L’union de la ville et de la campagne
Machiavel et les jacobins
p. 85-112
Remerciements
Un grand merci à Francesca Antonini pour sa relecture et ses suggestions qui m’ont aidé à mettre au point la version finale de cette contribution.
Texte intégral
1J’entends ici aborder les lectures historico-politiques que mène Gramsci sur les jacobins et sur Machiavel. Je suis loin d’être le premier à m’intéresser à cela, mais je le ferai en partant d’une question qui concerne à l’époque l’ensemble du mouvement communiste international et que Gramsci pose avant la période de son incarcération : celle de la résolution de la contradiction entre les villes et les campagnes dont l’une des formes est « l’union de la ville et de la campagne ». Ma ligne de lecture est la suivante : dans les Cahiers de prison, les interprétations données par Gramsci de Machiavel et de la politique jacobine naissent de – et sont fondamentalement induites par – la réflexion politique et les actions menées par les communistes du monde entier sur cette question.
2Après avoir présenté la façon dont les communistes italiens – et Gramsci au premier chef – l’ont posée dans les thèses du congrès de Lyon (en janvier 1926), j’essaierai de montrer les ressemblances de l’approche gramscienne par rapport aux textes de l’Internationale communiste et de Lénine, mais aussi ce qu’on peut nommer « sa petite différence » qui me semble avoir de grandes conséquences !
3Je m’intéresserai ensuite aux textes des Cahiers sur Machiavel et sur les jacobins, en montrant comment Gramsci, dans un aller-retour permanent entre la pensée politico-militaire de Machiavel et ce qu’il estime être la politique suivie par les jacobins, se sert de l’un et des autres comme de deux grands modèles historiques servant à penser comment résoudre la contradiction entre ville et campagne par l’union de l’une et de l’autre.
4Enfin, j’aborderai la façon dont Gramsci, qui avant 1920 est plutôt antijacobin, s’appuie – pour faire des jacobins les acteurs d’une politique qui peut être résumée par la formule « union de la ville et de la campagne » (QC 8, § 35) – sur une lecture de Lénine puis de Mathiez, lectures très marquées (voire impliquées) par la prégnance de la question politique de départ.
La question des rapports ville-campagne dans le mouvement communiste international
5Deux des « Thèses » rédigées par Gramsci et Togliatti et votées à une large majorité lors du congrès de Lyon (20-26 janvier 1926) expriment clairement que les paysans, surtout du Sud, sont les alliés nécessaires du prolétariat et font partie des forces motrices de la révolution italienne1.
6Les thèses de Lyon sur la question paysanne sont globalement « dans la ligne » de l’Internationale communiste (IC). La question de l’alliance avec les paysans est présentée comme une question politique centrale, liée à la conception léniniste de l’hégémonie du prolétariat. Elle est présente dès les conditions d’admission à l’IC, dans la 5e condition d’admission2, puis développée dans les Thèses sur la question agraire du 2e congrès (juillet 1920), auxquelles fait encore référence le Programme d’action agraire du 4e congrès de l’IC3, en novembre 1922, ou encore la résolution sur la question paysanne de Boukharine adoptée par l’Exécutif élargi de l’Internationale communiste de mars-avril 1925.
7Dans les thèses sur la question agraire du 2e congrès de l’IC, Lénine avait appelé tous les partis communistes à obtenir l’appui de la « masse des paysans laborieux » : en effet, jamais le prolétariat n’obtiendra la victoire contre les exploiteurs « si les campagnes ne participent pas à la lutte des classes, si la masse des paysans laborieux ne se joint pas au parti communiste prolétarien des villes et si, enfin, ce dernier ne l’instruit pas ». Les thèses présentent une analyse de classe des campagnes qui décrit ce que sont les « prolétaires des campagnes » dont il s’agit de gagner l’appui (le prolétariat agricole proprement dit, les « demi-prolétaires », possesseurs d’un lopin de terre insuffisant pour subvenir à leurs besoins, « les petits propriétaires, les petits fermiers qui possèdent ou louent de petits lopins de terre et peuvent satisfaire aux besoins de leur ménage et de leur famille sans embaucher des travailleurs salariés ». Les thèses précisent que gagner l’appui de ces trois catégories qui forment « la masse des paysans laborieux » signifie leur accorder des avantages tangibles qui améliorent leur situation. Il faut aussi, comme le dit précisément Lénine, les instruire, par la propagande menée dans les campagnes par les communistes. Quant aux « paysans moyens », il ne faut pas compter sur leur appui mais on peut obtenir leur neutralité, là aussi grâce aux avantages matériels qui pourront leur être accordés. Ces deux aspects (gagner l’appui de « la masse des paysans laborieux » ; obtenir la neutralité des « paysans moyens ») sont indispensables si l’on veut obtenir la victoire : « Ce n’est qu’en maintenant la classe moyenne des paysans dans la neutralité et en s’assurant l’appui de la majorité, si ce n’est de la totalité, des prolétaires des campagnes, que l’on pourra assurer au pouvoir prolétarien une existence durable ». Lénine insiste sur un aspect qui, à l’évidence, naît de l’expérience directe des toutes premières années du pouvoir soviétique : « pour remporter la victoire définitive, le socialisme exige que les masses laborieuses les plus exploitées des campagnes puissent voir, dès la victoire des ouvriers, leur situation presque immédiatement améliorée aux dépens des exploiteurs ; s’il n’en était pas ainsi, le prolétariat industriel ne pourrait pas compter sur l’appui des campagnes et ne pourrait pas, de ce fait, assurer le ravitaillement des villes ».
8La question du « ravitaillement des villes », c’est évidemment celle qui s’est posée au pouvoir soviétique au printemps 1918 et que Lénine avait déjà évoquée, en filigrane, dans un discours prononcé en mars 1919 lors du premier congrès de l’IC :
Le premier pas de notre gouvernement prolétarien consista en ce que les vieilles revendications de toute la paysannerie, exprimées encore sous Kérenski par les Soviets et les assemblées de paysans furent réalisées par la loi édictée par notre gouvernement le 26 octobre (vieux style) 1917, le lendemain de la révolution. C’est en cela que consista notre force et c’est pour cela qu’il nous fut si facile de conquérir les sympathies de la majorité écrasante. Pour la campagne, notre révolution continua à être bourgeoise, mais, plus tard, six mois après, nous fûmes contraints de commencer, dans les cadres de l’organisation d’État, la lutte des classes dans les campagnes, d’instituer dans chaque village des comités de pauvreté, de demi-prolétaires et de lutter systématiquement contre la bourgeoisie rurale.
9On a là, dans un raccourci saisissant, les deux termes opposés de la position de Lénine sur la question agraire et les rapports entre ville et campagne, entre prolétariat et paysannerie : le soutien au mouvement spontané d’occupation des terres par les paysans avec le décret sur la terre du 26 octobre 1917 et « six mois après […] la lutte de classe dans les campagnes », euphémisme pour désigner la « guerre du blé » que déclare ouvertement Lénine dans les Thèses sur la situation actuelle du 26 mai 19184.
10Dans son livre Lénine, les paysans, Taylor5, Robert Linhart commente en ces termes « la réorganisation de l’armée en vue de la guerre pour le blé » : « Ainsi, dès le printemps 1918, la contradiction ville-campagne, rendue antagonique par la famine et les nécessités de la survie de la population urbaine, prend la forme la plus radicale qui soit : la forme militaire »6. Et on ne peut que souscrire à son analyse : les détachements ouvriers qui viennent dans les campagnes réquisitionner le blé sont perçus par la masse des paysans – et pas seulement par les paysans aisés, les « koulaks » selon le vocabulaire bolchévique – comme des agresseurs qui mènent une guerre des villes contre les campagnes.
11Après le communisme de guerre, la question de l’alliance avec les paysans reste d’actualité pour Lénine puis pour ses successeurs. La décision d’« opérer une retraite »7 en mettant en place une nouvelle politique économique, la NEP, est évidemment liée à la question de la paysannerie, ce dont Lénine ne fait pas mystère dans son Rapport au IVe congrès de l’Internationale communiste, 13 novembre 1922. Il déclare qu’il ne traitera pas l’ensemble du sujet qu’il était censé aborder (« Cinq ans de révolution russe et les perspectives de la révolution mondiale ») mais uniquement « la manière dont nous avons amorcé la nouvelle politique économique et des résultats que nous avons obtenus à l’aide de cette politique ». Lorsqu’il en vient à l’examen des objectifs sociaux de la NEP, il déclare sans ambages : « L’essentiel, bien entendu, c’est la paysannerie. En 1921, le mécontentement d’une partie considérable des paysans était un fait flagrant ». Il vaut la peine de rappeler la situation critique qui a suivi la guerre civile, en 1921, car Lénine l’explicite avec une grande clarté :
en 1921, après avoir franchi cette étape très importante qu’était la guerre civile – et l’avoir franchie victorieusement – nous nous sommes heurtés à une grande – je pense, la plus grande – crise politique intérieure de la Russie des Soviets, crise qui a amené le mécontentement d’une partie notable des paysans, et aussi des ouvriers. C’était, dans l’histoire de la Russie des Soviets, la première et, je l’espère, la dernière fois que l’on a vu de grandes masses paysannes se tourner contre nous, instinctivement et non consciemment.
12C’est bien la conscience de ce risque de coupure définitive avec la paysannerie qui explique la décision de « battre en retraite » et d’accorder des avantages matériels aux paysans, en particulier en leur permettant de vendre leurs excédents sur le marché libre. En 1922, Lénine estime que la NEP a réussi, dans la mesure où elle a permis de mettre fin à l’hostilité de la paysannerie vis-à-vis de l’État ouvrier.
13Après la cessation forcée de l’action politique de Lénine puis sa mort, la NEP se poursuit. Boukharine est l’un de ceux qui, sur ce point, maintient la position de Lénine : la NEP est un élément indispensable afin de maintenir l’alliance nécessaire avec les paysans. Les Thèses de Lyon du Parti communiste d’Italie (PCI) sur la paysannerie sont directement en rapport avec la position défendue alors par l’IC, et que Boukharine avait par exemple énoncée dans son Rapport sur la question paysanne, présenté à l’Exécutif élargi de l’Internationale communiste de mars-avril 1925. Il y fait un lien explicite avec la tactique du front unique, et insiste sur la nécessité pour les communistes de « conquérir » la paysannerie, afin que ce ne soit pas la bourgeoisie mondiale qui y parvienne. Il est intéressant de noter (car nous en verrons un écho dans le texte de Gramsci sur la « question méridionale ») qu’une des raisons pour lesquelles, selon Boukharine, les communistes ne s’intéressent pas suffisamment à cette nécessaire conquête de la paysannerie est le « corporatisme » d’une partie de la classe ouvrière (« Je pense que la base principale de ces préjugés réside dans l’idéologie corporatiste qu’on trouve encore chez les ouvriers des pays industriels »). Boukharine est donc loin d’insister sur la coercition et, dans ses formulations, loin de la collectivisation forcée et de l’élimination des « Koulaks » en tant que classe, qui seront à l’ordre du jour quelques années plus tard ; on peut donc le présenter encore aujourd’hui comme « le principal théoricien de l’alliance du prolétariat et de la paysannerie »8, mais il n’en reste pas moins que son insistance sur la nécessité de « conquérir » la paysannerie s’énonce dans les termes de la prédominance, voire de la domination du prolétariat9.
14Gramsci, tout en restant « dans la ligne » définie par les positions de l’IC, développe sur ce point de petites différences de ton et de sensibilité qu’il vaut la peine de mettre en évidence.
Spécificité de l’approche de la question paysanne par Gramsci
15La question paysanne est, comme nous venons de le voir, une question que Lénine et ses successeurs considèrent comme fondamentale. La définition même de ce qu’est l’hégémonie du prolétariat est en jeu dans la façon de poser la question des rapports entre villes et campagnes, entre ouvriers et paysans. Lénine pense et écrit encore en 1923 que « l’attitude de la ville envers la campagne » est « un problème politique essentiel dont l’importance est décisive pour toute notre révolution »10 et décide de la « retraite » de la NEP. Il n’a cependant jamais hésité à régler la question de l’approvisionnement des villes par la coercition et la force armée. Et c’est bien cette conception coercitive de l’hégémonie du prolétariat qui finira par l’emporter définitivement avec la politique stalinienne de collectivisation forcée des campagnes à partir de 1929.
16Si l’on suit les prises de position de Gramsci sur cette question de 1919 à 1926, on se rend compte qu’il la pose de façon différente ; pour le dire simplement, il développe une conception de l’hégémonie du prolétariat vis-à-vis de la paysannerie en termes d’alliance et de persuasion, de confiance et de consenso (terme qui renvoie à la fois au « consentement » et au « consensus », que nous traduirons désormais par ce dernier mot), jamais en termes de coercition. Selon Gramsci, le prolétariat, pour être hégémonique, doit se comporter en classe dirigeante (qui montre le chemin, la direction à suivre) et non en classe dominante qui impose ses points de vue.
17L’un des premiers articles qui posent ouvertement la question des rapports du prolétariat avec la paysannerie est « Operai e contadini »11. Gramsci y montre, concernant la Russie mais aussi l’Italie, la rupture introduite par la guerre, par les années passées dans les tranchées, par les souffrances endurées et le sang versé : ces quatre années, en effet, « ont radicalement changé la psychologie des paysans ». Cette expérience permet de remettre en question la « séparation nette entre la ville et la campagne, entre les ouvriers et les paysans » ; les termes utilisés dans l’article mettent en avant la nécessité et la possibilité de surmonter cette « séparation », de « souder la ville à la campagne », de réaliser « l’unification de classe des ouvriers et des paysans ». Le prolétariat pourra « détruire les méfiances et les rancœurs », gagner la confiance (fiducia) et obtenir le consensus (consenso) des paysans.
18Deux articles de l’été 1920 sont intéressants à cet égard ; il s’agit de « Due rivoluzioni »12 et de « La Russia, potenza mondiale »13. Ces deux articles sont écrits au moment où se déroule la guerre russo-polonaise et où l’on peut penser que les forces soviétiques vont s’emparer de Varsovie (la contre-offensive polonaise qui repousse les armées rouges commencera quelques semaines plus tard, à partir du 13 août). Gramsci, comme on peut s’y attendre, développe donc une ligne de lecture très favorable à « l’État ouvrier » de Russie puisqu’il explique, dans le second de ces deux articles, que l’offensive des rouges « a brisé le système hégémonique » international né de la fin de la guerre et que « la Russie des Soviets est ainsi devenue une puissance mondiale, […] la plus grande des puissances mondiales, au point d’équilibrer par son poids et sa stature historique tout le système capitaliste mondial ». Il faut noter que, au-delà de ce point de vue un peu triomphaliste sur la situation mondiale, Gramsci parle dans ces deux textes du rapport entretenu par « l’État ouvrier » et le prolétariat avec les autres classes de la société, et en particulier avec la paysannerie. Tout en insistant sur la fonction dirigeante du prolétariat, il n’en insiste pas moins sur la nécessité de la « confiance » (fiducia) et de la « conviction » (convinzione) pour aboutir à un « consensus national » (consenso nazionale) seul à même d’assurer ce rôle dirigeant du prolétariat et la victoire sur les forces ennemies14. Giuseppe Vacca note à ce propos l’importance de cette façon de présenter l’idée de l’hégémonie du prolétariat comme une combinaison de persuasion et de commandement au moment même où « l’élite bolchévique tend à plier ce concept vers la coercition exercée sur les paysans pour leur faire accepter le programme du parti ouvrier »15.
19On retrouve la question de l’alliance avec la paysannerie dans la lettre qu’adresse Gramsci, qui est alors à Moscou, le 12 septembre 1923 au Comité exécutif du PCI, lettre dans laquelle il propose de fonder L’Unità16. Il opère une véritable « traduction » pour la réalité italienne du mot d’ordre de l’IC sur le gouvernement ouvrier et paysan :
Comme titre, je propose L’Unità, purement et simplement. Cela aura un sens pour les ouvriers, mais aussi une signification plus générale. Je crois en effet qu’après la décision de l’Exécutif élargi sur le gouvernement ouvrier et paysan, nous devons conférer une importance toute particulière à la question méridionale, c’est-à-dire à la question dans laquelle le problème des rapports entre les ouvriers et les paysans ne se pose pas seulement comme un problème de rapports de classes, mais aussi et surtout comme un problème territorial, comme l’un des aspects, autrement dit, de la question nationale. Personnellement, je crois que c’est ainsi que nous devons adapter à la réalité italienne le mot d’ordre de « gouvernement ouvrier et paysan » : « République fédérale des ouvriers et des paysans ». Je ne sais pas si le moment s’y prête, mais je crois que la situation que le fascisme est en train de mettre en place et la politique corporatiste et protectionniste de la CGL amèneront notre parti à adopter ce mot d’ordre.17
20Gramsci se place une fois de plus dans la ligne de l’Internationale communiste : il propose la création de L’Unità à la demande de l’exécutif de l’IC pour récupérer l’aile gauche du Parti socialiste, malgré l’opposition de Bordiga et de ses partisans. Il fait référence au rapport de Zinoviev au plénum de l’exécutif de juin 1923, dans lequel ce dernier avait suggéré « d’élargir le mot d’ordre de gouvernement ouvrier vers le mot d’ordre de “gouvernement ouvrier et paysan” » et avait d’ailleurs précisé qu’un tel mot d’ordre serait particulièrement approprié dans l’Italie fasciste. La proposition de Gramsci d’adapter pour l’Italie le mot d’ordre proposé par Zinoviev en appelant à une « république fédérale des ouvriers et des paysans », sans être hétérodoxe, peut cependant indiquer qu’il a pour but une forme d’État ouvrier et paysan et non la dictature du prolétariat, alors même que les discussions du plenum, auxquelles il avait assisté, avaient rappelé que la fonction du gouvernement ouvrier et paysan était justement d’aboutir à la dictature du prolétariat18.
21Un autre indice va en ce sens dans L’Ordine Nuovo, 3e série, mars 1924 ; à l’occasion de la mort de Lénine, Gramsci rédige l’éditorial Capo et une biographie de Lénine, qui semble reprendre synthétiquement les informations contenues dans un texte de Zinoviev, publié à partir du 5 juin 1920 dans la première série de L’Ordine Nuovo19. Dans ce texte de Gramsci, certaines inflexions sont à noter : pour illustrer l’idée léniniste d’hégémonie du prolétariat, Gramsci insiste sur son apparition dans les Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique20, écrit par Lénine en 1905, en polémique avec les menchéviks. C’est ce texte, écrit Gramsci, qui fonde la « tâche historique de la paysannerie », alliée du prolétariat. Il rappelle le mot d’ordre de 1923 sur « le gouvernement ouvrier et paysan » et il l’illustre par l’expérience italienne de la rencontre manquée des paysans et des ouvriers au moment de la première offensive fasciste : « seule l’aide des ouvriers, seule une étroite alliance de l’ouvrier et du paysan pouvaient sauver la situation ». Or, les socialistes se refusèrent à « mobiliser le prolétariat pour appuyer les classes paysannes attaquées par le fascisme » et, l’une après l’autre, les régions dans lesquelles les paysans étaient politiquement conscients et syndicalement organisés tombèrent entre les mains des fascistes. La conclusion du passage montre l’importance pour Gramsci d’une alliance étroite et réciproque : « le paysan ne peut conquérir la terre sans l’aide de l’ouvrier ; l’ouvrier ne peut renverser le capitalisme sans l’aide du paysan ». Quand il écrit la phrase « l’hégémonie du prolétariat qui guide son allié, la classe des paysans » (notons qu’il la « guide » et ne la « dirige » même pas !), il est bien clair qu’hégémonie signifie alliance, aide, persuasion.
22En octobre 1926, très peu de temps avant son arrestation le 8 novembre 1926, Gramsci rédige un texte qui ne sera publié que plusieurs années plus tard, en janvier 1930, dans Lo Stato Operaio, revue théorique du PCI qui paraissait alors à Paris : ce texte, qui est dans la droite ligne des thèses du Congrès de Lyon et de la lettre pour la parution de L’Unità, cités plus haut, porte sur « la question méridionale » et permet de faire le point sur une série d’aspects que nous avons vu apparaître au cours de notre survol des textes de Gramsci consacrés à la question du rapport entre prolétariat et paysannerie, entre villes et campagnes. Il faut d’abord remarquer que les Note sul problema meridionale…21 sont strictement contemporaines de la lettre que Gramsci envoie le 14 octobre 1926 à Togliatti, mais qui est adressée au Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) au nom du Bureau politique du PCI à propos de la crise interne du PCUS. Le risque est grand, selon Gramsci, que « la violence de [la] passion pour les problèmes russes » ne fasse perdre de vue au PCUS « les intérêts du prolétariat international ». Et il précise que cette mise en question touche particulièrement « le principe et la pratique de l’hégémonie du prolétariat […], les rapports fondamentaux d’alliance entre ouvriers et paysans ». Si c’est le parti italien « qui ressent le plus vivement les répercussions de la grave situation qui existe au sein du Parti communiste de l’URSS », c’est précisément parce que la question de l’hégémonie du prolétariat et des formes que prend son alliance avec la paysannerie sont également centrales pour l’Italie :
tous les problèmes qui touchent à l’hégémonie du prolétariat se présenteront certainement chez nous sous une forme encore plus complexe et encore plus aigüe que dans la Russie elle-même, parce qu’en Italie la densité de la population rurale est considérablement supérieure ; parce que nos paysans ont une très forte tradition d’organisation, et qu’ils sont toujours parvenus à peser de façon très sensible de tout leur poids spécifique de masse dans la vie politique nationale ; parce que chez nous, l’appareil de l’organisation ecclésiastique a une tradition bimillénaire et qu’il s’est spécialisé dans la propagande et dans l’organisation des paysans, d’une façon inégalée dans les autres pays. S’il est vrai que chez nous l’industrie est plus développée et que le prolétariat s’appuie sur une base matérielle appréciable, il est également vrai que cette industrie n’a pas de matières premières dans le pays et est par conséquent plus exposée à la crise. C’est pourquoi le prolétariat ne pourra assumer sa fonction dirigeante que s’il est très riche en esprit de sacrifice et s’il s’est complètement libéré de toute trace de corporatisme réformiste ou syndicaliste.
23Ces analyses de la lettre au Comité central du PCUS vont être développées dans le texte sur la « question méridionale » ; ce sera l’occasion d’affirmer une fois de plus que l’alliance de la ville et de la campagne s’énonce en termes de « confiance » (fiducia) et de « consensus » (consenso) et aussi – et c’est là une ouverture théorique qui sera développée largement dans les Cahiers de prison – que les intellectuels jouent un rôle décisif dans cette union nécessaire.
24Pour Gramsci, « la société méridionale est un grand bloc agraire constitué de trois couches sociales : la grande masse paysanne amorphe et inorganisée, les intellectuels de la petite et de la moyenne bourgeoisie rurale, les grands propriétaires fonciers et les grands intellectuels ». Les intellectuels jouent un rôle décisif car c’est par leur intermédiaire « que le paysan méridional est lié au grand propriétaire terrien » : ils sont en effet sous la domination idéologique des grands intellectuels (nommément Giustino Fortunato et Benedetto Croce) qui sont « les clefs de voûte du système méridional ». La tâche à accomplir est de « désagréger le bloc intellectuel qui est l’armature, souple mais très résistante, du bloc agraire ». Pour ce faire, il faut que se crée, dans la masse des intellectuels, « une tendance de gauche au sens moderne du mot, c’est-à-dire tournée vers le prolétariat révolutionnaire. L’alliance entre prolétariat et masses paysannes exige cette formation, l’alliance entre le prolétariat et les masses paysannes du Midi l’exige encore davantage ». On sait que le manuscrit se termine par un hommage ému à Piero Gobetti, qui venait de mourir en exil, à Paris, le 15 février 1926. Il était l’un de ceux qui avaient compris « qu’il n’y a que deux forces sociales essentiellement nationales et porteuses d’avenir : le prolétariat et la paysannerie ».
25En parallèle de ces analyses sur le bloc agraire et le rôle des intellectuels, Gramsci montre ce que peut être une pratique politique visant à ce qu’il avait nommé dans Operai e contadini en 1919, « l’unification de classe des ouvriers et des paysans ». Pour que la question de la fonction dirigeante de la classe ouvrière soit posée dans les bons termes, il faut que le prolétariat se débarrasse de tous les résidus de corporatisme car il ne peut vaincre sans l’aide des paysans et des intellectuels :
le prolétariat, pour être capable de gouverner en tant que classe, doit se dépouiller de tout résidu corporatiste, de tout préjugé et de toute scorie syndicaliste. Qu’est-ce que cela implique ? Cela implique qu’il ne suffit pas que soient surmontées les divergences qui existent entre les différentes professions et que, pour conquérir la confiance et le consensus [la fiducia e il consenso] des paysans et de certaines catégories semi-prolétariennes urbaines, il est indispensable de surmonter plusieurs préjugés et de vaincre certains égoïsmes qui peuvent subsister (et qui, en effet, subsistent) dans la classe ouvrière en tant que classe, même lorsque les particularismes de métiers ont disparu. Non seulement il faut que les métallurgistes, les menuisiers, les ouvriers du bâtiment, pensent en tant que prolétaires, et non plus simplement en tant que métallos, menuisiers, ouvriers du bâtiment, etc., mais encore il faut qu’ils fassent un pas de plus, il faut qu’ils pensent en ouvriers, en membres d’une classe qui tend à prendre la direction des paysans et des intellectuels, d’une classe qui ne peut vaincre et ne peut construire le socialisme que si elle est aidée et suivie par la grande majorité de ces deux couches sociales. Si l’on n’obtient pas cela, le prolétariat ne deviendra pas la classe dirigeante et ces couches sociales qui, en Italie, représentent la majorité de la population, en restant sous la coupe de la bourgeoisie, donneront à l’État la possibilité de résister à l’élan prolétarien et de le briser.22
26Le prolétariat ne peut assumer une fonction dirigeante que s’il parvient à se débarrasser « de tout résidu corporatiste » (rappelons que, dans la lettre du 14 octobre 1926 au Comité central du PCUS, Gramsci avait écrit que le prolétariat devrait s’être « complètement libéré de toute trace de corporatisme réformiste ou syndicaliste »). La fonction dirigeante de la classe ouvrière signifie donner une direction dans laquelle les alliés puissent se reconnaître, permettant par la suite de « conquérir la confiance et le consensus des paysans et des intellectuels » ; en ce cas également on retrouve des termes présents dans l’ensemble des textes qui envisageaient le lien entre prolétariat et paysannerie. Il s’agit bien d’une relation de confiance réciproque, en aucun cas d’une relation de domination ou de coercition.
27Enfin, il y a un point qui pourrait paraître mineur ou psychologisant, mais que je pense nécessaire de souligner car j’y vois un indice assez probant d’une proximité empathique de Gramsci avec le peuple et les paysans23. C’est la présence, dans un texte théorique et sérieux, de deux anecdotes « sardes » qui, certes, illustrent des actions politiques menées par les socialistes turinois, mais qui sont relatées avec humour et affection. La première décrit « les communistes sardes, au nombre précis de huit » se rendant à la réunion de formation d’une association interclassiste sarde, « la Giovane Sardegna » ; lorsqu’ils prennent la parole devant la nombreuse assemblée « [leurs] prévisions les plus optimistes étaient le lynchage ou, à tout le moins, un petit tour au commissariat après avoir été arrachés à la “noble indignation de la foule” ». Mais ils convainquent « toute la multitude des pauvres diables et des petites bonnes femmes en habit de fête » qu’ils doivent « faire bloc avec les ouvriers révolutionnaires du continent » et non avec « les “Messieurs” de Sardaigne qui ont causé [leurs] malheurs »24.
28Même tonalité joyeuse et pleine d’humour dans la façon dont il rapporte la conversation entre un ouvrier tanneur sarde et communiste et un paysan-soldat sarde de la brigade Sassari envoyée à Turin pour empêcher les éventuels débordements des ouvriers turinois :
Je me suis approché d’un bivouac de la place X (les premiers jours, les soldats sardes bivouaquaient sur les places comme s’ils avaient été dans une ville conquise) et j’ai parlé avec un jeune paysan qui m’avait accueilli cordialement parce que je suis de Sassari comme lui. — Qu’est-ce que vous êtes venus faire à Turin ? — Nous sommes venus pour tirer contre les messieurs qui font grève. — Mais ceux qui font grève, ce ne sont pas des messieurs, ce sont des ouvriers, et ils sont pauvres. — Ici, tous sont des messieurs, ils portent tous un col et une cravate, ils gagnent 30 lires par jour. Les pauvres, moi, je les connais, et je sais comment ils sont habillés : à Sassari, oui, il y a beaucoup de pauvres ; nous tous, les bêche-terre, nous sommes pauvres et nous gagnons 1 lire et demie par jour. — Mais moi aussi, je suis ouvrier et je suis pauvre. — Toi, tu es pauvre, parce que tu es sarde. — Mais si je fais grève avec les autres, est-ce que tu me tireras dessus ? Le soldat réfléchit un peu, puis, me mettant la main sur l’épaule : — Écoute, quand tu fais grève avec les autres, reste donc à la maison !25
29L’histoire se termine par une ellipse significative : Gramsci passe sous silence le travail politique accompli pour faire changer la mentalité des soldats et écrit simplement qu’« à peine quelques mois plus tard, à la veille de la grève générale des 20 et 21 juillet [1919], la brigade fut retirée de Turin ». Bien sûr, le travail politique va de soi… mais on voit bien le plaisir que Gramsci prend à rendre compte de « l’impression immédiate, directe, vivante, de la vie de Pierre, de Paul, de Jean, d’individus particuliers et réels qu’il faut comprendre si l’on veut comprendre ce qui est universalisé et généralisé »26. Je ne peux m’empêcher de penser qu’à ce moment-là, il était plus important pour lui de rapporter les paroles de ce jeune paysan sarde qui savait d’expérience ce qu’étaient les pauvres que d’expliciter le travail politique pourtant fondamental qui avait été mené par les communistes turinois.
Machiavel et les jacobins
30Dans les Cahiers de prison, la question politique de l’union de la ville et de la campagne est systématiquement liée à la réflexion sur Machiavel et sur l’expérience politique des jacobins.
31La première remarque sur le lien entre ville et campagne se trouve dans une note consacrée à Machiavel, sans doute la première, rédigée en juin 1929 (QC 1, § 10) et qui tend en premier lieu à réfuter l’idée de Machiavel comme « le politique en général, bon pour tous les temps » et à le présenter comme « lié à son temps », dans la mesure où il exprime les luttes de son époque. À partir de cette note, la question des paysans devient centrale dans les analyses machiavéliennes : « l’indication de classe contenue dans l’Art de la guerre doit être appliquée à la structure générale étatique : si les bourgeois de la ville veulent mettre fin au désordre intérieur et à l’anarchie extérieure, ils doivent s’appuyer sur les paysans comme masse, en constituant une force armée sûre et fidèle »27.
32Après cette première note qui ne concerne encore que Machiavel, toutes les indications sur l’union de la ville et de la campagne portent à la fois sur Machiavel et les jacobins ; elles sont en règle générale liées à la réflexion historique et politico-militaire que mène Gramsci sur le Risorgimento. En février 1930, dans le QC 1, § 44, Gramsci compare les jacobins au Partito d’Azione et il identifie le point nodal de différence dans la façon dont les jacobins, contrairement au Partito d’Azione, luttèrent pour assurer le lien entre ville et campagne (« Comparaison entre jacobins et Parti d’Action : les jacobins luttèrent résolument pour assurer le lien entre ville et campagne »28 [il ajoute à cette phrase, en QC 19, § 24 : « et ils y réussirent victorieusement »]). Il indique ensuite que les dirigeants du Partito d’Azione furent incapables de mener une telle lutte, dont ils auraient pu cependant trouver des indications dans l’histoire des Communes italiennes et chez Machiavel : « Le maître de politique le plus classique pour les classes dirigeantes italiennes, Machiavel, avait lui aussi posé le problème, naturellement dans les termes et avec les préoccupations de son temps : dans les écrits militaires de Machiavel est assez bien vue la nécessité de se lier aux paysans pour avoir une milice nationale qui élimine les compagnies mercenaires »29. On peut dire que le lien explicite qui est mis en évidence entre les jacobins et Machiavel sur la question de l’union des villes et de la campagne est en place dès ce moment et demeurera lorsque Gramsci réunira ses notes sur Machiavel dans le cahier 13 ou quand, en 1934, il écrira dans le cahier 19 la note 24 qui réélabore le matériau de QC 1, § 44. Avant d’en venir à ces textes, il faut parcourir à grands traits les notes de l’année 1930 dans lesquelles Gramsci avance dans son analyse des positions de Machiavel qui, sans se focaliser sur la question de l’union ville-campagne, donnent des éléments importants pour comprendre ce qui se joue dans la mise en parallèle des jacobins et de Machiavel.
33Les notes QC 4, § 4 (« Machiavellismo e marxismo »), QC 4, § 8 (« Machiavelli e Marx ») et QC 4, § 10 (« Marx e Machiavelli ») sont importantes à cet égard. QC 4, § 4 énonce la thèse de la « validité objective » des positions de Machiavel, précisément parce qu’elles peuvent être interprétées à la fois « par les hommes d’État tyranniques qui veulent conserver et augmenter leur domination » et par « les tendances libérales qui veulent modifier les formes du gouvernement ». Cette thèse est reprise en QC 4, § 8 (« le machiavélisme, parce que c’est une science, servait autant aux réactionnaires qu’aux démocrates »30) et Gramsci estime qu’elle s’applique aussi à Marx : « Cette position de Machiavel se répète pour Marx : la doctrine de Marx a aussi servi non seulement à la classe à laquelle Marx s’adressait explicitement (en cela il était différent et supérieur à Machiavel) mais aussi aux classes conservatrices, dont le personnel dirigeant a fait pour bonne part son apprentissage politique dans le marxisme »31. En QC 4, § 8, on trouve également l’idée que les doctrines de Machiavel contiennent en germe une « révolution intellectuelle et morale » ; autrement dit, « l’affirmation que la politique est une activité indépendante autonome qui a ses principes et ses lois différents de ceux de la morale et de la religion en général (cette position de Machiavel a une grande portée philosophique parce que, implicitement, elle renouvelle la conception de la morale et de la religion, c’est-à-dire qu’elle renouvelle toute la conception du monde) »32. Toujours en QC 4, § 8, on trouve la fameuse expression qui présente Machiavel comme quelqu’un qui écrit en pensant a chi non sa – « à ceux qui ne savent pas », à la classe révolutionnaire de son époque, le « peuple » et la « nation » italienne – et qui souhaite éduquer cette classe.
34En QC 4, § 10, est présentée pour la première fois l’idée d’un livre qui tirerait du marxisme « un système ordonné de politique actuelle du type “Prince”, un “nouveau Prince” qui se présenterait comme “un livre” en un certain sens “dramatique”, un drame historique en acte […] »33.
35Il faut noter également les questions que se pose Gramsci sur la pensée économique de Machiavel, en lien avec sa capacité à penser l’union des villes et des campagnes. Ce questionnement apparaît dans deux notes du cahier 8. En QC 8, § 78 (mars 1932), la réflexion part de la comparaison avec les jacobins et leur lien avec l’école physiocratique ; en QC 8, § 162 (avril 1932) Gramsci (qui entre-temps a fait interroger Piero Sraffa par Tania, par une lettre du 14 mars 193234) pose les termes de la question qu’il ne reprendra pas, mais qui explicitent ce qu’il entend lorsqu’il parle de Machiavel comme précurseur des jacobins :
Si l’on prouve que Machiavel tendait à susciter des liens entre ville et campagne et à élargir la fonction des classes urbaines jusqu’à leur demander de se dépouiller de certains privilèges féodaux-corporatistes vis-à-vis de la campagne, pour incorporer les classes rurales dans l’État, on démontrera aussi que Machiavel a implicitement dépassé en idée la phase mercantiliste et donne déjà des indices de caractère « physiocratique », c’est-à-dire qu’il pense à une réalité socio-politique qui est déjà celle qui est présupposée par l’économie classique.35
36La question de ce prince nouveau ou moderne est de nouveau posée dans une note intitulée « Il moderno Principe »36, puis dans QC 13, § 1, où il lie de façon indissoluble et réciproque les jacobins « qui furent certainement une “incarnation catégorique” [una “incarnazione categorica”37] du Prince de Machiavel » et Machiavel, dans lequel on peut reconnaître « un jacobinisme précoce » ; il rapporte ce lien à la question de l’union des villes et des campagnes, indispensable pour que puisse s’exprimer une volonté collective nationale populaire. La note, comme on le sait, est d’une très grande richesse thématique et je ne cite que le passage qui met en évidence ce lien autour de la question de l’union ville-campagne, condition nécessaire pour que puisse « se susciter et se développer une volonté collective nationale-populaire » :
Toute formation de volonté collective nationale-populaire est impossible si les grandes masses des paysans cultivateurs ne font pas simultanément irruption dans la vie politique. C’est cela qu’entendait faire Machiavel avec sa réforme de la milice, c’est cela que firent les jacobins au cours de la Révolution française. Dans cette compréhension, il faut identifier un jacobinisme précoce de Machiavel, le germe (plus ou moins fécond) de sa conception de la révolution nationale.38
37Il faudrait pour être complet parler également du second point central du moderno Principe, celui de la réforme intellectuelle et morale, autre aspect du lien très fort entre jacobins et Machiavel39, mais je m’en tiens à ma réflexion qui part de la question de l’union de la ville et de la campagne. La question que je vais poser maintenant concerne l’image des jacobins qu’élabore Gramsci : comment en est-il arrivé à cette idée que le jacobinisme historique peut se résumer dans la formule « union de la ville et de la campagne » (QC 8, § 35) ? C’est ici qu’entre en jeu la lecture par Gramsci de l’historien de la Révolution française Albert Mathiez, mais aussi celle de Lénine qui vient chronologiquement en premier et qui est fondamentale.
Les jacobins, Lénine, Mathiez
38Il nous faut faire un pas en arrière et revenir à ce qui a pu être nommé avec raison « l’aversion initiale » de Gramsci pour le jacobinisme. Ce point a bien été mis en évidence par une série de travaux : Leonardo Paggi40, Ivan Tognarini41, Sergio Caprioglio42, Marco Gervasoni43, Vittore Collina44, Francesca Antonini45, Peter D. Thomas46. La contribution synthétique sur le Giacobinismo de Rita Medici dans Le parole di Gramsci47 fait le point sur cette question bien étudiée. L’auteure présente la position antijacobine de Gramsci lorsque celui-ci commente la révolution de février dans les articles « Note sulla rivoluzione russa »48 et « I massimalisti russi »49. Dans le premier, Gramsci déclare que « la révolution russe a ignoré le jacobinisme » et reprend la formule dans le second en précisant que c’est « une chance » car le jacobinisme est synonyme de pensée abstraite et de pratique politique tyrannique. Je me contente d’ajouter à ces deux textes qui ne souffrent d’aucune ambiguïté interprétative un autre article de Gramsci allant en ce sens et confirmant l’analyse de Rita Medici, « La politica del “se” », dans lequel il développe un paragraphe entier sur ce qu’il nomme le « messianisme jacobin », défini comme une « incapacité à comprendre l’histoire » qui s’est manifestée de façon significative pendant la révolution bourgeoise de 1789 : « Le jacobinisme est une vision messianique de l’histoire ; il parle toujours par abstractions, le mal, le bien, l’oppression, la liberté, la lumière, les ténèbres, qui existent absolument, de façon générique et pas en formes concrètes et historiques […] »50. Et Gramsci relie très clairement le jacobinisme comme pratique politique à la terreur et à la tyrannie : « Et le jacobinisme tire de son esprit messianique, de sa foi dans la vérité révélée, la prétention politique de supprimer violemment toute opposition, toute volonté qui refuse d’adhérer au contrat social. Et l’on tombe dans les contradictions, si communes dans les régimes démocratiques, entre les professions de foi qui exaltent la liberté la plus illimitée et une pratique de tyrannie et de brutale intolérance »51.
39Il y a donc bien une rupture, un tournant dans la réflexion de Gramsci sur les jacobins. Lui-même laissera entendre dans certaines notes des Cahiers que les thèses de Sorel – elles-mêmes héritées de la lecture proudhonienne – pouvaient être à l’origine de cette aversion initiale52. La lecture d’une brochure d’Albert Mathiez, Le Bolchévisme et le Jacobinisme, publiée en 1920 par la Librairie du Parti socialiste et de l’Humanité53 puis traduite et publiée dans L’Ordine Nuovo quotidien en 1921, joue certainement un rôle important dans ce tournant, comme l’écrit Rita Medici. Il faut cependant ajouter un point décisif qui précise l’analyse que l’on peut faire de ce tournant et tend à modifier la chronologie. Lénine a en effet revendiqué dès 1904 sa filiation avec les jacobins dans Un pas en avant, deux pas en arrière54, un des textes les plus fameux de la polémique qu’il mène contre les mencheviks. Par ailleurs, au moment même où Gramsci écrivait ses articles affirmant que les révolutionnaires socialistes ne pouvaient en aucun cas être jacobins, Lénine avait écrit, dans l’article « Le “jacobinisme” peut-il servir à intimider la classe ouvrière ? »55 qu’en effet l’alternative était « ou le tournant vers la contre-révolution… ou le jacobinisme », et il fait un éloge très clair de l’expérience jacobine :
Les historiens de la bourgeoisie voient dans le jacobinisme une déchéance (« verser dans »). Les historiens du prolétariat voient dans le jacobinisme l’un des points culminants les plus élevés atteints par une classe opprimée dans la lutte pour son émancipation. Les jacobins ont donné à la France les meilleurs exemples de révolution démocratique et de riposte à la coalition des monarques contre la république.56
40Bien entendu, il est peu probable que Gramsci ait lu en 1920 la brochure de Lénine, et encore moins l’article de la Pravda57 ! Mais L’Ordine Nuovo du 10 juillet 1920 avait fait paraître le texte d’une conférence de Zinoviev sur Lénine (prononcé en 1918 après l’attentat de la socialiste révolutionnaire Fanny Kaplan contre ce dernier58) qui justement citait un passage d’Un pas en avant, un pas en arrière :
Le jacobin qui lie son destin au destin de la classe sociale la plus avancée de son époque, au destin du prolétariat : voici le révolutionnaire socialiste ! » Ainsi répondait Lénine aux mencheviks qui l’accusaient de jacobinisme. La figure du prolétarien-jacobin Lénine obscurcira le souvenir des plus fameux jacobins de la grande révolution française.59
41Il me paraît donc très probable que le tournant de Gramsci soit lié à la position de Lénine et des bolchéviques vis-à-vis des jacobins, ce que semble d’ailleurs montrer la façon dont il se sert très tôt de la référence aux jacobins dans un article intitulé « Un governo qualsiasi »60. Face à l’offensive violente et victorieuse du fascisme agraire et à ce qu’il estime être la trahison du parti socialiste, Gramsci revendique le jacobinisme du parti communiste « qui continue les traditions des jacobins de la Révolution française contre les girondins ». Comme les révolutionnaires français, les communistes italiens doivent donc lutter contre les nouveaux girondins, les socialistes, qui trahissent aujourd’hui « l’intérêt du prolétariat et des masses rurales » de la même façon que, « voilà plus d’un siècle, les intérêts de la classe révolutionnaire étaient trahis par les girondins »61.
42Évidemment il faudrait rendre compte de ce choix de se référer aux jacobins non, comme on pourrait s’y attendre, pour énoncer la nécessité d’une contre-offensive face aux gardes blancs du fascisme agraire, mais pour évoquer leur lutte contre les girondins. Le parallèle avec la lutte des bolchéviques contre les mencheviks est sans doute une partie de la réponse, l’autre étant la conception très restrictive, à ce moment-là, du front unique dans le PCI (qui quelques mois plus tard, en mars 1922, sera exprimée dans la thèse 40 du congrès de Rome promouvant l’idée d’un « front unique du prolétariat réalisé sur le terrain syndical », en prenant soin d’éviter « une alliance avec les sociaux-démocrates »). Je me contente ici de souligner que Gramsci a rapidement intégré dans son lexique et dans ses références politiques un rapport positif avec l’expérience jacobine, rapport qui est très semblable à celui des bolchéviques.
43Le recours à Mathiez me semble donc bien venir uniquement dans un second temps, et Gramsci s’en sert pour aller au-delà des positions politiques de principe et commencer un processus d’historicisation de la question jacobine. Les lieux des Cahiers dans lesquels Gramsci cite nommément Mathiez ont été relevés et explicités dès l’édition critique de Gerratana. Les passages tirés du manuel de Mathiez sur La Révolution française62 ont été mis en évidence concernant la phrase « Pour d’autres la Révolution continue jusqu’à Thermidor, et il faut même parler de plusieurs révolutions (le 10 août serait une révolution en soi etc.) »63, et pour celle qui concerne la situation économique de la France en 1789 (« Mathiez, en s’opposant à l’histoire vulgaire traditionnelle, affirme que vers 1789 la situation économique immédiate était plutôt bonne, ce qui fait qu’on ne peut pas dire que la rupture de l’équilibre existant était due à une crise d’appauvrissement »64). On peut ajouter que Gramsci pouvait également trouver chez Mathiez, à propos de la situation économique, les éléments lui permettant de préciser pour sa part que « si la situation de la bourgeoisie était florissante, certainement la situation des couches des artisans et des ouvriers ne l’était pas et en particulier celle des paysans serfs de la glèbe ou soumis à d’autres servitudes et charges de caractère féodal »65.
44Un autre élément qui montre l’attention au texte de Mathiez est la référence à la tentative des girondins de faire contrôler la Convention par des troupes provinciales : « les girondins tentèrent de faire levier sur le fédéralisme pour écraser les jacobins mais les troupes provinciales amenées à Paris passèrent aux jacobins »66. On trouve des éléments qui permettent d’énoncer cette thèse dans Mathiez : « La garde départementale, dont ils voulaient entourer la Convention avait été la grande pensée des girondins. […] Au milieu de novembre, il y avait à Paris près de 16 000 fédérés, venus des Bouches-du-Rhône, de Saône-et-Loire, du Calvados, de l’Hérault, de la Manche, de l’Yonne. […] Le calcul de la Gironde ne s’en trouva pas moins déjoué. Au contact des Parisiens, les provinciaux abandonnèrent leurs préventions et insensiblement ils passèrent au parti de la Montagne. Vers la fin de décembre, ils se groupèrent dans une société de fédérés des 83 départements, sorte de club militaire qu’inspiraient les jacobins ».
45Mais il faut bien voir que pour d’autres aspects, Gramsci place ses propres questions et ses analyses politiques avant les éléments historiographiques qu’il peut lire dans Mathiez. Je vais prendre trois cas de ces façons de procéder : en premier lieu la loi Le Chapelier67, le maximum et leur effet sur le 9 Thermidor ; en second lieu la façon dont est présentée l’insurrection vendéenne, et enfin – ce qui nous intéresse ici au premier chef – l’union de la ville et de la campagne.
46La loi Le Chapelier est évoquée par Gramsci dans le cahier 1 ; il écrit dans un premier jet la phrase suivante :
Que les jacobins soient toujours restés sur leur terrain de classe est démontré par les événements qui marquèrent leur fin et la mort de Robespierre : ils ne voulurent pas reconnaître aux ouvriers le droit de coalition (loi Chapelier) et ainsi ils brisèrent le bloc urbain de Paris ; leurs forces d’assaut, qui se réunissaient dans la Commune, se dispersèrent, déçues et Thermidor l’emporta.68
47Dans un deuxième temps, Gramsci fait un ajout intralinéaire après l’évocation de la loi Le Chapelier : « et ses conséquences dans la loi du “maximum” »69.
48Il existe deux raisons de penser que Mathiez est une source textuelle : l’expression « droit de coalition » correspond précisément à la définition que donne Mathiez de la « loi Chapelier » (on notera d’ailleurs que Mathiez écrit « loi Chapelier » et pas « loi Le Chapelier », ce qui est un petit élément supplémentaire pour penser que Gramsci suit Mathiez) « qui – écrit-il – réprime sévèrement comme un délit toute coalition pour imposer un prix uniforme aux patrons » (et c’est la seule chose qu’il écrit à propos de cette loi) ; le fait que le maximum, absent du premier jet, soit ajouté ultérieurement dans l’interligne, dépend certainement du fait que Gramsci reçoit, en 1930, le troisième volume de La Révolution française de Mathiez.
49En revanche, l’analyse que fait Gramsci ne peut en aucun cas être attribuée à Mathiez ; ce dernier ne fait aucun rapprochement entre la loi Le Chapelier et celle sur le maximum, qui est d’ailleurs inspirée par les Enragés et non par les jacobins. Par ailleurs, la distance temporelle entre les deux lois (loi Le Chapelier votée par la Constituante le 14 juin 1791 ; loi du maximum général, par la Convention, le 29 septembre 1793) rend difficile le fait de voir dans la seconde la conséquence de la première. Sans doute Gramsci, qui constate la faible mobilisation populaire pour défendre les jacobins en Thermidor, cherche-t-il à en rendre compte par une analyse qui lui est propre et ne tient pas compte des données historiographiques fournies par Mathiez.
50La question de l’insurrection vendéenne est aussi analysée par Gramsci dans des termes bien différents de ceux de Mathiez ; ce dernier estime que « L’insurrection cléricale et royaliste, qui éclate le 10 mars 1793 dans le département de la Vendée et les départements limitrophes, n’est que la manifestation suprême, l’épisode le plus redoutable des résistances et des mécontentements qui travaillaient les masses populaires dans toute la France ». Gramsci y voit une conséquence de la question nationale :
La résistance de la Vendée proprement dite est liée à la question nationale causée parmi les Bretons par la formule de la « république une et indivisible », à laquelle les jacobins ne pouvaient renoncer sans risquer le suicide : les girondins cherchèrent à s’appuyer sur le fédéralisme pour écraser les jacobins mais les troupes provinciales amenées à Paris passèrent aux jacobins.70
51Gramsci assimile la question du fédéralisme – contre lequel les jacobins luttent en affirmant que « la République est une et indivisible », question qui est en effet traitée par Mathiez – à la révolte vendéenne que Mathiez explique, quant à lui, par les problèmes économiques et « les résistances à la loi sur le recrutement ». En ce cas, les intenses débats russes sur la question des nationalités prennent sans doute le pas sur les données que Gramsci peut lire dans Mathiez. Je n’entrerai pas dans ce complexe débat sur la question nationale71 ; je noterai seulement que Gramsci connaissait fort bien les résistances des paysans français (pas seulement dans l’Ouest) à la réquisition des denrées alimentaires, puisqu’il avait cité dans son article « I contadini et lo Stato » (Avanti!, édition piémontaise, 6 juin 1918) une contribution de Mathiez à ce sujet : « L’historien Albert Mathiez, rappelle dans La vérité [à propos du crime de Verne], les drames sanglants qui se produisaient sur tout le territoire de la France durant la période révolutionnaire, lorsque le Comité de salut public imposait des réquisitions de ravitaillement pour nourrir les quatorze armées de Carnot et approvisionner les centres urbains ».
52Venons-en maintenant à la présence chez Mathiez de la question des villes et des campagnes. Gramsci estime que la formule qui résume « le jacobinisme historique » est « l’union de la ville et de la campagne »72. Cette formule peut, de fait, trouver des points d’appui sur des éléments qui se trouvent dans Mathiez et qui expliquent comment différentes mesures prises par les jacobins lient les paysans au processus révolutionnaire. Je n’en citerai qu’une seule, tirée de la brochure de 1920 d’Albert Mathiez, Le Bolchévisme et le Jacobinisme (p. 5-6) :
Les paysans qui, dans la France de 1793 comme dans la Russie actuelle, forment la masse, sont entraînés par les avantages matériels que les Bolchévistes comme les Montagnards ont su leur garantir. Les Montagnards extirpent les dernières racines de la féodalité, en abolissant, après leur victoire sur la Gironde, les redevances seigneuriales fondées sur le titre primitif qui subsistaient encore. Ils mettent la main sur les biens des émigrés, riche proie qui sera leur trésor de guerre. Le paysan qui achète la terre noble ou la terre ecclésiastique devient solidaire de leur cause. Il est attaché au jacobinisme par le lien si fort de l’intérêt personnel. La défaite de la révolution serait pour lui la spoliation et la ruine.
53Cette brève citation donne le sens de ce que Mathiez écrira dans son ouvrage de synthèse sur la Révolution française. On peut y appliquer la question de la résolution de la contradiction entre les villes et les campagnes que se posent les communistes en général et Gramsci en particulier, mais il s’agit justement d’une « application », d’une réponse qui était déjà impliquée par la façon de se poser la question. La politique, une fois de plus – et on ne saurait s’en étonner – l’emporte sur les données historiographiques fournies par Mathiez.
Un mythe double
54Après ces quelques éléments sur la façon dont Gramsci lit Mathiez pour penser le jacobinisme, on peut revenir au cahier 13 et rappeler ce que Gramsci énonçait sur le Prince de Machiavel :
Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une exemplification historique du mythe sorélien, c’est-à-dire de l’idéologie politique qui se présente non comme froide utopie, ni comme raisonnement doctrinaire, mais comme « imagination » concrète agissant sur un peuple dispersé et pulvérisé pour susciter et organiser sa volonté collective.73
55Les jacobins, « incarnation catégorique » du prince dans le cadre de la Révolution française, ne relèvent-ils pas eux aussi d’un semblable processus ? On peut dire que le « jacobinisme historique » est, au même titre que le prince de Machiavel, un mythe que fonde Gramsci ; c’est un mythe double, Machiavel annonçant les jacobins et ceux-ci incarnant à la fin du xviiie siècle le prince, démontrant ainsi que le mythe machiavélien a pu se réaliser (et ne pouvait que se réaliser : c’est ainsi je crois qu’il faut comprendre l’adjectif « catégorique » accolé au substantif « incarnation »74) ; c’est dans l’aller et retour entre l’Italie du xvie siècle et la France du xviiie siècle, dans la traduction réciproque d’un pays vers l’autre, dans le lien qu’il établit entre la pensée machiavélienne qui pressentait la nécessité d’une alliance de la ville et de la campagne et l’expérience historique des jacobins résumée, comme nous l’avons vu, par la formule « union de la ville et de la campagne », que Gramsci tend à répondre à la question fondamentale de ce que doit signifier l’hégémonie du prolétariat. La question de l’union des villes et des campagnes que Gramsci voit à l’œuvre aussi bien chez les jacobins que chez Machiavel (et qui lui permet de comprendre pourquoi le processus du Risorgimento est dirigé par les modérés et non par le Parti d’action précisément parce que ce dernier n’a jamais posé la question agraire et n’est donc pas parvenu à mobiliser la masse des paysans italiens) n’est pas uniquement une question franco-italienne : c’est une question russe, c’est une question qui concerne l’ensemble du mouvement communiste international… Disons simplement que les conclusions de Gramsci – pour qui hégémonie du prolétariat signifie alliance, aide et persuasion vis-à-vis des paysans – définit une position qui s’oppose radicalement à ce qui se fait en Russie au moment où il écrit, c’est-à-dire à la coercition vis-à-vis des paysans et, à partir de 1928, à la collectivisation forcée et à la suppression (pas seulement « en tant que classe ») des « koulaks ». Affirmer la nécessité de l’union entre ville et campagne, au moment où cela signifie être en total désaccord avec le processus qui se déroule en URSS, signifie au moins souhaiter une autre voie possible pour le communisme. Le double mythe forgé par Gramsci autour des jacobins et de Machiavel permet l’émergence d’une volonté nationale populaire qui ne peut exister qu’avec le concours commun du prolétariat, des paysans et des intellectuels. Ce mythe doit donc faire partie du moderno Principe (« Le Prince moderne doit avoir une partie dédiée au jacobinisme »75) ; assimilé par les masses, il pourra se transformer en force matérielle en aidant à la formation d’une volonté nationale populaire et d’une réforme intellectuelle et morale, les deux points fondamentaux qui donnent sa structure et son programme d’action au moderno Principe76.
Notes de bas de page
1 La thèse 17 explicite la question méridionale qui « ne sera résolue que par l’insurrection des paysans alliés du prolétariat dans la lutte contre les capitalistes et les grands propriétaires fonciers [agrari] » et précise que « les paysans moyens et pauvres des autres parties de l’Italie acquièrent aussi une fonction révolutionnaire, bien que de façon plus lente [que les paysans méridionaux] ». La thèse 19 énonce que « les forces motrices de la révolution italienne » sont « 1) la classe ouvrière et le prolétariat agricole ; 2) les paysans du Sud et des Îles et les paysans des autres parties de l’Italie ».
2 Conditions d’admission (2e congrès de l’IC, juillet 1920) : « 5. Une agitation rationnelle et systématique dans les campagnes est nécessaire. La classe ouvrière ne peut vaincre si elle n’est pas soutenue tout au moins par une partie des travailleurs des campagnes (journaliers agricoles et paysans les plus pauvres) et si elle n’a pas neutralisé par sa politique tout au moins une partie de la campagne arriérée. L’action communiste dans les campagnes acquiert en ce moment une importance capitale. Elle doit être principalement le fait des ouvriers communistes en contact avec la campagne. Se refuser à l’accomplir ou la confier à des demi-réformistes douteux c’est renoncer à la révolution prolétarienne ». Les citations des congrès de l’IC sont tirées de Manifestes, thèses et résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste (1919-1923), Paris, Bibliothèque communiste / Librairie du travail, juin 1934 (réimpression en fac-similé, Paris, François Maspero, 1971).
3 4e congrès de l’IC, novembre 1922. Programme d’action agraire. Indications pour l’application des thèses du 2e congrès sur la question agraire. « Les bases de nos rapports vis-à-vis des masses laborieuses de la campagne ont déjà été fixées dans les thèses agraires du 2e congrès. Dans la phase actuelle de l’offensive du Capital, la question agraire acquiert une importance primordiale. Le 4e congrès demande à tous les partis de s’efforcer de gagner les masses laborieuses de la campagne et établit pour ce travail les règles suivantes […] ».
4 V. I. Lénine, Œuvres complètes, t. 27, p. 430 : « 1. Transformer le commissariat à la Guerre en commissariat à la Guerre et au Ravitaillement, c’est-à-dire concentrer les 9/10e de l’activité du commissariat à la Guerre à la réorganisation de l’armée en vue de la guerre pour le blé, ceci pour une période de trois mois : de juin à août. 2. Décréter la loi martiale dans tout le pays, pour le même laps de temps. 3. Mobiliser l’armée, en choisissant ses parties saines, et appeler les hommes âgés de 19 ans révolus, au moins dans certaines régions, pour entreprendre des actions militaires systématiques en vue de conquérir, reconquérir, collecter et évacuer le blé et le combustible ».
5 R. Linhart, Lénine, les paysans, Taylor, Paris, Seuil, 1976.
6 Ibid., p. 40.
7 L’expression revient fréquemment dans les textes politiques de Lénine à cette époque ; voir, pour un exemple particulièrement parlant, V. I. Lénine, « Rapport politique » présenté au XIe congrès du Parti communiste (bolchévique) de Russie, le 27 mars 1922.
8 J.-Y. Frétigné, Antonio Gramsci. Vivre c’est résister, Paris, Armand Colin, 2017, p. 140.
9 L’avant-dernier paragraphe de ce rapport met en évidence cet aspect : « C’est qu’il y a chez nous deux dangers : l’un est que nous restions passifs envers les paysans, et l’autre que nous nous dissolvions dans la paysannerie. Si nous nous dissolvons, nous ne sommes pas marxistes, nous ne sommes pas un parti ouvrier, et nous ne pourrons pas maintenir la dictature du prolétariat. La doctrine léniniste sur le bloc ouvrier et paysan ne dit pas seulement que nous sommes pour le bloc des ouvriers et des paysans, mais aussi que dans ce bloc l’hégémonie appartient à la classe ouvrière. Cela est valable aussi après la conquête du pouvoir. Nous nous appelons parfois gouvernement ouvrier et paysan : en réalité, il y a la dictature de la classe ouvrière, d’une classe qui s’est constituée en pouvoir d’État, mais en alliance avec la paysannerie. Nous avons de très bons rapports avec la classe paysanne, nous nous appuyons sur la classe paysanne, mais selon notre caractère social nous sommes un pouvoir prolétarien ».
10 V. I. Lénine, « Feuillets de bloc-notes » (janvier 1923), dans Œuvres complètes, t. 33, p. 477.
11 L’Ordine Nuovo, 2 août 1919, ON, p. 88-91.
12 L’Ordine Nuovo, 3 juillet 1920, ON, p. 135-140.
13 L’Ordine Nuovo, 14 août 1920 ON, p. 144-146.
14 « Due rivoluzioni » : Gramsci parle du parti communiste comme du « Parti de confiance démocratique de toutes les classes opprimées » ; « La Russia, potenza mondiale » : « La classe ouvrière parvient à convaincre la majorité de la population […] que ses intérêts immédiats coïncident avec les intérêts de la majorité elle-même ; sur cette conviction […] se fonde le consensus national envers les initiatives et les actions du pouvoir ouvrier ».
15 G. Vacca, Modernità alternative. Il Novecento di Antonio Gramsci, Turin, Einaudi, 2017, p. 31.
16 Il y avait dans ce choix une allusion évidente à L’Unità (1911-1920), journal fondé par Gaetano Salvemini, et aux thématiques méridionalistes qui y étaient développées. En 1913, les jeunes socialistes de Turin, dont Gramsci, avaient proposé à Salvemini de se présenter aux élections à Turin, comme symbole du soutien du prolétariat du nord avec la paysannerie du Mezzogiorno. Gramsci fait allusion à cette démarche dans le cahier 1, § 57.
17 E 2, p. 126-128.
18 Je cite d’après La correspondance internationale, édition numérisée à la MSH de Dijon, suppléments aux nos 51 et 52, 1923.
19 G. Zinoviev, « La vita e l’attività di Nicola Lenin », ON, 5 juin 1920, puis dans les numéros des 12 juin, 26 juin et 10 juillet 1920. Gramsci, dans une lettre à Togliatti du 27 janvier 1924, avait écrit qu’il traduirait une biographie de Lénine pour ce premier numéro de la nouvelle série de l’ON, dans La formazione del gruppo dirigente del Partito comunista italiano nel 1923-1924, Rome, Editori Riuniti, 1962, p. 179. Il s’agit essentiellement, nous semble-t-il, d’une adaptation de ce texte de Zinoviev plus que d’une traduction à proprement parler.
20 Sur le sens d’hégémonie du prolétariat, G. Vacca (Modernità alternative. Il Novecento di Antonio Gramsci, ouvr. cité, p. 36) cite une intéressante étude inédite d’Anna di Biagio qui « a reconstruit les oscillations d’“hégémonie du prolétariat” dans les écrits de Lénine. […] Ce n’est que dans les Deux tactiques que l’hégémonie du prolétariat était conçue comme direction politique d’une alliance entre classes d’importance et de rang égaux ; au contraire, dans les autres écrits dans lesquels le concept apparaissait ou jouait un rôle, l’hégémonie du prolétariat avait pour caractéristique la prédominance de la classe ouvrière sur les masses paysannes et, à partir de 1920, de coercition plus ou moins souple pour induire les paysans à accepter le programme du Parti ouvrier ».
21 L’édition critique de ce texte a été établie, avec une importante introduction, par F. M. Biscione, Critica marxista, vol. 3, 1990, p. 51-78. Le titre complet est « Notes sur le problème méridional et sur l’attitude à son propos des communistes, des socialistes et des démocrates ». Il fut publié dans Stato operaio, vol. IV, no 1, janvier 1930, sous le titre rédactionnel Alcuni temi della questione meridionale (« Quelques thèmes de la question méridionale ») qui sert encore souvent à le désigner.
22 A. Gramsci, « Note sul problema meridionale… », art. cité, p. 61.
23 Le rapport de proximité empathique de Gramsci avec la paysannerie est singulier et, parmi les dirigeants communistes de l’époque, on ne peut guère citer que Mao qui écrit à la même époque, en mars 1927, son Rapport sur l’enquête menée dans le Hounan à propos du mouvement paysan dans lequel il déclare que « l’œil du paysan voit juste » et estime que « Ce que font les paysans est absolument juste ; ils agissent très bien ! “Ça va très bien !” est la théorie des paysans et de tous les autres révolutionnaires ».
24 A. Gramsci, « Note sul problema meridionale… », art. cité, p. 58-59. Si l’on veut se convaincre de la différence de ton, on peut comparer avec un article écrit également par Gramsci dans l’Avanti!, édition piémontaise, du 17 février 1920 qui raconte la même histoire mais en rapportant le texte même de la motion soumise à l’assemblée (sans doute d’ailleurs rédigée par Gramsci lui-même) qui est bien loin d’avoir le ton enjoué qu’elle prend dans le texte sur la question méridionale.
25 A. Gramsci, « Note sul problema meridionale… », art. cité, p. 59-60.
26 A. Gramsci, Lettre à Giulia, 19 novembre 1928, LC, p. 222.
27 QC 1, § 10 est une première rédaction ; elle est reprise en QC 13, § 13.
28 QC 1, § 44.
29 Ibid.
30 QC 4, § 8, reprise en QC 13, § 20, p. 431 et p. 1600.
31 QC 4, § 8, p. 431.
32 QC 4, § 48, p. 430.
33 QC 4, § 10, p. 432. QC 4, § 10 est reprise en QC 13, § 21.
34 A. Gramsci, Lettre à Tania, 14 mars 1932, LC, p. 546-547 : « S’il t’arrive d’écrire à Piero, dis-lui de ma part que je désirerais savoir s’il existe des publications sur les opinions économiques et de politique économique de Machiavel et s’il lui est possible de me procurer, sans que cela le dérange, le mémoire publié sur ce sujet, voilà quelques années, par le Pr. Gino Arias dans les Annali d’Economia de l’Université Bocconi. Peut-on dire que Machiavel a été un “mercantiliste”, sinon dans le sens qu’il aurait pensé consciemment en mercantiliste, du moins dans le sens que sa pensée politique correspondait au mercantilisme, c’est-à-dire qu’il disait en langage politique ce que les mercantilistes disaient en termes de politique économique ? Ne pourrait-on pas soutenir, d’ailleurs, que dans le langage politique de Machiavel (surtout dans L’Art de la guerre) pointe le premier germe d’une conception physiocratique de l’État et que pour cette raison (et non dans le sens extérieur de Ferrari et peut-être de Foscolo) il pourrait être considéré comme un précurseur des jacobins français ? ».
35 QC 8, § 162, p. 1039.
36 QC 8, § 21, janvier-février 1932.
37 QC, p. 1558. J’explique en conclusion comment je comprends l’hapax « incarnation catégorique ».
38 QC 13, § 1, p. 1560.
39 « Une partie importante du Prince moderne devra être dédiée à la question d’une réforme intellectuelle et morale, c’est-à-dire à la question religieuse ou d’une conception du monde » (ibid.).
40 L. Paggi, Antonio Gramsci e il moderno Principe, Rome, Editori Riuniti, 1970, p. 441-442.
41 I. Tognarini, « Giacobinismo e bolscevismo. Albert Mathiez e L’Ordine Nuovo », Ricerche storiche, vol. 2, 1976, p. 524-549.
42 A. Gramsci, La Città futura, S. Caprioglio éd., Turin, Einaudi, 1982.
43 M. Gervasoni, Antonio Gramsci e la Francia. Dal mito della modernità alla scienza della politica, Milan, Unicopli, 1998.
44 V. Collina, « Giacobinismo e antigiacobinismo », Gramsci. I Quaderni del carcere. Una riflessione politica incompiuta, S. Mastellone éd., Turin, UTET, 1997, p. 97-110.
45 F. Antonini, « Gramsci e il giacobinismo. Dagli scritti precarcerari ai Quaderni », Articolo 33, vol. 3-4, 2017, p. 43-49.
46 P. D. Thomas, « Gramsci’s revolutions. Passive and permanent », Modern Intellectual History, vol. 17, no 1, 2018, p. 117-146.
47 R. Medici, « Giacobinismo », Le parole di Gramsci. Per un lessico dei Quaderni del carcere, F. Frosini et G. Liguori éd., Rome, Carocci, 2004, p. 112-130.
48 A. G[ramsci], « Note sulla rivoluzione russa », Il Grido del Popolo, 29 avril 1917, S 2, p. 255-257.
49 A. G[ramsci], « I massimalisti russi », Il Grido del Popolo, 28 juillet 1917 S 2, p. 397-398.
50 « La politica del “se” », Il Grido del Popolo, 29 juin 1918, NM, p. 149.
51 Ibid.
52 QC 5, § 80, p. 610-611 : « Sorel et les jacobins. Dans l’article cité dans la note précédente, on rapporte ce jugement de Proudhon sur les jacobins : le jacobinisme est “l’application de l’absolutisme de droit divin à la souveraineté populaire”. “Le jacobinisme se préoccupe peu du droit ; il procède volontiers par des moyens violents, des exécutions sommaires. La révolution, pour lui, ce sont les coups de foudre, les razzias, les réquisitions, l’emprunt forcé, l’épuration, la terreur. Méfiant, hostile aux idées, il se réfugie dans l’hypocrisie et le machiavélisme : les jacobins sont les jésuites de la révolution”. Ces définitions sont extraites du livre La justice dans la révolution. L’attitude de Sorel contre les jacobins est prise chez Proudhon ». QC 11, § 66, note I, p. 1498 : « On ne peut comprendre Sorel comme figure d’“intellectuel révolutionnaire” si on ne pense pas à la France d’après 70, de même qu’on ne peut comprendre Proudhon sans la “panique antijacobine” de l’époque de la Restauration. 70 et 71 virent en France deux terribles défaites, la défaite nationale qui pesa sur les intellectuels bourgeois et la défaite populaire de la Commune qui pesa sur les intellectuels révolutionnaires : la première créa des hommes comme Clemenceau, quintessence du jacobinisme nationaliste français, la seconde créa l’antijacobin Sorel et le mouvement syndicaliste “antipolitique”. Le curieux anti-jacobinisme de Sorel, sectaire, mesquin, antihistorique est une conséquence de la saignée populaire de 71 (il faut voir à ce propos la Lettre à M. Daniel Halévy, dans le Mouvement socialiste, 16 août et 15 septembre 1907) ; cela donne un curieux éclairage à ses Réflexions sur la violence. La saignée de 71 coupa le cordon ombilical entre le “peuple nouveau” et la tradition de 93 : Sorel aurait voulu être le représentant de cette rupture entre le peuple et le jacobinisme historique, mais il n’y est pas parvenu ». Sur Gramsci et Sorel, voir dans cet ouvrage la contribution de F. Frosini, « Gramsci, Sorel, Croce : de la “passion” au “mythe” », et du même auteur, « Luigi Russo e Georges Sorel. Sulla genesi del “moderno Principe” nei Quaderni del carcere di Antonio Gramsci », Studi Storici, vol. 54, no 3, 2013, p. 545-589.
53 Première publication dans la revue italienne Scientia, en janvier 1920.
54 V. I. Lénine, Œuvres complètes, vol. 7, p. 212-444.
55 La Pravda, no 90, 7 juillet (24 juin) 1917, repris dans V. I. Lénine, Œuvres complètes, vol. 25, p. 123-125.
56 Ibid.
57 Il faut ajouter que Gramsci pourra prendre connaissance de cet article de Lénine en 1924, lorsque L’Ordine Nuovo publiera le texte de Victor Serge, Lenin nel 1917 : « Il nous reste de ces jours-là deux articles de Lénine et un de ses discours. Un des articles s’intitule “Jacobins ?” ». Lénine pose le dilemme en ces termes : « contre-révolution ou jacobinisme ». « Les historiens de la bourgeoisie voient dans le jacobinisme une chute. Ceux du prolétariat y décèlent au contraire un des vols les plus hauts de la classe opprimée en lutte pour sa libération. Les jacobins ont donné à la France le meilleur exemple de révolution démocratique et de résistance à la coalition des monarchistes ». « Le jacobinisme en Europe ou aux frontières de l’Europe et de l’Asie, au xxe siècle, ce serait la domination du prolétariat, classe révolutionnaire, soutenue par les paysans pauvres, pour réaliser les conditions matérielles qui permettront la marche en avant du socialisme » (24 juin). V. Serge, Lenin nel 1917 (ON, 15 novembre 1924).
58 Zinoviev ne manque pas, vu l’attentat que vient de subir Lénine, de faire le parallèle avec Marat : « Oui, Marat, mais lié à un prolétariat urbain et rural de millions et de millions d’hommes, voilà le Marat qui revit en Lénine. Prenez la dévotion fanatique de Marat pour le peuple, l’incorruptibilité de Marat, sa simplicité, son intime connaissance de l’âme populaire, sa foi élémentaire dans la force incoercible des “bas-fonds”, prenez tout cela de Marat, ajoutez-y une érudition marxiste de premier ordre, une volonté de fer, un profond esprit analytique et vous aurez la figure de Lénine comme nous la voyons actuellement » (L’Ordine Nuovo, 10 juillet 1920).
59 L’Ordine Nuovo, 10 juillet 1920.
60 « Un governo qualsiasi », L’Ordine Nuovo, 1er décembre 1921, SF, p. 415-417.
61 Ibid.
62 Ce manuel en trois volumes a été publié à Paris, Armand Colin, à partir de 1922. Je cite d’après l’édition numérique des Classiques des sciences sociales, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).
63 QC 4, § 38, p. 456, repris ensuite dans QC 13, § 17, p. 1582.
64 Ibid.
65 Ibid. Mathiez expliquait en effet que « la misère, qui détermine parfois des émeutes, ne peut pas provoquer les grands bouleversements sociaux. Ceux-ci naissent toujours du déséquilibre des classes », et il montrait les effets de ce déséquilibre pour les ouvriers urbains et surtout les paysans sans terre.
66 QC 1, § 44, p. 51, repris en QC 19, § 24, p. 2029 : « les girondins tentèrent de s’appuyer sur le fédéralisme pour écraser les jacobins [QC 19, § 24 : le Paris jacobin], mais les troupes provinciales conduites à Paris passèrent aux jacobins [QC 19, § 24 : aux révolutionnaires] ».
67 Le libéralisme économique a inspiré les lois d’Allarde et Le Chapelier de 1791. Dans un article en apparence anodin et technocratique – la création pour les propriétaires de commerce ou d’atelier d’un nouvel impôt, la patente – la loi d’Allarde de mars, en s’appuyant sur deux des principes de 1789, liberté et propriété (« Il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon »), provoque en fait un bouleversement de l’organisation sociale et corporative des métiers. Complétant la loi d’Allarde, la loi Le Chapelier, en septembre 1791, proscrit les corporations de métiers et interdit les « attroupements hostiles à la liberté de l’industrie ».
68 QC 1, § 44, p. 51.
69 Ibid.
70 Ibid.
71 Gramsci a probablement en tête au moins les thèses du deuxième congrès de l’IC sur les questions nationale et coloniale qui sont citées à plusieurs reprises dans L’Ordine Nuovo, 1ère série. Les éditeurs de la nouvelle édition critique des Quaderni donnent une série de références bibliographiques qui auraient pu être connues de Gramsci sur la question nationale : QM 1, p. 405.
72 QC 8, § 35 (février 1932), p. 961 : « Risorgimento. Giuseppe Ferrari. Comment le jacobinisme historique (union de la ville et de la campagne) s’est dilué et est devenu abstrait chez Giuseppe Ferrari ». Je souligne.
73 QC 13, § 1, p. 1558 (mais déjà en QC 8, § 21, p. 952).
74 Cette expression est un hapax absolu. Je comprends « catégorique » comme dans l’expression « une affirmation catégorique » : il n’y a aucun doute, ça ne souffre ni discussion ni objection. Dans la fin de la note QC 13, § 1, « catégorique » revient avec l’expression « impératif catégorique » : « Le Prince prend la place, dans les consciences, de la divinité ou de l’impératif catégorique, il devient la base d’un laïcisme moderne et d’une laïcisation complète de toute la vie et de tous les rapports de mœurs » (QC, p. 1561).
75 QC 1, § 44 et QC 13, § 1.
76 QC 13, § 1, p. 1560 : « Ces deux points fondamentaux – formation d’une volonté collective nationale-populaire, dont le Prince moderne est en même temps l’organisateur et l’expression active et opérante, et réforme intellectuelle et morale – devraient constituer la structure de ce travail ».
Auteur
ENS de Lyon, UMR 5206 Triangle, LabEx COMOD
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