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Propos d’étymologie sociale. Tome 2

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Maurice Tournier

La catastrophe, mythe scientifique d’aujourd'hui*

Texte intégral

  • * Communication faite, en collaboration avec L. Chetouani, au colloque "Lieux communs", Lyon, 28-31 m (...)
  • 1 Petite bibliographie pour baliser ce champ : Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse, Paris, Pa (...)

1Parmi les lieux communs qui prennent place dans le discours politique, il en est qui préfèrent les fins de centenaire ou de millénaire. Ils cultivent la peur de la mort collective. On pourrait les regrouper sous la rubrique de "mythe catastrophal"1.

2Le terme "mythe" est ici à prendre avec les pincettes des guillemets. Nous n’examinerons pas, en effet, ses procédés d’expression dans la dimension ethnologique qui convient aux mythes dynamiques de G. Sorel, aux mythes fondateurs de G. Dumézil, aux mythes sémiologiques puis connotatifs de R. Barthes, pas plus d’ailleurs qu’aux mythologies de P. Grimai. C’est plutôt dans une réflexion de Claude Lévi-Strauss que nous avons pris le droit de parler ici de "mythe" à propos de stéréotypes sociaux.

3L’avant-propos d’Histoire de Lynx situe les mythes d’aujourdhui non plus dans un au-delà des connaissances, comme pour les sociétés sans écriture, mais dans le décalage entre savoir scientifique et savoirs communs :

"Chez nous, les connaissances positives débordent tellement les pouvoirs de l’imagination que celle-ci, incapable d’appréhender le monde dont on lui révèle l’existence, a pour seule ressource de se retourner vers le mythe. Autrement dit, entre le savant qui accède par le calcul à une réalité inimaginable et le public avide de saisir quelque chose de cette réalité dont l’évidence mathématique dément toutes les données de l’intuition sensible, la pensée mythique redevient un intercesseur, seul moyen pour les physiciens de communiquer avec les non-physiciens".

  • 2 Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991, p. 11-12.

4En conséquence, les savants imaginent des "évènements", "pour nous aider à combler le gouffre qui s’est créé entre l’expérience macroscopique et des vérités inaccessibles au vulgaire ; Big Bang, univers en expansion etc. ont tout le caractère de mythes"2.

5Le mythe acquiert, ce faisant, deux étages : celui du savant, auquel il sert de modèle pédagogique, et celui du public qui reçoit et transforme les modèles en stéréotypes. Pour peu que la politique s’en mêle, ou simplement l’intérêt, et ce sont les hypothèses elles-mêmes, à la base des modèles, qui se manipulent comme des croyances...

  • 3 Cf. M. Tournier, "Du grand Jour au grand Soir", Révolte et Société, Paris, Histoire au Présent et P (...)

6Il existe un "mythe catastrophal" moderne, qui fonctionne en organisation de stéréotypes éprouvés et manipulables tout en puisant ses images et ses raisons d’angoisse dans les sciences sociales ou physiques : Grand Soir insurrectionnel (évanoui ?) ou Troisième guerre mondiale en attente3, affrontement Nord-Sud, "faim du monde", démographie "galopante" et fourmillement d’"invasions" clandestines, intégrismes et terrorismes "aveugles", "hiver" nucléaire, fléau de la drogue, dégénérescence hérédo-syphilitique, holocauste "sidaïque", pollutions empoisonnées, disparition de l’ozone protectrice, effet de serre et réchauffement inexorable de la planète... L’art de faire peur en brandissant la science pour preuves multiplie ces évocations en cette fin de millénaire.

  • 4 Emile Durkheim, "Représentations individuelles et représentations collectives", Revue de métaphysiq (...)

7Notre projet n’est pas de faire la chasse aux sorcières, pas plus qu’aux apprentis-sorciers. Certains trouvent même sain de réveiller les gens en les terrifiant. En outre, sur bien des plans, nous ignorons qui a tort ou raison. Mais savoir par quelles médiations une théorie scientifique accouche d’une "représentation sociale" stéréotypée4, à propos de problèmes aussi graves, et surtout par quels processus langagiers cela s’impose dans les esprits jusqu’à devenir un levier de propagande, cela nous concerne au premier chef dans notre écoute du politique. Les deux illustrations de ces processus et de ces médiations s’inscrivent par excellence dans le cadre du mythe scientifique proposé par C. Lévi-Strauss : le SIDA et l’"effet de serre".

Le SIDA et la mort des hommes

  • 5 Cf. M. Tournier, "Sidaïque. Philologie ou analogie ? ". Mots, 17, octobre 1988, p. 231-233. Voir pl (...)

8La nomination du fléau a son importance. Car certains termes font par eux-mêmes appel à un réseau de pré-requis connotant le danger et l’exclusion, voire le péché. Le mot SIDA, sigle propret d’apparence, a été empoisonné dans ses rejetons. La société a dû se défendre contre l’intrusion de sidaïque (= judaïque, donc expansif) et de sidatorium (= sanatorium, donc fermé)5.

  • 6 Les sociologues C. Herzlich et J. Pierret écrivent, au terme d’une patiente enquête dans la presse  (...)

9Pour les propagateurs de la forme sidaïque, par exemple, il fallait imposer l’usage du terme par sa fréquence répercutée en tant que norme de langue, tout en nourrissant ses emplois de signes juifs, négroïdes, homosexuels, brefs raciaux. On trouve, dans certains tracts dits "lycéens" qui ont circulé deux années durant, des affirmations comme : "Communauté juive et SIDA sont liés... Une bonne partie de la communauté juive de Paris est séropositive... " (cité dans Le Matin, 29 mai 1987). Une brochure diffusée par une toute innocente "Ligue nationale contre le péril vénérien" affirme : "Un fait est frappant : il existe une dermatose rare, faite de taches et de nodules - le sarcome de Karposi - qui se voit surtout chez les israélites de plus de soixante ans" (ibid.). Ce ne sont pas les Américains que le discours d’extrême-droite accuse, mais soit les homosexuels, au début tout au moins, pendant sa phase anti-sodomiste, soit par la suite mais très vite les juifs, les prostituées, les africains... et les singes, quand il ne s’agit pas des quatre à la fois, bien amalgamés. Dans ce tract anonyme, dit "lycéen", la racisation de l’accusation s’exhibe grossièrement : "Tout ça parce que des conseillers techniques israéliens chargés de veiller à l’entrainement des soudards de ce grand humaniste africain de Mobutu [...] se sont tapé des putes zaïroises plus contaminées qu’un bouillon de culture de l’Institut Pasteur [...] Et, braves types, ils en ont fait profiter les cousines françaises de leurs copains venues se faire bronzer sur la mer Morte" (cité dans Le Matin, 29 mai 1987). La fable, totalement imaginaire, des copulations zaïroises avec les singes verts, diffusée par G. Faye (J’ai tout compris, p. 8, 22, 23), fait des ravages jusque dans Action-Côte d’Azur sous la signature de J. Bouisset (dossier "Alpes-Maritimes, le SIDA"), qui va jusqu’à écrire : "C’est parce qu’un jour, un noir a sodomisé un singe vert qui descendait de son arbre que le SIDA a démarré en Afrique avant de gagner Haïti, le continent nord-américain et l’Europe" (cité dans Le Matin, 5 aout 1987). Et elle court, elle court, la rumeur, chargée des stéréotypes racistes à propager... Hantise de la contagion, xénophobie et ostracisme6 se recouvrent si aisément dans nos imaginaires archaïques, surtout si on les relie à des évidences assertées au nom de la science...

10Le numéro 2 de J’ai tout compris daté de février 1987 et rédigé par Guillaume Faye aura été en France le point de départ d’une campagne d’affolement de ce type. Son titre en pleine page : ""SIDA. Bonjour l’holocauste"... Ce terme d’holocauste, qu’on doit sentir comme un retour, révisionniste et branché, à l’envoyeur juif, nous introduit à un second ensemble de réflexions sur l’annonce catastrophale à visée politique. Ce qui transforme le débat sur le SIDA en champ de propagande, c’est l’art systématique d’utiliser les affirmations "scientifiques" par tout un jeu mélangé d’annonces cataclysmiques, de termes accusateurs et d’ironies polémiques : "Si on ne fait rien pour lutter contre la contamination, il n’y aura plus personne sur la planète en 2025" (F. Bachelot, 2 décembre 1986, entretien avec A. Labouze - propos repris sans contrôle des projections exponentielles de G. Faye) ; "Il faut que Mme Barzach démissionne, et rapidement, car chaque jour de plus avec elle et ce sont des morts de plus en France ! " (Le Gai Pied Hebdo, n° 288) ; "génocide" (Tonus, 6 octobre 1987), "génocide différé" (AFP, 8 octobre 1987), "véritable génocide" (Le Quotidien du Médecin, 15 avril 1987), expressions sur lesquelles Le Pen n’a eu qu’à broder ses formules : "fléau" (brochure SIDA du Front national), "fléau d’une dimension cataclysmique" (8 mai 1987), "le sidaïque" : "véritable lépreux moderne" (cité dans Le Monde, 6 aout 1987), "un sidaïque, c’est une espèce de lépreux" (8 mai 1987), "depuis plusieurs siècles, le monde n’a pas été confronté à une tragédie de cette importance" (6 mai 1987), etc.

11La métaphore de la guerre nucléaire est perpétuellement manipulée, par G. Faye-Y. de Coque, qui parle d"’Afroshima " et titre : "Un séropositif, c’est un irradié, un Tchernobyl vivant" (J’ai tout compris, p. 22, 14), lançant à son propos les termes de "bombe biologique" ou "virologique", expressions aussitôt propagées sur tous médias : "véritables bombes bactériologiques", "on laisse circuler de vraies bombes" (F. Bachelot, cité dans Libération, 13 février 1987) ; "véritables bombes humaines" (Le Pen)... Lorsque F. Bachelot affirmait le 2 décembre 1986 : "C’est pire que la guerre nucléaire", il se référait, jusqu’à la lettre, à la campagne de panique déclenchée en Californie par Lyndon H. La Rouche et son parti ultra-conservateur : "Aids is more deadly than nuclear war. Spread panic. Not Aids" (cf. Le Monde, 27 mai 1987). Il ne s’agit plus de la simple métaphore de l’"explosion" épidémique, encore utilisée par F. Bachelot (Le Quotidien du Médecin, 36 juin 1987). Le discours médical s’est mis au service d’une propagande.

  • 7 Cf. Le Monde du 27 janvier 1991 : "Le Front national condamné pour usage abusif du mot sida" (p. 20 (...)

12Perdant son masque tragique, la métaphore peut alors jouer en sens inverse. Le SIDA devient à son tour image. Dans ces propos de Le Pen tenus à Reims le 29 janvier 1989, par exemple : "Le trait commun de ces quatorze années de décadence française, c’est le socialisme, et le socialisme c’est une espèce de SIDA politique, de SIDA mental" ; "Dans ce style de maladie, il y a une phase mortelle, proche de l’agonie, celle des socialiques et celle des socialo-positifs que sont l’UDF et le RPR, les uns et les autres ayant la même maladie" (Le Monde, 31 janvier 1988). La boucle des métaphorisations est bouclée : ce n’est plus le médical qui se politise mais le politique qui est maladie, fusion perverse du tragique et de la dérision. Le discours a glissé dans l’épidémie du virus socialiste, du "SIDA mental" cher à L. Pauwels et de la mort générale des "valeurs". On le voit : les termes du SIDA se sont installés au coeur du langage du Front national en clichés de disqualification. Des affiches du Front national, condamné pour "usage abusif du mot sida", ne détournent-elles pas le sigle pour en faire l’arme du rire : "S(ocialisme), I(mmigration), D(rogue), A(ffairisme) "7 ?

13Lieu de projection de fantasmes, le Sida joue ainsi à son tour le rôle de projeteur, circulant hors de sa sphère jusque sur les affiches électorales. Une stéréotypisation est parachevée lorsque le signe est lancé contre des cibles qui n’ont rien à voir avec sa raison d’être.

14Répandre la peur, "spread panic" disait La Rouche, reste le ressort essentiel. Les déclamations catastrophistes sur le SIDA rejoignent le millénarisme sous-jacent au discours du Front national. Convergence utilisée à plein, sur fond des hantises ancestrales de la mort collective. On a entendu, dans les citations précédentes, passer les mots pestes, lépreux, fléau, cataclysme, agonie, génocide etc. Se rencontraient déjà, dans Les Français d’abord (manifeste lepéniste de 1984) de curieuses expressions comme : "ces peurs qui montent de la ville", "sur ses frontières de l’an mille", "faire reculer l’apocalypse", "à l’heure des guerres civiles", "l’an 2000, c’est demain ! ", "le premier cavalier de l’apocalypse"..., tous segments d’énoncé répétés pour la plupart à deux reprises dans ce texte.

  • 8 Evelyne Schilz, M. Tournier, "Récurrence segmentale et cooccurrentielle dans un texte politique (Le (...)

15Une analyse statistique des cooccurrences de vocabulaire montre que, dès 1984, certains termes-clés servent de points de convergence réitérée aux mots du discours : autour d’eux le texte de Le Pen, si varié de style par ailleurs, s’uniformise, se durcit, se sloganise. Parmi les plus sollicités par ces réseaux d’attirance entre mots, on trouve : défense, guerre, immigrés et étrangers, pôles privilégiés dans ce discours des expressions de la peur8.

16On pourrait égrener aussi les litanies de décadence, terme 24 fois répété dans ce texte et si habituel au discours d’extrême-droite. Ecoutons celles de menace et menacer - on y saisira sur le vif le rôle d’"indice de rappel" joué par de tels mots -. Les voici, tout au long :

17"vous êtes ensemble menacés d’esclavage et de disparition" ; "la liberté d’entreprise menacée par le fiscalisme galopant [...], la liberté du travail menacée par le privilège des syndicats révolutionnaires, la liberté de la presse menacée [...] par les monopoles d’état" ; "résister par tous les moyens à la menace soviétique, à la menace de l’immigration, à la menace de la décadence" ; "faire pièce à la menace soviétique" ; "la terre elle-même est menacée de destruction totale" ; "une Europe menacée de décadence" ; "l’explosion démographique des pays du tiers-monde menace [...] les nations occidentales" ; "l’immigration peut devenir une menace mortelle" ; "la justice menacée à la fois par l’agitation des juges rouges et la désagrégation morale" ; "menacés par le chômage" ; "faire face aux menaces qui pèsent sur nous" ; "s’il y a dans le monde une menace, elle est soviétique" ; "les alliés des communistes menacent notre peuple d’extermination" ; "au secours des innocents menacés" ; "Europe unie devant les menaces extérieures" ; "la menace du communisme soviétique" ; "la conscience des dangers qui les menacent et des mesures qu’il faut prendre pour parer à ces menaces" ; "le marché commun [...] menacé d’éclatement" ; "Dieu sait si l’Europe est menacée ! " ; "se défendre contre des menaces extérieures" ; "les mêmes dangers qui menacent la France menacent l’Europe" ; "la menace du communisme et de son avatar, la révolution marxiste intérieure, c’est la décadence de nos valeurs" ; "une des menaces principales [...] tient au laxisme moral" ; "l’Europe libre [...] objectivement menacée" ; "si cette menace n’est pas combattue, nous serons objectivement dans le goulag avant la fin du siècle" ; "l’Union soviétique et le communisme constituent aujourdhui le premier danger qui menace nos libertés et nos vies" ; "une menace aussi accablante que le communisme" ; "c’est elle [la dictature communiste] qui nous menace" ; "l’hégémonisme communiste menace la France".

  • 9 F. Bachelot, Ne dites pas à ma mire que je suis chez Le Pen, elle me croit au RPR, Paris, Albatros, (...)

18On pourrait continuer avec des citations plus récentes mais aussi révélatrices comme : "La vérité des nations, c’est leur besoin d’un grand dessein ou leur crainte d’une grande menace. La menace militaire communiste ne semble plus aussi forte de nos jours, bien qu’elle soit toujours présente. Mais il existe une autre menace, qui a pris le relai : l’immigration". Faisant cela, on passe des Français d’abord à ces leçons de politique que Le Pen a données à F. Bachelot et que l’on trouve consignées en 1986 dans l’ouvrage de ce dernier Ne dites pas à ma mère...9. La peur du communisme a été sciemment relayée dans le discours frontiste par celle de l’immigré. Un nouveau relai a failli être pris lors des élections de 1988 par le SIDA.

19Car c’est exactement de cela qu’il s’agissait à la fin des années 80. A la dernière page de la brochure du Front national ("La France ne veut pas mourir du SIDA", 1988), nous trouvons en titre "Le SIDA menace notre société", puis en début de paragraphe "C’est une menace globale" et en conclusion du paragraphe "les forces vives du pays sont menacées" : l’"indice de rappel" est bien en train de passer de la peur du communisme à l’affolement devant le SIDA, après transition par l’immigration. Le SIDA est un mythe de transfert. Il s’inscrit dans un discours déjà là.

  • 10 Emmanuel Lévinas, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, éd. de Minuit, 197 (...)

20Transfert aisé puisqu’il retrouve, ce faisant, l’une des grandes hantises bibliques, la maladie : "Il y a infiltration de la nuit dans le jour, écrit à ce propos E. Lévinas. On ne parle plus de feu ; on parle d’épidémie. L’élémental, l’incontrôlable est au-delà de la guerre encore visible : l’épidémie est partout, ses frontières ne sont pas circonscrites"10. Le mal insidieux, invisible, semant la terreur "au dedans", comme au dehors l’épée, rejoint la nuit qui éteint le soleil. Serait-il lui aussi punition ?

  • 11 A Cohen, Le Talmud, Paris, Payothèque, 1976, p. 163.

21Epidémie, catastrophe "intérieure" : glaive de la Justice divine. Ce thème est actif dans notre mentalité depuis des millénaires : la peste exécute les sentences de la Tora11 ; Jésus se charge des maladies comme des fautes (Matthieu, 8, 17). La culpabilisation généralisée qui en découle n’est pas un fait nouveau. Dans la fatalité des civilisations de l’Ecriture, l’accusation de l’homme reste toujours présente. La catastrophe sanctionne son péché. Ce n’est pas sans ce socle de croyances enfouies (où le sexe joue un rôle central) que les discours catastrophistes sur le SIDA ont prise sur nous.

22Enfin, un tel discours est d’autant mieux entendu qu’il concerne le sang. Les mythes se ressourcent affectivement dans les principes élémentaires de la vie et de la mort. Un autre exemple de ce ressourcement est donné par les stéréotypes qui s’agglutinent autour d’un fait scientifique aussi incolore et asexué que l’"effet de serre".

L’effet de serre et la mort de la Terre

23La question scientifique qui correspond le mieux au propos de C. Lévi-Strauss est l’"effet de serre". Celui-ci met en jeu les grandes forces naturelles que sont le soleil, la mer, les vents, la terre ; il dispose d’un magistral apparat mathématique, de la dimension planétaire, de la longue durée et de l’invisibilité des causes, propres au mythe moderne. Voici un danger omniprésent et universel, totalitaire et pluri-séculaire, que personne ne percevrait si les savants ne tiraient la sonnette d’alarme afin de forcer les politiques à des colloques mondiaux (tel Rio-de-Janeiro, en juin 1992). Comment la problématique d’un réchauffement progressif et anthropogénique de notre environnement, qui menacerait l’équilibre climatique et les générations humaines, hypothéquant toute vie future, passe dans le discours politique, dont elle peut servir ou desservir, orienter ou désorienter les options, tel est le thème que nous avons le projet de suivre dans les prochaines années. Nous ferons part ici de quelques remarques touchant au langage.

  • 12 Lamria Chetouani, Analyse du discours politique autour de l’effet de serre (1988-1989), rapport pou (...)

24La dimension mythique des évocations "scientifiques" de l’effet de serre apparait en premier lieu chez ceux qui la dénoncent. L’un des termes-pivots est le mot catastrophe lui-même. Il revient à diverses reprises dans un corpus de textes officiels que nous avons réunis à l’occasion d’une recherche lexicométrique12. Haroun Tazieff, en particulier, suremploie le mot, quoiqu’au nom d’autres dangers planétaires dont l’homme détiendrait les clés. Politiques et scientifiques réagissent contre un discours outrancier, en prenant soin de situer leur propre parole hors des dimensions mythiques. Et le mot catastrophe revient sous leur plume, ne serait-ce que pour être tenu à distance par des bémolisations...

25Mais il existe aussi, comme pour le SIDA, un discours proprement catastrophiste. Nous assistons même à sa prolifération dans les médias. L’expression savante, où se déploie un langage de chiffres, de formules, de pourcentages, de graphiques, de raisonnements probabilistes, cohabite avec l’expression idéologique où se font sentir la passion des faits et l’exagération des conséquences (les modèles extrêmes, plus "sensationalistes", étant mis en avant). Ce discours est chargé de pouvoir, car il agit comme un véhicule de propagation de mythes greffés sur la mémoire collective, symboles verbaux propres à faire passer l’information, signes référés aux systèmes de valeurs et de croyances, images de l’apocalypse porteuses de malédictions et de cataclysmes. Tout cela appuyé par les prévisions des modèles climatiques qui s’accordent plus ou moins sur un réchauffement de la planète dans les années à venir et sur la hausse corrélative du niveau des mers. L’ampleur des travaux qui ont vu le jour ces dernières années montre la vigueur des passions excitées par ce problème encore abstrait ; et l’idée resurgit de la fin imminente du monde, ruine totale et mort collective, au crépuscule d’un millénaire.

26Ce cliché prend encore sa source de nos jours dans les descriptions eschatologiques présentes dans les "textes sacrés" des traditions religieuses propres au monde occidental et moyen-oriental, juives, chrétiennes, musulmanes. Signalons d’abord l’irruption dans le discours de certaines formes ou expressions, à valeur qualificative, qui témoignent de la mythification du problème de l’effet de serre. Dans le corpus évoqué plus haut, on trouve, à côté de catastrophe :

27désastre, calamité, péril majeur, tragédie, cataclysme, apocalypse (par degré / now), point de non-retour, crise (collective / grave / par nature / que l’humanité n’a jamais rencontrée), terre invivable, cocotte-minute, processus infernal, bouleversement sans précédent, l’an 2025 frémissant, ère du grand réchauffement, réchauffement (global / terrible / affectant toute la planète / extrêmement probable), monde insupportable, destruction d’une partie de l’humanité, menace sur la survie même de la civilisation, fournaise, le ciel nous tombe sur la tête, etc.

28Les titres des textes journalistiques de la même époque (1989-1990) sont encore plus évocateurs. A les lire on a l’impression d’assister à la mise en place de scénarios d’angoisse convergents annonçant une fin du monde :

29"Planète en danger" (Ecologie et pouvoir, 1989), "Ces fous qui veulent sauver la terre" (Documents du Nouvel Observateur, 5.89), "La planète a trop chaud" (Sud-Ouest, 1.2.90), "Les hommes qui détraquent le temps" (Quotidien de Paris, 2.2.90), "La planète sur le gril" (Les Echos, 14.2.90), "Effet de serre : alerte des scientifiques" (La Croix, 6.4.90), "Alerte, la terre brule-t-elle ? " (France-Soir actualité, 15.4.90), "Quelques degrés de plus et ce sera l’apocalypse" (ibid., 19.4.90), "Mais où va la planète ? " (L’Humanité, 21.4.90), "Climat : le scénario catastrophe" (L’Express, 24 8.90), "Effet de serre ou nucléaire : faut-il vraiment choisir ? " (Monde diplomatique, n° 431), "La planète est en train de devenir invivable" (Journal du dimanche, 4.11.90), "Le réchauffement de la planète apparait inévitable" (Les Echos, 6.11.90), "Le C02, voilà l’ennemi ! " (Tribune de l’Expansion, 7.11.90), "La terre, chaud devant : la menace d’un réchauffement rapide va obliger l’humanité à changer ses habitudes" (Le Monde, 7.11.90), "Soigner la Terre" (ibid., 9.11.90), "Inquiétant, l’eau disparait en douce ! Des espèces menacées ! ", "La Terre est unique. Où aller si l’atmosphère et la mer viennent à manquer ? ", "Les climatologues pris enfin au sérieux : n’est-il pas trop tard ? " (Greenpeace, 1990).

30En écho, des titres d’ouvrages : La Terre va-t-elle cesser de tourner ? (Tazieff, 1989), Les derniers jours du monde (Kohler, 1990), La terre brule-t-elle ? (Philibert, 1990), etc.

31Le caractère millénariste de ces annonces catastrophales est à souligner. Le chiffre mil resterait-il fatidique dans notre inconscient ? En tous cas l’apocalypse se rapproche, inévitable, telle que prédite dans la Bible, l’Evangile ou le Coran : Amos 8 et 9, Matthieu 24-25, Apocalypse de Jean, Sourates 16, 79 ; 17, 53 ; 69, 1-16 ; 81 et 82. L’analogie avec les thèmes religieux est manifeste, même si l’apocalypse redoutée aujourdhui opère par degrés, sensibles à un mesurage mathématique de l’empirement. Les signes précurseurs y reprennent les mots-images du feu, du déluge et de la submersion, de la chaleur, de la sécheresse, de la tempête, de la nuit... Voici quelques repères chronologiques tirés de certaines projections scientifiques présentes dans notre corpus de recherche :

32Pour l’an 2000 :

  • hausse de la température tropicale de + 3°C

  • fonte massive des glaciers de montagne

  • élévation du niveau des mers

  • submersion de régions côtières, d’iles et de deltas

33Dans 20 ou 30 ans :

  • modification des pluies, sécheresses et inondations, cyclones

  • aridification

  • exode de 300 millions d’humains, famines

34An 2025 :

  • disparition d’espèces végétales et animales par milliers

  • hausse générale de température, de 2°C

  • érosions, orages, déplacements climatiques

  • multiplication de champignons, bactéries, insectes

35Dans 40 ans :

  • doublement du taux de gaz carbonique

  • température des pôles augmentée de 10 à 20°C

  • dilatation thermique proportionnelle au flux de chaleur reçu

  • niveau des mers élevé de 10 cm

36Vers l’an 2050 :

  • hausse moyenne de la température : entre 1,5 et 4,5°C

  • niveau des mers élevé de 50 cm

  • terre aride, mais ports noyés, inondations

  • paysage bouleversé : plages de baignade en Alaska et Sibérie

3721e s. (le moitié) :

  • - bouleversement écologique, économique et social complet

3821e s. (2e moitié) :

  • terres englouties, famines, migrations planétaires

  • maladies et parasites tropicaux

  • forets décalées de 500 kms

  • menaces sur le sol, l’eau, la nourriture, les espèces animales

39Fin du 21e s. :

  • - augmentation du niveau des mers d’1 mètre

  • - dilatation thermique de 50 cm et fonte du Groenland

  • - nouvelle augmentation de la température de 2°C

40Vers 2100 :

  • effet de serre multiplié par 2

  • dilatation thermique, niveau des mers : + 60 cm

412100-2200 :

  • toutes les énergies fossiles transformées en CO2

  • températures : + 6° aux tropiques, + 18° à 22°C aux pôles

  • fonte des banquises

  • montée des mers : + 90 à 120 cm

  • fournaises, sécheresses et famines, désertification

  • pluies diluviennes et vents violents

42A lire ces textes n’assiste-t-on pas - comme dans un ralenti ? - aux catastrophes des prophètes ? La distinction était déjà difficile entre ce qui appartient au savoir scientifique et ce qui est fabulation à demi maitrisée ; avec l’étonnante analogie entre ces méfaits de l’effet de serre et les mythes religieux voilà que se rajoute l’inconscient collectif ("Les mythes, écrit Yung, sommeillent dans le dynamisme latent de notre inconscient"). Au sein même de notre monde rationnel se faufilent, à la faveur de ces ombres anciennes, de curieuses perversions de la réflexion, au niveau des inférences (l’au-delà de l’observation), des attitudes globalisantes (généralisations péremptoires), des expressions communes (clichés du patrimoine culturel), des emplois répétés et figés (mots et rhétoriques ressassées). Ainsi se façonnent des stéréotypes "scientifiques", phénomènes de société, de mentalité et non de structure de langue. Essayons d’en dégager pour finir quelques traits généraux.

Mythe catastrophal, schématisation tragique du discours savant

43Il y a mélange des genres, intrication des langages, et surtout glissement de la science à la (dé)moralisation.

44Au départ des discours sur le SIDA et sur l’effet de serre, l’énoncé scientifique. Il affirme ou suppose, discute d’hypothèses à partir des données collectées avec toutes les garanties de la mesure. Cet aspect positiviste ne cesse d’être présent jusque dans le stéréotype le plus réducteur, comme sa mauvaise conscience ou son alibi. D’ailleurs, plus les évocations sont gigantesques, plus les nombres, les pourcents, les courbes, les "modèles" et les références aux travaux des "spécialistes", des "experts", s’accumulent. Des thèmes catalyseurs balisent ce discours : SIDA, virus, séropositif, épidémie, effet de serre, réchauffement, niveau des mers, submersion. Cet effet de masse chiffré est déjà en soi porteur de peur. Il est à la naissance d’un tragique nouveau, celui de l’évolution exponentielle. D’autant plus que ce qui est mis en avant, chez les journalistes du sensationnel par exemple, correspond aux hypothèses "hautes" des scientifiques. Car l’utilisation des projections extrêmes à titre d’arguments fait dévier le discours vers les conséquences les plus catastrophistes.

  • 13 "On sait d’une manière certaine que 100 % des séropositifs seront atteints du Sida" (F. Bachelot) ; (...)

45Sur ce discours d’allure technique, voire hyper-savante, se greffent des litanies d’un autre registre : affirmations sans nuances13, indices de rappel qui en tissent les chaines expressives (décadence, menace, terrible, causes, conséquences), images-souvenirs de catastrophes (pestes, lèpre, syphilis, choléra, feu et sécheresse, ouragan et déluge, faim), appel à l’"élémental", selon le terme de Lévinas (sang, sexe, eau, air, terre, soleil), vocabulaire de l’amplification (invasion, propagation, doublement, exponentiel, degrés, augmentation, élévation, montée, hausse, dégradation, engloutissement, désertification), rhétorique de l’explosion (les sidéens : "bombes vivantes", les aérosols : "bombes à retardement")...

46Enfin le mythe catastrophal nous concerne profondément parce qu’il est là pour activer une culpabilisation. La fatalité n’est que le paravent de son tragique. Tout au fond, au bout des causes des causes, c’est l’homme qui est accusé, propagateur du SIDA ("un Tchernobyl vivant"), seul responsable de l’effet de serre anthropogénique ("Ces hommes qui détraquent le temps"). Stéréotype du péché contre la création et de l’autodestruction de l’espèce humaine, tu viens de loin ! Freud y verrait le ressort le plus profond du pouvoir politique. Que cela soit bien ou mal dit (ou contredit) est une autre histoire.

Notes

1 Petite bibliographie pour baliser ce champ : Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse, Paris, Payot, 1983 ; Henri Desroches, Sociologie de l’espérance, Paris Calmann-Lévy, 1973 ; Jean Delumeau, La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978 ; J. P. Bardet, P. Bourdelais et al., Peurs et terreurs face à la contagion, Paris, Fayard, 1988. Deux ouvrages viennent tout récemment d’instaurer une discussion : La Fin de l’Histoire, sous la direction de Bernard Lefort, Ed. du Félin/Sauramps, 1992 et Jean Baudrillard, L’illusion de la fin, Paris, Galilée, 1992.

2 Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991, p. 11-12.

3 Cf. M. Tournier, "Du grand Jour au grand Soir", Révolte et Société, Paris, Histoire au Présent et Publications de la Sorbonne, 1989, vol. 1, p. 225-234 ; "Le Grand Soir, un mythe de fin de siècle", Mots, n° 19, juin 1989, p. 79-94. Synthèse dans Des mots sur la grive, Paris, Klincksieck, 1993, p. 211-236.

4 Emile Durkheim, "Représentations individuelles et représentations collectives", Revue de métaphysique, 1898, 6, p. 274-302. Pour S. Moscovici, une représentation sociale est d’abord, comme le mythe moderne pour C. Lévi-Strauss et à la différence du mythe archaïque, un "processus de médiation entre concept [scientifique] et perception [populaire] " ; le stéréotype, lui, se définit comme une sélection réitérée de traits, simplifiant à l’extrême une représentation sociale. Cf. Serge Moscovici, La psychanalyse, son image et son public, Paris, PUF, 1976.

5 Cf. M. Tournier, "Sidaïque. Philologie ou analogie ? ". Mots, 17, octobre 1988, p. 231-233. Voir plus loin l’article consacré à sidaïque.

6 Les sociologues C. Herzlich et J. Pierret écrivent, au terme d’une patiente enquête dans la presse : "Le discours sur le SIDA se constitue toujours comme un discours sur l’autre, le plus loin possible de nous-mêmes, le plus étranger. Il a fonctionné par l’élaboration de clivages, toujours renouvelés, entre soi et l’autre. Le phénomène n’est pas nouveau : à propos de toutes les épidémies on a toujours accusé les étrangers" (cf. Une maladie dans l’espace public, CERMES-CNRS et INSERM-EHESS, Paris, 1987, p. 47).

7 Cf. Le Monde du 27 janvier 1991 : "Le Front national condamné pour usage abusif du mot sida" (p. 20).

8 Evelyne Schilz, M. Tournier, "Récurrence segmentale et cooccurrentielle dans un texte politique (Le Pen, 1984) ", Le nombre et le texte. Informatique et statistique dans les Sciences humaines, Liège, n° 1-4, 1988, p. 309-332. Cf. plus loin, l’article sur français.

9 F. Bachelot, Ne dites pas à ma mire que je suis chez Le Pen, elle me croit au RPR, Paris, Albatros, 1986, p. 68.

10 Emmanuel Lévinas, Du sacré au saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris, éd. de Minuit, 1977, p. 168-169. (Le Jour de Dieu est malade de sa nuit).

11 A Cohen, Le Talmud, Paris, Payothèque, 1976, p. 163.

12 Lamria Chetouani, Analyse du discours politique autour de l’effet de serre (1988-1989), rapport pour l’Agence de l’environnement et de la maitrise de l’énergie, Saint-Cloud, ronéo., 1992. (Le corpus est composé de 10 échantillons, 4 politiques, 3 scientifiques, 3 écologiques). Voir ci-dessous l’article sur "effet de serre".

13 "On sait d’une manière certaine que 100 % des séropositifs seront atteints du Sida" (F. Bachelot) ; "Le réchauffement n’est pas une hypothèse, c’est un fait" (C. Philibert).

Notes de fin

* Communication faite, en collaboration avec L. Chetouani, au colloque "Lieux communs", Lyon, 28-31 mai 1992, parue dans Christian Plantin éd., Lieux communs, topoï, stéréotypes, clichés, Paris, Kimé, 1993, p. 218-230. - Le paragraphe sur le sida reprend en partie un texte publié dans SIDA, éthique, discriminations, Paris, Syllepse, 1989, p. 15-23.

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