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Vers l’égalité, ou au-delà ?

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Ludovic Frobert

Introduction

Texte intégral

« J’espère bien que vous n’êtes pas guéri de cette sainte folie que les poules mouillées du siècle appellent utopie. »
George Sand, Lettre à l’abbé Rochet, 25 août 1840.
« Si la société humaine n’a pour objet que d’assurer le triomphe des plus forts, elle est bien inutile ; la nature s’en charge. Et sans erreur, remarquez-le bien. »
Alain, Propos, 30 juillet 1912.
« Toi qui ne parlais que de lier, vois tout s’est délié.
Et sens dessus dessous on a redescendu la côte. »
André Breton, Ode à Fourier, 1947.

1En 1994, interrogé sur la valeur de gauche ayant été la plus écornée, Jacques Delors répondait, « l’aspiration à l’égalité ». Esquissant à la fois une tendance alors à l’œuvre, mais définissant aussi une exigence normative à respecter pour que le socialisme demeure socialisme, il précisait :

  • 1 Jacques Delors, L’unité d’un homme, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 379-380.

La gauche a vécu une bataille politique entre ceux qui prônaient le principe « À chacun selon ses besoins » et ceux pour qui il fallait donner « À chacun selon ses mérites ». Pendant longtemps, la gauche a mis l’accent sur la première devise, car la société était trop injuste et trop inégalitaire. Si l’on devait résumer en une formule l’orientation vers laquelle on devrait aller, c’est « à chacun selon ses besoins essentiels », qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé, du droit à un travail, d’un revenu décent pour vivre. Mais aussi « à chacun selon ses mérites » dans l’effort qu’il accomplit pour contribuer au progrès de la société et à la solidarité vis-à-vis des autres.1

2Les nuances et bémols sont ici multiples et ils reflètent, bien sûr, les controverses relatives aux nouvelles configurations, tensions, et parfois dérives de la gauche française fin de siècle. Toutefois, avec précaution, nous pouvons considérer que trois indications peuvent être tirées de cette remarque : a) l’acuité alors, disons autour de 1990, du débat entre égalité et équité, ainsi que la thèse suivant laquelle les deux orientations, correctement assumées, peuvent s’articuler et porter les valeurs rectrices de la gauche ; b) le fait que s’est lentement dessiné au cours de l’histoire, et au sein même de la pensée de gauche, un rééquilibrage opportun entre le besoin (l’égalité), orientation pionnière, et le mérite (l’équité) ; c) et pourtant, en filigrane, l’idée aussi que sur le plan normatif, la valeur qui devrait demeurer rectrice pour que le socialisme conserve son identité, est celle justement écornée au présent : l’égalité (le besoin).

  • 2 Giuseppe Tognon, La démocratie du mérite, Paris, Éditions de la revue conférence, 2016.

3Or, est-il exagéré d’affirmer que l’évolution du socialisme en France sur ces vingt dernières années a conduit à la fois à accentuer encore le poids du mérite et d’autre part à opérer un basculement, en considérant justement que ce mérite devait être, plus que le besoin, la valeur rectrice du socialisme ? Si Giuseppe Tognon évoque une démocratie du mérite2, on a ici un socialisme du mérite mettant en avant la seule quête de l’équité. Néanmoins, en indexant étroitement, presque exclusivement, son projet à la recherche de l’équité, le socialisme ne s’est-il pas amoindri jusqu’à l’évanouissement ? Et s’il a amorcé ce mouvement de retrait assez suicidaire, est-ce en raison du poids des événements, de la fatalité des choses, ou encore de l’importation dévastatrice du modèle social-libéral ? Ne pourrions-nous pas aussi suspecter que c’est possiblement, du moins en partie, en raison d’un défaut constitutif initial, un problème de code génétique en somme ? Enfin, si ce code génétique du socialisme français a un défaut originel, est-il rédhibitoire, détermine-t-il une évolution du socialisme allant dans le sens de l’extinction, ou peut-on au contraire trouver dans ce code quelques ressources et moyens pour lui redonner vie et mouvement ?

  • 3 Noberto Bobbio, « Égalité et inégalité, le clivage décisif », Esprit, avril 1996, p. 23-32, p. 32.

4Dans cet essai, à l’aide d’un détour historique, je compte risquer quelques réponses très liminaires et incomplètes à ces questions. Je voudrais pour cela signaler que la borne de l’égalité des chances, poste-frontière entre l’équité et l’égalité, marque véritablement l’histoire du socialisme en France et cela dès son origine. Elle constitue même dès ce moment une ligne de partage entre deux socialismes distincts bien qu’ils n’aient cessé pendant longtemps d’échanger et de se côtoyer. Noberto Bobbio est donc dans le vrai lorsqu’il spécifie que ce qui distingue la gauche, c’est la « tendance, d’une part à exalter davantage ce qui rend les hommes égaux que ce qui les rend inégaux, et d’autre part, dans la pratique, à favoriser les politiques qui visent à réduire les inégalités »3. Il me semble toutefois que sur ce chemin pavé des (bonnes) intentions égalitaristes de la gauche se trouve une borne séparant deux positions assez distinctes et qu’il est dangereux d’oublier la seconde position, la plus radicale, celle se situant au-delà de l’égalité.

5Je tenterai alors ici de tracer les contours de ces deux socialismes, en France, à leur origine ; soit il y a près de deux siècles. Je propose de les baptiser socialisme de l’en-deçà et socialisme de l’au-delà. L’égalité des chances constitue le plafond d’un socialisme de l’en-deçà attentif au mérite et projetant un monde d’équité. Cette même égalité des chances ne représente qu’un plancher, pour un socialisme de l’au-delà intransigeant sur le besoin, et imaginant un monde d’égalité radicale.

  • 4 Pierre Musso, Libération, 4 décembre 2012.
  • 5 Jean-Noël Jeanneney, Le Monde, 6 octobre 2017.

6Le premier, en-deçà, dont nous repérerons les germes au sein du premier saint-simonisme – ou du moins, nous le préciserons plus loin, d’un certain saint-simonisme –, a dominé dès l’origine le socialisme français, et il continue – souvenir ou incantation au moins –, à l’inspirer. Exagération, voire affabulation ? Contentons-nous déjà de citer deux articles de notre présent : « Le hollandisme est un saint-simonisme »4 ; « Macron est fils du saint-simonisme »5.

  • 6 Karl Marx et Friedrich Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Éditions socia (...)

7Le second socialisme, celui au-delà, a constamment subi cette domination et, en outre, a eu le désavantage d’être recouvert par et finalement enseveli sous certaines propositions marxistes ultérieures, telles celles contenues en 1875 dans la Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt où on trouvait sous la plume de Karl Marx la belle formule « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins »6.

8Face à ce déséquilibre de reconnaissance entre socialisme de l’en-deçà et socialisme de l’au-delà, je me passionnerai surtout pour le second, l’éclipsé, celui d’un au-delà de l’égalité. Non pas, comme nous chercherons à le démontrer ici, pays de cocagne mais invitation à expérimenter, à imaginer puis créer, au moins en quelque mesure, un monde où la moindre des inégalités, même celles pouvant apparaître comme légitimes ne trouveraient plus aucune justification politique ou morale et seraient appelées à lentement se réduire jusqu’à s’évanouir. Projet, plus que rêve, d’une première génération socialiste, ou du moins d’une fraction de cette génération, dont les représentants naquirent au lendemain de la grande Révolution, eurent quelques trente ans lors des Trois Glorieuses (27-29 juillet 1830) et cinquante ans lors du Printemps des peuples suivant février 1848. Une génération qui grandit donc aux temps des révolutions.

9Il s’agit donc ici, en bref, d’infirmer doublement Friedrich Engels qui écrivait dans une lettre à August Bebel, « se représenter la société socialiste comme l’Empire de l’égalité est une conception française trop étroite » (18 mars 1875)7 : car, nous le verrons, ce territoire de l’égalité est loin d’être étroit, et par ailleurs, les premiers socialistes français s’opposaient radicalement sur sa caractérisation. On pourrait alors opposer au jugement péremptoire d’Engels la fameuse sentence ultérieure de Léon Blum – « le socialisme est né de la conscience de l’égalité humaine »8 – mais ce que nous ferons ici sera de suggérer sur pièces, pièces historiques :

1) qu’il n’y a pas une mais bien deux conceptions en partie complices, en partie rivales de l’égalité dans ce premier socialisme français que tançait Engels ;

2) que la conception apparemment la plus radicale des deux, celle imaginant un au-delà de l’égalité, proposa non une fantaisie, mais une utopie, à savoir, une perspective large, espoir et savoir. Espoir d’une société idéale dont il est possible de définir rigoureusement le modèle, et savoir invitant à expérimenter les possibles permettant d’approcher cet idéal, de le réaliser continûment au plus près, au plus juste. Une perspective qui peut, enfin, informer notre présent ou, au moins, permettre de le ruminer ;

3) que, non contrebalancée par les exigences des tenants de l’au-delà de l’égalité, la conception qui n’a cessé de dominer, depuis l’origine et aujourd’hui encore, la réflexion et l’action socialiste en France – celle de l’en-deçà de l’égalité – peut dans les faits devenir un obstacle à l’affirmation d’une perspective réellement émancipatrice ; et pire, dans les cas extrêmes, véritable cheval de Troie, à se métamorphoser en allié de la pensée libérale économique dans sa version la plus brutale.

*

10Dans les limites de ce court voyage vers les temps archéologiques des premiers socialismes, j’inviterai à découvrir trois figures importantes de cet au-delà de l’égalité. Trois portraits donc : Constantin Pecqueur (qu’il faudra apercevoir derrière la figure imposante de Louis Blanc), François-Vincent Raspail et George Sand. Pourquoi, curieusement, ces quelques noms, pourquoi ces seuls noms ? Et Proudhon ? et Cabet ? et Blanqui ? et Buchez ? et Flora Tristan ? Et pourquoi pas la « triade de l’aurore du socialisme », les grands aînés, Saint-Simon, Fourier, voire Owen ? Et quid des penseurs radicaux ouvriers et artisans de la période, par exemple les canuts de Lyon qui en 1831-1834 firent bien plus encore que crier « Vivre en travaillant ou mourir en combattant » dans les pages de leur journal, L’Écho de la fabrique ? Précisons : d’abord, concernant la sélection de ces figures, Pecqueur, Raspail, Sand, le premier critère a été ici celui des pérégrinations aléatoires de l’historien et le fait que les chemins buissonniers frayés alors dans les taillis et broussailles touffus des premiers massifs socialistes dépendent d’abord et avant tout de l’attachement, de l’admiration, pour tel ou tel d’entre eux, et pas, ou moins, pour d’autres. Ensuite, il faut ajouter que, plus qu’à des penseurs isolés, je m’intéresserai ici à des hommes et femmes embrassant leur monde, y compris le plus proche. Parler de Constantin Pecqueur, c’est surtout s’interroger sur la triplette qu’il compose donc avec Louis Blanc (le plus connu, et de loin) et François Vidal. Convoquer Raspail, l’un des deux seuls socialistes – avec Cabet – que les ouvriers considéraient comme leur père et les voleurs leur protégé, c’est se poser aussi la question de sa famille proche, femme, fille et ses quatre fils. Évoquer Sand, c’est rappeler la place des femmes dans ce premier socialisme, c’est avoir en tête les premiers poètes ouvriers avec lesquels elle dialogua et parfois vécut, et c’est aussi faire surgir la figure de Pierre Leroux et de son cercle. Enfin, en interaction avec leur monde, décidé à le réformer, les trois figures Blanc, Raspail, Sand ont agi politiquement en mobilisant des formes et des supports d’écritures variés : tous vont utiliser, bien sûr, le journal et la brochure – nous sommes, autour de 1836, l’année I de la presse moderne. Mais alors que Blanc, Pecqueur et Vidal vont privilégier le traité ou le rapport, Raspail va mobiliser l’almanach alors que Sand exprimera ses idées et agira ainsi à travers ses romans. Trois grandes formes d’écriture et donc d’engagement.

  • 9 Charles Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire, Paris, Bossange, 1829-1830, p. 296.
  • 10 Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Paris, Sautelet, 1825, p. IX.

11Ajoutons encore qu’en se centrant sur ces figures et leurs cercles d’alliés, proches, parents, plutôt que sur les grands courants, les écoles, les débats et controverses, je tenterai de redonner chair, sens et même goût, saveur, à ce premier socialisme. Un socialisme en effet contemporain de l’éloge de Charles Fourier envers les « esclaves de la gueule » – « en régime sociétaire, explique-t-il, la gourmandise est source de sagesse, de lumières et d’accords sociaux »9 – et des aphorismes de son beau-frère, Jean-Anthelme Brillat-Savarin, qui dans sa Physiologie du goût prévient que « la table est le seul endroit où l’on ne s’ennuie jamais pendant la première heure »10.

12Pour ne pas ennuyer le lecteur nous risquerons alors ici une recette associant des ingrédients provenant de l’histoire, de la littérature et de la philosophie. De la sorte il s’agira de convaincre de la part d’imagination et de créativité de ce socialisme originel de l’au-delà ; sa capacité à inventer, à risquer, à expérimenter surtout. C’est alors par le biais de cette qualité de créativité que je dirigerai mes trois lectures et enquêtes historiques et, qu’en outre, je pourrai dans chaque cas tisser prudemment quelques liens avec le présent, tenter de suggérer en quoi ces figures captivantes de ce premier socialisme de l’au-delà sont encore quelque peu nos contemporains.

13Mais qu’ont-ils donc trouvé au-delà de l’égalité ?

Notes

1 Jacques Delors, L’unité d’un homme, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 379-380.

2 Giuseppe Tognon, La démocratie du mérite, Paris, Éditions de la revue conférence, 2016.

3 Noberto Bobbio, « Égalité et inégalité, le clivage décisif », Esprit, avril 1996, p. 23-32, p. 32.

4 Pierre Musso, Libération, 4 décembre 2012.

5 Jean-Noël Jeanneney, Le Monde, 6 octobre 2017.

6 Karl Marx et Friedrich Engels, Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 32.

7 En ligne : [https://www.marxists.org/francais/engels/works/1875/03/18750318.htm].

8 Léon Blum, Pour être socialiste, Librairie du Parti socialiste et de l’Humanité, 1919 (consulté en ligne : [http://www.lours.org/archives/default97cb.html?pid=292]).

9 Charles Fourier, Le nouveau monde industriel et sociétaire, Paris, Bossange, 1829-1830, p. 296.

10 Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Paris, Sautelet, 1825, p. IX.

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