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Les valeurs de la science

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Clémentine Gozlan

Conclusion

Texte intégral

1Retraçant l’histoire d’un moment particulier où les règles du jugement scientifique sont remodelées, et où se jouent des débats sur les pratiques légitimes de recherche et les façons de les évaluer, cet ouvrage a envisagé l’AERES comme un observatoire original des controverses qui traversent la communauté scientifique. Il montre que les transformations contemporaines du secteur de la recherche engagent des négociations internes au monde scientifique, entre des représentants d’institutions et de disciplines différentes, pour la définition des « bonnes pratiques » professionnelles. C’est donc à une triple réflexion transversale que s’est livré cet ouvrage : l’une porte sur les transformations contemporaines du gouvernement de la profession scientifique, l’autre sur les savoirs spécifiques qui informent ces instruments et les controverses scientifiques qu’ils génèrent, la dernière questionne l’emprise de ces instruments sur les conceptions de la qualité académique et de ce que faire de la recherche veut dire.

Des scientifiques au cœur des réformes

2La mise en place de l’AERES questionne d’abord l’autonomie du monde scientifique, c’est-à-dire l’autorité des scientifiques à énoncer les règles et les pratiques de jugement légitimes. En effet, ce moment de réinvention du dispositif d’évaluation est aussi marqué par la montée en puissance d’experts qui ne font pas partie de la profession, et qui pourraient, comme dans d’autres secteurs, imposer leurs savoirs et leurs modes de gouvernement aux professions établies (Duran et Thoenig, 1996 ; Le Bianic et Vion, 2008 ; Rose et Miller, 2008 ; Belorgey, 2010 ; Pierru, 2012).

  • 1 En Grande-Bretagne, Dietmar Braun (1993) a également montré que les scientifiques parviennent à fa (...)

3L’enquête montre que l’autonomie revendiquée par les académiques à définir les règles du jugement collégial n’est certes pas acquise : elle s’acquiert à l’issue d’affrontements avec des acteurs qui n’appartiennent pas tous à la profession. Mais les scientifiques qui travaillent à réformer les règles du jugement à l’AERES parviennent à se saisir de la réflexion sur les critères qui comptent pour eux, et tentent de faire valoir leurs savoirs et leurs représentations de la science dans les instruments d’évaluation de la recherche. Ils restent ainsi centraux dans le dispositif d’évaluation, de sa construction à sa mise en œuvre. Ce résultat s’inscrit dans la continuité des travaux qui avaient montré qu’en France, les scientifiques sont au cœur des dispositifs de gouvernement académique. Ceux qui peuplent l’administration centrale sont bien souvent issus de la profession, si bien que la frontière entre administration et profession scientifique s’avère parfois difficile à tracer (Musselin, 2008, 2017)1.

4La mise en place de l’AERES s’accompagne donc plutôt d’une redistribution au sein de la communauté académique du pouvoir d’énoncer les normes qui comptent. Ainsi, dans la lignée des travaux qui concluent à une recomposition des rapports professionnels (Bezès et Demazière, 2011 ; Freidson, 1984a), l’ouvrage montre que ces réformes sont l’occasion d’une re-stratification interne au monde académique, si bien qu’il devient pertinent de caractériser plus précisément les positions et les prises de position de ces scientifiques qui entendent normer et orienter les pratiques de leurs collègues.

5Ni experts ni ex-pairs, les scientifiques en position de produire les instruments d’évaluation ont, pour une partie, endossé certaines responsabilités institutionnelles au fil de leur carrière, tout en revendiquant leur proximité et leur attachement au « cœur de métier » pour justifier le bien-fondé des critères qu’ils établissent ou qu’ils discréditent au contraire. Je me suis alors intéressée aux bonnes raisons qu’avaient ces scientifiques de participer à une nouvelle instance d’évaluation, dont la création a été sévèrement critiquée au sein de la communauté scientifique. Une partie des membres de l’AERES est en effet animée d’un projet de réforme des pratiques de jugement, et prône une rationalisation accrue des pratiques de leurs collègues. L’opposition classique entre logiques managériales et logiques professionnelles se trouve ici revisitée : des professionnels peuvent en effet relayer des injonctions au changement et porter des critiques sur le fonctionnement du monde professionnel auquel ils appartiennent. Les prescriptions à la transparence et à l’efficacité des pratiques de travail, habituellement conçues comme des critiques envers l’autonomie professionnelle, peuvent être promues depuis le cœur de la profession.

6Cependant à leurs yeux, bureaucratisation et maintien du pouvoir professionnel ne sont pas incompatibles : ils considèrent qu’encadrer le jugement collégial de procédures publiques assied sa légitimité, et justifient ces réformes vers une plus grande procéduralisation en les plaçant au service des bonnes pratiques professionnelles, plutôt que comme la remise en cause de la collégialité. L’intense activité de mise en règle du jugement reflète leur croyance en un régime de discernement objectivé de la qualité scientifique. Ce régime permettrait de soustraire le jugement à l’intuition et à la subjectivité des évaluateurs, qu’une partie des membres de l’AERES considère comme des biais potentiels menaçant l’équité des jugements rendus. À travers leur travail de construction de procédures et de standards, ils font évoluer la définition des compétences professionnelles : la proximité et la connaissance du métier, au cœur du peer review, sont entachées de soupçons, elles apparaissent du moins comme une condition non suffisante pour assurer la valeur du jugement.

7Cependant, ces instruments ne s’imposent pas d’eux-mêmes et peuvent connaître de puissantes remises en cause. D’une part, les coalitions qui produisent ces instruments changent au fil du temps. D’autre part, les représentants scientifiques à l’AERES ne sont pas en surplomb des autres institutions, mais sont également inscrits dans des communautés épistémiques. Leur travail repose tantôt sur des négociations directes avec d’autres instances professionnelles, tantôt sur l’anticipation des critiques qu’il peut susciter au sein de leurs disciplines.

Des enjeux de luttes internes au monde académique

8Le fait que les scientifiques conservent un pouvoir décisionnel dans la mise en place des instruments ne signifie pas que ceux-ci soient fabriqués sans heurts entre collègues, ou qu’ils refléteraient une conception collégiale consensuelle de ce qui fonde la qualité scientifique. Le fait de devoir créer des instruments valables pour toutes les disciplines rend encore plus saillante la difficulté des membres de la communauté académique à trouver un étalon de mesure unique pour juger les travaux de recherche. Si de nombreux travaux soulignent l’emprise croissante des standards dans la vie sociale et le quotidien (Brunsson et Jacobsson, 2000), il s’agissait ici d’en décrypter la genèse, parfois difficile ou avortée, comme l’illustre le cas des refus d’établir des classements en littérature.

9Des processus conflictuels internes au monde académique sont alors à l’œuvre dans les réformes étudiées. En effet, quelle arène plus propice pour étudier les tentatives de certains scientifiques d’asseoir leur domination et les conceptions du travail les plus conformes à leurs intérêts (Bourdieu, 1976) qu’une agence où sont repensées les pratiques professionnelles légitimes et les lois de la reconnaissance ? Selon cette conception, la création de toute politique d’évaluation verrait alors triompher les intérêts constitués d’un groupe d’acteurs, issus de certaines disciplines, qui imposerait ses normes aux autres. L’histoire de l’AERES est en effet marquée par des phénomènes d’imposition de normes : les « pairs » ne sont pas tous égaux au moment de décider des critères et des procédures d’évaluation.

10Cependant, en étudiant les transformations du jugement scientifique en train de se faire, cet ouvrage a mis en lumière les processus incertains et réversibles par lesquels sont réformées les pratiques d’évaluation et de recherche. Les règles d’évaluation sont d’abord fluctuantes et régulièrement refondées : par exemple, la note globale obtenue par les équipes de recherche à l’issue de leur évaluation a commencé à être publiée dans les rapports d’évaluation à partir de 2008, pour être ensuite abandonnée à la suite des controverses qu’elle suscitait au sein de la communauté académique.

11Par ailleurs, l’identité des acteurs impliqués dans la fabrique des normes varie également, les alliances et les rivalités qui les mettent aux prises ne sont pas posées une fois pour toutes. Ainsi, les premières années d’existence de l’AERES sont marquées par la prééminence de représentants des sciences expérimentales dans la fabrique des outils d’évaluation des laboratoires de recherche. Au tournant des années 2010 cependant, les représentants des sciences humaines et sociales se sont mobilisés pour réformer les conditions d’évaluation et faire valoir la spécificité du travail académique dans leurs disciplines. Ces exemples mettent en évidence le fait que le cadrage de l’évaluation au sein de l’agence n’est pas stabilisé, tant s’en faut : les membres de l’AERES s’engagent dans la création de conventions qui sont toujours susceptibles d’être révisées et remises en circulation. Cette agence n’apparaît guère comme une instance toute-puissante, qui reformerait par le haut la profession, mais comme un espace d’expérimentations successives.

  • 2 Pauline Ravinet emploie cette expression pour qualifier les réformes de la politique d’enseignemen (...)

12Plusieurs facteurs éclairent cette instabilité. Tout d’abord, l’évaluation de la recherche subit d’importantes restructurations en peu de temps – un « coup de pied dans la fourmilière » (Ravinet, 20122) –, ce qui éclaire d’abord le fait que les instruments d’évaluation scientifique peinent à s’instituer. Ils sont en effet conçus dans une relative urgence, puis régulièrement remis en débat au fur et à mesure de l’expérience. Ensuite, leur activité repose alors sur une part importante de bricolage et de tâtonnement, et sur la capacité des acteurs à repenser leurs modalités d’action, à interroger leurs instruments qui ne se routinisent pas et n’accèdent pas au statut de « mythes », de croyances considérées comme allant de soi (Meyer et Rowan, 1977). En effet, l’engagement réformateur des académiques qui composent l’AERES est variable. Une part importante d’entre eux retourne à ses activités d’enseignement et de recherche après leur mandat à l’agence, et ces membres ne s’accordent pas nécessairement sur ce qui constitue la « performance » du système français de recherche ni sur les réformes légitimes à mettre en œuvre.

13Non seulement ceux-ci défendent des représentations antagonistes de ce qui fait science, mais ils sont aussi sujets à des incertitudes sur la légitimité des normes d’évaluation qu’ils construisent. En effet, les membres de l’AERES n’évoluent pas dans un hors-sol social : ils sont également en négociation plus ou moins directe avec des représentants d’autres institutions, qui peuvent constituer des contre-pouvoirs. Ces instruments sont conçus au sein d’une agence critiquée. La quête pour bâtir la légitimité et la place, contestées, de l’AERES dans le panorama des institutions scientifique peut conduire ses membres à circonscrire les réformes qu’ils mettent en œuvre. C’est ce que montre l’étude du dispositif orignal de refonte des critères d’évaluation en 2011, où la négociation et le débat entre les représentants des SHS occupent une place importante. La construction de l’action publique est de part en part nourrie par les savoirs et les conceptions défendues par des scientifiques qui sont à la fois producteurs et destinataires de cet instrument de régulation professionnelle.

  • 3 On peut ici faire le parallèle avec des travaux sur le secteur médical, qui montrent que, dans cer (...)

14Les conditions de la consultation ont des effets sur le type d’instruments retenus : rassembler les représentants de disciplines qui ne s’accordent pas sur les instruments légitimes d’évaluation a conduit ces membres à anticiper et à intégrer la critique des instruments dans leur fabrique même. Par ailleurs, leur inscription dans la communauté académique les a conduits à rechercher des instruments qu’ils se représentent comme acceptables par leurs collègues. Les membres de cette instance usent, en certaines occasions, de prudence3 au moment de sanctuariser les bonnes pratiques de recherche.

15Ils peuvent se donner pour mission de freiner les processus d’exclusion qu’engendrerait la mise au jour de certains critères d’évaluation : il s’agit, par exemple, de ne pas évincer du champ scientifique des courants de recherche dominés ou hétérodoxes – en économie, par exemple – en énonçant des règles du jeu qui pourraient les desservir. Les membres de l’AERES n’imposent pas toujours la définition de la science la plus conforme à leurs intérêts. Ils peuvent être paradoxalement amenés à restreindre le périmètre de leur action normative pour gagner en légitimité auprès de leurs pairs – notamment en n’empiétant pas sur les champs de juridiction d’autres acteurs collectifs, comme le CNRS ou le CNU.

16Susceptibles, en certaines circonstances, de limiter les effets discriminants des dispositifs d’évaluation qu’ils façonnent, les scientifiques de l’AERES s’opposent même parfois, de l’intérieur de l’agence, à des instruments dont leurs collègues déconstruisent la légitimité et qu’ils considèrent impropres à rendre compte de la qualité scientifique. En effet, l’AERES n’est pas hermétique à son environnement : si les agences peuvent être de puissants régulateurs des conduites, lorsqu’elles disposent d’une solide réputation (Carpenter, 2010), les équilibres de pouvoir avec leur environnement social peuvent également s’avérer défavorables à ces instances et les conduire à abandonner certains projets réformateurs. Ainsi, l’émergence de critiques sur les classements de revues, étayées par la défense d’épistémologies disciplinaires spécifiques et portées par des relais influents, a, en littérature, abouti à déconstruire cet instrument, à en dévoiler le projet politique, et à entraver sa création.

17Des processus d’imposition normative coexistent avec des formes de retrait de l’agence, qui s’appuie sur les instances habilitées à réguler la profession et restreint son interventionnisme direct dans la définition des pratiques de recherche légitimes.

18Les controverses sur les instruments mettent donc bien aux prises des représentants d’institutions concurrentes dans le monde scientifique. Mais au-delà de ces luttes institutionnelles, ce sont aussi des luttes épistémiques qui se jouent à travers les débats sur le travail de recherche et les manières d’en juger. Les conflits se nichent ainsi souvent entre des représentants de différentes disciplines, caractérisées par des modes de production différenciées des savoirs. Cet angle d’analyse ne doit pas conduire à réifier les disciplines ou à les analyser comme des espaces unifiés de prises de position, qui peuvent être polarisées ou du moins dissonantes au sein d’une même discipline.

  • 4 Dans cet article, j’étudie les débats internes à l’AERES sur la place sociale de la science. Je mo (...)

19Pour n’en donner qu’un exemple, l’unanimisme des littéraires et leur rejet d’un système axiologique aligné sur celui d’autres disciplines ne sont pas absolus : certains d’entre eux relaient des standards exogènes sur la définition d’une publication académique de qualité, alors même que ces standards peuvent effriter la légitimité des types de production académique pratiqués dans leur discipline. En effet, certains représentants de la littérature ont pu défendre l’hétéronomie de la recherche et ont fait valoir, en s’alliant à des représentants d’autres disciplines, un projet réformateur inattendu étant donné les caractéristiques de leur domaine (Gozlan, 20154). Par conséquent, inférer les diverses représentations de « ce qui compte » en recherche d’une nature immuable des disciplines, qui seraient intrinsèquement plus ou moins rétives à des formes de normalisation, n’est pas suffisant. La critériologie des scientifiques s’arrime également aux projets réformateurs qu’ils nourrissent pour leur domaine professionnel, et aux conditions sociales, inscrites dans l’histoire des rapports de pouvoir internes au monde scientifique, qui leur permettent ou non de les faire valoir.

20Enfin, si la réflexion sur les controverses que soulèvent les façons de juger la qualité scientifique a été conduite à partir du cas des SHS, ce dernier n’épuise pas la variété des clivages qui ont vu le jour pendant ces années de réinvention des normes d’évaluation. Il est juste de souligner que les débats sur les instruments mettent souvent aux prises les représentants des sciences expérimentales et ceux des sciences humaines et sociales, comme en témoignent les critiques portées en SHS sur des instruments de mesure quantifiée de la production scientifique promus par les physiciens. Mais d’autres critères d’appréciation de la valeur de la science génèrent des négociations entre les représentants des sciences fondamentales comme la physique théorique et ceux des sciences plus appliquées, qui travaillent notamment à l’INRA. Ces représentants se sont ainsi mobilisés pour que les particularités de leurs activités soient prises en compte dans l’évaluation. Ils ont défendu l’introduction d’un critère d’impact social de la science, arguant que si l’AERES ne retenait qu’une définition purement académique de ce qu’est l’« excellence », mesurée par les seules publications scientifiques dans des revues à comité de lecture, toute une part de leur travail s’en trouverait invisibilisée et discréditée, à savoir la valorisation des savoirs produits à l’INRA et leur finalité socioéconomique (Gozlan, 2015 ; de Turckheim, 2012).

21Les controverses sur les critères d’évaluation du travail sont heuristiques : elles permettent de mieux comprendre les luttes de reconnaissance spécifiques à chaque monde professionnel, tout autant que les stratégies mises en place par leurs représentants pour faire évoluer les pratiques de leur milieu et se repositionner dans les hiérarchies professionnelles. Souligner que les instruments de l’AERES sont le produit de conventions parfois provisoires et incertaines ne revient pas à dénier toute efficacité au dispositif mis en place : la production des critères d’évaluation a bien des effets, parfois inattendus, sur les représentations de la qualité scientifique, qu’il s’agissait d’explorer.

Ce que réforment les instruments

22Les instruments font l’objet d’appropriations par les acteurs auxquels ils s’adressent. En questionnant les usages de ces instruments, plutôt qu’en postulant leur emprise sur les représentations de la recherche légitime, l’enquête a montré que les académiques peuvent résister, se conformer à ces instruments, les ignorer ou encore en faire des usages inattendus dans leurs pratiques de jugement.

23Le premier fait marquant concerne la place limitée qu’ont, finalement, les outils de mesure sur la définition de la qualité scientifique. Même si l’AERES donne une visibilité inédite aux indicateurs, le plus célèbre étant le « taux de publiants », en les rendant publics et en prescrivant leur usage dans l’évaluation, l’enquête ne permet pas de conclure au pilotage automatique du jugement par les indicateurs. Ceux-ci ne constituent qu’une partie des éléments pris en compte dans l’évaluation. Lorsque les évaluateurs ne les estiment pas pertinents, ou lorsque les principes sur lesquels ces instruments s’appuient sont en décalage avec leurs représentations de la qualité académique, les scientifiques peuvent les contourner dans leur jugement sur la valeur des travaux de leurs collègues.

24L’analyse échappe à l’alternative classique entre pratiques professionnelles et formes de standardisation, dans la mesure où les groupes professionnels peuvent (ou non) faire usage d’instruments standardisés, et réciproquement, ces dispositifs sont conçus par le concours des professionnels. Par ailleurs, sous l’effet de critiques, ces instruments permettant le benchmarking peuvent être destitués. C’est le cas du « taux de publiants », qui a disparu en même temps que la note des laboratoires, soulignant ainsi que l’évaluation de la « performance » des centres de recherche n’est pas uniquement adossée à des instruments de mesure quantifiés de l’activité scientifique. Ainsi, les techniques de gouvernement que sont les indicateurs font l’objet d’appropriations et de réorientations qui amendent considérablement leur rôle (Lascoumes et Le Galès, 2005 ; Lascoumes et Simard, 2011 ; Halpern, Lascoumes et Le Galès, 2014).

25La conduite de l’activité scientifique et son appréciation restent confiées aux experts du domaine, à savoir les universitaires et les chercheurs, qui contournent ou endossent la critériologie que l’AERES met à leur disposition. Cependant, si l’on n’assiste pas à une mise en grille quantifiée de la qualité scientifique, les critères de l’AERES ont des effets sur la dimension organisationnelle du travail académique. Ils structurent la définition de ce qui constitue un bon laboratoire de recherche. Cette définition n’apparaît pas comme l’imposition d’une représentation de la qualité entièrement étrangère aux évaluateurs : dans chaque discipline, des scientifiques se saisissent et relaient des injonctions venues d’autres franges de la profession (comme des modèles d’organisation de la recherche hérités des sciences expérimentales), pour réformer et restructurer leur discipline.

26En mettant en relief l’impératif de configurer la recherche autour d’équipes et d’unités de recherche, les guidelines de l’AERES contribuent à faire évoluer les conceptions relatives à la place et au rôle des laboratoires dans la production de connaissances. Ils les constituent en effet en véritables espaces de travail collectif, y compris dans des disciplines dont une partie des membres valorisent un mode de travail solitaire. Autrement dit, ces instruments redessinent le cadre de l’activité professionnelle, et si l’on peut dire, contribuent à mettre la recherche en organisation. S’ils réforment les pratiques scientifiques légitimes, c’est donc littéralement à distance, dans la mesure où ils portent moins directement sur le « cœur de métier » des acteurs de la recherche que sur les conditions mêmes dans lesquelles le travail de recherche est conduit et réalisé.

27Si les instruments produits par l’AERES ne sont pas toujours mobilisés dans les pratiques de jugement, s’ils font l’objet de critiques acerbes, il n’en est pas moins vrai qu’ils contribuent à rendre visibles certaines conceptions de la recherche, tant en termes de méthodes de validation du savoir qu’en termes organisationnels, que les professionnels peuvent diffuser auprès de leurs collègues et auxquels ils peuvent également adosser leurs échelles de valeurs. Une fois qu’ils ont été forgés et même lorsqu’ils sont abandonnés face aux critiques, les instruments circulent, et ont, en quelque sorte, une vie après la mort : certains collègues se réfèrent encore aujourd’hui à des classements de revues publiés par l’AERES qui ont depuis disparu. Il s’agirait alors d’observer les usages qui sont faits de certaines références et catégories de jugement dans les autres arènes d’évaluation, et plus généralement, dans les pratiques scientifiques et le travail des chercheurs aujourd’hui.

Notes

1 En Grande-Bretagne, Dietmar Braun (1993) a également montré que les scientifiques parviennent à faire valoir leurs intérêts dans les agences qui gouvernent, de longue date, le secteur.

2 Pauline Ravinet emploie cette expression pour qualifier les réformes de la politique d’enseignement supérieur sous Sarkozy.

3 On peut ici faire le parallèle avec des travaux sur le secteur médical, qui montrent que, dans certaines circonstances, les membres de la frange dominante n’imposent pas des réformes de façon autoritaire à leurs pairs mais qu’ils sont attentifs au maintien de la collégialité (Sheaff et al., 2003, cité par Bergeron et Castel, 2014).

4 Dans cet article, j’étudie les débats internes à l’AERES sur la place sociale de la science. Je montre notamment comment des représentants des SHS ont initié la construction et la justification d’un critère d’évaluation de l’impact socioéconomique des recherches conduites dans leurs disciplines, alors même que celui-ci n’est pas évident à établir, ni même légitime aux yeux de certains membres de la commission.

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