Condillac : on ne touche que soi. Réflexions autour d’une statue

1La question de la nature et de la fonction du toucher dans la philosophie sensualiste de Condillac ne peut être semble-t-il séparée d’une réflexion qui porte sur le sens de la vue. Condillac se trouve au carrefour d’un long débat provoqué par le problème posé par le mathématicien Molyneux à Locke qui en fait état dans l’Essai philosophique concernant l’entendement humain (Livre II, chap. 9, § 8). Il s’agit de savoir si un aveugle de naissance ayant retrouvé la vue, pourrait distinguer sans les toucher, par la seule force de la vision, un globe d’un cube1. Ce débat dans lequel prirent parti Leibniz, Locke, Berkeley mettait en jeu non seulement la capacité visuelle à saisir la différence des figures et formes dans l’espace et l’évaluation des distances, mais aussi, plus généralement la possibilité ou impossibilité de l’appareil sensible de décider de l’existence des objets extérieurs. Le débat rebondit en 1728 lorsque le médecin Cheselden opéra de la cataracte un aveugle-né de quatorze ans qui déclara, sa vue retrouvée, que les objets vus touchaient ses yeux ; il s’avéra incapable, par la vue seule, d’apprécier figures et distances. Il lui fallu deux mois d’expérience pour que les messages visuels et ceux dûs au toucher pussent entre en correspondance2. L’expérience de Cheselden semblait avérer l’hypothèse émise par Berkeley en 1709 dans la Nouvelle Théorie de la Vision : la vue en elle-même n’est pas un sens de la distance, de la spatialité, du relief.

2Dans l’Essai sur l’Origine des Connaissances humaines (1746) Condillac relate les résultats de l’opération pratiquée par Cheselden (I-VI) et en profite pour récuser la théorie de Berkeley, de même que celle de Locke, lesquelles d’ailleurs avaient été conçues avant l’expérience du médecin. Locke suppose qu’il y a dans toute perception quelque jugement qui s’effectue « à notre insu », inconsciemment ; ainsi la perception visuelle en elle-même impuissante à saisir les figures pourrait y parvenir dans l’exacte mesure où l’activité purement sensible est travaillée par la réflexion. Condillac s’insurge contre ce pouvoir réflexif qui lui semble être un reliquat mystérieux de la métaphysique dévoyée des Idées innées. Et contre Berkeley, Condillac affirme que chaque sens est en lui-même autonome, auto-suffisant et n’a pas besoin d’être éduquée par un autre, en l’occurrence la vue n’a pas à être instruite par le toucher, elle s’auto-éduque, même si ce processus demande plus de temps.

3Immédiateté de chaque sens sans intervention de la réflexion, auto-suffisance de chaque sens, telle est bien la démarche de Condillac dans l’Essai qui tente de remonter régressivement, à partir de totalités mentales complexes constituées, aux éléments premiers qui en sont les conditions de possibilité : les sensations.

4A s’en tenir aux thèses de l’Essai, le sensualisme enferme la connaissance dans sa propre intériorité : « Nous ne sortons pas de nous-mêmes ; et ce n’est jamais que notre propre pensée que nous apercevons » (Essai, Première Partie, Sect. I, chap. I, § 1). Cependant l’Essai, que Condillac n’a jamais remanié est-il son testament sensualiste ?

5En 1749, Diderot publie sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Il effectue une reprise du problème de Molyneux et discute les opinions de Locke et de Condillac. On ne peut, selon Diderot, ni isoler l’exercice de chaque sens, ni se contenter d’affirmer qu’ils s’éduquent les uns par les autres : ce qui est à penser de façon peut-être privilégiée, est le rapport complexe de la vue et du tact. Et surtout, Diderot dépiste la tentation idéaliste du sensualisme : « On appelle Idéalistes ces philosophes qui, n’ayant conscience que de leur existence et des sensations qui se succèdent au-dedans d’eux-mêmes, n’admettent pas une autre chose : système extravagant qui ne pouvait, ce me semble, devoir sa naissance qu’à des aveugles ; système qui, à la honte de l’esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous »3. Diderot vise expressément sous le nom d’idéalistes, Berkeley et Condillac qui devrait en être piqué. De fait, Condillac fut piqué et crut bon de répondre à l’accusation en 1754, dans le Traité des Sensations. Il n’est pas question dans ce texte de remettre en cause la thèse fondamentale du sensualisme : toute connaissance naît de la sensation, mais bien de tenter de comprendre à l’intérieur même de la sensation comment est originé, engendré le « sentiment » qu’il pourrait y avoir des objets hors-de-nous. Quel est le statut de l’extériorité, s’il en est une ?

6Dans l’Avis au Lecteur du Traité Condillac dénonce le préjugé qui l’habitait lors de la rédaction de l’Essai : il pensait alors, en évidence, qu’il est paradoxal d’admettre que chacun de nos sens ne soit pas constitué par nature tel qu’il fonctionne pleinement dès son premier exercice. Or il se pourrait bien que tout au contraire, il y ait dans l’emploi des sens quelque acquisition. L’Essai admettait bien que les sensations se combinent et se complètent selon un processus génétique qui conduit à la pensée abstraite mais cette genèse était sans doute incomplète puisqu’elle ne s’appliquait pas au sens lui-même considéré comme élément originel, immédiat. Le Traité prétend approfondir le mouvement génétique, en deux points cruciaux : les sens s’éduquent-il entr’eux, chacun s’éduque-t-il en lui-même ? Et plus profondément : y a-t-il un sens qui soit le pédagogue de tous les autres ? Ici, Condillac rencontre la question de la fonction du toucher.

7Tentons donc de penser l’origine des connaissances humaines à partir de la sensation. L’entreprise relève tout autant d’une psychologie que d’une anthropogenèse. Dans la mesure où Condillac récuse l’hypothèse obscure des Idées innées, semences de vérités déposées en nous par le Créateur, il propose de partir d’une fiction philosophique, puisqu’il faut bien partir de quelque part. La fiction, courante à l’époque, est celle d’une statue de marbre, organisée intérieurement comme nous mais privée de toute sorte d’idées. Informe, la statue va pouvoir recevoir des formes. La statue qui n’a point de nom propre, représente l’être humain en général. Elle est une sorte de résumé du système condillacien : elle est, dans son anonymat, le point de départ de la démarche génétique, mais elle est aussi le résultat du procès régressif qui a permis de mettre au jour le premier commencement, le point originel. Elle n’a pas de nom car elle pré-existe à l’instauration des signes, elle n’a plus de nom particulier parce qu’elle est le produit d’une philosophie qui prétend que le signe véritable et l’idée sont, dans leur mutuelle transparence, une seule et même chose.

8L’idée maîtresse, héritée de l’Essai est que les sensations ne sont que des modifications de notre âme. En s’éveillant lentement aux sensations, la statue ne va-t-elle ressentir que sa propre intériorité ou l’extérieur d’elle-même ?

9Condillac prend le parti de faire évoluer progressivement la statue. Elle est d’abord livrée à un seul type de sensation : l’odorat considéré comme le sens le plus élémentaire, peut-être le plus « animal » en l’homme. Réduite à la sensation primitive de l’odeur, la statue n’est qu’odeur de rose ou de violette sans que la présence externe de la fleur soit requise.

10Mais la sensation est toujours accompagnée d’une tonalité affective, (plaisir ou peine) elle n’est donc pas purement passive et subit des modifications qui engendrent attention, mémoire, comparaison, jugement, imagination. Ce complexe processus s’effectue à l’intérieur de l’exercice d’un seul et même sens. Ce qui est vrai de l’odorat l’est du goût, de l’ouïe, de la vue. La réflexion s’instaure pour chaque sens isolé, par la comparaison qui distingue entre les sensations des ressemblances et des différences. A en croire la Première Partie du Traité chaque sens tient en germe toutes les facultés, sans le concours des autres. Tous les sens semblent équivalents et chacun est susceptible d’une éducation autonome. Aucun sens ne donne connaissance des objets extérieurs. De même que le rayon lumineux qui frappe la rétine ne me fait connaître que son extrémité qui m’affecte, comme l’avait vu Berkeley, de même la main qui touche un bâton n’en connaît que le bout qui est en contact avec elle, non l’autre.

11La Seconde Partie du Traité a été remaniée dans l’édition de 1780. Condillac tient une fois de plus à se défendre d’une interprétation idéaliste possible de son texte. En effet si toutes nos connaissances viennent des sens et si les sensations ne sont que nos manières d’être, qui peut assurer qu’il existe des objets hors-de-nous ? Ainsi Condillac peut écrire dans l’Extrait raisonné du Traité : « Je conviens que ce problème a été mal résolu dans la première édition du Traité des sensations ». Pour échapper à l’idéalisme il faut produire une théorie du toucher. La Seconde Partie du Traité s’intitule : « Du toucher, ou du seul sens qui juge par lui-même des objets extérieurs ». Curieusement, Condillac s’appuie sur des arguments berkeleyens selon lesquels les sensations tactiles coopèrent pour donner la sensation de l’espace que la vue ne fournit pas. Référence étrange s’il est vrai que Berkeley n’a jamais prétendu que le tact prouve en quoi que ce soit l’existence de la chose extérieure. Mais Condillac, qui ne sait pas l’anglais, lit en fait Berkeley à travers Voltaire : dans les Elémens de la philosophie de Newton Voltaire prétendait que les sensations tactiles suffisaient à Berkeley pour fonder la réalité du monde extérieur.

12Condillac considère – et c’est un fait d’expérience, irréfutable pierre de touche – que dans toute sensation est inscrite la visée d’autre chose que soi. Seul le toucher peut rendre compte finalement de cette visée à l’expresse condition qu’il soit allié au mouvement. Sans mouvement, en effet, le toucher n’est qu’une sensation comme les autres : une pure modification de l’âme. Trois choses sont donc nécessaires pour que l’homme-statue juge qu’il existe des corps. Il faut d’abord que les membres se meuvent, que la main explore le propre corps de l’homme, enfin qu’il existe dans la main une sensation qui représente nécessairement les corps. Le toucher rend possible une double expérience : 1) par le fait que je me touche, je suis à la fois ce qui touche et ce qui est touché ; dans ce cas privilégié, originel, le premier corps extérieur que je rencontre est mon corps-propre qui m’apparaît grâce à une manipulation exploratoire.

132) L’homme-statue entre en présence à partir de son corps, avec d’autres corps extérieurs dans l’expérience de l’opposition ; les autres corps sont des obstacles à mon propre-corps. Dans toute sensation nous restons dans l’ordre du continu : la sensation c’est moi-même et moi-même est tissu de sensations. Dans le toucher, rempart contre l’idéalisme, se produit l’expérience d’un continu formé par la contiguïté d’autres continus. La contiguïté est le signe de l’extériorité peut-on dire naissante. Mais comment la statue peut-elle parvenir à une telle expérience qui la pousse hors de soi ? Sans doute pas par le raisonnement, puisqu’elle est bien loin encore de pouvoir raisonner. La réponse de Condillac ressemble bien en ce point, à une échappatoire : « Mais la nature a raisonné pour elle : elle l’a organisée pour être mue, pour toucher, et pour avoir, en touchant, une sensation qui lui fait juger qu’il y a, au-dehors de son être sentant, des continus formés par la contiguïté d’autres continus, et par conséquent de l’étendue et des corps » (Extrait raisonné du Traité des Sensations). Qui sera aisément convaincu par cette ultime référence à la nature sinon quelque cartésien persuadé que sans l’enseignement de la nature, il est impossible d’affirmer en évidence et clarté qu’il existe des choses matérielles ?

14La Troisième Partie du Traité tente de réduire, sinon de résoudre, une difficulté. Le toucher, sens premier de l’extériorité, entre en contact avec les autres sens. Chaque sens se combine avec les autres et l’activité de l’esprit n’est qu’une combinatoire généralisée dans laquelle chaque sens est signe d’un autre. Mais tous les sens ne sont pas à égalité dans le rapport qu’ils peuvent entretenir avec le monde hors-de-nous. L’œil a seul l’avantage sur les autres sens d’apprendre du toucher – le grand éducateur – à donner de l’étendue à ses sensations propres. Mais si le toucher a une fonction spécifique et valorisée dans l’échelle des autres sens, peut-on maintenir l’égalité, l’auto-suffisance de tous les sens comme l’affirme Condillac ? La statue réduite à l’odorat ou à la vue, ou au goût, ou à l’ouïe ne peut pas à partir d’un seul sens, engendrer toutes ses facultés. Sans le toucher co-ordinateur, maître des sensations, la statue est bien une fiction philosophique, elle n’est pas un homme. Dès lors, c’est la cohérence du sensualisme condillacien qui semble ébranlé. La Quatrième Partie du Traité accentue la spécificité du toucher dans l’organisation des sensations et la genèse des facultés de connaissance. Il s’agit maintenant de comprendre comment à partir de la sensation l’idée peut être engendrée et – c’est le point crucial – comment l’idée peut avoir une représentativité liée à l’extériorité. Une sensation n’est pas encore une idée tant qu’elle n’est qu’un sentiment borné à une modification de l’âme. Or, toutes les sensations ne sont que des sentiments tant qu’elles n’ont pas été instruites par le toucher qui les met en rapport avec ce qui est hors-de-nous. C’est donc par le toucher que la sensation peut se muer en idée représentative. Le toucher a pour organe fondamental la main. La main est la source du caractère représentatif de l’idée, elle en est l’instrument ; l’idée est à l’origine ce qui signifie et se signifie par la main. Le signe institué dans le langage conventionnel lointain qui dit l’idée est l’héritier lointain mais légitime de l’activité manuelle, du toucher originel.

15En double conséquence et sans conclure :

16Le Traité prétend exposer le système de l’homme dont la statue serait un abrégé. Or si Condillac condamne les systèmes abstrus de l’ancienne métaphysique il a bien l’intention tenace de constituer un système nouveau.

17« Un système n’est autre chose que la disposition des différentes parties d’un art ou d’une science dans un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, et où les dernières s’expliquent par les premières. Celles qui rendent raison des autres s’appellent principes ; et le système est d’autant plus parfait, que les principes sont en plus petit nombre : il est même à souhaiter qu’on les réduise à un seul ».

18Le toucher, seul sens capable d’éduquer tous les autres et de rendre plausible l’existence du monde extérieur est-il, en dernier ressort, le principe unique qui doterait la philosophie sensualiste de la seule systématicité fondée en raison ?

19Mais le toucher nous fait-il sortir de nous-mêmes ?

20Les conclusions du Traité et de l’Essai sont en cohérence.

21Nous ne connaissons rien de la nature des choses extérieures.

22Quand la statue de marbre devient, au terme d’une longue genèse, esprit humain connaissant, elle se trouve en face d’un monde de qualités qui ne sont que ses propres modifications. Le sensualisme condillacien a donné au toucher d’exorbitantes fonctions ; mais en définitive la statue ne touche rien, ni à rien, sauf elle-même.