télévision.
- 18 Got, 25 octobre 1993, Le Monde Radio-Télévision.
- 19 Selçuk, 23 mai 1994, Le Monde Radio-Télévision.
27La télévision devient une représentation métaphorique dans le dessin d’humour quand elle ne renvoie ni à l’image diffusée ni à la technologie employée ; la télévision et son écran évoquent alors de manière générique les institutions qui en sont « responsables » à ce monstre anonyme : « Fait comme un rat » face à une télévision disposée à la place de l’appât sur un piège à souris dont le ressort tendu attend sa victime17, corbeau sur un arbre perché face à une télévision qui voudrait lui faire lâcher son fromage en le séduisant18, autruche préférant l’image du monde que la télévision lui propose à l’affrontement avec une réalité à construire, les dessinateurs n’auront pas hésité à produire ces images comme des fables proposant leur morale. Le dessin de Selçuk qui transforme une communauté de téléspectateurs en autruches s’en prend à l’aveuglement de l’individu coupé des autres auquel la télévision nous expose19. Sur une plaine qui s’étend à l’infini, une multitude d’hommes ont la tête enfouie dans le sol. Sous la surface de la terre, un écran de télévision diffuse une vive lumière et capte les regards de ces hommes-autruches. Si sur le sol il ne reste plus qu’un seul homme debout, déjà il fixe le trou découpé à ses pieds et s’apprête lui aussi à plonger la tête. Non seulement cette télévision déshumanise totalement celui qui la regarde et l’empêche de communiquer avec l’autre, mais elle l’empêche de voir la vérité du monde pour ne lui proposer qu’une image falsifiée par un pouvoir occulte provenant du fond de la terre. Cette position que la télévision occupe sous la terre lui confère une dimension secrète et clandestine : elle empêche l’homme de se tenir debout, d’être libre. Les câbles qui alimentent la télévision, coupés par le cadre de l’image, semblent plonger vers on ne sait quel abîme. Cette double métaphore du pouvoir et de l’anonymat associée à celle de la captivité des téléspectateurs renvoie évidemment au thème de la relation qui s’établit entre le média et la vie sociale, entre la télévision et la démocratie. Le citoyen « médiatisé » non seulement n’engage plus de débats et de dialogues avec ses voisins, mais il est encore incapable de prendre une décision dans la réalité. Il préfère laisser la télévision lui cacher le vrai au profit d’une hébétude, d’une drogue. Cet écran métaphorique qui le met dans une telle dépendance n’est pas celui du marché des annonceurs. Dans ce dessin de Selçuk, il s’agit de l’institution télévision en ce qu’elle est anonyme et ne dit pas à quel pouvoir politique, à quelle idéologie, à quel appareil d’État elle est inféodée. Ainsi, sous cette annomination visuelle de la télévision qui devient « LA TÉLÉVISION » (quand on parle d’elle sans la définir en termes d’institution et de pouvoirs) se cache la question politique du média, de son économie, de ce qu’il diffuse, de la fonction sociale de ses messages, et des personnes ou des groupes d’influences qui sont à l’origine de l’émission.
- 20 Selçuk, 24 janvier 1994, Le monde Radio-Télévision.
28Entre le mois d’octobre 1993 et le mois de mars 1995, la métaphore visuelle de la télévision sera associée une seule fois à l’image d’un téléspectateur heureux. Le cas est trop rare pour qu’on ne le souligne pas ! Il s’agit à nouveau d’un dessin de Selçuk qui dispose dans les deux paumes d’un penseur sans visage d’une part un téléspectateur souriant et détendu qui tient dans sa main droite un journal, et d’autre part un écran de télévision20. Ce téléspectateur n’est heureux que parce qu’il a auparavant choisi l’émission qu’il voulait regarder à l’intérieur des pages du programme qu’il vient de consulter. Dans ce face à face entre l’écran de télévision et le téléspectateur, installés dans l’espace de la concentration et de la pensée, on retrouve bien sûr le thème de la représentation du lecteur heureux. Le choix et la réflexion sont à l’origine de la consommation de ce téléspectateur qui ne subit pas la télévision, mais la vit comme un espace culturel, de détente, de loisir intelligent.
- 21 Serguei, 16 octobre 1994, Le Monde Radio-Télévision.
- 22 Voir à ce propos le travail de Jean-Pierre Esquenazi, « Le spectateur institutionnel », in La Télév (...)
- 23 On citera pour mémoire une célèbre affiche diffusée lors des événements de mai 1968 : sous l’image (...)
29Toutes ces représentations de téléspectateurs posent évidemment la question de leurs statuts en tant qu’acteurs du système politique et du système économique auxquels ils participent, adhèrent ou dont ils sont exclus. Les communications offertes par la télévision semblent prendre la forme linéaire de l’aliénation : le téléspectateur subit les idéologies inscrites dans les différentes fonctions sociales des messages diffusés par la télévision. Certains dessinateurs dénonceront alors cette apathie spectatorielle : Serguei, en montrant deux téléspectateurs béats sur leur canapé regarder les excréments, reproduits sur leur écran, immondices qu’un homme de pouvoirs engloutit avec une caméra-aspirateur juste derrière eux, dénonce bien la passivité coupable du téléspectateur, incapable de tourner la tête et de réagir, consentant à son rôle de victime21. La caricature semble peu retenir un système circulaire de la communication, où à la prise de parole institutionnelle du discours médiatique répondent les paroles du contre-pouvoir ou de la contre-manipulation, où le téléspectateur institutionnel est garant au même titre que l’institution télévision du consensus social, en tant qu’il est nécessairement l’un des pôles sans lequel ne pourrait exister un univers de discours22. Marchés financiers, hommes politiques et médias symbolisés par le même homme de pouvoir dans le dessin de Serguei régissent la vie publique et ensemble réduisent l’acteur social en un citoyen-consommateur. Le manichéisme télévisuel et l’irresponsabilité du téléspectateur disparaissent de plus du discours journalistique écrit face aux pratiques multimédiatiques et interactives offertes par les nouvelles technologies. La toute-puissance du monopole télévisuel d’État23 réduit par la privatisation de certaines chaînes et l’arrivée sur le marché français des CD-Rom et d’Internet grâce à la campagne commerciale des fabricants d’ordinateurs modifie notre perception du pouvoir télévisuel et de ses rapports avec les pouvoirs économiques et politiques. Dans cette perspective, la télévision peut alors être vue comme le ciment de nos croyances et de nos idéologies, et sans ce terreau communautaire la crainte d’une internationalisation et d’un déracinement des identités surgit. Il serait alors intéressant de voir comment dans ce contexte l’image du téléspectateur évoluera dans la caricature de presse.
Démocratie et co-présence médiatique
- 24 A. Bazin, 1975, Qu’est-ce que le cinéma ? Ontologie de l’image photographique, éditions du cerf, p. (...)
- 25 A. Rouillé, 1982, L’Empire de la photographie. Photographie et pouvoir bourgeois, 1839, 1870, Le Sy (...)
30La télévision est l’aboutissement des supports « co-présentiels », et ses techniques de reproduction de l’image en font le média de masse par excellence. Elle a en ce sens modifiée notre rapport au réel et à la politique. On ne saurait faire ici l’économie d’un bref rappel des thèses d’André Bazin et d’André Rouillé, à propos de la photographie. Le premier souligne comment la photographie et le cinéma situés dans une perspective sociologique « expliqueraient tout naturellement la grande crise spirituelle et technique de la peinture moderne qui prend naissance vers le milieu du siècle dernier24. » À sa suite, ajoutons que la photographie et le cinéma expliquent l’émergence des médias de masse. Le second démontre combien l’invention de la photographie est en relation avec la culture industrielle et le pouvoir bourgeois25. La photographie et le cinéma font que les images qu’ils produisent sur une surface argentique, analogique ou numérique sont les témoignages parfois obsédant de la rencontre entre un réel et une surface de représentation. À leurs débuts, la photographie et le cinéma contribuèrent ainsi à la naissance de la construction visuelle et narrative des faits. Avec la télévision, non seulement l’origine co-présentielle de l’image subsiste, mais s’y rajoute l’effet de la simultanéité. Le temps de réception du téléspectateur est censé correspondre au temps d’enregistrement de l’image. Ainsi se constitue le dispositif du direct et de ses corollaires : le hasard programmé, l’objectivité manufacturée, le spectaculaire de connivence.
- 26 M. McLuhan, 1976, Pour comprendre les médias, Points Seuil 83.
- 27 Cet article fait suite à deux textes qui tentent une définition du direct et de l’authenticité à la (...)
31La télévision s’est construite autour de cette originalité intrinsèque, où disparaissent en chaînes l’institution qui produit l’image, les langages à l’œuvre dans l’image et les idéologies véhiculées « naturellement » par les producteurs ou suggérées discrètement par des groupes d’influences. La télévision (le médium et l’institution confondus) nous fait croire finalement que c’est le réel qui énonce. Selon le vieil adage de Marshall McLuhan, « le message, c’est le médium », ou en d’autres termes, ce qui compte ce ne sont pas les messages diffusés et leurs fonctions sociales, mais la technologie qui les transporte jusqu’à nous26. Cette performance télévisuelle aura fondé tout un pan de la critique envers ce média accusé de produire sur les scènes de l’authenticité et du direct, sans distinction de genre et de fonction sociale, un mensonge organisé autour du secret des intentions des messages diffusés à l’écran. Le citoyen, incapable de prendre le recul nécessaire face à ce support co-présentiel et simultané qui a priori ne retransmet que les faits et rien que les faits, ne peut que se soumettre et être manipulé face à autant de fausses authenticités27.
- 28 Serguei, 4 avril 1994, Le Monde Radio-Télévision.
32C’est autour de cette critique de la télévision que l’on peut analyser une autre couverture du Monde Radio-Télévision illustrée par Serguei28. Dans la vitrine d’un magasin trônent plusieurs télévisions. Sur l’écran de la plus grosse d’entre elles on observe l’image d’un homme qui, tournant le dos à son agresseur, va recevoir un coup de poignard. Cette scène représentée à l’écran est en train de se passer simultanément mais cette fois-ci réellement dans la rue : filmée par une caméra de télévision, la victime l’air visiblement passionné par ce qu’elle voit, assiste en direct à son propre assassinat. En effet, sans qu’il s’en doute, derrière lui, un homme masqué brandit un poignard qu’il s’apprête à lui enfoncer dans le dos... Derrière eux, un cameraman les filme, et sa caméra est reliée par câble à un camion régie qui a sur son toit une antenne parabolique de retransmission dirigée vers le ciel. La scène se passe de nuit, un croissant de lune apparaît entre les immeubles. Enfin, ultimes spectateurs, une file de badauds anonymes situés derrière le cameraman et le camion de retransmission observent en voyeurs ce dispositif du direct, cette fraction de seconde suspendue à la mort programmée. Sagement en file, ils semblent attendre leur tour pour devenir cameraman, puis assassin, puis victime, pour mourir enfin en direct à l’image.
33L’ironie de cette scène provient évidemment de la situation schizophrène qu’elle induit : la victime et le premier spectateur confondus ignorent le danger qu’ils encourent, et leur incapacité à se reconnaître à l’écran rejaillit sur leur incapacité à reconnaître les dangers réels où ils sont. Le cynique travail de l’institution télévisuelle représentée par le cameraman, et la terrible passivité et le voyeurisme du public témoin installent l’image dans une spirale de lâchetés. Les médias et le public semblent ici ne pas pouvoir exister l’un sans l’autre : la télévision filme en direct ce que le public attend, et le public attend simultanément ce que la télévision filme. Cette connivence entre le média et le public qui se délectent de la simultanéité, de la co-présence et du spectaculaire, annonce la mort d’une société. Dans ce regard collectif, narcissique et morbide qui réunit les téléspectateurs sociaux, la vie publique ne peut se construire qu’autour d’une décision de suicide collectif où les acteurs sont tous bourreaux et tous victimes. La société télévisuelle ainsi caricaturée par Serguei finit par n’a plus de récits à proposer, elle est incapable de réunir les gens autour des mythes et des croyances qui structurent leur société. En ne retenant de ses potentialités médiatiques que son dispositif technique du direct qui sous-entend le hasard et le spectaculaire, en ne disposant pas de suffisamment de hasards pour satisfaire la pulsion scopique de ses téléspectateurs, la télévision est devenue une fantastique machine à programmer, dans cet univers impitoyable du dessin d’humour... notre propre mort. Il faudrait alors inventer un terme qui définirait une démocratie du direct dont le seul objectif serait de s’autodétruire, souverainement, à l’image.
- 29 F. D’Huve, 6 décembre 1993, Le Monde Radio-Télévision.
34La télévision vue par les dessinateurs du Monde Radio-Télévision aura souvent été décrite comme un média en échec de communication avec le téléspectateur. Cette télévision telle qu’elle est dénoncée par le Monde Radio-Télévision est au cœur de la question politique, et met l’homme face à sa liberté culturelle, et face aux lois implicites qui régissent sa société. Cet implicite, nous l’avons vu, prend la forme d’une fresque métaphorique où le politique en tant qu’il peut être identifié soit par l’un de ses représentants, soit par un thème traité sur la scène publique n’est jamais explicitement nommé. Sur l’ensemble du corpus, très peu de dessins traitent explicitement de la question politique sans la suggérer par des métaphores visuelles complexes. Mais, même quand la question politique est évoquée explicitement, l’échec de l’information et de la communication reste le leitmotiv de la caricature. Ainsi pour cette image de Fred D’Huve : un sans domicile fixe, bonnet sur la tête et couverture sur les épaules, est en train de se faire chauffer une boîte de conserve sur un camping gaz tout en regardant la télévision. À l’écran, apparaît un homme avec tous les attributs de l’énarque : le costume et la cravate, une calvitie sur le haut du crâne, des lunettes, il est ceint de l’écharpe républicaine29. Cet homme semble répondre à des questions posées par un journaliste dont on ne voit que la main dans laquelle il tient un micro. Ce n’est pas le contraste entre la pauvreté du SDF et la richesse de l’homme politique qui fait l’objet de la caricature, mais l’échec d’un média qui donne la parole au discours politique qui n’arrive pas à entraver l’exclusion et la pauvreté. Ce n’est pas l’injustice de la misère qui est soulignée, mais l’inefficacité de la décision politique médiatisée par la télévision qui n’arrive pas à changer véritablement les conditions sociales de l’exclusion.
Conclusion
- 30 Nous renvoyons à deux travaux particulièrement intéressants faits par des élèves de L’École normale (...)
35La presse consacrée à la télévision fait les plus forts tirages de la presse nationale : 18 millions d’exemplaires sont vendus chaque semaine dont 12 millions spécifiques et 6 millions de suppléments parmi lesquels Le Monde Radio-Télévision. La durée de vie exceptionnelle d’un numéro hebdomadaire de la presse radio-télévision (en moyenne 15 jours) en fait un support très recherché par les publicitaires. Il s’agit en France d’un marché considérable partagé par quelques titres : Télé 7 jours, l’ancêtre (3 millions d’exemplaires), Télé Z (2,2 millions), Télé-Star (2 millions), Télépoche (1,9 million), Téléloisirs (1,5 million), Télé Magazine (0,4 million) cette dernière donnée étant approximativement celle de Télérama et du Monde Radio-Télévision30. Nous avons procédé à une analyse comparative des couvertures de certaines de ces publications entre le mois d’octobre 1993 et le mois de mars 1995. Télé Z, qui a choisi un petit format et une formule utilitaire ne montre que des photographies de présentateurs d’émissions plus ou moins célèbres. Télé-Star et sa maquette d’hebdomadaire « people » (la référence à Paris Match est forte) ne met à sa couverture que des acteurs, stars ou princesses, héros ou héroïnes de feuilletons ou de films. Quant à Télérama, sa couverture expose un vaste panorama multiculturel. La peinture, le cinéma, le dessin, le musée et ses expositions, la photographie, la chanson, le théâtre, le livre font l’objet des illustrations de sa couverture soit à travers les portraits de réalisateurs ou d’acteurs de ces supports culturels, soit à travers des maquettes crées par le magazine autour de l’un de ces thèmes. La télévision pour Télérama et son lecteur est un média qui témoigne de la vie culturelle et qui valorise le petit écran comme le lieu des expressions artistiques et médiatiques. S’il est vrai que certains de ses dossiers pensent les médias en termes de pouvoirs et de manipulations, le choix du visuel ne diabolise nullement, pour l’équipe de Télérama, la télévision.
36Le Monde Radio-Télévision en choisissant pour la même période, sous la responsabilité de Nadine Avelange, un support et une maquette originale, se démarque très clairement d’une presse en relation narcissique avec le média auquel elle se réfère. La télévision de la convivialité et de la proximité vue par Télé Z, la télévision de l’argent et des rêves d’amour de Télé-Star, la télévision comme lieu d’épanouissement culturel de Télérama trouvaient dans le Monde Radio-Télévision une riposte cruelle à leurs optimismes stratégiques. Choisir la caricature, c’est choisir la critique sociale. C’est faire de la télévision le média de l’hallucination et de l’hypnose, du sexe et de la violence, des manipulations politiques et institutionnelles, de la publicité mensongère, de la connivence médiocre et affligeante entre le téléspectateur, le groupe qui diffuse le message et le monde politique, de l’échec des communications : la télévision condensait tous les maux de la société et tous les naufrages de la vie politique. Pouvait-il en être autrement par le biais de la caricature dont le rôle est de charger le trait de la dimension comique et du ridicule ? Le Monde, seul quotidien de la presse nationale à préférer le dessin à la photographie dans sa Une comme dans ses pages intérieures sait bien que son lectorat privilégie la vérité du texte, fut-elle en petits caractères condensée sur 42 pages... La satire du média télévision qui, rappelons-le, n’avait pas fait l’objet d’une volonté éditoriale de la part de la responsable du supplément est fidèle aux choix de ce quotidien né après la libération autour des valeurs républicaines. Le sujet de l’Histoire (le citoyen lecteur du Monde) est censé agir sur le monde qui l’environne afin de participer aux décisions qui constituent la vie démocratique. L’objet des histoires (le téléspectateur) est assujettie à son média, il assiste à l’actualité construite par le discours télévisuel, et se trouve privé de ses responsabilités politiques.
Notes
1 Voir F. Casetti et R. Odin, « De la paléo- à la néo-télévision », in Communications n° 51, Télévisions mutations, Seuil, mai 1990. Le concept de paléo-télévision selon le modèle d’un récepteur soumis en opposition à la néo-télévision qui ouvre des perspectives d’interactivité de la part du récepteur sont à prendre avec prudence. Voir à ce propos : F. Jost, « Téléspectateurs modèles et modèles de téléspectateurs », in La Télévision et ses téléspectateurs, L’Harmattan 1995, p. 49 à 62.
2 M. Fried, 1980, La Place du spectateur, esthétique et origines de la peinture moderne, Gallimard, 1980, traduit de l’anglais par C. Brunet.
L’édition originale de cet ouvrage a paru sous le titre Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot. Nous adoptons le terme d’absorbement choisi par C. Brunet pour traduire l’« absorption ».
3 Ibid., p. 24.
4 Ibid., p. 27. Concernant ce tableau, précisons qu’il fut présenté au Salon de 1737 sous le titre de Un chimiste dans son laboratoire, au Salon de 1744 intitulé Le souffleur, et enfin en 1753 : Un philosophe occupé de sa lecture. C’est ce dernier titre que retiendra M. Fried dans son livre.
5 J.-F. Richard, L’Attention, PUF, 1980.
6 Le Monde diplomatique, Manière de voir, trimestriel, n° 27, « Médias et contrôle des esprits », août 1995.
7 F. d’Huve, Rosy, Got, N. Guilbert, D. Thierry, Napo, P. Lestienne, A. Dumas, D. Chavanat, V. Braquet, H. Gruyaert. Pour ce dernier, photographe à l’agence Magnum, il s’agit d’une image extraite de son travail sur les Jeux olympiques, image faite en gros plan photographique à partir de l’image télévisuelle.
8 Interviewée pour cet article le 5 décembre 1996, à partir de trois questions :
Quels étaient les termes de la commande auprès des dessinateurs ?
Y avait-il une charte écrite qui définissait une ligne éditoriale ? Y avait-il une volonté délibérée de représenter la télévision comme un danger pour la démocratie ?
9 P. Bourdieu, Le Champ littéraire, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, septembre 1991, p. 3 à 46, et plus récemment : Sur la télévision, Liber éditions, Paris, 1996. Si l’auteur ne fait pas spécifiquement référence au champ médiatique, il invite son lecteur à penser tous les champs de production, dont le champ des médias, en distinguant à l’intérieur de l’espace social le champ du pouvoir, le champ de la production culturelle et leurs capitaux économiques, culturels et symboliques. Dans son travail sur la télévision, P. Bourdieu analyse le champ journalistique. C’est volontairement que nous préférons travailler sur le champ médiatique qui non seulement englobe le champ journalistique au sens sociologique, mais encore promeut l’analyse des contenus des messages diffusés par la culture des médias.
10 L’Évidence éternelle, R. Magritte, 1930, huiles sur toiles encadrées, collection Menil foundation, Houston.
11 Serguei, 29 novembre 1993, Le Monde Radio-Télévision.
12 Rosy, 20 décembre 1993, Le Monde Radio-Télévision.
13 P. Lestienne, 20 juin 1994, Le Monde Radio-Télévision.
14 K. Popper, J. Condry, La Télévision, un danger pour la démocratie, Anatolia, 1994, p. 27 et 28.
15 R. Girard, 1972, La Violence et le sacré, Grasset Pluriel.
16 Cagnat, 13 juin 1994, Le Monde Radio-Télévision.
17 N. Guilbert, 28 mars/994, Le Monde Radio-Télévision.
18 Got, 25 octobre 1993, Le Monde Radio-Télévision.
19 Selçuk, 23 mai 1994, Le Monde Radio-Télévision.
20 Selçuk, 24 janvier 1994, Le monde Radio-Télévision.
21 Serguei, 16 octobre 1994, Le Monde Radio-Télévision.
22 Voir à ce propos le travail de Jean-Pierre Esquenazi, « Le spectateur institutionnel », in La Télévision et ses téléspectateurs, L’Harmattan 1995, p. 201 à 217.
23 On citera pour mémoire une célèbre affiche diffusée lors des événements de mai 1968 : sous l’image d’un CRS parlant devant un micro de L’ORTF il était écrit : « La police vous parle tous les soirs à 20 heures », soulignant la mainmise du pouvoir politique dans les informations télévisuelles.
24 A. Bazin, 1975, Qu’est-ce que le cinéma ? Ontologie de l’image photographique, éditions du cerf, p. 7 à 17.
25 A. Rouillé, 1982, L’Empire de la photographie. Photographie et pouvoir bourgeois, 1839, 1870, Le Sycomore.
26 M. McLuhan, 1976, Pour comprendre les médias, Points Seuil 83.
27 Cet article fait suite à deux textes qui tentent une définition du direct et de l’authenticité à la télévision : F. Lambert, 1995, « Les indices du direct (vérité, authenticité et simultanéité à la télévision) » in Télévisions, la vérité à construire, L’Harmattan 1995, p. 37 à 60 ; ainsi que : « Télépathies (religion, hasard et magie à la télévision) », in La Télévision et ses téléspectateurs, L’Harmattan 1995, p. 189 à 202.
28 Serguei, 4 avril 1994, Le Monde Radio-Télévision.
29 F. D’Huve, 6 décembre 1993, Le Monde Radio-Télévision.
30 Nous renvoyons à deux travaux particulièrement intéressants faits par des élèves de L’École normale supérieure de Fontenay/Saint-Cloud : celui de D. Jamil, Histoire de la presse de télévision en France, 1950- 1996, Thèse nouveau régime, 1997, et celui de V. Patrin, Les Métamédias, cadre théorique et méthodologique, DEA effectué dans le cadre du CELSA, 1996.
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