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Vers l’égalité, ou au-delà ?

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Ludovic Frobert

Ce qu’émanciper veut faire

François-Vincent Raspail

Texte intégral

Capacité ! Capacité ! Est-ce que j’ai une tête de capacité ?

1Au début des années 1820, dans son Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, François Guizot repère l’erreur qui selon lui, grève les prétentions à la modernité politique tant du classique système aristocratique que de celui affirmant désormais et pour l’avenir miser sur le suffrage universel : appuyer l’ordre social sur le critère non correctement appréhendé de la naissance. Naissance d’une petite élite définie aléatoirement par le sang (aristocratie), dans un cas, naissance de tous (démocratie), dans l’autre. Erreur, juge Guizot, tant ces systèmes passent l’un et l’autre, mais bien sûr pour des raisons symétriques, à côté de l’essentiel, à savoir la nécessité d’enquêter à nouveaux frais sur le fondement de tout système social moderne, rationnel et raisonnable : l’inégalité. Mais une inégalité désormais réfléchie, travaillée, organisée, et pour cela indexée selon les termes de Guizot à la « faculté d’agir par la raison ». Quoi qu’il en soit, les autres systèmes, et notamment celui un peu trop virulent en ces temps commençant à appeler de façon brouillonne à la participation égale de tous les citoyens à la vie publique ignorent ce qui est de l’ordre d’une triple évidence détaillée par Guizot :  

  • 1 François Guizot, Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, tome 1, Paris, Did (...)

1o Au fait de l’inégalité établie par la nature entre les capacités et les puissances individuelles ; 2o au fait de l’inégalité de capacité provoquée par la différence des positions, différence qui existe partout, et qui a sa source primitive dans l’inégalité naturelle ; 3o à l’expérience du monde qui a toujours vu les timides suivre le brave, les moins habiles obéir à l’habile, en un mot les infériorités naturelles reconnaître les supériorités naturelles et leur obéir.1

2Ce libéralisme capacitaire – qui, dans les faits, va rapidement assimiler trivialement la capacité raisonnable à la propriété, donc à l’argent – définit un peu plus tard la doxa d’un régime de Juillet dans lequel le parti de l’Ordre (satisfait, avec Guizot son idéologue vedette, d’une monarchie constitutionnelle bienveillante vis-à-vis des libertés chères aux notables) va rapidement éliminer celui du Mouvement (ce dernier ayant eu l’espoir que les Trois Glorieuses échouent en République).

3En novembre 1831, les canuts de Lyon, sans doute légèrement hermétiques à ce message, se révoltent en raison de la détérioration dramatique de leurs conditions de vie et de travail. Et cela alors même qu’on leur a annoncé que les Trois Glorieuses de Juillet ont réalisé une révolution des libertés allant dans le sens de plus d’égalité – « votre liberté industrielle est l’esclavage de l’artisan » clame pourtant dépité l’un d’entre eux, le prud’homme tisseur Pierre Charnier. L’incapacité des ouvriers de Lyon est toutefois rapidement pointée du doigt par le publiciste Saint-Marc Girardin :

  • 2 Journal des débats, 8 décembre 1831.

Les barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ou dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières.2

4Appelé à suppléer Guizot à la chaire d’histoire de la faculté des lettres de Paris, Saint-Marc Girardin développe fidèlement les termes du libéralisme capacitaire de son maître finissant en outre par faire remarquer à son auditoire :

  • 3 Journal des débats, 1er janvier 1832.

Dieu, Messieurs, n’a pas attendu le système de Saint-Simon pour donner à chacun selon sa capacité, et à chaque capacité selon ses œuvres. Cette révolution qui transforme le travail en propriété, elle se fait selon la justice. La propriété, c’est-à-dire l’accumulation des fruits du travail est la récompense de l’activité, de l’économie, de la bonne conduite. La misère est le châtiment de la paresse et de la débauche.3

  • 4 Évènements de Lyon, Paris, Éverat, 1832, p. 11 (article de Michel Chevalier, Le Globe, 27 décembre (...)
  • 5 Enseignement des ouvriers, Paris, Au bureau du Globe, 1831 et 1832.

5Effectivement, lors de ces mêmes années, la notion de capacité est tout aussi centrale chez les saint-simoniens que chez les disciples de Guizot. Et l’idée peut enregistrer de très sérieuses dérives par rapport aux généreux objectifs initiaux définis par Saint-Simon dans son Nouveau christianisme et développés plus tard dans le collectif Exposition de la doctrine. Ainsi, lorsque Michel Chevalier commente à son tour les événements de Lyon et le soulèvement des ouvriers, c’est d’abord pour prêcher la fin des violences en apprenant aux immatures canuts que « les classes riches ne sauraient résister longtemps à une prière noble et calme »4. Les incapables d’aujourd’hui, et pour encore longtemps, doivent remettre leur sort aux mains des capacités saint-simoniennes expertes en vérités industrialistes. Olindes Rodrigues explique que les ouvriers doivent être organisés religieusement dans le cadre d’enseignements saint-simoniens qui vont leur communiquer la foi nouvelle adaptée au nouveau monde industriel associé5. Et le premier article de cette foi précise que l’association industrielle nouvelle synonyme de consensus (une « fusion des intérêts ») repose sur des hiérarchies objectives et qu’il faut dès lors se défier de « l’égalité mystique » qu’agite, comme un chiffon rouge, la clique des républicains.

  • 6 Michel Chevalier, « Politique d’association, politique de déplacement », Le Globe, 30 mars 1832, r (...)
  • 7 Barthélémy-Prosper Enfantin, Économie politique et politique, p. 55.

6Où reconnaître ces capacités ? Comment les distinguer et les classer ? Comment surtout sélectionner les capacités dominantes, celles ayant pour mission d’orienter tous les actes de l’atelier social en plaçant par cascade toutes les capacités à la bonne place et en les dotant et rétribuant en conséquence ? Il y a concernant cette dernière question l’autre partie du message saint-simonien. Non celle qui s’adresse en priorité aux ouvriers, mais celle qui interpelle plutôt, qui tance, les notables indolents. Michel Chevalier donne un élément de réponse début 1832, remarquant que la « politique de déplacement » auparavant privilégiée par les saint-simoniens, et consistant à déplacer, stigmatiser, écarter les oisifs parasites au bénéfice des industriels laborieux doit être nuancée. Qu’il y a eu exagération du saint-simonisme contre ces oisifs : un riche, certes assoupi aujourd’hui, ne peut être entièrement mauvais ni inutile si l’on parvient à le remobiliser. Car, prenant finalement là le bras de Saint-Marc Girardin, Chevalier concède qu’il faut reconnaître une vraie énergie différentielle aux oisifs, car « les oisifs sont les successeurs des conquérants, les travailleurs procèdent des vaincus »6 ; deux races donc. Dès lors, une tâche prioritaire s’impose, celle de réveiller et mobiliser ces énergies dormantes, aujourd’hui détentrices des capitaux et propriétaires des richesses, héritières des capacités guerrières et conquérantes d’antan, énergies qu’il faut donc replacer à la tête du nouvel atelier industriel avec désormais les vrais émoluments qui leurs seront dus. Car il serait tout de même assez benoît de confier aux descendants plus ou moins évolués de la race vaincue l’administration d’un nouveau monde moderne tourné vers l’exaltante conquête rationnelle du globe. Les oisifs, ou du moins les plus capables d’entre eux doivent, eux, après remobilisation, se muer en banquiers, nouveaux conquérants placés à la surface d’un globe tourné vers l’administration et l’exploitation optimales des ressources. Car ces banquiers, dans l’atelier saint-simonien, disposent du crédit et administrent donc effectivement le pouvoir capital consistant à placer chaque industriel à son exacte place (selon sa capacité) dans l’atelier social : « Les banquiers et financiers, chefs de l’armée pacifique des travailleurs »7, voilà en quelques mots comment Enfantin résume le projet saint-simonien.

  • 8 Michel Chevalier, Politique industrielle et Système de la Méditerranée, p. 84.
  • 9 Enseignement des ouvriers, 1832, p. 26.

7Ainsi, l’idée capacitaire, dans sa version saint-simonienne, prétend sur des bases désormais objectives… ou presque, sélectionner, différencier et classer les individus dans le vaste atelier social devant bientôt administrer le globe. Cet atelier fonctionne lorsque les plus hautes capacités, les banquiers, vont être en pouvoir de confier, après compétition puis sélection, les instruments de production et de décisions aux industriels les plus aptes et de les rétribuer en conséquence. À tous les échelons de l’atelier saint-simonien toute capacité a, en dessous d’elle, des incapacités, des êtres en situation de minorité. Une double inégalité, objectivement évaluée, fait donc fonctionner le nouveau monde industriel : inégalité dans le pouvoir d’action, de décision et de commandement, et inégalité dans la rétribution, cette configuration travaillant toutefois, selon ses promoteurs, pour le bénéfice des plus nombreux et des plus pauvres… qui doivent absolument en prendre conscience et adhérer avec amour. Il est alors de la mission des artistes de convertir les moins capables, femmes et ouvriers notamment, à la logique et à la beauté de cette association nouvelle soudée et mue par un intérêt commun : il faut, comme le souligne Chevalier, « concilier tous ces intérêts et les fondre ensemble »8. Et, dans ce meilleur des mondes dans lequel il ne peut donc y avoir que consensus, et même consensus enthousiaste, il est évident que la discussion contradictoire des différents intérêts n’a pas lieu d’être. Ce que résume Rodrigues aux ouvriers un peu trop bavards et qui n’auraient pas bien compris le message : « La République est impossible… ce n’est pas la République que nous voulons »9.

8Avec cette orientation du saint-simonisme, cette idole capacitaire marque de façon indélébile la naissance de l’idée socialiste en France. Toutefois, très rapidement, nous devons le répéter, ce schéma a ses détracteurs qui se trouvent d’ailleurs confortés dans leur opposition par la conversion rapide de certains saint-simoniens aux valeurs sonnantes plus encore que trébuchantes de Juillet. Il y a là toute l’histoire des schismes saint-simoniens mais aussi celle fascinante des perplexités sans nombre des feuilles ouvrières, telle L’Écho de la fabrique à Lyon, vis-à-vis de l’idée capacitaire et de sa fusion des intérêts. Comme le souligne un « coup de navette » (une brève satirique) du journal des canuts de janvier 1832 commentant l’entrée et les discours lénifiants du prince d’Orléans (fils de Louis-Philippe) lors de l’entrée de sa soldatesque dans Lyon :

Un Prince a dit : « les intérêts des uns doivent être les intérêts des autres » : les ouvriers sont toujours les uns, quand seront-ils donc les autres ?

9Et pour ceux n’ayant pas distinctement saisi le message :

  • 10 L’Écho de la fabrique, 22 janvier 1832.

Le même prince a dit : « Le fabricant et l’ouvrier ne doivent faire qu’un… ». C’est fort bien ! Pourvu que ce ne soit pas quand l’un aura mangé l’autre.10

  • 11 Charles Béranger, Pétition d’un prolétaire à la Chambre des députés, Paris, Au bureau de l’Organis (...)

10Quant à Charles Béranger, ouvrier-horloger, s’il concède à Péreire et consorts que le projet d’une « amélioration du sort moral, intellectuel et physique de la classe la plus pauvre et la plus nombreuse de la société » constitue un objectif éminemment louable, qu’on est tout autant d’accord concernant la nécessaire disparition des oisifs, il ajoute à destination des férus de consensus, « rien n’est plus dangereux qu’un prolétaire éloquent »11.

*

11Une question s’impose rapidement aux critiques : pourquoi avec l’idée capacitaire remettre l’inégalité, une inégalité certes revendiquée comme nouvelle car rationalisée – ce qui, déjà, est plus qu’en discussion –, au cœur du fonctionnement du nouveau monde industriel et associé ? En replaçant une inégalité désormais légitimée au centre de la logique industrielle moderne ne fait-on pas, en fait, que réaliser et parfaire la loi de la concurrence, du marché et de l’individualisme ? Cet industrialisme n’est-il pas alors soluble dans le libéralisme ? Or, si l’association et non l’échange spontané flèche effectivement le progrès, si les hommes associés ont le choix, ne faudrait-il pas substituer à l’inégalité et à l’idée que certains décident pour le bien des autres et en sont valorisés en conséquence un autre principe constituant, résolument égalitaire et fraternitaire et sapant l’idée de capacité ? Schématiquement, trois propositions émergent : premièrement, l’extrême variété des qualités et des expériences humaines vide de son contenu l’idée de capacité. Il n’est probablement ni possible, ni souhaitable de définir, mesurer et encore moins de hiérarchiser les capacités ; deuxièmement, le rejet de l’illusion capacitaire conduit également à écarter le type de relations sociales et politiques verticales lui correspondant (mixte de commandement rationnel et d’obéissance acceptée) à toutes les échelles du corps social pour lui substituer plutôt des formes plus horizontales, plus variées et plus interactives de communications sociales ; troisièmement, dans le cadre d’une association fraternitaire et non capacitaire, la règle de distribution inégalitaire « à chaque capacité selon ses œuvres » n’a plus aucun fondement et on doit plutôt privilégier la formule « à chacun selon ses besoins ».

  • 12 Constantin Pecqueur, Théorie nouvelle d’économie sociale, p. 597.

12La critique de l’idée de capacité – mélange indistinct de qualités, talents, responsabilité et mérite individuels – sera au centre de l’agenda de ceux que nous avons désigné par socialistes de l’au-delà. Une des expressions les plus nettes de cette critique de « la capacité superbe, dévorante et absorbante » comme la baptise magnifiquement Pecqueur12, se trouve dans l’œuvre de François-Vincent Raspail. À la capacité et à sa logique de différenciation individuelle, il va opposer celle de compétence porteuse d’un projet général d’émancipation individuelle, et surtout sociale. Toutefois, et c’est ce que je tenterai de suggérer dans ce chapitre 2, il y a encore bien d’autres choses à découvrir dans la trajectoire fascinante de celui qui était, avec Étienne Cabet, l’un des deux pères que saluaient alors les ouvriers : émancipation, compétence, connaissance populaire, mais aussi attention aux souffrances et aux vulnérabilités sans nombre affectant les hommes et femmes de son temps.

Deux Raspail ?

13Le 13 juillet 1878, au cimetière du Père-Lachaise, en présence de dizaines de milliers d’ouvriers parisiens venus rendre hommage à l’un de leurs Pères, Louis Blanc prononce le principal discours lors des obsèques de François-Vincent Raspail. Il évoque chez ce dernier une « puissance extraordinaire d’indignation » qui n’a cessé de dialoguer avec un puissant « pouvoir de méditer ». En Raspail ne peuvent être dissociés le savant et le démocrate. Le savant se caractérise par l’adoption d’une conception encyclopédique et non compartimentée de la science associant et faisant collaborer la chimie, la botanique, la physiologie, la médecine, l’agronomie, la science économique, la météorologie. Il se distingue également par l’adoption d’une approche pragmatique de la découverte, et enfin par la volonté incessante de transmission, de « mise à la portée de tous » des résultats obtenus et susceptibles d’améliorer au quotidien le sort de chacun, notamment des plus vulnérables, en leur assurant un minimum d’autonomie. En politique, rappelle Blanc, Raspail a été opiniâtrement du « parti de la République militante », celle qui est allée au feu contre l’orléanisme puis le bonapartisme, et dont les partisans ont payé le prix, fort, en termes de prison, d’exil, de proscription, de souffrances sans nombre : un an après les crises décisives de 1877 qui viennent de faire basculer le pays dans le camp du républicanisme, Blanc rappelle que désobéir et se révolter ont aussi souvent du bon, et que « c’est de la République militante qu’est née la République triomphante » qui s’annonce ; que les questions saillantes, celle du « suffrage universel », de « l’abolition de la peine de mort », de « l’éducation gratuite et obligatoire » ont été formulées par des hommes comme Raspail  :

  • 13 Discours de Louis Blanc reproduit dans François-Vincent Raspail, ou Le bon usage de la prison, Par (...)

Pas une des solutions devenues ou à la veille de devenir des lois, et que quelques-uns croient nouvelles, qui n’aient été développées par les utopistes d’il y a quarante ans.13

14Et Louis Blanc évoque la postérité incontestable qui attend l’action et l’œuvre de Raspail.

15Notons toutefois que la littérature secondaire consacrée à ce personnage est assez mince au regard de l’éclat laissé par son nom dans la mémoire républicaine française. Ses rares biographes choisissent le plus souvent de mettre avant tout en lumière l’extraordinaire parcours du bonhomme. Un phénomène il est vrai : dans les années vingt, un savant autodidacte, chimiste et physiologiste, pionnier méconnu de la théorie cellulaire, happé par les barricades de 1830 puis devenant l’un des principaux ténors et martyrs républicains sous la monarchie de Juillet, prisonnier à Sainte-Pélagie et La Force et auteur des retentissantes Lettres sur les prisons de Paris, impulsant et pratiquant autour de 1840 la médecine du peuple (le camphre, bien sûr), puis trublion du printemps 1848, à nouveau emprisonné après l’émeute du 15 mai et pourtant, encore incarcéré, candidat socialiste à la présidentielle de décembre, condamné à l’exil en 1853 par Napoléon le Petit, revenant finalement à la vie politique en 1869 en étant pour la première fois député, et une nouvelle fois emprisonné cinq ans plus tard, à quatre-vingts ans, par le parti de l’Ordre moral, pour apologie de la Commune, mais assurant enfin quelques mois plus tard la présidence de la séance d’ouverture de l’Assemblée nationale en tant que doyen des représentants.

16Mais les mêmes biographes de Raspail soulignent tout autant ce qu’ils perçoivent comme le caractère plutôt indécis d’une pensée, oscillant selon eux entre le libéralisme et le socialisme, manquant de fermeté et de relief, répétitive, et pourtant dispersée aux quatre vents, parfois peu à même ou peu encline à saisir la brûlante question sociale, celle de la propriété et du travail. Bref, héros sur le terrain de l’action, Raspail serait sur le chapitre de la pensée un exemple presque caricatural de l’innocuité d’un socialisme utopique rêvé par les vieilles barbes républicaines de 48. Comment ne pas juger en effet avec perplexité voire une pointe de condescendance les mots en exergue de la première livraison en 1845 de son Manuel annuaire de la santé :

  • 14 François-Vincent Raspail, Manuel annuaire de la santé, Bruxelles, Chez tous les libraires, 1845, p (...)

Aux riches,
dans l’intérêt du pauvre,
À ceux qui sont heureux,
dans l’intérêt de ceux qui souffrent14

  • 15 Alphonse de Lamartine, Mémoires politiques, vol. 39, Paris, Chez l’auteur, p. 137.

17Cette faiblesse doctrinale de Raspail mérite toutefois d’être interrogée. Sa réflexion s’est constamment développée dans le périmètre d’un triangle dont les trois sommets furent la République, le socialisme et l’utopie. Nous verrons au fil de ce chapitre qu’il en propose des définitions singulières, et qui peuvent interloquer. Il faudra les expliquer. Alors, si Lamartine toujours un soupçon fielleux le décrit comme un « communiste de sentiment plus que de subversion »15, il est nécessaire de donner plutôt ici crédit initial à Karl Marx et Friedrich Engels. Ces derniers, peu amènes pour dire le moins vis-à-vis des socialistes français, expliquent à l’automne 48 et dans le contexte de l’élection présidentielle que Raspail n’est pas pour le peuple de Paris le candidat d’un énième « parti socialiste », mais le porteur de la « révolution sociale ». Il est cependant indispensable de préciser en quel sens Raspail peut penser de façon féconde le changement social, ou, dans ses termes, plutôt que révolution, une « réforme sociale » radicale solidarisant riches et pauvres, bienheureux et souffrants et qui lui permet d’affirmer que :

  • 16 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes. Almanach démocratique et social de l’ (...)

Le socialisme, c’est l’étude incessante et désintéressée de tout ce qui peut servir à améliorer indéfiniment l’état moral et physique de la société humaine.16

18Afin de tenter d’approfondir cette doctrine plusieurs pistes s’offrent. L’une des plus évidentes conduit à l’étude du grand journal républicain que publie Raspail en 1834-1835 : Le Réformateur. C’est en effet dans ce quotidien que pour la première fois il expose dans sa globalité une réflexion nourrie alors par ses recherches scientifiques sur la cellule et la vie et que viennent compléter des articles économiques, politiques, sociaux, culturels. Une seconde piste conduirait à reconstituer la doctrine à travers l’étude de ses travaux spécialisés et montrer comment par hybridations et croisements, les thèmes passent en se métamorphosant et en s’étoffant de la chimie à la physiologie, à la médecine, à la science économique, aux sciences politiques et juridiques, à l’agronomie, à la météorologie, etc. Il faudrait visiter un vaste corpus, Nouveau système de chimie organique (1833), Nouveau système de physiologie végétale et de botanique (1837), Histoire naturelle de la santé et de la maladie (1843) mais aussi travailler sur l’importante littérature d’éducation populaire qui accompagne ces ouvrages savants : Cours élémentaire d’agriculture et d’économie rurale à l’usage des écoles primaires (1832, plus tard, Le fermier vétérinaire en 1854), le Manuel annuaire de la santé, publié à partir de 1845, la Revue élémentaire de médecine et pharmacie domestique (1847-1849), la Revue complémentaire des sciences appliquées à la médecine et à la pharmacie, à l’agriculture, aux arts et à l’industrie (1854-1860).

19Nous suivrons dans ce chapitre 2 une autre piste, plus exotique, celle des almanachs. Je laisserai de côté l’Almanach et calendrier météorologique qu’il publie entre 1865 et 1878 et me focaliserai sur les deux parutions en 1849 et 1850 de l’Almanach de l’Ami du peuple qui porte respectivement comme sous-titre, La lunette du donjon de Vincennes, et La lunette de Doullens.

20L’hypothèse ici est que le support inattendu de l’almanach permet justement, et de façon privilégiée, de saisir l’originalité de la pensée de Raspail, de s’inviter dans son univers intellectuel et pratique. L’almanach, c’est en effet en quelque sorte un puzzle. La difficulté est de recomposer ce puzzle au motif si compliqué. Il faut donc tâtonner et souvent se faire aider. Dans le cas présent, deux références m’ont aidé à recomposer le puzzle des almanachs Raspail et d’ainsi voir le motif général de sa réflexion. Mentionnons-les quelque peu à l’entrée de ce chapitre.

  • 17 Jacques Rancière, « La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé », Tumultes, 2003/1 (no 20), p. (...)
  • 18 Bernadette Bensaude-Vincent, « Un public pour la science : l’essor de la vulgarisation au xixe siè (...)

21Je crois qu’il est d’abord opportun de mobiliser la notion d’émancipation plébéienne telle que l’a définie aujourd’hui Jacques Rancière : « l’émancipation est la puissance en acte de l’égalité des êtres intellectuels »17, une puissance commune de compréhension, parole et action qui doit être postulée pour se réaliser et qui se révèle alors en s’éprouvant, à l’échelle individuelle puis, par communication, partage, initiation, à l’échelle familiale puis sociale grâce à l’instruction et à l’association. Et il faut ici lier à cette notion d’émancipation celle, proposée par Bernadette Bensaude-Vincent, de « science populaire » qui, au xixe siècle, a vu une foule d’acteurs disparates et amateurs éclairés s’opposer à la spécialisation, la professionnalisation et la séparation de la science officielle des experts de tous bords vis-à-vis du reste de la société en proposant un véritable savoir alternatif et ouvert à toutes les interventions informées, et, au minimum, à discussion18. Dans cette perspective, le projet de Raspail s’analyse alors comme une théorie générale de l’émancipation véhiculant une conception radicale de l’égalité que supporte la notion de compétence et dans laquelle ses manuels, cours, revues élémentaires et finalement almanachs font fonction d’invitation pour tous à se familiariser et à participer à l’élaboration d’une vaste science populaire couvrant l’ensemble des champs du savoir et constituant la base de la République.

22Évoquons pour commencer la position de Raspail en 1848 et le contexte de publication de ces deux almanachs.

Raspail en 1848

23En 1848, Raspail a cinquante-quatre ans et déjà un itinéraire biographique étonnant. Il va vivre la Seconde République sur un tempo similaire. Évoquons-en quelques reliefs.

24Le 24 février 1848, il revendique avoir été celui qui a drainé à l’Hôtel de Ville le peuple de Paris pour faire cesser les atermoiements du gouvernement provisoire et proclamer immédiatement la République. Il raconte (il excelle à se mettre en scène) avoir bousculé ces messieurs, Lamartine et cie, mais n’avoir trouvé du répondant que chez Louis Blanc qui se serait exclamé en le voyant faire irruption dans la salle : « Tiens voilà Raspail ! Qu’en ferons-nous ? » (camphrons-nous). Tous ces faits sont loin d’être vérifiés, de nombreux historiens ne font pas mention de l’épisode de l’irruption et il est probable que Raspail n’ait été alors que l’un des acteurs de l’événement. Mais Karl Marx note par exemple :

  • 19 Karl Marx, Les luttes de classes de France, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 30.

Au nom du prolétariat parisien, Raspail ordonna au Gouvernement provisoire de proclamer la République, déclarant que si cet ordre du peuple n’était pas exécuté dans les deux heures, il reviendrait à la tête de 200 000 hommes.19

25Quelques jours plus tard, il lance son journal L’Ami du Peuple et, comme Barbès ou Blanqui, ouvre un club du même nom qui connaît une très forte notoriété et affluence. Il les conçoit comme des écoles de science et de philosophie bien plus que comme des arènes destinées à discours, débats et diatribes. Écoutons-le ici :

J’avais pour auditeurs mes malades guéris, mes disciples dévoués, mes vieux compagnons dans l’œuvre de s’instruire, de faire le bien et de souffrir.

26S’il prêche la modération, il se montre aussi extrêmement critique vis-à-vis du gouvernement provisoire qu’il suspecte d’escamoter la révolution de 48, comme les libéraux avaient su escamoter la révolution de 1830.

27Le 15 mai il se trouve placé à la tête de la foule qui déferle sur l’Assemblée à l’occasion des manifestations en faveur de la Pologne. Il est arrêté et incarcéré au donjon de Vincennes. Il sera jugé l’année suivante par la Haute Cour de Bourges, condamné à six ans de prison, et transféré à la citadelle de Doullens.

28Dès avril 1848, Raspail est candidat à la Constituante, première élection au suffrage universel (masculin) en France. Il est battu à Paris et à Lyon. Mais il se présente à nouveau aux élections législatives partielles, en septembre 1848 et il est élu en 3e position. Il ne peut siéger, étant maintenu en prison. Toutefois le peuple de Paris, en souvenir de juin, le désigne comme son candidat, lui plutôt que Ledru-Rollin, à la présidentielle de décembre 1848. Il fera 37 000 voix. Dernier épisode, au printemps 1849 alors qu’il est désormais incarcéré dans des conditions très dures à Doullens, les Lyonnais font élire son fils Benjamin à la Législative ; Benjamin siège à la Nouvelle Montagne parmi les députés rouges de Lyon (Benoît, Greppo, Doutre) jusqu’à décembre 1851.

29Le 8 mars 1853, l’épouse de Raspail décède, selon lui empoisonnée, très probablement épuisée. En pleine période d’intense répression en ce début d’Empire, près de 100 000 Parisiens accompagnent son enterrement, alors que Raspail est maintenu en prison à Doullens. Le régime décide de l’éloigner et l’expulse vers la Belgique où il demeure jusqu’à 1862.

Histoire d’almanachs

30Il faut dire ici quelques mots de ce support si particulier qu’est alors l’almanach.

31C’est au lendemain de 1789 que les almanachs font leur mue en devenant de puissants véhicules d’apprentissage politique de la République. Ils resurgissent véritablement en 1840 après que le mouvement républicain a subi plusieurs défaites dans la rue, en 1832, 1834 et 1839. Gauche et droite républicaines considèrent l’almanach comme le moyen privilégié d’éduquer le peuple, alors que se discute incessamment la question électorale. À une droite républicaine héritière des Feuillants et des Girondins, centrée sur le seul élargissement du cens et esquivant les questions sociales, s’oppose une gauche que renouvellent les almanachs icariens, communistes et fouriéristes et où se trouve mis en avant un ensemble de thématiques croisant les héritages montagnards et sans-culottes.

  • 20 Almanach du peuple, 1849, cité dans Ronald Gosselin, Les almanachs républicains. Traditions révolu (...)

32Le mouvement de publication d’almanachs s’accélère nettement en 1848. Soixante et onze almanachs vont paraître sous la Seconde République, avec une forte dominante démocrate socialiste. Les titres font en majorité circuler désormais les termes classiques de républicains, république, peuple mais en les mariant à de nouveaux termes, association, ouvrier, socialiste. L’almanach occupe donc une place cardinale dans la diffusion de la République. Peu coûteux, accessible, attractif, l’almanach, c’est « le livre de la bibliothèque du peuple », le « pain de la pensée »20. À partir de mai 1849, les républicains font bloc, ne se divisent plus sur l’héritage de 1789 ou 1793. Ces républicains s’unissent dans une Nouvelle Montagne préparant les élections de 1852 qui, on le sait, n’auront pas lieu, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte étant passé par là. Les almanachs républicains diffusent alors les mêmes thèmes sous la bannière générale de la réforme sociale : suffrage universel, impôt progressif, droit à la propriété, instruction publique, droit au travail, association ouvrière et égalité sociale.

  • 21 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 5.

33C’est dans ce contexte que vont paraître en 1849 et 1850 les deux almanachs de l’Ami du peuple. De format et de coût réduits l’almanach Raspail se place à nouveau sous la tutelle du célèbre révolutionnaire (et médecin) Jean-Paul Marat, fait immédiatement l’éloge du calendrier républicain (ainsi que du système décimal), rappelle que longtemps l’almanach a été « l’unique encyclopédie du pauvre en France »21 et signale l’importance politique cruciale désormais de ce type de petits livres pour l’ouvrier :

  • 22 Ibid.

Le progrès s’est emparé enfin de cette veine de propagande ; et l’almanach est devenu le véhicule de l’initiation aux théories de l’avenir. Le socialiste, en les rédigeant, doit avoir en vue d’en faire des catéchismes de la loi nouvelle qui doit conquérir le monde.22

Le citoyen contre les pouvoirs

34Les almanachs Raspail s’inscrivent donc dans un mouvement d’ensemble de la propagande républicaine. Ils rendent toutefois un son particulier qui permet de discerner le point de vue doctrinal original de l’auteur. Un passage de l’almanach 1849 résume sa doctrine :

  • 23 Ibid., p. 150.

La république ne saurait donc exister qu’à la condition de renverser tous les pouvoirs existants et de ne leur en substituer aucun autre. Car tout pouvoir est une usurpation des droits de tout le monde ; c’est un mensonge.23

  • 24 Ibid., p. 4.

35Et le premier symptôme d’un pouvoir, c’est la souffrance indue, intolérable qu’il provoque par le biais du phénomène de domination mais aussi la réaction mesurée, calibrée, réfléchie – indice d’une intelligence au moins égale du dominé –, qu’appelle cette situation de la part du dominé, du persécuté, de l’humilié. En ce sens, et de façon apparemment paradoxale, les petits livres de Raspail se présentent comme des livres de conciliation, d’union, de concorde alors même que leur auteur écrit de derrière les barreaux d’une prison où il a été injustement incarcéré et où il se trouve scandaleusement persécuté. L’édition de 1849 s’ouvre sur une lettre à ses électeurs qui l’ont envoyé à la Chambre où il ne peut siéger. Il écrit que « leur représentant » est bâillonné, censuré et qu’alors, « les idées qu’il aurait émises du haut de la tribune démocratique, il les dissémine à travers ses barreaux »24. Similairement, Raspail clôt son almanach 1850 en reproduisant la lettre aux abonnés de sa Revue élémentaire de médecine et pharmacie annonçant la suspension (2 août 1849) :

  • 25 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens. Almanach démocratique et progressif de l’Ami du (...)

Les mailles de mes barreaux se rétrécissent de plus en plus, afin de laisser passer moins de chose au crible de mes sympathies et de mes souffrances ».25

36Les almanachs s’écrivent à partir d’un poste d’observation précis. Raspail se présente le plus souvent à ses lecteurs en observateur savant, recensant, glanant, récoltant et qui, dans ses recherches en chimie et physiologie a réhabilité (contre Auguste Comte par exemple) le rôle du microscope, observation à l’échelle microscopique, et qui bientôt va tourner ses instruments d’observation vers le ciel, le temps et la météo, échelle macroscopique. Car tout s’observe, et, avec rigueur, on peut s’instruire de tout, et le partager. Mais ici, les lunettes de Vincennes et Doullens spécifient une autre position d’observateur, une autre échelle, celle de l’omniprésente souffrance sociale qu’il faut désormais accepter de voir et en premier lieu de rendre visible.

37Raspail propose ainsi à ses lecteurs un compte rendu détaillé de son emprisonnement : un compte rendu d’expérience. Mentionnant son arrivée à Vincennes il écrit :

Les prisonniers furent jetés dans des cachots vides de lits, de chaises et de tables ; le citoyen Barbès n’avait d’autres paillasses que les boulets et obus qui pavaient le sol, plus un peu de litière qu’il put ramasser avec les mains. Le citoyen Raspail resta deux heures obligé de dormir debout, la main appuyée sur la muraille et la tête contre la main, faute de quoi il aurait été obligé de dormir par terre ; trois heures après on lui jeta un semblant de paillasse, le plus vieux monument du donjon, sur laquelle il coucha trois nuits, sans drap, sans couverture, en présence d’un baquet immonde, d’une gamelle de haricot, d’un pain de munition et d’une cruche d’eau.

38Plus loin, il poursuit :

  • 26 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 26.

Dix jours de suite, il est resté, sans sortir, dans le cachot, long de 7 pieds et large de 5, qui est incrusté dans l’épaisseur du mur nord des deuxième et troisième étages.26

39Il s’agit donc d’abord d’une chronique de la souffrance comme expérience partagée par ceux qui sont dominés, opprimés, qui subissent l’inégalité et la séparation. Les deux almanachs fournissent des détails précis des conditions d’incarcération de Raspail et de ses compagnons à Vincennes puis à Doullens. Dans La lunette de Doullens, il signale encore la succession des brimades, surveillances, harcèlements, luttes qui rythment son quotidien. On lui a supprimé les moyens de lire et d’écrire, « qui sait si bientôt ils ne m’enlèveront pas même le droit de penser ! » Il résiste, lutte contre les différentes « tortures morales » et ne craint que trois choses : « les ténèbres, l’insomnie et le poison ». Le ton devient plus dramatique encore dans le second Almanach, et l’arrivée à Doullens :

  • 27 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 126.

La prison politique n’est qu’un moyen de vengeance entre les mains du parti qui est parvenu au pouvoir. On y humilie ceux qu’on désespère de corrompre, et l’on y torture à coup d’épingle ceux qu’on désespère d’humilier… Une condamnation à la prison est une condamnation aux caprices ou à la malveillance de la geôle.27

  • 28 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 42.
  • 29 Ibid., p. 43.
  • 30 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 122.

40Mais cette souffrance intolérable et cette peine personnelle (la famille est séparée, dispersée), ne sont au final qu’un précipité d’un phénomène général, d’une expérience partagée par la foule de ses lecteurs. Dans les almanachs, cette souffrance générale est observée, notée, signalée de multiples manières : par le rappel des statistiques de mortalité, Raspail évoquant les « tristes chiffres » des hôpitaux de Paris, dénonçant « l’incurie et traitements homicides dont les pauvres sont les victimes dévouées »28 ; la souffrance générale est également illustrée par des courts dialogues dans lesquels les sorts du prolétaire dont la femme et les enfants meurent de faim – « travailler beaucoup, gagner fort peu et se nourrir mal, tel était le lot des producteurs prolétaires, sous l’empire des lois du privilège »29 –, ou de la fille perdue sont mis en scène ; enfin la souffrance est encore approchée par la longue description de l’atroce agonie d’Hartel, homme exemplaire, républicain du peuple, président du club de Bercy en 48 dont il évoque la « martyrologie » et précise qu’un « immense sanglot fut l’oraison funèbre de cet homme »30.

  • 31 François-Vincent Raspail, Histoire naturelle de la santé et de la maladie, Paris, A. Levavasseur, (...)
  • 32 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 28.

41Cette souffrance constante et affectant la majorité est-elle une donnée naturelle ? La réponse que donne Raspail dans toute son œuvre et qu’il diffuse dans ses almanachs est négative. La maladie et la souffrance ne sont pas la norme pour le corps humain. Il le dit et le répète dans ses ouvrages de médecine : « la santé est notre état normal »31. Mais de même, cette souffrance n’est pas une donnée naturelle du corps social. Malthus « était un calculateur et non un savant »32 note Raspail. Contre la vulgate malthusienne et son expression dans l’économie politique libérale de 48, il estime, sur la base de ses travaux agronomiques constamment rappelés dans les almanachs, que l’abondance est à portée de main. Au lugubre pasteur Malthus il rétorque :

  • 33 Ibid., p. 36.

Qu’avons-nous à craindre de l’amélioration progressive de la population, si nous savons entrer dans la voie de l’amélioration des terres labourables ?33

42Quelle est alors l’origine de cette souffrance généralisée qui affecte les corps et la société ? Elle se trouve dans l’introduction d’un élément pathogène. Sur le plan médical, cet élément pathogène a été tôt repéré : les parasites contre lesquels agissent camphre et aloès, base de la médecine Raspail. Dans les almanachs, le sujet est rappelé à travers la menace de choléra, « épidémie nomade », le choléra qui, depuis la grande épidémie de 1832, constitue l’envers funeste et macabre des nouveaux liens qui solidarisent les hommes dans les sociétés industrielles modernes. Un choléra auquel doit venir faire obstacle l’initiation aux règles élémentaires de l’hygiène et de la médecine préventive. Pour la société, l’élément pathogène, le parasite, est le pouvoir que traduit Raspail par un terme générique, qui va devenir omniprésent, obsessionnel, dans son œuvre, le jésuitisme. Le pouvoir sans cesse renaissant s’introduit dans le corps social et crée de l’inégalité, de la dissymétrie, de l’antagonisme. Il produit du chaos, une somme de souffrances pour les dominés, là où devrait régner naturellement l’harmonie. Dans les almanachs une typologie des pouvoirs est constamment rappelée : celui du soldat, celui du prêtre, celui du commerçant. Lorsqu’il rédige ses almanachs, Raspail signale en outre deux indices du degré de corruption atteint dans la société de 1849-1850 par des pouvoirs avides de réaction. Premier indice, la vulnérabilité des républicains du gouvernement provisoire qui ont faibli, capitulé et finalement trahi. Second indice, le fait que cette corruption par le pouvoir affecte des fonctions sociales dont la finalité est à l’opposée même de l’antagonisme et de la souffrance : l’avocat et le médecin, deux hommes qui dans une société normale devraient concilier et soigner se font, dans une société corrompue, les agents de la conflictualité et de la souffrance.

  • 34 Ibid., p. 56.
  • 35 Ibid., p. 4.

43« Le socialisme, c’est l’Évangile. Y croyez-vous ? » porte en exergue l’almanach de 1849. Le socialisme constitue un retour à la normale, qui est santé du corps humain et du corps social, il faut « s’organiser pacifiquement » écrit Raspail. Si santé et harmonie constituent la norme, il serait désastreux de rechercher une solution au hiatus présent en empruntant les armes mêmes du pouvoir, de l’anormalité ; à savoir, la séparation en classes, la volonté de hiérarchiser et d’éradiquer, l’installation du conflit et de la désorganisation au cœur même du corps social. C’est là l’arme de la réaction et non celle du progrès. C’est d’ailleurs probablement le pouvoir lui-même qui provoque et précipite les insurrections, en 1834 et 1849 par exemple à Lyon, « occultes machinations », pour mieux réprimer et incarcérer les vrais républicains. « Il s’agit de reconstituer la société tout entière ; ne commençons pas par abattre »34, exhorte Raspail. Face au ressentiment présent que sont venus sanctionner tout un ensemble de faits contraires – résultats négatifs aux élections de 48, journées de mai et surtout de juin –, Raspail oppose l’exemple de l’affrontement de sa propre souffrance non pas par la révolte, non pas par la résignation, mais par une invitation à l’émancipation. De ce petit livre mis « à la portée de toutes les intelligences », il a, écrit-il, « voulu en faire l’abc du socialisme, plutôt que son apocalypse »35.

44On le devine alors, l’usage des catégories classiques de libéralisme et socialisme ne permet que très imparfaitement de comprendre les projet et vision de Raspail. Ce qu’il développe, en effet, c’est cette théorie générale de l’émancipation qui se décline à deux niveaux principaux : à celui de l’individu et à celui de la société.

Émancipation individuelle

45Trois expériences nourrissent la conception raspaillienne de l’émancipation individuelle.

46La première est une expérience personnelle qu’il ne cesse de rappeler dans ses œuvres, et notamment à destination du peuple : celle d’un apprentissage autodidacte qui l’a amené à ses principales découvertes en chimie, physiologie, médecine. Un apprentissage témoignant d’une curiosité et volonté à l’œuvre, plus que d’une intelligence exceptionnelle. La leçon porte sur cette volonté de s’émanciper, et l’un des chapitres principaux de la leçon de choses sociales, de courage, que donne Raspail à son public, est son long combat, constamment mis en récit, contre les Académies, les corps constitués, les tribunaux : les lieux où s’exercent habituellement au plus fort les hiérarchies et les pouvoirs intellectuels et savants.

47La seconde expérience est proprement scientifique. La chimie et la physiologie de Raspail procèdent de l’unité cellulaire :

  • 36 François-Vincent Raspail, Nouveau système de chimie organique, Paris, Baillière, 1833, p. 547.

Donnez-moi une vésicule dans le sein de laquelle puissent s’élaborer et s’infiltrer à mon gré d’autres vésicules, et je vous rendrai le monde organisé.36

48Son travail s’inscrit alors dans le grand chantier du transformisme, de Buffon, à Lamarck, à Geoffroy Saint-Hilaire. Le développement vital est analysé comme une combinaison de ces vésicules élémentaires, combinaison orientée par un processus de développement et dont les échanges plus ou moins instructifs, adaptés avec le milieu, permettent, pour chaque espèce, de prévoir le stade d’avancement dans le règne du vivant. L’homme, l’individu est alors l’aboutissement, le règne le plus évolué du vivant, et notamment en raison de son « intelligence ». La chimie de Raspail culmine dans une psycho-physiologie. L’intelligence individuelle marque un progrès décisif en matière d’adaptation entre le vivant et son milieu. Et, finalement, Raspail présente une conception « laïque » de l’intelligence, soulignant la « compétence », et récusant la littérature montante sur les « capacités », présente, nous l’avons signalé, aussi bien chez un idéologue du régime comme François Guizot, que chez les saint-simoniens. Voilà ce qu’il écrit, dès le début des années 1830, dans son journal Le Réformateur :

  • 37 Article paru dans Le Réformateur du 19 décembre 1834, reproduit dans François-Vincent Raspail, Réf (...)

Le siècle des anoblissements intellectuels est passé ; et comme chaque profession est une application de notre intelligence à un objet spécial, et que l’intelligence humaine ne s’applique pas de plusieurs manières plus ou moins nobles, qu’elle s’applique exactement ou inexactement, légèrement ou avec persévérance, il s’ensuit que le plus ou le moins de mérite du résultat dépend, non de l’objet, mais de l’exactitude de l’application. Que m’importe que ce soit une feuille de carton ou une feuille de cuir, ou une feuille de cuivre que vous proposiez à l’élaboration de mon imagination ; le talent seul que je mettrai à exécuter mon œuvre me fera sortir de la foule, et non la matière sur laquelle j’aurai opéré.37

  • 38 Revue élémentaire de médecine et pharmacie domestiques, par F.-V. Raspail, Paris, Chez l’éditeur d (...)

49La troisième expérience capitale sur laquelle Raspail fonde sa conception de l’émancipation individuelle est celle du médecin : non seulement auteur de l’Histoire naturelle de la santé et de la maladie, mais praticien qui a vu affluer les malades de toutes classes, riches et pauvres, dans son dispensaire de Montsouris puis rue de la Culture Sainte-Catherine dans le Marais. Raspail qui maintient une large correspondance, une large consultation, dans toute la France, dans toutes les classes, avec les nouveaux adeptes et eux-mêmes praticiens de la méthode Raspail fondée sur hygiène et prévention. En 1847, sa Revue élémentaire de médecine et pharmacie porte en exergue un mot de Sénèque : « la vérité est accessible à tous ». Il est de la compétence de tous d’accéder aux vérités de la médecine, de les appliquer ensuite à soi et surtout à ses proches : « La science s’humanise, se vulgarise ; elle rejette ses vieux oripeaux pour revêtir l’habit de tout le monde » et son « but est que chacun devienne son propre médecin et son pharmacien »38. Et d’ailleurs, peut souligner Raspail, les faits vérifient ses assertions : alors que son Manuel annuaire de la santé devient rapidement un « cri » de Paris, il peut aussi mentionner la situation à Lyon, sur la « colline qui travaille », la Croix-Rousse :

  • 39 Revue complémentaire des sciences appliquées à la médecine et à la pharmacie, à l’agriculture, aux (...)

La méthode nouvelle s’est tellement répandue dans la population laborieuse qu’il n’est pas un seul ouvrier qui ne possède son Manuel et ne soit en état de composer lui-même ses médicaments.39

50C’est la notion de compétence, opposée à celle de capacité, qui fait l’originalité du point de vue de Raspail sur le chapitre de l’émancipation individuelle. La compétence comme manifestation d’une intelligence fabricatrice, artisanale, s’exprimant et s’appliquant de mille manières, par mille gestes, réflexions et métiers, et faisant bien plus que simplement aménager et administrer son milieu : le maintenir, le préserver, le réparer, l’améliorer. Une compétence, comme propriété également partagée par tous les hommes qui manifestent la volonté – mais aussi, ne soyons pas trop républicains donc vertueux : goût, curiosité, envie, passion – de la cultiver et qui, à quelque titre ou degré, manifestent tous cette volonté lorsqu’ils se trouvent placés dans les circonstances adéquates, dans un milieu adapté. La réflexion sur la compétence a-t-elle toutefois une dimension politique ? Une citation nous permet déjà de l’illustrer :

  • 40 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, p. 217.

Ainsi, lorsqu’il s’agit de recueillir des suffrages, c’est la compétence et non la hiérarchie des professions qu’on doit envisager. C’est la compétence, voilà le mot.40

51Demeure alors la question de ce milieu adéquat, à inventer et créer collectivement pour que s’exprime, non la logique hiérarchique de la capacité, mais celle beaucoup plus dialogique de la compétence. Ce qui introduit à la dimension sociale de l’émancipation.

Émancipation sociale

  • 41 François-Vincent Raspail, Nouveau système de chimie organique, p. 229.

52Chez Raspail, l’individu est l’aboutissement du règne du vivant. Mais il n’est pas l’unité élémentaire du social. Le passage de l’émancipation individuelle à l’émancipation sociale fait intervenir une nouvelle propriété : « la propension qui domine chez l’homme même non civilisé, c’est la sociabilité »41. L’intelligence individuelle, en tant que capacité d’adaptation, se réalise pleinement chez l’homme grâce à la sociabilité :

Au nombre de ces besoins impérieux, il faut ranger la vertu, qui n’est que la sociabilité libre de toute entrave. Le vice n’est qu’une anomalie provenant de l’altération ou de la vicieuse conformation d’un organe, ou bien que le résultat de la lutte pénible et continuelle de nos intérêts sociaux. La première espèce réclame des soins et de la pitié, la seconde appelle une réforme sociale complète.

53La fraternité n’est alors que l’expression pleine de cette sociabilité que permet un environnement social organisé, réformé, adapté : la République. Dans son Almanach Raspail écrit ainsi :

  • 42 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 51.

Soyez tous bons les uns envers les autres, et n’ayez plus besoin de mentir et de vous tromper réciproquement ; et dès lors, qui que vous soyez, même en dépit de vous, je vous proclame républicain.42

54Où se réalise toutefois cette sociabilité sous sa forme la plus élémentaire ? Quelle est, en d’autres termes, l’unité élémentaire du social ? Raspail, comme pour la prolifération cellulaire dans le cadre du vivant, met en avant, pour le social, une prolifération par le bas. Et l’unité de base est chez lui la commune :

  • 43 Ibid., p. 52.

L’atome de la République, c’est la commune ; la commune, c’est la République prise à l’une de ses dernières subdivisions ; à elle seule, elle est toute une République, pouvant fonctionner, au besoin, même étant isolée, aussi bien qu’à l’aide de toutes ses congénères.43

55Le social atteint alors ses règnes les plus élevés par composition, de la commune au canton, au département, à la République, enfin au congrès européen et à l’humanité.

  • 44 Ibid., p. 51.
  • 45 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 100.

56Comment toutefois se développe au sein de la commune cette sociabilité ? Pourquoi la sociabilité se développe-t-elle plus exactement à ce niveau ? Raspail renseigne ces questions en précisant qu’il faut développer une logique d’administration et non de gouvernement : « La République n’est pas une organisation, c’est une administration »44, écrit-il. Administration ! On l’a noté, le terme est déjà mobilisé par les saint-simoniens par contraste avec celui de « gouvernement » et pour définir la logique capacitaire et hiérarchique de l’atelier industriel qui représente à leurs yeux le modèle des nouvelles sociétés rationnelles. Chez certains de ces saint-simoniens, ceux que l’on a qualifiés d’orthodoxes, l’administration relève d’une logique que nous pourrions dans le vocabulaire d’aujourd’hui qualifier de logique de gouvernance. Chez Raspail, le terme « administration » est utilisé dans une tout autre logique. L’administration consiste chez lui en une initiation et un apprentissage en commun de la « libre discussion », de la délibération, du jugement appliqués aux affaires publiques ordinaires et dont le principe d’élection ne constitue qu’un moment. « Affermir la République », explique-t-il, consiste à étendre continûment le « droit de libre-discussion »45. Au niveau de la commune toutes les questions politiques relèvent de cette logique d’administration qui est à la mesure des compétences de tous : « il ne faut que du simple bon sens pour administrer ». Dès lors, les administrateurs s’imposent, et pour un temps seulement, non pas en raison de fantasmatiques capacités, mais par le biais d’une autre logique : « la discussion publique discernera mieux que vous, et les compétences s’apprécient mieux face-à-face ». Naturellement le thème sert à Raspail – et aux autres déçus d’alors d’une République se réduisant à l’exercice ponctuel du suffrage universel – à critiquer les événements de 1848 et l’évolution funeste de la Seconde République. La Seconde République, désormais aux mains des « républicains phillipistes et carlistes » qui l’ont envoyé dans les cachots de Vincennes et de Doullens, singe désormais la monarchie. Or, la monarchie conduit, d’une part, à un gaspillage généralisé des ressources, d’autre part, à placer l’antagonisme au cœur des relations sociales. Gouvernement d’un seul, dominant, dupliquant cette forme d’autisme politique à tous les niveaux de son gouvernement, limitant et verticalisant enfin toutes les formes d’échange et de discussion, bref, entravant la sociabilité, la monarchie constitue donc « un contre sens, une anomalie morale ». Là encore, le recours à des arguments empruntés à sa chimie et à sa physiologie a souvent permis à Raspail d’illustrer son propos par des saillies qui aident aujourd’hui à comprendre la férocité des gouvernements de Juillet à son égard :

  • 46 Le Réformateur, 23 décembre 1834, reproduit dans Réformes sociales, p. 225-226.

Il est certain que l’hérédité donne le plus souvent lieu à ces lacunes généalogiques que tout autre principe gouvernemental. Car pour alimenter la légitimité, les individus de race royale ont grand soin de ne s’unir qu’à du sang royal, et de se soustraire à la féconde puissance du croisement des races, crainte de dégénérer de la noblesse de leur origine ; ce qui fait qu’on voit l’arbre généalogique s’abâtardir peu à peu, faute de se régénérer par la greffe, en sorte qu’à la longue les rejetons n’ont plus mines d’homme et pas même mine de roi.46

  • 47 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 66.

57Se méfiant de la reconstitution de tout germe royaliste au sein de la République, Raspail se prononce donc contre l’établissement d’une nouvelle constitution (qui est un contrat) et également contre le principe d’une présidence de la République. Sur le premier point il explique qu’il faut à la République une déclaration et non une constitution : « toute constitution est un contre-sens, en face d’une volonté unique qui est la volonté générale, en face de la volonté reconquise par le peuple »47. Il faut donc une simple déclaration, amendable et révisable au fil du temps et des événements. Car la constitution cache de fait une reconstitution des pouvoirs à partir du sommet :

  • 48 Ibid., p. 66.

Les grands amateurs de constitution gardent toujours une arrière-pensée de monarchie dont l’x algébrique est le pouvoir exécutif48

  • 49 Ibid., p. 67.

58Quant au président, s’il n’est pas un simple « commis », il devient un « embarras » : « la force du président, c’est la faiblesse de la République »49 et tout pousse – surtout depuis l’élection en décembre 1848 de Louis-Napoléon à la présidence – à s’opposer à l’édification d’une sorte de « royauté de la présidence ». Une présidence autoritaire et forte devient ainsi le symptôme d’une société autorisant de son sommet le plus symbolique la reconstitution et la croissance des pouvoirs, des inégalités et donc des antagonismes. Par contraste, en République, dans le cadre de la commune où des administrateurs toujours provisoires s’imposent, un temps et sur des questions précises, par leurs compétences, il ne doit y avoir que des « différends » conciliables « par le vote et le suffrage » : par une participation et une délibération directe.

59Pour cela, explique Raspail, il est indispensable au présent de ne pas recomposer des hiérarchies reposant sur de prétendus différentiels naturels de qualités et de capacités entre les individus. Et la vraie république doit également combattre ces pouvoirs non seulement lorsqu’ils se reconstituent à l’étage le plus haut de la République, la présidence, mais aussi et surtout à tous les niveaux. Trois d’entre eux sont mentionnés par Raspail :

60D’abord, cours de justice et prisons doivent être remplacées les premières par des jurys populaires, les secondes par des écoles d’amélioration. À la question : comment, ainsi, assurer républicainement le « cortège de Themis » ? Raspail répond :

  • 50 Ibid., p. 79.

En confiant à l’arbitrage de vos pairs le soin de mettre fin à toutes vos querelles. Vous obtiendrez ainsi une justice intelligente, prompte et gratuite, mais surtout conciliante.50

  • 51 Ibid., p. 92.

61Ensuite, l’armée casernée doit disparaître et laisser place aux milices citoyennes et à la garde nationale. Le soldat, souligne Raspail, a désormais le droit de vote, « mais dans tout le reste, il n’est pas encore citoyen ; car il n’a ni jury pour le juger, ni droit d’élire ses chefs, ni droit au travail et à l’instruction »51. Il faut dès lors que la caserne devienne une école d’arts et métiers, et sans doute redonner vie et grandeur à la garde nationale, confiant ainsi la défense de la République à ses propres citoyens, véritable « sentinelle dans la cité ».

62Enfin, troisième niveau distingué par Raspail, la médecine et la pharmacie doivent être organisées comme des magistratures, soumises à l’élection et à l’évaluation des pairs, tout en les soustrayant aux différentes logiques mercantiles.

63Si la logique de l’administration doit transformer justice, armée, médecine, droit, elle doit enfin bouleverser le domaine de l’économie. Il faut définir une économie sociale qui soit une base de la réforme sociale. En ce sens, l’économie sociale subsume l’action collective. En 1834, dans le prospectus du Réformateur, Raspail écrivait déjà :

  • 52 François-Vincent Raspail, Le Réformateur, 8 octobre 1834.

La politique, pour nous, ne sera que l’économie sociale dans ses généralités et dans ses applications journalières.52

  • 53 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 75.
  • 54 Ibid., p. 146.

64Deux missions s’imposent à cette économie sociale, l’une endogène, l’autre exogène. Endogène : il faut s’assurer de la santé de l’organisme social en éradiquant son parasite, le pouvoir qui prend ici la forme générique de l’inégalité. Enjeu crucial, car désormais, le lieu du pouvoir a changé : « La République de 48 a, pour ennemis plus âpres à la curée, les prêtres, agioteurs, exploitants du producteur »53. Raspail détaille ainsi toute une typologie des pouvoirs économiques, stigmatise en priorité le commerçant (« Mercure cumulait la double dignité de dieu des marchands et des voleurs »), et fait culminer sa critique par une analyse de la relation de crédit (asymétrique), de la bourse et de l’agiotage : il estime qu’il faut pacifiquement passer d’une logique des pouvoirs à une logique de l’administration. Et pour cela, appliquer la forme républicaine dans le cadre prioritaire de la commune et sur le terrain de l’économie. Toutefois, à la différence de ses collègues socialistes de la Commission du Luxembourg, Louis Blanc, Constantin Pecqueur, François Vidal, Raspail ne mise pas en priorité sur les ateliers sociaux pour penser et réaliser cette transition. Sa réflexion se déplace et il peut s’exclamer : « la terre ! économistes, tout est là »54. Il insiste donc sur l’urgence à organiser cette coopération agricole dans le cadre de la commune. Et il complète sa réflexion en estimant qu’au niveau supérieur, celui de la République (association de communes), la mise en place d’un impôt (progressif) et l’organisation de grands travaux d’aménagement complètent cette coopération. On retrouve ici à la fois le versant agronomique de son œuvre, et le relent rousseauiste de sa pensée. Mais à ce point culmine également le transformisme de Raspail. L’intelligence sociale de l’humanité marque désormais le moment où un organisme est capable non seulement de s’adapter par instruction à son milieu, mais se révèle aussi en pouvoir de l’administrer ou de l’aménager. Ici se définit la mission exogène de l’économie sociale. Si Raspail insiste tant sur la coopération dans la commune, plutôt que sur une organisation différente du travail industriel par les ateliers sociaux, c’est qu’il estime à portée de mains associées la création d’un milieu nourricier. Et que la réalisation techniquement et institutionnellement possible d’un milieu nourricier, abondant, solde en grande partie la question des pouvoirs, de la conflictualité, de la souffrance sociale. L’inégalité est l’une des principales sources de cette souffrance, mais dans le futur d’une société correctement organisée et dans laquelle se sera imposé l’esprit de communauté et de réciprocité, cette inégalité ne pourra que tendre à se réduire de degrés en degrés : « semez partout l’égalité devant les besoins », martèle donc Raspail dès les premières pages de son Réformateur en 1834-1845.

De la compétence des voleurs

  • 55 François-Vincent Raspail, Appel urgent au concours des hommes éclairés de toutes les professions c (...)

Il n’y a, à leurs yeux, qu’un mécréant, et qui pis est un socialiste, qui voit une expression d’énergumène dans ce tronçon de phrase du R. P. de Maistre : Le bourreau est la clé de voûte de l’édifice social55

65Comme nous l’avons signalé, la théorie de l’émancipation, individuelle et sociale, gravite chez Raspail autour de la notion de compétence. Cette notion de compétence mérite qu’on s’y arrête quelques instants supplémentaires. Il y a ici, en effet, une opposition radicale à toute logique capacitaire reposant sur l’idée que la structure objective des inégalités reflète les qualités intellectuelles et morales dont chacun est propriétaire et responsable ; et, corollaire, que dans toute société, il y a naturellement des élus et des moins, des nettement moins, voire des non-élus.

  • 56 Le Réformateur, 21 août 1835, repris dans Réformes sociales, p. 266.

66Pour Raspail, le renversement de cette doxa intervient sans doute en large partie lors de son expérience de la prison lorsqu’il vécut au milieu du peuple des non-élus par excellence, des proscrits, des bannis : le peuple des voleurs. Rappelons que c’est pour le briser que le pouvoir de Louis-Philippe l’emprisonne au milieu des années 1830 non à Sainte-Pélagie avec les prisonniers politiques, mais à La Force, avec les droits communs. Or, la prison a été d’abord pour lui le lieu même où apparaît le plus clairement le rôle du milieu, des circonstances : ici l’environnement le plus hostile qui soit, la prison de La Force, « espèce d’égout », « enfer », « tombeau », « fange » où l’homme « tombe en décomposition ». Milieu de misère et surtout de la domination la plus brutale qui soit de la part des gardiens, grands propagateurs du « choléra des persécutions » voulu, exigé par le pouvoir des notables, gardiens ayant reçus « mission légale de torturer et de flétrir »56.

  • 57 Ibid., p. 285.

67Et pourtant, Raspail va mener là des « études des mœurs pénitentiaires » qui vont lui forger « une intarissable philosophie »57. Car que découvre-t-il dans ce milieu hostile et apparemment exempt de règles ? Il découvre une société, une sociabilité. Et déjà, un milieu qui le protège, l’adopte, le transforme, lui, Raspail, opposant politique irréductible à Juillet, dénonciateur de l’idéologie propriétariste ambiante :

  • 58 Ibid., p. 287.

Quelle civilisation, s’exclame-t-il, que celle d’un peuple au milieu duquel un philosophe à moins à se plaindre du rebut que de l’élite de la société.58

68Mais ce qu’il découvre surtout, ce sont des compétences insoupçonnées, qu’exprime d’abord une langue qu’il va répertorier dans un Dictionnaire de l’argot. Au milieu des voleurs, explique-t-il, « je suis exposé à désapprendre ma langue ». Plus qu’une perte, c’est ici une découverte :

  • 59 Ibid., p. 288.

Je suis dans le cercle où l’on manie le langage avec le plus de verve, et où on fasse de la philosophie avec le plus de logique et le plus de justesse.59

69Par ailleurs, en prison aussi, peut se détailler une « nomenclature des arts, des professions et des métiers » chez ces « industriels » d’un type apparemment spécial, véritable « agglomération d’artistes » salue Raspail : bonjouriers, caroubleurs, barbillons, charrieurs, détourneurs et autres vanterniers. Au sein de ce monde ignoré des voleurs, l’arrogance du discours capacitaire peut-être dégonflée :

  • 60 Ibid., p. 312.

Je connais des hommes meilleurs calculateurs et plus instinctifs que des banquiers, plus adroits qu’un homme d’affaires, plus enjôleurs qu’un marchand, plus insinuants qu’un avoué, plus intarissables en parole qu’un avocat, et bien plus pénétrants qu’un guichetier : ce sont les voleurs que j’ai vu à la Force… Et si ces particuliers avaient été favorisés par la naissance ou par le hasard pour se trouver possesseurs d’un de ces fonds ou de ces brevets avec lesquels on peut impunément et légalement exploiter les autres, je n’en sache pas de plus capables qu’eux, pour fonder en moins de temps une excellente maison.60

  • 61 Ibid., p. 347-348.

70Raillant les phrénologues et leurs acolytes philanthropes et autres observateurs sociaux, de loin et de haut, Raspail peut ajouter que « la nature n’a pas plus créé le type malfaiteur que le type moine » et que « le peuple des prisons n’est pas un peuple à part ». La seule différence entre ces voleurs et les notables en cour sous Juillet est une différence de richesse, d’accumulation primitive du capital économique, social, politique, culturel : une structure inégalitaire de la distribution des richesses dont, en outre, l’origine et la justification sont plus que douteuses, résidant plus que probablement dans la spoliation, la fraude, le vol, consacrés par le commerce et entérinés par le pouvoir politique de Juillet. Évoquant ses camarades de captivité, Raspail souligne que « pas un seul de ces voleurs n’appartenait à la classe des riches » et il ajoute : « la plus grande complice de la pauvreté voleuse, m’a toujours paru notre aveugle organisation sociale »61. Dans le contexte d’une civilisation capacitaire qui a placé l’égoïsme au cœur de ses valeurs, qui a consacré les riches et les « grands bazars de la fraude patentée » – banque, bourse, commerce, etc. –, la société des voleurs, des pauvres, administre même, selon Raspail, une leçon de sociabilité : contrastant en effet la société commerciale moderne et la société des voleurs, il écrit :

  • 62 Ibid., p. 312.

Au sein d’une société dont les fripons sont si rarement unis et se friponnent les uns les autres [i.e., le capitalisme du temps], ils [les voleurs] ont formé une société de fripons qui ne se friponnent pas, mais qui s’entraident entre eux.62

71Le milieu limite de la prison signale donc au plus précis la faillite de l’idéologie capacitaire. Une société, en quelques lieux qui soient, ne peut reposer sur la souffrance et la domination. Partout, ces phénomènes appellent des réformes radicales. Et ces réformes ne peuvent se dicter du haut des capacités expertes, vers le bas des vulgaires et profanes. Plusieurs Lettres sur les prisons de Paris stigmatisent ainsi ces « réformateurs tardigrades » (expression raspaillienne…) venant expertiser les prisons ; véritables « réformateurs à gage » complète Raspail. Là encore, la réforme doit venir de la mobilisation des compétences et du dialogue social. Il faut « socialiser », explique Raspail, réinsuffler du social dans le milieu de la prison. Et cela signifie de la discussion publique. Alors, il stigmatise ces experts légistes estimant que « le palladium de la sécurité publique est dans la terreur de la pénalité » pour proposer une tout autre voie à la réforme de ce milieu :

  • 63 Ibid., p. 292.

Ce palladium de la sécurité commune, c’est le conflit des intérêts légaux, qui, mis en présence, ne peuvent que se protéger, s’équilibrer mutuellement, au lieu de se combattre et de se vaincre.63

72C’est donc un système complexe de jury comprenant notamment, à côté de l’administration, une représentation des prisonniers qui doit accomplir les réformes souhaitées.

Exploitation ou imitation de la nature par l’homme ?

  • 64 Henri Poulaille, « François-Vincent Raspail », Maintenant, Paris, Grasset, 1948, p. 33-66, p. 33.

73En 1948, dans le dernier numéro de la revue de littérature prolétarienne Maintenant, un numéro consacré au centenaire de 1848, Henri Poulaille rédige l’article consacré à Raspail. Il précise toutefois avoir initialement confié la tâche à son « ami Dumont » qui depuis aurait rencontré les descendants du chimiste républicain, serait « plongé dans le dépouillement de dossiers non classés » et sur le point de consacrer un volume entier à Raspail64. René Dumont n’a finalement pas publié ce volume, et il n’a, pour l’instant, pas été possible de retrouver dans ses archives les traces de cet intérêt durable pour Raspail de la part du grand agronome et écologiste auteur notamment en 1974 de L’utopie ou la mort.

  • 65 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 60.
  • 66 Le fermier vétérinaire, par F.-V. Raspail, Paris, Chez l’éditeur des ouvrages de M. Raspail, 2e éd (...)

74Toutefois, de la part de Dumont, cet intérêt, même ponctuel, ne peut entièrement surprendre. Raspail, on l’a signalé, fut l’auteur d’un Cours élémentaire d’agriculture et d’économie rurale puis vingt ans plus tard d’un autre volume, Le fermier vétérinaire. « Le travail de la terre est la source de tous les autres travaux » écrit-il65. La partie agronomique de son œuvre est capitale puisque le principal fléau présent, à ses yeux, est la pénurie de ressources, une pénurie ne procédant nullement d’une parcimonie de la nature mais d’une mauvaise organisation sociale : un sous-emploi de ressources pourtant disponibles. Si « la disette est permanente en France pour un tiers de la population », cela appelle non à la résignation mais à la réforme. Toutefois, chez Raspail, l’organisation sociale ne doit nullement exploiter jusqu’à épuisement la terre, les végétaux, les animaux, mais plutôt, comme partout, permettre une adaptation réciproque ; adapter plutôt que dominer et faire souffrir, car la souffrance, écrit-il, est « le précurseur de la destruction »66. La réforme agronomique chez Raspail signale dès lors deux traits caractéristiques.

  • 67 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, p. 133.
  • 68 Articles du Réformateur, 27 octobre 1834 et 24 janvier 1835.

75Elle est d’abord réforme politique avant d’être morale. Rappelant les tons que nous avons déjà observés chez Pecqueur ou Blanc, Raspail écrit, « attaquons, non les hommes, mais les institutions d’où découle l’inégalité choquante »67. Naturellement, il faut éduquer l’individu, ici ce « paysan isolé […] un tant soit peu ennemi de l’égalité et de la fortune qui résulterait de la communauté des mises de fonds et de la mutualité des services ». Mais il faut surtout mettre en compétence ce fermier grâce aux ressources de la commune – « l’association communale » – et de l’État. C’est notamment au niveau local que les compétences de tous doivent entrer en discussion, s’éduquer réciproquement et permettre mutuellement l’amélioration de l’environnement naturel. De son côté, dans ses ouvrages et ses revues, Raspail ne cesse de rappeler, de mettre en partage des connaissances agronomiques simples, appropriables, exploitables par tous – l’agriculture est un « savoir empirique » rappelle-t-il –, concernant aussi bien l’amélioration de la qualité des sols que les facilités de l’arrosage, deux des principaux chapitres élémentaires d’un possible accroissement décisif des ressources. Et il appelle en retour des enquêtes agricoles, lieu de partage d’expériences et de « discussions contradictoires » ouvertes à tous68.

76Ainsi, sur le terrain agricole également, la réforme s’invente chez Raspail de façon expérimentale, incrémentale, collective, et par le bas, enfin à partir de savoirs partageables et communicables. Cultiver les compétences permet de dégonfler les expertises et Raspail ne cesse d’opposer les connaissances pratiques accumulées par les fermiers mais devant donc être partagées et discutées au système des fermes modèles et comices agricoles ou quelques experts viendraient enseigner aux paysans les vérités de leur profession. Ici l’expertise révèle au plus clair ses méfaits : celle d’une dépossession des savoirs, préalable à une mise en tutelle et sous domination de la masse des usagers, et celle d’une dépossession se faisant au bénéfice du petit nombre détenteur d’un pouvoir croissant s’assimilant de plus en plus à un pouvoir économique reposant sur les inégalités. Or, cette logique de pouvoir, selon Raspail, s’exerce de façon néfaste simultanément sur l’homme et sur la nature. Dans l’almanach 1850, Raspail recommande ainsi aux fermiers de ne pas succomber à la mode des gâteaux de colza, pains de chevaux et autres nourritures à bestiaux désormais investis par la logique du haut commerce :

  • 69 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 85.

Ne croyez pas à ces belles inventions qui cherchent à économiser la paille ou le foin pour une nourriture artificielle. La bonne industrie cherche à imiter la nature et non à la forcer.69

77Le constat est plus général encore dans son Nouveau système de physiologie végétale lorsqu’il évoque les principes d’une économie publique confrontée à l’enjeu d’utiliser intelligemment terres et végétaux pour nourrir les hommes :

  • 70 François-Vincent Raspail, Nouveau système de physiologie végétale et de botanique, vol. 2, Paris, (...)

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’économie publique semble être attachée moins à seconder qu’à vaincre et dompter la nature. Elle se plaît aux difficultés insurmontables ; elle rêve de merveilles ; tout projet qui n’est pas gigantesque est, à ses yeux, trop prosaïque et trop trivial. Cultiver la canne à sucre et le tabac sous le pôle, et les vers à soie sur les hauteurs du Mont-Blanc, ce sont là des idées bien plus grandes que de s’attacher à perfectionner ces cultures dans les climats favorables.70

  • 71 Le crédit intellectuel (1866), cité dans Philippe Régnier, « Les encyclopédies inachevées des sain (...)
  • 72 Michel Chevalier, Politique industrielle et Système de la Méditerranée, p. 126.

78On est loin ici des projections justement merveilleuses et des perspectives prométhéennes d’un Michel Chevalier qui, dans son Système de la Méditerranée (1832) décrivait le futur réseau de banques, télégraphes, chemins de fer, canaux qui allait quadriller jusqu’à recouvrir ce vaste espace méditerranéen. Plus tard, au temps des réalisations, Enfantin écrira précisément : « Nous avons enlacé le globe dans un réseau de fer, d’argent, d’or, de vapeur et d’électricité »71. Là, ce maillage étroit et complet, modèle précis de ce que les saint-simoniens définissent comme « l’exploitation du globe par l’industrie », régulariserait les flux d’informations, argent, marchandises, hommes et fusionnerait les intérêts, éloignant le spectre de la guerre. Révolution industrielle et tout autant, on l’a dit, politique, Chevalier précisant que, par cette exploitation industrielle intensive, il s’agit d’éloigner les guerres entre nations, mais tout autant les guerres civiles montantes dues notamment aux « fièvres démocratiques » qui commencent à agiter les masses éprises de liberté et d’égalité. Par revers, Chevalier précise encore que « la liberté sans association, c’est-à-dire sans hiérarchie, est l’isolement » et que concernant ce mouvement civilisateur de l’exploitation du globe, il s’agira essentiellement de « communiquer l’impulsion du centre vers la périphérie », du haut vers le bas. Ainsi, conclut Chevalier dans le registre légèrement déluré des saint-simoniens du tournant 1830, « la Méditerranée va devenir le lit nuptial de l’Orient et de l’Occident »72.

79À ce type de projection, Raspail oppose des perspectives tout autres :

  • 73 François-Vincent Raspail, Nouveau système de physiologie végétale et de botanique, p. 607.

On se jette dans le merveilleux, qui est toujours facile, faute de pouvoir réaliser des applications toutes naturelles ; on s’étourdit sur des résultats chimériques, faute d’harmonie et de protection pour poursuivre des résultats rationnels.73

80Rappelant qu’il n’est pas tant donné aux hommes de « forcer les influences » de la nature que « de les seconder », Raspail souligne que la tendance à « forcer » procède directement d’une civilisation industrielle vouée, tant pour l’économie publique que privée, à la rentabilité et au commerce et dont les habitudes de consommation et les méthodes de production ne font pas tant croître, s’améliorer et embellir végétaux, animaux et humains que de les épuiser. Le constat est notamment dressé par Raspail en 1863 dans un livre sur les empoisonnements industriels.

  • 74 François-Vincent Raspail, Appel urgent au concours des hommes éclairés…, p. 17.

81Là, partant de nombreuses constatations faites sur ses patients atteints de maladies professionnelles, mais aussi sur des populations touchées par la dégradation et la pollution de l’eau, de l’air, de l’alimentation, de l’habitat, etc., il en vient à dénoncer « l’anarchie des empoisonnements industriels », liant principalement le phénomène à « la connivence et la quasi-complicité de la concurrence industrielle qui ne recule devant aucun élément de gain »74. Dans son almanach 1850, Raspail notait déjà :

  • 75 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 47.

L’industrie a fini par nous envelopper de poisons. Nos ornements, nos habits, nos papiers peints, les couvertures de nos livres peuvent en être imprégnés. Le linge du malade infeste le bien portant, tant on le lessive mal. Le voisinage des manufactures empoisonne les ruisseaux, les puits, les sources voisines.75

82Des nouvelles formes de consommation détournées vers le luxe et la dissipation sont dénoncées, mais surtout ces méthodes de production livrant les travailleurs, mais aussi leur milieu et leur famille aux ravages de l’arsenic, ammoniaque, mercure et autres poisons. La gravité du constat appelle là encore réforme et sur ce point à nouveau Raspail se défie des Conseils de salubrité où s’illustrent observateurs et experts pour confier ses espoirs à des « associations d’assainissement » composées de citoyens et d’usagers et où doit se composer par discussion une opinion publique susceptible de réformer les maux des empoisonnements :

  • 76 François-Vincent Raspail, Appel urgent au concours des hommes éclairés…, p. 99.

Une telle association doit fonctionner au grand jour et sous les yeux et l’administration, sous les yeux enfin de tout le monde.76

83Ainsi, chez Raspail, partout et en tout temps la réforme sociale est synonyme de diminution de la souffrance par réduction des dominations et des inégalités. Cela concerne les hommes qu’il faut organiser en une République de compétences parlantes et agissantes s’opposant à toute exploitation de l’homme par l’homme. Mais, dans le Fermier vétérinaire Raspail souligne aussi que cette exigence d’égalité entre tous les hommes et surtout cette volonté de prohiber la souffrance y compris pour les condamnés, les voleurs, les bannis doit avoir une traduction plus large et concerner les rapports de l’homme à la nature, et notamment aux animaux :

  • 77 François-Vincent Raspail, Le fermier vétérinaire, p. 4.

Faire souffrir un animal rétif, et j’oserai même dire un homme coupable, c’est un crime contre la loi de la création dont la souffrance est une négation.77

La famille

  • 78 Jacques Rancière, « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre », Les sauvages dans la cité : au (...)

84Dans son article « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre », Jacques Rancière souligne que lors de ces années courant sur le premier xixe siècle, la famille devient, pour les dominés, l’un des milieux cruciaux (avec l’association) de propagation de savoirs hérétiques s’émancipant de l’illusion de toute supériorité en termes de capacités intrinsèques et corrodant dès lors en quelques mesures les différentes structures des pouvoirs économiques, politiques, sociaux, culturels du temps78. L’indication vaut en grande partie pour la famille Raspail.

  • 79 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 52.

85« La commune, c’est pour ainsi dire la famille habitant sous un même toit »79 trouve-t-on écrit dans Le donjon de Vincennes, Almanach 1849. Chez Raspail, un niveau intermédiaire de l’émancipation existe, entre l’individuel et le social : c’est le niveau de la famille. Mais dans son œuvre, ce niveau essentiel n’est pas théorisé. Il est simplement vécu, travaillé et transformé communément au quotidien.

86Ce n’est pas ici l’objet de développer amplement cette dimension, sensible et complexe (supra-individuelle et infra-politique), qui est à découvrir et reconstituer dans les centaines de lettres de la correspondance familiale. La famille Raspail se composait, pour le premier cercle, de François-Vincent, sa compagne venue du peuple, Adélaïde Trousseau (rencontrée au début des années 1820, ils ne choisirent de se marier qu’en 1847), ses fils et sa fille, Benjamin (né en 1823), Camille (1827), Émile (1831), Marie (1836), Xavier (1840).

87« Une personne étrangère ne comprendra pas cette communauté d’intérêt qui est la base de notre concorde fraternelle » écrit François-Vincent à son fils Émile en août 1853. La chronique de cette famille est ponctuée d’épisodes sans nombre de dispersion, séparation, de disparitions, mais, dans son discours du 13 juillet 1878, Louis Blanc évoque au cœur de cette histoire le « dévouement » que surent se consacrer constamment les uns et les autres. Et les multiples pièces de la correspondance ne démentent pas cette affirmation.

88L’un des indices de cette réciprocité se signale dans la trajectoire des fils. Émile fut l’ingénieur de la famille, centralien, appelé à prolonger, étendre la contribution du père en fondant une pharmacie puis, en 1857, une usine à Arcueil où étaient fabriqués les produits et ustensiles de la méthode Raspail. Camille puis Xavier firent médecine, obtinrent ainsi l’autorisation officielle de soigner et de diffuser officiellement la nouvelle méthode. Benjamin s’occupa de la maison d’édition créée au milieu des années 1840 et qui publiait notamment les livraisons du Manuel annuaire mais aussi les almanachs, les traités. Les fils prolongèrent également, renouvelèrent l’action du père dans le domaine politique. Après une vie de combats et d’exil, François-Vincent n’était enfin entré à l’Assemblée, lieu même où la République consacrait enfin le suffrage et la reconnaissance des compétences de tous, qu’à 74 ans, élu dans la 2e circonscription du Rhône. Il sera à nouveau élu en 1876 puis 1877. Parmi ses fils, sous la IIIe République, furent députés extrême-gauche, Camille (Var, 1885, 1893) et Benjamin (Seine, 4 mandats entre 1876 et 1889), Émile étant maire d’Arcueil entre 1878 et 1887.

89Ils réalisèrent alors nombre de projections antérieures du père. Pour se cantonner au domaine des empoisonnements industriels dont nous venons de parler, Émile dénonça les fumées et odeurs industrielles provenant d’usine de sulfate d’ammoniaque implantée dans sa commune avec la bénédiction de commissions d’experts commissionnés – Des odeurs de Paris, 1880. Benjamin avait fait de même lorsqu’au début des années 1870, conseiller général du canton de Villejuif, il s’était bagarré pour que l’usine Forgeois produisant du sulfate d’ammoniaque au prix d’une dégradation sévère de l’air et de l’eau soit sévèrement contrôlée – une « guerre à l’industrie » en avait éructé un journal local de la propriété. Plus tard, député, il s’engagera en faveur du contrôle strict des pollutions de ces fabriques insalubres. Camille, de son côté, proposera un peu plus tard à la Chambre, en 1888, un amendement assimilant les maladies professionnelles aux accidents de travail, loi alors en discussion.

90François-Vincent Raspail aurait pu siéger en tant que parlementaire bien avant cela. On l’a noté, aux élections complémentaires de septembre 1848, il fut battu de peu à Lyon mais élu dans la Seine. Toutefois, emprisonné au donjon de Vincennes, il fut victime d’un vote négatif de la part de ses collègues de l’Assemblée concernant sa libération et sa possibilité de siéger. Il est finalement beau de constater que le premier Raspail à entrer à l’Assemblée et à siéger fut alors son fils, Benjamin. En 1849, en hommage au père dont le Manuel annuaire était entre toutes les mains de la canuserie, les Lyonnais élurent Benjamin parmi les 11 députés rouges de Lyon, lors d’une élection à la Législative qui vit presque partout ailleurs en France la victoire de la Réaction. Benjamin Raspail siégea à la Nouvelle Montagne, au sein d’une extrême-gauche où résistaient les Jules Leroux, François Vidal, Martin Nadaud, d’autres encore, dont les représentants ouvriers lyonnais Joseph Benoît, Louis Greppo, Esprit Doutre. Âgé alors de vingt-sept ans, il fut des violents combats d’arrière-garde menés par l’extrême-gauche à l’Assemblée lors de ces années de crépuscule pour la IIe République. En novembre 1849, dénonçant le « règne des boursicoteurs », s’étonnant qu’en période de pauvreté massive l’Assemblée vote une loi permettant de doubler le salaire du nouveau président de la République (Louis-Napoléon Bonaparte), il déposait la proposition suivante : « Tout citoyen exerçant la profession de banquier ne pourra être nommé ministre » (Moniteur universel, 20 novembre 1849)

91Voilà pour les fils. Seule ombre, incontestable, immanquable, de ce tableau, femme et fille, en retrait, furent les victimes de ces croisades républicaines du grand Raspail : Adélaïde Raspail décède en 1853 épuisée par ses visites à la citadelle de Doullens, peut-être empoisonnée, et Marie Raspail, à qui sa mère avait demandé à sa mort de rester indépendante et ainsi de se consacrer à sa suite à la mission politique de Raspail, meurt à 40 ans, en 1876, d’une maladie contractée à la maison de Belleville où elle avait suivi son père, incarcéré à 80 ans par le parti de l’Ordre moral pour apologie de la Commune.

Communes compétences

92Concluons ; si avec Blanc, Pecqueur et Vidal le chapitre 1 nous a conduit dans un périmètre intégrant des interrogations, hier puis aujourd’hui, disons de Louis Blanc à Gerald Cohen, sur justice sociale et normes morales, avec Raspail l’expédition nous a dirigé vers d’autres territoires, conduit à risquer d’autres rapprochement et surtout à inverser la démarche. Dans ce chapitre 2, et face aux difficultés singulières que pose la saisie de la vision de Raspail – « Aux riches dans l’intérêt des pauvres » ! –, nous avons signalé dès le départ les deux références actuelles nous ayant permis d’aborder puis de nous diriger dans cet univers, et c’est ainsi accompagné que dans ce chapitre 2 nous nous sommes invité chez Raspail. Ces deux références, je le rappelle, étaient la conception de l’émancipation proposée par Jacques Rancière et la notion de science populaire développée par Bernadette Bensaude-Vincent. Dans le cours de ce chapitre, toutefois, une troisième référence est lentement apparue, signalée par l’omniprésence du terme « souffrance » dans le vocabulaire raspaillien, indice, il me semble, d’une interrogation plus générale chez lui sur la notion de vulnérabilité, interrogation elle-même continûment nourrie d’une expérience de vie, la sienne, celle de ses proches, de ses malades. Je crois alors que, si l’on cherche à interroger ce qui demeure actuel chez Raspail, ce qui peut nous interpeller, il faut ajouter ce point en conclusion, d’abord en conservant en mémoire ce qui s’écrit aujourd’hui sur le sujet – depuis au moins l’ouvrage de Joan Tronto, Moral Boundaries. Political Arguments for an Ethic of Care (1993) –, mais aussi en revenant une dernière fois à cette thématique chez lui. Ce qui va nous ramener à Rousseau.

93En 1855, dans sa Revue complémentaire des sciences appliquées, Raspail publie une série d’articles sous le titre « Jean-Jacques Rousseau malade ». Ils s’insèrent dans une rubrique nouvelle, « Galerie médicale », dans laquelle Raspail se propose d’expliciter :

  • 80 François-Vincent Raspail, « Galerie médicale », Revue complémentaire des sciences appliquées, vol. (...)

Le genre de maladies qui ont affligé les hommes historiques, et l’influence que leur constitution sanitaire a pu exercer sur leurs talents, sur leurs habitudes et sur le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire.80

94L’étude lui permet de revenir sur les « souffrances sans relâche » subies, éprouvées par Rousseau tout au long de son existence. De détailler ce qu’il pense être les véritables causes de sa maladie et notamment de la néphrétique qui le handicapa lourdement à partir de 1747, et surtout de signaler en quoi cette souffrance a marqué le lien du philosophe à sa quotidienneté, mais aussi à son œuvre. Le lien est toujours ici central, et Raspail rappelle à ses lecteurs que :

  • 81 François-Vincent Raspail, « Jean-Jacques Rousseau malade », Revue complémentaire des sciences appl (...)

L’existence est une série continuelle de rapports, soit avec tout ce qui nous entoure, soit avec nous-mêmes. Le mode, la durée, l’intensité de ces rapports constituent l’individualité, en d’autres termes les différences individuelles.81

  • 82 « Le génie de ce malade désabusé de tout ici-bas et relégué dans la solitude, ne pouvait pas reste (...)

95Chez Rousseau, habitudes, caractère et mœurs ont été constamment façonnés par sa maladie et la souffrance qui en résultait. Et alors que la constante souffrance endurée explique, au quotidien, les excentricités et les trébuchements sociaux et humains du Genevois, elle façonne aussi une œuvre tournée vers la recherche d’un avenir meilleur82. Et Raspail de finalement souligner :

  • 83 Ibid., p. 95.

Jean-Jacques bien portant eut été l’écho chéri de son siècle ; Jean-Jacques malade en a été l’éloquent réformateur : c’est toujours du haut d’une croix que les âges ont régénéré le monde ou préparé l’avenir : hourra pour la souffrance !83

96À côté de la chronique quotidienne des souffrances endurées par les gens ordinaires, la galerie médicale de Raspail – on y retrouvera notamment Marrat et Voltaire –, permet de souligner que chez lui, comme chez Rousseau, le lien aux autres se constitue notamment à partir de la souffrance et du sentiment de compassion que fait naître le partage de cette souffrance. Le même se reconnaît au regard de la souffrance de l’autre et la communauté humaine est d’abord une communauté d’êtres sensibles, de chair et de sang. Et, la politique ne pouvant être séparée de la morale, il s’agit, notamment sur le chapitre des inégalités, vectrices de domination et racines du mal, de tarir les sources les plus évidentes de cette souffrance. Enfin, la compétence ici relaie la compassion en donnant un fondement politique solide à la critique de l’inégalité.

97Car si la souffrance manifeste ce lien et cette communauté des êtres sensibles, la logique capacitaire poursuit un objectif inverse. Dans son Nouveau traité d’économie sociale Charles Dunoyer souligne que la question d’une objective « gradation » des individus selon leur capacité constitue un enjeu central tant les inégalités manifestent une « loi de l’espèce humaine ». Le régime industriel rationalise et optimise cette loi, mais, rappelle Dunoyer :

  • 84 Charles Dunoyer, Nouveau traité d’économie sociale, vol. 1, Paris, Sautelet, 1830, p. 474-475.

L’effet de ce régime n’est pas tant encore de faire disparaître l’inégalité entre les hommes que de les classer autrement.84

98En s’inscrivant dans les traces de Rousseau et de ses développements sur la pitié et la compassion, Raspail se place au contraire dans une logique soulignant en priorité la familiarité des êtres humains. Cette empathie pour la souffrance de l’autre participe-t-elle toutefois d’une politique ? C’est ici qu’intervient chez lui la notion de compétence qu’il oppose donc à celle de capacité.

  • 85 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, p. 215.

99La vision politique de Raspail gravite en effet autour d’une conception artisanale de l’intelligence aboutissant à la notion de compétence : « la capacité utile et indispensable de l’homme de métier »85. À la différence de la capacité, intrinsèquement inégalitaire, la compétence charrie une conception égalitaire qui se manifeste sur deux plans : toutes les compétences, à parts égales, participent à la vaste coopération sociale permettant l’aménagement du milieu naturel ; et toutes les compétences, dispersées dans les champs des savoirs, des métiers, des pratiques, ont les mêmes titres à participer à l’administration politique de la République, l’aménagement du milieu social – ici, « nul y domine, tous y administrent ». Les compétences sont plurielles, mais elles ne peuvent être hiérarchisées, et le lieu où elles discutent, jugent, se concilient, est celui de l’administration dont l’échelle locale, la commune, constitue le véritable laboratoire. Dans cet ensemble, l’inégalité est proscrite, et ce n’est que l’absence de volonté qui peut être réprimandée. Le pari de la République est alors d’empêcher toute reconstitution des pouvoirs et des inégalités qui réintroduisent la conflictualité et l’antagonisme dans le corps social. Et l’un des moyens privilégiés de cette lutte est d’éveiller les compétences, de les cultiver incessamment, de leur permettre de croître librement, de s’exprimer continûment dans le cadre de la communication sociale et finalement, terme central chez Raspail, d’apprendre à se « concilier », ce qui n’est pas « fusionner » comme chez les saint-simoniens. Comme le souligne l’une des boutades de son almanach :

  • 86 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 149.

République ! C’est la chose publique administrée par l’opinion publique, sous les yeux du public, et par les soins de ceux que l’opinion publique a élus.86

100Contre le diagnostic capacitaire qui prétend réguler depuis 1830 l’accès aux fonctions économiques, politiques, culturelles, fournir un fondement objectif aux inégalités et à la répartition de la propriété (contribution/rétribution), borner objectivement, raisonnablement, les prétentions de la République, et qui s’estime conforté par l’échec de juin 48, Raspail par ses cours et revues élémentaires, manuels et almanachs rappelle au contraire qu’il faut toujours plus de république à la République.

  • 87 Michel Foucaut, « Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine », tome III, Dits et écrits, Pa (...)

101La vision de Raspail, où se côtoient souffrance sociale, émancipation et compétence, a-t-elle toutefois eu une dimension, des effets politiques pratiques immédiats et concrets ? Oui, dans la mesure où toute son œuvre, tous ses engagements ont consisté à tenter d’enseigner et de populariser, notamment à travers sa médecine – représentative au xixe siècle, comme l’a justement relevé Michel Foucault, d’un « idéal de régulation non médicale du corps et de la conduite humaine »87 –, cette conception de la communauté morale et politique afin d’en encourager toutes les expérimentations possibles, par le bas, et du bas vers le haut.

  • 88 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 51.

102Il l’a donc tenté dans son œuvre de savant et de politique, mais aussi dans son travail de journaliste, en donnant la priorité aux petites communautés – « La monarchie organise par le haut, la République par le bas »88 rappelle-t-il – et notamment la commune, avec parfois des réussites inattendues. En voilà, pour conclure, un exemple.

103En 1834-1835 dans Le Réformateur – un journal où tant d’ouvriers et d’artisans confesseront avoir fait leur première éducation politique – Raspail multiplie les « enquêtes », notamment agricoles, non pas sur le modèle de celles commandées par le ministère et guidées par des experts, mais sur la base de débats où peuvent se développer les « discussions contradictoires » entre les différents intérêts et compétences auxquels il ouvre sa tribune. Plus généralement, Le Réformateur se fait alors lui-même le forum des compétences qui s’expriment partout en province. Il multiplie les sondages et enquêtes et, le 5 janvier 1835, publie un retentissant « Appel à la presse provinciale ». L’opinion publique provinciale est invitée à s’exprimer sur la question de :

  • 89 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, p. 254.

L’institution bénévole d’un jury compétent, destiné à terminer, sans frais et par la conciliation fraternelle, toutes les discussions soit personnelles, soit commerciales, soit industrielles, soit scientifiques, qui pourraient s’élever entre les citoyens d’une même localité.89

104Il s’agit de « changer les querelles en discussion et les tribunaux en arbitrage ». Le jury exercerait ses fonctions à l’échelle de la commune. Raspail tente ainsi de substituer à l’action violente un dialogue continu entre citoyens d’une même commune, mais un dialogue contradictoire appelé à enseigner, par la pratique, la conciliation des différends, véritable apprentissage basique de la République. Le jury de conciliation remplacerait les querelles personnelles et les querelles d’intérêts dans le cadre de l’espace proche : « Les juges placés à 15 ou 20 lieues de votre localité ne seront pas aussi bien informés que vos voisins. »

105L’appel connaît un grand retentissement. Les journaux provinciaux – Le Journal de la Meuse, L’Écho du peuple de Poitiers, Le Patriote du Calvados, etc. – s’emparent du projet dans la mesure où celui-ci décentre la responsabilité de la réforme, redonne pouvoir, voix et compétence à tous. Des localités mettent en place ce jury bénévole symbolisant une « ère nouvelle pour la civilisation du monde » (5 janvier 1835). Et le 4 février, les citoyens de Vizille dans l’Isère écrivent à Raspail :

  • 90 Fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2683 236.

Nous avons la satisfaction de vous annoncer que l’appel que vous avez fait aux patriotes, pour établir, dans chaque localité, un jury bénévole charger de terminer, par la voie de la conciliation fraternelle et sans frais, tous les différends des hommes, a été entendu à Vizille. Un grand nombre de citoyens se sont réunis spontanément et ont organisé ce jury, sur les bases les plus larges et dans l’esprit de généralité que vous avez indiqué.
Cette institution, nous en sommes sûrs, produira beaucoup de bien dans notre commune : économie d’argent et concorde parmi les citoyens, sont des résultats inévitables. Il est impossible que bientôt un grand nombre de communes de France ne s’empressent de se procurer le même bienfait, car ce serait méconnaître leurs intérêts que de négliger ce puissant moyen de réforme.90

Notes

1 François Guizot, Histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe, tome 1, Paris, Didier et Cie, 1880, p. 108.

2 Journal des débats, 8 décembre 1831.

3 Journal des débats, 1er janvier 1832.

4 Évènements de Lyon, Paris, Éverat, 1832, p. 11 (article de Michel Chevalier, Le Globe, 27 décembre 1831).

5 Enseignement des ouvriers, Paris, Au bureau du Globe, 1831 et 1832.

6 Michel Chevalier, « Politique d’association, politique de déplacement », Le Globe, 30 mars 1832, repris dans Politique industrielle et Système de la Méditerranée, p. 31.

7 Barthélémy-Prosper Enfantin, Économie politique et politique, p. 55.

8 Michel Chevalier, Politique industrielle et Système de la Méditerranée, p. 84.

9 Enseignement des ouvriers, 1832, p. 26.

10 L’Écho de la fabrique, 22 janvier 1832.

11 Charles Béranger, Pétition d’un prolétaire à la Chambre des députés, Paris, Au bureau de l’Organisateur, 1831, p. 10.

12 Constantin Pecqueur, Théorie nouvelle d’économie sociale, p. 597.

13 Discours de Louis Blanc reproduit dans François-Vincent Raspail, ou Le bon usage de la prison, Paris, Jérôme Martineau, 1968, p. 704-711, p. 709.

14 François-Vincent Raspail, Manuel annuaire de la santé, Bruxelles, Chez tous les libraires, 1845, p. 1.

15 Alphonse de Lamartine, Mémoires politiques, vol. 39, Paris, Chez l’auteur, p. 137.

16 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes. Almanach démocratique et social de l’Ami du peuple pour 1849, Paris, Chez l’éditeur des ouvrages de Monsieur Raspail, 1849, p. 88.

17 Jacques Rancière, « La scène révolutionnaire et l’ouvrier émancipé », Tumultes, 2003/1 (no 20), p. 49-72, p. 60.

18 Bernadette Bensaude-Vincent, « Un public pour la science : l’essor de la vulgarisation au xixe siècle », Réseaux, n58, 1993, p.  47-66.

19 Karl Marx, Les luttes de classes de France, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 30.

20 Almanach du peuple, 1849, cité dans Ronald Gosselin, Les almanachs républicains. Traditions révolutionnaires et culture politique des masses populaires de Paris (1840-1851), Paris, L’Harmattan, 1992, p. 33.

21 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 5.

22 Ibid.

23 Ibid., p. 150.

24 Ibid., p. 4.

25 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens. Almanach démocratique et progressif de l’Ami du peuple pour 1850, Paris, Chez l’éditeur des ouvrages de M. Raspail, 1850, p. 134.

26 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 26.

27 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 126.

28 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 42.

29 Ibid., p. 43.

30 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 122.

31 François-Vincent Raspail, Histoire naturelle de la santé et de la maladie, Paris, A. Levavasseur, 1843, p. 6.

32 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 28.

33 Ibid., p. 36.

34 Ibid., p. 56.

35 Ibid., p. 4.

36 François-Vincent Raspail, Nouveau système de chimie organique, Paris, Baillière, 1833, p. 547.

37 Article paru dans Le Réformateur du 19 décembre 1834, reproduit dans François-Vincent Raspail, Réformes sociales, Paris, Chez l’éditeur de M. Raspail, 1872, p. 215.

38 Revue élémentaire de médecine et pharmacie domestiques, par F.-V. Raspail, Paris, Chez l’éditeur des ouvrages de M. Raspail, tome 1, 1847-1848, p. 7 et p. 12.

39 Revue complémentaire des sciences appliquées à la médecine et à la pharmacie, à l’agriculture, aux arts et à l’industrie, vol. 4, Bruxelles, À l’office de publicité, 1858.

40 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, p. 217.

41 François-Vincent Raspail, Nouveau système de chimie organique, p. 229.

42 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 51.

43 Ibid., p. 52.

44 Ibid., p. 51.

45 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 100.

46 Le Réformateur, 23 décembre 1834, reproduit dans Réformes sociales, p. 225-226.

47 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 66.

48 Ibid., p. 66.

49 Ibid., p. 67.

50 Ibid., p. 79.

51 Ibid., p. 92.

52 François-Vincent Raspail, Le Réformateur, 8 octobre 1834.

53 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 75.

54 Ibid., p. 146.

55 François-Vincent Raspail, Appel urgent au concours des hommes éclairés de toutes les professions contre les empoisonnements industriels, Paris, Chez l’éditeur des ouvrages de M. Raspail, 1863, p. 99.

56 Le Réformateur, 21 août 1835, repris dans Réformes sociales, p. 266.

57 Ibid., p. 285.

58 Ibid., p. 287.

59 Ibid., p. 288.

60 Ibid., p. 312.

61 Ibid., p. 347-348.

62 Ibid., p. 312.

63 Ibid., p. 292.

64 Henri Poulaille, « François-Vincent Raspail », Maintenant, Paris, Grasset, 1948, p. 33-66, p. 33.

65 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 60.

66 Le fermier vétérinaire, par F.-V. Raspail, Paris, Chez l’éditeur des ouvrages de M. Raspail, 2e édition, 1869, p. 3.

67 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, p. 133.

68 Articles du Réformateur, 27 octobre 1834 et 24 janvier 1835.

69 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 85.

70 François-Vincent Raspail, Nouveau système de physiologie végétale et de botanique, vol. 2, Paris, Baillière, 1837, p. 606.

71 Le crédit intellectuel (1866), cité dans Philippe Régnier, « Les encyclopédies inachevées des saint-simoniens », La construction des savoirs, Lise Andries dir., Lyon, PUL, 2019, p. 211-228.

72 Michel Chevalier, Politique industrielle et Système de la Méditerranée, p. 126.

73 François-Vincent Raspail, Nouveau système de physiologie végétale et de botanique, p. 607.

74 François-Vincent Raspail, Appel urgent au concours des hommes éclairés…, p. 17.

75 François-Vincent Raspail, La lunette de Doullens, p. 47.

76 François-Vincent Raspail, Appel urgent au concours des hommes éclairés…, p. 99.

77 François-Vincent Raspail, Le fermier vétérinaire, p. 4.

78 Jacques Rancière, « Savoirs hérétiques et émancipation du pauvre », Les sauvages dans la cité : auto-émancipation du peuple et instruction des prolétaires au xixe siècle, Jean Borreil dir., Seyssel, Champ Vallon (Milieux), 1985, p. 34-53.

79 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 52.

80 François-Vincent Raspail, « Galerie médicale », Revue complémentaire des sciences appliquées, vol. 1, Paris, Chez l’éditeur des ouvrages de M. Raspail, 1854-1855, p. 262.

81 François-Vincent Raspail, « Jean-Jacques Rousseau malade », Revue complémentaire des sciences appliquées, vol. 2, Paris, Chez l’éditeur des ouvrages de M. Raspail, 1855-1856, p. 87-96, p. 87.

82 « Le génie de ce malade désabusé de tout ici-bas et relégué dans la solitude, ne pouvait pas rester inactif et oisif, comme son enveloppe ; pour le génie le présent n’est qu’un rêve qu’entraîne le passé qui n’est plus qu’une ombre ; sa réalité est dans l’avenir, ce champ en friche dont il est maître et créateur. Jean-Jacques désormais semble ne plus vivre que de cette vie future de la génération qu’il prépare, qu’il veut faire progresser et rendre meilleur que lui. Ce grand démolisseur devient en même temps un admirable réformateur… Je le surprends nuit et jour aux prises avec le stoïcisme des souffrances et l’inépuisable amour de l’humanité », ibid., p. 93.

83 Ibid., p. 95.

84 Charles Dunoyer, Nouveau traité d’économie sociale, vol. 1, Paris, Sautelet, 1830, p. 474-475.

85 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, p. 215.

86 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 149.

87 Michel Foucaut, « Crise de la médecine ou crise de l’anti-médecine », tome III, Dits et écrits, Paris, Gallimard, no 170, 1994, consultable : [http://1libertaire.free.fr/MFoucault111.html].

88 François-Vincent Raspail, La lunette du donjon de Vincennes, p. 51.

89 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, p. 254.

90 Fonds Raspail, Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras, ms. 2683 236.

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