« Parler librement »
| ,Première partie : Auteurs et autorité(s). Liberté de parole et figure auctoriale
Autour du Père Garasse, 1623-1626 : l’invention collective d’un auteur unique
Texte intégral
1Au moment de proposer une réflexion sur l’auteur et la liberté de parole à propos d’un écrivain aussi peu connu que le Père jésuite François Garasse (1585-1631), le recours à une « autorité » introductive s’impose. Voici ce qu’écrivait Charles Nisard en 1860 dans une longue étude sur Garasse :
- 1 C. Nisard, Les Gladiateurs de la république des lettres aux xve, xvie et xviie siècles [1860], Genè (...)
Il n’y a d’égal au bruit que son nom fit alors, que le silence où il s’éteignit, avant même que celui qui le portait eût cessé de vivre. Mais enfin Garasse fut contemporain de sa gloire : on a rarement ce bonheur, même quand on a mérité mieux que lui.1
2Garasse ferait donc partie des auteurs oubliés après avoir été très connus, mais il a été « oublié » tellement vite, si l’on peut dire, qu’il en devient intéressant : auteur d’un nombre important d’ouvrages entre 1617 et 1626, au centre de plusieurs polémiques à partir de 1623, à tel point que son nom fait un bruit sans égal, selon Nisard – effectivement, il est sur toutes les lèvres et dans tous les livres, ou presque, entre 1623 et 1626 –, Garasse tombe dans le « silence » absolu avant même sa mort, qui ne survient pourtant que cinq ans après sa gloire.
- 2 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (Conférence de 1969), Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1 (...)
3Avant même d’en savoir plus, on est tenté de penser qu’il s’agit là d’un « oubli » organisé et volontaire, en d’autres termes, d’un silence révélateur d’une spécificité de la figure auctoriale de Garasse. En repartant de l’analyse de Foucault2, on pourrait dire que se présente à nous un cas de « fonction-auteur » ayant d’abord été forte, incontournable même, avant de perdre brutalement tous les caractères de l’autorité. Foucault présente effectivement la fonction-auteur comme un attribut essentiellement variable des textes, puisque fruit d’une construction sociale complexe et mouvante. Il ajoute également qu’avant d’être légalement établie à partir de la fin du xviiie siècle, la fonction-auteur a souvent servi à étayer des procédures punitives à l’égard des écrivains ou des éditeurs. Serait-ce le cas pour Garasse ?
4Au fil d’un travail de thèse portant sur la question de la médisance dans le premier xviie siècle français, il m’est apparu que ce belliqueux jésuite a été d’abord l’initiateur puis la victime d’une « cristallisation » singulière de la fonction-auteur, dans son rapport aux autorités – aussi bien littéraires que politiques et religieuses. D’où la question que je pose ici, en essayant d’identifier, autour du « phénomène littéraire » qu’a été Garasse, les différentes caractéristiques de la fonction-auteur telle que la propose Foucault : comment s’est construite, puis « détruite », la figure auctoriale du Père Garasse entre 1623 et 1626, et en quoi ce parcours auctorial singulier instaure-t-il en son centre un débat sur la liberté de parole ?
Présentation du corpus
5Un premier survol de ce corpus polémique schématisé (voir l’organigramme en annexe) permet de cerner quelques caractéristiques du parcours auctorial de Garasse, et de la place qu’il a tenue dans l’espace des publications imprimées, durant ses quelques années d’activité en tant qu’auteur.
6On constatera d’abord le nombre important d’œuvres dues à Garasse ou directement dirigées contre lui, parues en l’espace de cinq ou six ans. Notons d’ailleurs que le nombre d’écrits par an va croissant jusqu’en 1626 (à tel point que je n’ai pu les faire figurer tous). Si l’on pense qu’un bon nombre d’entre elles font plusieurs centaines de pages – parfois plus de mille comme pour la Doctrine curieuse –, et qu’il fallait chaque fois le temps qu’elles soient imprimées et diffusées avant qu’on puisse les lire et les réfuter par un nouvel imprimé, on a une idée de la vitesse de rédaction et d’impression caractéristique de ce type de corpus polémique, ainsi que du resserrement du public concerné.
7Deuxième constat, les responsables de cette inflation du corpus sont avant tout les contradicteurs, dont les œuvres, absentes jusqu’en 1622, font leur apparition en 1623 pour se multiplier dans les années qui suivent, jusqu’à « étouffer » visiblement la production garassienne, en 1626.
- 3 François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou pretendus tels, contenant (...)
8Le premier et principal déclencheur de cette flambée réfutatrice est La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps3, la seule œuvre de Garasse qui soit restée dans les mémoires, publiée en août 1623, au lendemain de la condamnation de Théophile de Viau. La Doctrine curieuse est ainsi à l’origine d’une querelle d’imprimés dont les principaux acteurs, outre Garasse, sont Guez de Balzac, le prieur mondain François Ogier, ami du précédent, et Antoine Rémy, « porte-plume » des fils Pasquier. Cette triple querelle, qui constitue à mes yeux une sorte de « procès de la médisance », se termine à la fin de 1624 sur la réconciliation forcée de Garasse avec Ogier et Balzac.
- 4 G.G.R. theologi ad Ludovicum decimum tertium Galliae & Navarrae regem christianissimum Admonitio, s (...)
- 5 Quaestiones quodlibeticae tempori praesenti accomodae ad illustrissimum S.R.E. cardinalem de Richel (...)
9Un deuxième épisode polémique se produit à partir de septembre 1625, autour de deux libelles anonymes dirigés contre Louis XIII et son nouveau ministre Richelieu : l’« Admonition à Louis XIII »4 et les Quaestiones quodlibeticae5. On notera, d’une part, que cette branche du corpus polémique autour de Garasse semble surgir ex nihilo, puisqu’on sait aujourd’hui que le premier pamphlet incriminé, l’« Admonition à Louis XIII », n’est pas de Garasse, et d’autre part, que Garasse a désormais affaire à de nouveaux contradicteurs (Fancan, Ferrier), qui sont en réalité les écrivains réunis et mandatés par Richelieu pour défendre sa politique sur le terrain des imprimés.
10Nous aurons à commenter plus amplement ce surgissement impromptu, autour de l’Admonitio et des Quaestiones, d’une nouvelle branche de la polémique, qui marque, nous le verrons, la défaite de Garasse. Le rôle décisif joué par des ouvrages introduits dans la polémique par un biais « fictif » (rumeur, fausse attribution, parallèle douteux) est en effet caractéristique d’un corpus conditionné par la rumeur et autres formes de publication – ou publicité – non imprimées, qui viennent concurrencer et conditionner la production imprimée, et du même coup influencer l’établissement d’une fonction-auteur. Le moment où attribution et censure se rejoignent me semble correspondre au constat fait par Foucault d’une existence d’abord punitive de la fonction-auteur.
11Essayons à présent d’analyser les deux phases successives que nous avons déterminées dans le déroulement des polémiques autour de Garasse : de 1623 à août 1625 d’abord, de septembre 1625 à la fin de 1626 ensuite.
Première phase : 1623 - août 1625
Garasse vainqueur du « procès de la médisance »
- 6 François Ogier, Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse, de François Garasse…, Paris, (...)
- 7 Jean-Louis Guez de Balzac, Lettres du sieur de Balzac, Paris, T. Bray, 1624, 609 pages.
- 8 Le titre originel était : Deffence pour Estienne Pasquier […] contre les impostures et calomnies de (...)
12Garasse sort vainqueur de cette première querelle d’imprimés, indéniablement renforcé dans sa position d’auteur. Ce n’est pourtant pas faute d’adversaires valables : le Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse6 d’Ogier est une condamnation sévère, piquante et convaincante, parue à peine un mois après la Doctrine ; la « Lettre à Hydaspe »7 de Guez de Balzac est aussi cinglante que radicale, puisque Balzac, jouant de sa réputation grandissante d’homme de bon goût, en appelle solennellement à l’Inquisition pour réduire au silence les auteurs comme Garasse ; la réfutation de Rémy, enfin, quoique lourde et laborieuse dans sa façon de pasticher Garasse, est un succès de librairie, plusieurs fois réédité entre 1624 et 1627 sous le titre publicitaire d’Anti-Garasse8.
13Pourtant, ces trois principaux adversaires sont tombés dans le piège tendu par le jésuite : celui de l’excès. En voulant combattre Garasse sur son terrain et avec ses propres armes, Rémy comme Ogier versent fréquemment dans l’insulte, l’image scabreuse, la médisance, ou l’énumération bouffonne, autant de traits qu’ils condamnent pourtant chez le jésuite. Ce faisant, ils discréditent en partie leur argumentaire, tout en validant dans les faits ce qu’on pourrait appeler le « territoire d’auteur » de Garasse. Dès lors, celui-ci a beau jeu de faire passer ses propres « excès de zèle », causés selon lui par son ardeur à défendre la religion, pour des péchés véniels, à côté des attaques à outrance dirigées contre lui par ceux qu’il nomme de mauvais catholiques. C’est ce qu’il fait, en particulier dans sa Responce de Garasse aux mesdisans, publiée contre les fils Pasquier et leurs alliés en 1624 :
- 9 Responce de Garasse aux mesdisans, s. l., 1624, 16 pages, p. 3-4.
Vous autres Chantres mal-concertez, aussi mal disposés de cerveau que d’humeurs, […]. Tous ces insolents propos, & beaux mots de taverne, que vous objettez à Garasse, semblent plutost estre devises d’Anges de greves, que de Courtisans & d’Advocats, parce que vous vous faites cognoistre tristes, mesdisans, & bouffons […].9
14Plus encore, Garasse prend prétexte de ces attaques excessives pour renforcer son statut de champion du catholicisme, et revendiquer d’une façon audacieuse et explicite une véritable liberté de parole.
La conquête d’une étonnante liberté de parole, et l’invention d’une autorité
15Dans sa réponse à Ogier datée de janvier 1624, l’Apologie du Père Garasse, le jésuite s’appuie sur l’autorité que lui confère son statut de théologien pour promouvoir le sème de la liberté appliqué à la parole :
- 10 Apologie du P. François Garassus…, Paris, S. Chappelet, 1624, 360 pages, p. 203.
Il n’y a rien de plus libre que les advis, & s’il [Ogier] frequentoit aussi souvent la Sorbonne que la taverne, il apprendroit que les théologiens se refutent tous les jours sans s’espargner l’un l’autre, et sans encourir le blasme de mesdisance.10
- 11 De toute façon, Garasse se considère comme le premier offensé, puisqu’il n’a fait selon lui que rép (...)
16Mais le prédicateur n’en reste pas là. S’appuyant sur les attaques dont il est l’objet, et qui portent sur des questions d’histoire ou de politique, il exige un droit de réponse extensif11, et ce, au nom de la « liberté de parler », ce qui est particulièrement intéressant pour nous :
- 12 Responce de Garasse aux mesdisans, p. 11.
Dans une pleine paix, & dans le cœur mesme de ce Royaume, […] sans aucun aveu vous osez blasmer la foy Catholique Apostolique et Romaine […], & encor nous n’oserions faire réplique à tous vos malheureux discours. Non, non, la liberté de parler nous doit estre aussi libre qu’à vous […].12
- 13 Les jésuites, rétablis en France depuis 1603, et désireux d’élargir leur influence, laissaient, sem (...)
17Garasse revendique donc, de manière audacieuse, un droit à la parole publique étendu pour les religieux, au-delà des seules controverses et questions de théologie. Fort de la liberté de publication que lui laisse son ordre13, et de la légitimité qui en découle, il se pose en représentant d’une autorité ecclésiastique non seulement étendue à tous les domaines de la société, mais aussi renouvelée, et à même de vaincre les nouveaux adversaires de la religion, au premier rang desquels il place les « beaux esprits ».
- 14 Garasse, La Doctrine curieuse…, cité dans Nisard, Les Gladiateurs de la république des lettres, t. (...)
Vouloir convaincre ces hommes par l’authorité de la théologie, c’est vouloir combattre les juifs par l’authorité des Evangiles. […] nos beaux esprits pretendus se moquent de nos prédications, quand nous les réduisons à quelque absurdité par la force de la théologie. […] Il faut donc les battre des pierres de leur propre jardin.14
18Voilà donc le coup de force de Garasse dans cette première phase de la polémique : il s’érige en maître-auteur d’un champ littéraire et polémique qu’il a lui-même créé, et qui a été en quelque sorte officialisé, « autorisé », par ses contradicteurs lorsqu’ils ont accepté de le combattre avec ses propres armes. En important dans le domaine de la littérature religieuse les procédés satiriques d’auteurs comme Mathurin Régnier, et en mettant toute sa capacité rhétorique à justifier son choix d’un style alerte et mélangé, dont il est reconnu comme le nouveau maître depuis ses premiers ouvrages, Garasse parvient à s’imposer comme le seul dépositaire d’une autorité rénovée.
Le triomphe de la liberté
- 15 Guez de Balzac, « Lettre à Hydaspe », Les Premières Lettres de Guez de Balzac, 1618-1627, Paris, Dr (...)
19À ce stade, il faut se pencher sur le dénouement de la querelle entre Garasse et Balzac. Ce dernier attaque justement Garasse sur le terrain de la liberté de parole, dans le fond comme dans le style. Critiquant sans ménagement la lourdeur et la maladresse d’un ouvrage qu’il dit écrit « en langue incogneuë »15 et « barbare », condamnant les saillies de mauvais goût, le manque de logique et la corruption de la philosophie qui caractérise selon lui la Doctrine curieuse, Balzac semble prendre résolument parti contre la liberté :
- 16 Ibid., p. 58-59.
Je sçay bien que les esprits de France sont ennemys de toutes sortes de chaisnes, & que douze cents ans de Monarchie ne leur ont [que] peu fait perdre la liberté, qui leur est aussi naturelle que la vie : Toutes-fois quelques vilains portraicts qu’on se face de l’Inquisition, […] je treuve qu’elle seroit tres-necessaire en ce royaume ; […] elle empescheroit […] que les fols ne remplissent le monde de leurs mauvais livres […].16
- 17 Réponse du sieur Hydaspe au sieur de Balzac, sous le nom de Sacrator, s. l., 1624.
20Mais, on le voit ici, Balzac lui-même, dans sa concision pourtant très éloignée du flot garassien, s’est laissé aller à l’excès. La réponse de Garasse, certes peu élégante, est sans pitié : le jésuite, qui a lui-même formé Balzac, fait de son ancien élève l’exemple de l’anti-écrivain, un censeur frustré et bilieux qui, affirme le prolixe Garasse, se ronge les pattes comme un ours pendant six mois pour faire une lettre de trois pages17. Finalement, sans doute échaudé, Balzac adresse à son ancien maître une lettre de réconciliation, certes non dénuée d’ambiguïté, mais dans laquelle il finit par se rétracter au nom de la liberté de la rhétorique – triomphe de la liberté, en quelque sorte.
21Garasse est visiblement parvenu à mener la polémique sur le terrain qui lui était le plus favorable et à écraser ses adversaires au nom de la liberté de parole. Pour ce faire, il s’est assuré la domination de l’espace de publication : le succès de librairie qu’a été la Doctrine curieuse est suivi de quatre nouveaux ouvrages, imprimés en quelques mois (voir l’organigramme), auxquels s’ajoutent les rééditions de ses précédents ouvrages, dont le succès est encore vif.
22En définitive, Garasse (et avec lui la Compagnie de Jésus à Paris) a profité de son succès de scandale et de la mauvaise publicité qu’on lui a faite. Il est devenu en deux ans un auteur emblématique, centre d’une polémique sur l’autorité, représentant pour beaucoup d’une mauvaise autorité, mais en tout état de cause, un auteur qu’on ne peut que laisser parler. Voici ce qu’en dit Balzac :
- 18 « Lettre à Hydaspe », Les Premières Lettres de Guez de Balzac, p. 62.
Mais à ce que je vois, il ne laisse pas d’être estimé au lieu où vous estes, & de trouver assez de gens qui le suivent pour estre chef d’un mauvais party.18
- 19 La Somme théologique des veritez capitales de la Religion chrestienne, Paris, S. Chappelet, 1625, p (...)
23Sûr de sa victoire, Garasse s’attelle alors à ce qu’il considère comme son opus magnum, la Somme théologique, titre emprunté à Thomas d’Aquin auquel il n’entend pas céder le pas, puisqu’il prétend instaurer en matière d’exégèse « un ordre tout nouveau », en livrant un recueil de « pensées […] toutes nouvelles »19. Il annonce d’ailleurs cet ouvrage énorme comme la suite et le complément de la Doctrine curieuse, preuve qu’il conçoit son parcours d’auteur comme un continuum organisé et nécessaire.
Conclusion de ce premier moment : la figure de l’auteur-prédicateur
- 20 Ibid., p. 649 et 740.
24En août 1625, date de la parution de la Somme théologique, il semble ne plus y avoir de limite à la vision qu’a Garasse de sa propre liberté et singularité d’auteur. Sa Somme théologique est sans doute un des ouvrages théologiques les plus étonnants qui soient, tant il recèle d’images triviales et surprenantes, en particulier dans les topiques animalières. Garasse explique ainsi comment « la personnalité de l’homme a esté comme mise à cheval sur la personnalité du verbe » ou comment « Jesus Christ travailla autour de ses disciples comme un bœuf à la charruë »20.
- 21 Ibid., p. 846 : « Je me contente de dire une fois une bonne parole, de peur de la gaster en la redi (...)
25Garasse croit en son génie, bien que le mot soit péjoratif à l’époque lorsqu’il s’agit de littérature. Il dit vouloir respirer « par ses propres poumons », revendique une esthétique de la spontanéité21, presque de la parole incarnée et définitive, rendue gaie et accessible à tous par cette vertu de l’orateur que Garasse ne cesse de brandir : l’eutrapélie. Il s’est forgé un idéal d’écrivain à sa mesure, celui d’un auteur-prédicateur, utilisant à loisir l’imprimé et visant la plus large diffusion possible dans l’espoir d’atteindre le sermon universel. Il me semble que se dégage ici, pour reprendre les termes de Foucault, une position-sujet de la fonction-auteur : un « je » qui aspire véritablement à une autorité individuelle, et sort des limites permises par son ordre, offrant ainsi le flanc à une riposte qui va faire vaciller la hiérarchie jésuite tout entière.
26Bien sûr, les adversaires de Garasse vont contester à tous points de vue ce rêve auctorial démesuré. Malgré tout, le Père Garasse est bel et bien devenu un auteur emblématique, ne serait-ce que comme symbole d’une mauvaise autorité nuisible aux « authorités », et indissociable de la liberté de parole, autant que de son équivalent néfaste : la médisance. Ce que François Ogier pressentait explicitement dès 1623, en dénonçant la manière dont Garasse laisse entendre, six ans après, et de façon cryptée, qu’il est l’auteur du Banquet des sages :
- 22 Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse, p. 28.
Cela ne sont-ce pas des tours de souplesse de Garasse, pour s’acheminer peu à peu à une pleine liberté, de mesdire librement & la teste levee des personnes vivantes plus relevees en dignité & en authorité ?22
Deuxième phase : septembre 1625 - fin de l’année 1626
27Tout change dès le mois de septembre 1625. Jusqu’alors, Garasse maîtrisait ses adversaires en dominant et en orientant avec brio le jeu des écrits croisés vers son « territoire » polémique, les égratignant par des traits d’esprit acerbes, les étouffant d’énumérations et d’exemples bibliques ou patristiques, tout en prenant soin de ne jamais se mettre à dos les grands personnages de l’État et de toujours parler « en troisiesme personne » de ceux qu’il critiquait. Mais le déplacement de la polémique vers la personne de Louis XIII, et plus encore vers celle de Richelieu, va constituer un piège fatal pour Garasse, puisque celui-ci va perdre le contrôle de la figure auctoriale qu’il avait instaurée. À partir de la fin de l’année 1625, ce sont les adversaires du jésuite qui dominent la construction de la fonction-auteur Garasse, et la font basculer dans l’inacceptable.
Richelieu contre Garasse, ou l’autorité contre l’auteur masqué
- 23 Recit au vray des persecutions soulevées contre les Pères de la Compagnie de Jesus, 1624-1626, publ (...)
28Résumons d’abord les faits, à partir de ce qu’en disent les acteurs eux-mêmes : Garasse d’une part, dans son dernier texte connu23, publié pour la première fois en 1864 par Charles Nisard, et d’autre part les libelles destinés à contrer l’Admonitio et les Quaestiones, et donc à discréditer Garasse.
29L’« Admonition à Louis XIII », qui paraît en latin et clandestinement au début de septembre 1625, n’est pas le premier pamphlet dirigé contre Richelieu (arrivé au pouvoir en 1624), ni le premier à venir des jésuites, qui reprochent au Cardinal sa campagne militaire de la Valteline contre les Espagnols et les troupes pontificales. La force et la nouveauté de l’Admonitio viennent de ce qu’elle prend la forme d’une adresse directe et irrévérencieuse au roi, pour attaquer à travers lui son ministre cardinal sur des questions de religion.
- 24 Ibid., p. 97.
30Immédiatement, les soupçons se portent sur les principaux jésuites, dont Garasse, qui est depuis 1623 l’auteur jésuite le plus lu et le plus connu. Le fait qu’il ait dédié, quelques semaines plus tôt, sa Somme théologique à Richelieu n’empêche pas la rumeur, au contraire : cette dédicace passe pour un calcul. Garasse raconte ainsi que Du Moustier, un de ses ennemis, entre dans toutes les librairies de la rue Saint-Jacques en demandant « si l’on n’avait pas l’Admonition du P. Garasse contre le roi ? »24 Rumeur, donc, mais aussi accusations imprimées : Ranphan, proche de Richelieu, fait imprimer un libelle qui désigne Garasse comme l’auteur de l’Admonitio.
31Cependant, les jésuites parviennent provisoirement à détourner la menace en faisant faire des protestations publiques de leur innocence par tous leurs principaux prédicateurs, dont Garasse.
32Mais en décembre 1625 ou janvier 1626 (donc quatre mois après l’Admonitio), un nouveau seuil est franchi dans l’offense à l’autorité du Cardinal, avec la parution des Quaestiones quodlibeticae. Ce nouveau pamphlet, toujours en latin, est plus incisif encore, car il ajoute à la critique la bouffonnerie, dimension satirique nouvelle qui n’est pas sans préfigurer les futures mazarinades.
33Il s’agit de questions ironiques et médisantes, du genre : « Si de Richelieu et de La Rochelle sont la même chose ? », « Si l’on est mieux reçu par Dieu en se présentant à lui avec une barbiche ? », etc. Tous les moyens sont bons pour dénigrer le Cardinal.
34Les accusations de paternité contre Garasse reprennent aussitôt, mais cette fois de façon beaucoup plus précise et tenace. De fait, Richelieu n’aura de cesse qu’il n’ait identifié l’auteur-individu qui se cache derrière ce second pamphlet.
Il faut un auteur
35Ne se contentant pas des dénégations et des serments d’innocence répétés de Garasse et de ses supérieurs, parmi lesquels le très influent Père Coton, ancien confesseur d’Henri IV, Richelieu diligente simultanément plusieurs enquêtes qui resserrent l’étau autour de Garasse. On voit ici poindre l’idée qu’à ce pamphlet précis, plus qu’à ceux qui l’avaient précédé sans déclencher un tel effort de répression, il faut un auteur. Et cette soudaine nécessité de l’auteur me paraît une illustration intéressante d’un des caractères donnés par Foucault de la fonction-auteur : elle s’exerce de manière inégale sur les textes, dans le temps et dans l’espace, autrement dit, la réception en a plus ou moins « besoin ».
- 25 M. Deloche, Autour de la plume de Richelieu, Paris, 1920.
36La question se pose alors de savoir pourquoi, dans ce cas précis, l’autorité royale et cardinalice a besoin d’un auteur. D’abord, me semble-t-il, parce que les Quaestiones témoignent d’une singularité auctoriale très forte : l’application d’une ironie bouffonne à un contenu qui a trait aux fondements théologiques du royaume contrevient d’une manière frontale au dogme qui commande de ne pas rire en religion, et porte visiblement les signes d’une verve et d’un plaisir satirique individuels qui décuplent l’irrévérence. Ce qui permet peut-être de comprendre pourquoi Richelieu, piqué au vif, d’après l’historien Maximin Deloche25, décide de faire un exemple.
37Et là encore la singularité et la liberté de ton de ce pamphlet jouent un rôle : on peut penser que Richelieu saisit là une opportunité de rabaisser les jésuites dans leur ensemble, en discréditant l’ordre entier au nom des excès criminels d’un seul de ses auteurs, excès rendus particulièrement visibles par le caractère spectaculaire des Quaestiones. Mais pour ce faire, une fois de plus, il faut un auteur. Richelieu se fait tellement pressant auprès de la hiérarchie jésuite que celle-ci est dans l’obligation de désigner un écrivain susceptible de faire un bouc émissaire passable, et de le désavouer. Ce sera, évidemment, Garasse.
Identité et unicité : Garasse pris au piège
38Garasse se trouve dès lors pris au piège de sa propre figure auctoriale, victime de la particularité dont il s’est lui-même targué, et qui a conduit ses contradicteurs à faire de lui l’auteur emblématique de la satire médisante. Ce sont finalement sa singularité et sa notoriété, les deux piliers de sa conquête de l’autorité, qui vont le perdre.
- 26 Jugement et censure…, p. 146.
39Sa notoriété tout d’abord : Garasse est peut-être le plus connu des auteurs polémiques en 1625, il représente le type même de l’écrivain désireux d’obtenir le succès par le scandale, c’est-à-dire en attaquant des hommes illustres. C’est précisément ce qu’explique Ogier en 1623, lorsqu’il dit Garasse « plus curieux de grande que de bonne renommée, pour s’estre osé prendre à ces illustres noms que l’Eternité a consacrez […] »26. Et Garasse, bien sûr, est jésuite, et à ce titre entièrement dévoué à l’Espagne et au pontificat. Voilà qui suffit à faire porter le soupçon sur lui.
40Ce soupçon s’étaie de sa singularité : le « style-Garasse » est suffisamment singulier, même en latin, pour qu’on puisse l’identifier par comparaison avec ses ouvrages précédents et signés, comme on le ferait d’une écriture. Richelieu, sur la foi d’un fort soupçon initial, commande une « enquête de conformité » du style des Quaestiones avec celui des autres écrits de Garasse… Les enquêteurs mettent au jour plus de trente points de conformité.
- 27 Jean Duvergier de Hauranne, Somme des fautes et faussetez capitales contenues en la Somme théologiq (...)
41Le style n’est pas seul en cause. Un des plus brillants adversaires de Garasse, le futur abbé de Saint-Cyran, dédie à Richelieu sa Somme des fautes et faussetez capitales contenues en la Somme théologique du Père Garasse27, ouvrage de réfutation rigoureux, en préambule duquel il dresse un parallèle aussi subtil que systématique entre l’auteur anonyme de l’Admonitio, et celui, bien connu, de la Somme théologique : le but est de démontrer une gravité extrême et une équivalence de procédés dans les deux crimes commis, à savoir respectivement la médisance contre le roi et le blasphème contre Dieu. L’identité profonde entre ces deux formes les plus graves de mauvais usage de la parole devient une preuve de l’identité de l’auteur : la perversion de la pensée est donc une autre caractéristique reconnaissable de l’auteur-Garasse.
Conclusion : l’invention collective d’un auteur unique
42Une fois instauré (par les écrivains proches de Richelieu) le système de publications et de contre-publications en cascade autour de Garasse, ce dernier, dont toute ambiguïté, toute brèche dans l’argumentation, est aussitôt exploitée et punie, ne contrôle plus la sphère des imprimés, et partant, ne contrôle plus la façon dont s’articulent les textes qu’on lui attribue et la fonction-auteur qu’il incarne. Nous touchons là au dernier aspect majeur de la fonction-auteur selon Foucault : elle ne tient pas au seul individu-écrivain, mais résulte d’une construction sociale complexe. Manifestement ici, les axes majeurs de la construction d’une figure auctoriale par Garasse se voient réinvestis et réorientés par ses adversaires, qui cherchent à associer au nom-emblème de Garasse la notion de crime de lèse-majesté. Et pour cela, ils n’hésitent pas à prendre à l’envers le chemin qui va du texte à l’établissement d’une fonction-auteur : ils opèrent la fusion entre l’identité et l’unicité, c’est-à-dire entre la singularité exacerbée de la fonction-auteur construite autour de Garasse et l’unicité supposée de l’individu capable d’écrire « à la manière de » Garasse, pour recomposer le corpus polémique, et lui attribuer des libelles dont l’origine est très incertaine, en une sorte d’« histoire fictive des textes ».
- 28 Mémoires de Garasse, p. 177.
- 29 Ibid.
43Détail significatif, Garasse raconte qu’il va en personne voir le Cardinal, pour récuser les rumeurs qui l’accusent, ce à quoi Richelieu répond : « […] plus de cinquante personnes d’honneur m’ont assuré qu’homme du monde ne peut avoir fait ce livre que vous seul. »28 Le mot est dit : Garasse, en 1625, est unique. Ou en tout cas, la singularité de la « forme-sens » garassienne est suffisamment caractéristique de la fonction-auteur cristallisée autour de son nom pour que ses adversaires aient intérêt à le proclamer auteur-unique et criminel exemplaire. Garasse a beau jurer sur sa part de paradis qu’il n’y est pour rien, il ne parviendra plus à se laver du soupçon, même auprès de ses supérieurs. Il rapporte ainsi dans ses Mémoires les paroles tenues à son propos par le Père Coton, chef des jésuites en France, répondant à Richelieu : « Ou il est innocent, ou il est le plus méchant homme du monde ; ce que nous n’avons pas reconnu jusqu’à présent. »29
44Il n’est plus question de liberté. Désavoué par son ordre, condamné par la Sorbonne, Garasse ne dispose plus d’aucune possibilité de parole. Réduit définitivement au silence, il est exilé à Poitiers, où il meurt cinq ans plus tard en soignant les pestiférés.
Annexes
Notes
1 C. Nisard, Les Gladiateurs de la république des lettres aux xve, xvie et xviie siècles [1860], Genève, Slatkine reprints, 1970, t. II, p. 341.
2 M. Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » (Conférence de 1969), Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, t. I, p. 789-821.
3 François Garasse, La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps, ou pretendus tels, contenant plusieurs maximes pernicieuses à la religion, à l’Estat et aux bonnes mœurs, combattue et renversée par le P. François Garassus, Paris, S. Chappelet, 1623, in-4°, 1025 pages.
4 G.G.R. theologi ad Ludovicum decimum tertium Galliae & Navarrae regem christianissimum Admonitio, s. l., 1625. Je cite, pour plus de commodité, une traduction française du titre utilisée par les textes de l’époque.
5 Quaestiones quodlibeticae tempori praesenti accomodae ad illustrissimum S.R.E. cardinalem de Richelieu seu de Rupella…, s. l., 1626.
6 François Ogier, Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse, de François Garasse…, Paris, 1623, 216 pages.
7 Jean-Louis Guez de Balzac, Lettres du sieur de Balzac, Paris, T. Bray, 1624, 609 pages.
8 Le titre originel était : Deffence pour Estienne Pasquier […] contre les impostures et calomnies de François Garasse, Paris, Th. La Ruelle, 1624.
9 Responce de Garasse aux mesdisans, s. l., 1624, 16 pages, p. 3-4.
10 Apologie du P. François Garassus…, Paris, S. Chappelet, 1624, 360 pages, p. 203.
11 De toute façon, Garasse se considère comme le premier offensé, puisqu’il n’a fait selon lui que répondre, avec ses Recherches des Recherches de 1622, aux attaques portées contre les jésuites par Pasquier père, notamment dans Le Catéchisme des jésuites (1602) et les Recherches de la France (rééditées et augmentées par ses fils en 1621).
12 Responce de Garasse aux mesdisans, p. 11.
13 Les jésuites, rétablis en France depuis 1603, et désireux d’élargir leur influence, laissaient, semble-t-il, une grande latitude à leurs écrivains, quitte à désavouer après coup tel ou tel ouvrage, comme ils le firent avec Garasse en 1626.
14 Garasse, La Doctrine curieuse…, cité dans Nisard, Les Gladiateurs de la république des lettres, t. II, p. 298.
15 Guez de Balzac, « Lettre à Hydaspe », Les Premières Lettres de Guez de Balzac, 1618-1627, Paris, Droz, 1933, t. I, p. 60.
16 Ibid., p. 58-59.
17 Réponse du sieur Hydaspe au sieur de Balzac, sous le nom de Sacrator, s. l., 1624.
18 « Lettre à Hydaspe », Les Premières Lettres de Guez de Balzac, p. 62.
19 La Somme théologique des veritez capitales de la Religion chrestienne, Paris, S. Chappelet, 1625, p. 452.
20 Ibid., p. 649 et 740.
21 Ibid., p. 846 : « Je me contente de dire une fois une bonne parole, de peur de la gaster en la redisant. »
22 Jugement et censure du livre de la Doctrine curieuse, p. 28.
23 Recit au vray des persecutions soulevées contre les Pères de la Compagnie de Jesus, 1624-1626, publié sous le titre Mémoires de Garasse, Paris, Amyot, 1860.
24 Ibid., p. 97.
25 M. Deloche, Autour de la plume de Richelieu, Paris, 1920.
26 Jugement et censure…, p. 146.
27 Jean Duvergier de Hauranne, Somme des fautes et faussetez capitales contenues en la Somme théologique du Père Garasse, Paris, Joseph Bouillerot, 1626.
28 Mémoires de Garasse, p. 177.
29 Ibid.
Table des illustrations
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Titre | Organigramme simplifié des polémiques autour du Père Garasse |
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