Version classiqueVersion mobile

Éducation et territoire : inégalités ou diversité ?

 | 
Hélène Buisson-Fenet
, 
Olivier Rey

Réagir ensemble

Synthèse des débats

Lisa Marx

Texte intégral

  • 1 C. Dupuy, La régionalisation sans les inégalités. Les politiques régionales d’éducation en France e (...)

1Contextualisant la thématique du territoire, Hélène Buisson-Fenet avance que la première notion qu’on associe spontanément au territoire est celle de ségrégation : certains espaces seraient devenus socialement homogènes, soit du côté du « pôle cité » des classes populaires, avec une grande partie de populations d’origine immigrée, soit du « pôle privé » des classes supérieures. Dans l’espace rural, la notion d’enclavement est ensuite souvent évoquée, liée à l’enjeu d’un éventuel handicap à la mobilité, à l’enfermement sur un territoire. Même si c’est effectivement la répartition socialement inégale des populations scolaires, notamment autour des grandes villes, qui attire l’attention, il convient de distinguer les inégalités géographiques et administratives liées aux institutions et aux frontières bureaucratiques, les inégalités sociales spatialisées, et enfin les inégalités scolaires spatialisées, qui, elles, sont internes au système éducatif. Au-delà des inégalités locales, il convient aussi de prendre en compte les diversités locales. Enfin, il semblerait que la décentralisation scolaire et la compétition des régions ne soit pas tant un facteur d’accroissement des inégalités que d’une certaine convergence vers un standard de politique publique produit par la confrontation des différentes collectivités, ce qu’une chercheuse a qualifié de « course vers le milieu »1. Hélène Buisson-Fenet rappelle enfin que l’éducation scolaire n’est plus aujourd’hui le monopole d’un État éducateur centralisé – qui existait sur un laps de temps finalement assez court correspondant au système éducatif des Trente Glorieuses –, mais un champ d’action pour des acteurs diversifiés.

Espace, social et territoire : portée et limites des catégories utilisées

2Christine Lauer souligne l’existence d’un « effet établissement » non réductible aux autres caractéristiques spatiales : il existe de très forts écarts entre des établissements qui ont les mêmes moyens et accueillent une population avec les mêmes caractéristiques socio-économiques. Un établissement n’est pas que le reflet passif de son territoire.

3Damien Coursodon reprend ce point, en remarquant que l’« effet établissement » est souvent compris comme un effet « chef d’établissement », les caractéristiques du lycée ou du collège étant alors assimilées à l’action impulsée par l’encadrement de ces établissements. On peut identifier aussi des territoires différents qui concernent un même établissement : ceux qui sont relatifs à la géographie des espaces scolaires, ceux qui relèvent du quartier d’implantation de l’école, ceux qui concernent les salles des profs, ceux qui sont induits par la politique d’ouverture relative de l’établissement vers des partenaires territoriaux ou au contraire un certain isolement privilégiant une représentation « hors sol » de l’institution scolaire, etc.

4On peut repérer différentes variations du territoire qui sont toutes pertinentes, remarque Pierre Champollion : territoire prescrit ou institutionnel, territoire vécu, territoire symbolique ou rêvé. Il est difficile de caractériser géographiquement les territoires, comme le montre l’exemple des ruralités différentes, qui partagent des régularités mais ont aussi des spécificités, des territorialités qui les distinguent, certaines important même d’autres manières de vivre le territoire.

5Ariane Azéma, croisant sa formation de géographe avec ses fonctions actuelles d’inspectrice générale, pose la question des échelles, qui peuvent conduire à établir des constats qui se vérifient lorsqu’on considère un territoire de loin, mais qui n’ont plus la même pertinence lorsqu’on observe les processus de façon plus rapprochée. Il faut plutôt penser le territoire comme un ensemble de flux plutôt que comme des points fixes, et prendre ainsi en compte notamment les évolutions temporelles ou les transformations qui peuvent rester invisibles dans les statistiques. Un département comme celui de la Seine-Saint-Denis en région parisienne peut par exemple apparaître avec les mêmes caractéristiques sociales et scolaires durant une assez longue période, mais ces indicateurs masquent des migrations, des mobilités et des populations qui changent constamment. L’administration ministérielle prend mieux en compte l’échelle spatiale et veille à situer les enseignants et élèves dans leurs espaces, à l’image de leur géolocalisation qui a été intégrée par la Direction de l’éducation, de la prospective et de la performance (DEPP) dans un certain nombre d’études récentes. Ceci noté, le ministère de l’Éducation nationale partage le rapport compliqué de l’État français au territoire et a souvent délégué aux académies la question locale (contrairement au ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche), la stratégie territoriale se limitant à la question de l’écart à la norme. Enfin, il ne faut pas oublier que l’enjeu implicite de ces questionnements sur le territoire revient à identifier le responsable de l’inégalité scolaire, trait saillant du système éducatif de notre pays. Paradoxalement, il pourrait être cyniquement constaté que notre système fonctionne bien, puisqu’il a été justement organisé afin de sélectionner des élèves et produire donc ces inégalités, ironise Ariane Azéma.

6Leïla Frouillou revient sur ce travail de déconstruction et de reconstruction des catégories de « territoire » et des variables utilisées pour les caractériser, en proposant l’articulation de plusieurs manières de mesurer. Peu nombreux en France, les géographes de l’éducation préfèrent pour certaines et certains parler de la « dimension spatiale » du fait scolaire et des trajectoires éducatives plutôt que du territoire, afin d’éviter les catégories a priori et pouvoir, de manière empirique, chercher où se niche le spatial dans le scolaire et le social. Reprenant les trois états du capital culturel de Pierre Bourdieu, Leïla Frouillou décline ensuite cet enjeu spatial : l’espace se trouve dans les représentations des espaces des possibles, dans les objets et les instruments – par exemple des manières d’accéder à des établissements, rejoignant la question des flux et des mobilités, et des politiques de transport –, et enfin dans les institutions, par exemple par les barrières administratives dans les systèmes d’affectation des élèves et des étudiants à différents niveaux.

7Sylvain Lunetta, principal d’un collège de Vaulx-en-Velin, intervient pour interroger le nouvel indicateur d’« éloignement » de la DEPP, qui lui paraît statique. Constitue-t-il autre chose qu’un indice de proximité ou d’éloignement entre le collège et des installations sportives et culturelles ? Pourquoi des collèges dans des situations très différentes ont finalement des indices identiques ?

  • 2 DEPP, Une typologie des communes pour décrire le système éducatif. Note d’information no 19.35, Par (...)

8Ariane Azéma précise le cadre contextuel de cet indicateur, dont l’objectif est de dépasser la simple catégorisation en urbain, rural et mixte. La nouvelle grille d’analyse territoriale qui a été élaborée (voir les notes de la DEPP publiées en 20192), croise la question de densité et la question d’intégration dans des aires urbaines. Afin de saisir la couverture territoriale des établissements, l’indice proposé prend en compte le « rayonnement » de l’établissement, tant pour le recrutement de ses élèves que pour l’offre proposée par l’établissement. Loin de ne s’appliquer que dans les zones rurales, cet indicateur serait également déclinable dans un contexte urbain. Ariane Azéma reconnaît d’abord que l’inclusion du lieu de résidence des élèves, jamais travaillé auparavant à cette échelle, peut donner des résultats inattendus et estime intéressant, ensuite, d’améliorer l’indicateur par la prise en compte non pas seulement de la distance kilométrique, mais aussi de la distance de transport, afin de mesurer l’éloignement de façon plus pertinente.

9Pierre Champollion revient sur la distinction, esquissée par Leïla Frouillou, entre affectation et orientation, la première renvoyant selon lui au territoire géographique et à l’offre de formation, la seconde à l’aspiration des élèves. Il la complète par la différence entre l’aspiration des élèves, ce qu’ils espèrent, et le niveau d’expectation, défini comme ce qu’ils s’attendent à obtenir. Ainsi, dans certains secteurs de montagne et dans les territoires ruraux enclavés, ces deux aspects se cumulent : les élèves demandent moins et s’attendent aussi à ne pas voir leurs demandes couronnées de succès dans les différentes procédures existantes, ce qui aboutit parfois à ce qu’on désigne sous le terme d’autocensure.

10Il est donc impossible de séparer le territorial et le social. En fonction des lieux, le territoire symbolique pèse plus ou moins et peut avoir des effets inattendus : par exemple, dans l’école de montagne, le plafond de verre s’inverse, les parents cherchant à retenir les garçons sur le territoire, tandis que les filles, à niveau égal mais sur lesquelles pèse moins la territorialité montagnarde, s’orientent davantage vers l’enseignement général long et l’enseignement supérieur. Dès lors, se posent les questions suivantes : le territoire est-il une fatalité comme le social, et si tel est le cas, comment s’en sortir ? Pierre Champollion plaide pour une prise de conscience par les parents et les enfants de la dimension territoriale et sociale, afin que cette prise de conscience les aide à s’émanciper de ces contraintes pour leurs projets d’orientation.

Territoires et personnels éducatifs

11Hélène Buisson-Fenet soulève la question de la répartition territoriale des ressources humaines, en particulier en enseignants. Certains départements sont en effet mieux dotés en matière de ressources de personnels jeunes, d’autres attirent plutôt des enseignants expérimentés, d’autres encore doivent recourir à des contractuels et peinent à stabiliser les personnels. Par ailleurs, au vu de la complexité des variables à la fois spatiales, sociales, économiques qui caractérisent les territoires, comment évaluer la part propre de l’effet des politiques éducatives sur les inégalités ?

12Au sujet de la gestion spatiale de cette ressource enseignante, Leïla Frouillou remarque que peu de travaux scientifiques existent sur la carte scolaire et les enseignants. Il serait selon elle très intéressant de travailler sur les systèmes d’affectation des enseignants, de la même manière qu’elle travaille sur les systèmes affectant des élèves. Elle dessine ensuite deux pistes pour étudier, avec une dimension spatiale, les effets des politiques éducatives sur les inégalités, à des échelles différentes : d’une part, au niveau des classes et des établissements, aborder les pratiques pédagogiques, les espaces et les circulations (incluant des aspects comme le nombre d’élèves par classe, les supports, et tous les personnels éducatifs) ; d’autre part, au niveau de la configuration institutionnelle, se pencher sur la carte scolaire et les systèmes d’affectation. À cet égard, le passage de la procédure APB à Parcoursup pour affecter les bacheliers dans l’enseignement supérieur peut être pris comme un cas quasi expérimental afin d’étudier les effets d’un changement de politique publique sur les inégalités.

13Damien Coursodon revient sur l’affectation des enseignants dans l’enseignement secondaire, qui est très codifiée et passe par des barèmes qui ont tendance à concentrer dans des territoires considérés moins attractifs les enseignantes et enseignants entrés le plus récemment dans le système éducatif, du fait du système national de points de mutation. Ce système fait l’objet de stratégies, tant individuelles que collectives. La carte scolaire pour l’affectation des élèves est le pendant de ce système côté usagers. Damien Coursodon présente l’exemple lyonnais, où certains lycées de centre-ville développent une stratégie d’attraction des élèves hors-secteurs, car la démographie scolaire de leur secteur ne suffit pas à remplir leurs capacités d’accueil. Le paramétrage des outils d’affectations est central, permettant par exemple à un certain nombre d’élèves de collèges REP+ d’éviter leur lycée de secteur, appauvrissant ainsi les établissements du territoire de certains élèves et familles qui savent comment se saisir du système pour des stratégies de contournement.

14Réduire les inégalités et l’écart à la norme ne relève pas seulement de la volonté du ministre mais également de celle des usagers, soutient Christine Lauer. Ainsi, des systèmes d’affectation locale peuvent chercher à créer de la mixité sociale là où il n’y en a pas – puisque les inégalités socio-spatiales échappent en partie à l’école – et ainsi répondre à une demande des familles qui adhèrent à la norme de la réussite scolaire et veulent permettre à leurs enfants de sortir du secteur quand ce dernier apparaît insuffisamment mixte. Revenant sur les affectations enseignantes, Christine Lauer remarque que certains personnels, notamment en éducation prioritaire, affichent une volonté de revenir vers des territoires de vie qu’ils connaissent, qui s’accompagne en même temps d’une autocensure par rapport aux établissements prestigieux du centre-ville, dont ils disent qu’ils ne s’y sentiraient pas à leur place.

  • 3 Observatoire des territoires, Regards sur les territoires. Rapport 2017, février 2018. En ligne : [(...)

15Au niveau du ministère de l’Éducation nationale, regrette Ariane Azéma, la question géographique n’est trop souvent appréciée qu’en termes de démographie et de postes gagnés ou perdus. Pourtant, on pourrait imaginer que d’autres facteurs et dynamiques territoriales, comme le « décrochage » du grand Nord-Est (constaté par exemple par un rapport sur la cohésion du Commissariat général à l’égalité des territoires en 20173), qui par ailleurs perd des élèves, donnent lieu à une stratégie éducative de compensation, au-delà de la simple gestion budgétaire et comptable.

  • 4 J. Grenet et G. Fack, « Mixité sociale et scolaire dans les lycées parisiens. Les enseignements de (...)

16Sur l’affectation et la mixité, les mêmes dynamiques sont à l’œuvre à Paris. En 2002, le système d’affectation des lycéens avait été complètement revu, dans un but progressiste et égalitaire, en redécoupant Paris en quatre grands secteurs. Si la mixité sociale a progressé, cela s’est fait aux dépens de la mixité scolaire par une classification hiérarchique des établissements et des élèves, menant à une homogénéisation scolaire forte4. Des travaux sur l’orientation dans l’éducation prioritaire, en analogie avec ceux dans des contextes de montagne étudiés par Pierre Champollion, montrent d’une part que les élèves et familles se censurent, et d’autre part qu’ils ont raison de le faire, étant donné la probabilité d’échec au changement de cycle suivant. Les familles populaires ont donc raison d’avoir peur, de ne pas croire en l’institution, remarque Ariane Azéma. L’institution scolaire, sous pression sociale très forte, contribue à des mécanismes de ségrégation. Dans certains territoires, ce n’est pas la ségrégation qui crée l’école, mais l’école qui crée la ségrégation résidentielle, qui par ailleurs se fait par le départ des personnes aisées plutôt que par le regroupement des personnes défavorisées.

17Sur la mobilité des enseignants et des personnels, Ariane Azéma présente quelques enjeux qui ressortent des nombreux rapports des inspections générales. Elle rappelle les différences de système entre le premier et le second degré et le dispositif de cogestion historique entre l’administration et les organisations professionnelles. Pour presque 50 % des enseignants aujourd’hui, l’enseignement est une seconde carrière, les pratiques et enjeux de mobilité peuvent donc varier en fonction de la situation dans un parcours de vie. Dans le fonctionnement concret du système, les catégories spécifiques comme les rapprochements de conjoint finissent par s’annuler à cause du très grand nombre de demandes. Comme dans d’autres secteurs, par exemple la santé, le vivier de recrutement se trouve dans les cœurs métropolitains, tandis que les affectations se situent plus ou moins à distance ou à proximité de ces centres urbains, ce qui génère quelques difficultés

  • 5 C. Terrier, J. Combe et O. Tercieux, « Améliorer la mobilité des enseignants sans pénaliser les aca (...)

18Olivier Rey mentionne les travaux de Camille Terrier sur l’affectation des enseignants, qui montrent comment le système actuel bloque la mobilité des enseignants par des jeux à somme nulle et le déséquilibre entre demandes et offres entre académies5.

  • 6 C. Rothenburger, Vers la territorialisation de l’identité professionnelle. Le cas d’enseignants rur (...)

19Pierre Champollion aborde ensuite le territoire sous l’angle de la formation des enseignants et l’éventuelle prise en compte de la spécificité des publics ruraux dans le premier degré. Certains travaux montrent que les résultats sont meilleurs lorsqu’il existe une territorialité ou représentation partagée entre enseignants et élèves6. D’autres travaux montrent l’existence de gestes professionnels spécifiques dans les territoires ruraux. Cet enjeu n’est pas neuf, puisque abordé dès 1925 au Congrès de l’école rurale, et se pose alors la question de son éventuelle prise en compte dans la formation des enseignants. Si certains cantons suisses et la Catalogne proposent des formations spécifiques à la territorialité rurale ou montagnarde à leurs publics, cela reste peu développé et reconnu en France.

20Annie Feyfant, professeure retraitée et ancienne chargée d’études à l’IFÉ, revient sur la spécificité du premier degré et particulièrement sur les directeurs d’école qui peuvent difficilement développer une vision « hors sol » de l’éducation, car ils sont obligés d’articuler l’éducation et le pédagogique avec le territoire et l’espace social – notamment dans les quartiers avec des familles populaires –, et entretiennent des liens forts avec les mairies. Ce lien au territoire se dilue cependant au collège.

21Damien Coursodon reprend cette intervention pour préciser sa définition d’un établissement hors sol : si les élèves ancrent l’établissement au territoire, la dimension partenariale avec les acteurs du territoire – le premier degré, les collèges, les acteurs culturels et sportifs – peut être faible. Le projet des cités éducatives permet d’engager un travail pour réancrer l’établissement, en travaillant sur les partenariats locaux et entre premier et second degré.

Territoires et différenciations dans l’enseignement supérieur

22Olivier Rey oriente la discussion sur l’enseignement supérieur, où des stratégies territoriales de l’État existent dès les années 1990, concrétisées par les plans « Universités 2000 » puis « Universités 3M », impliquant la création d’antennes universitaires ou d’universités nouvelles, répondant aussi à la sollicitation des collectivités locales. D’autres mouvements plus récents de reconfigurations territoriales, d’abord autour des pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), puis des ComUEs et maintenant des regroupements ou fusions d’établissements à la faveur des initiatives d’excellence (IDEX), témoignent d’une politique active dans ce secteur.

23Leïla Frouillou présente quelques résultats du groupe de recherches ACIDES (approches critiques interdisciplinaires de l’enseignement supérieur) dont elle fait partie et qui travaille notamment sur les frais d’inscription, les dynamiques de polarisation et les nouvelles inégalités. Si dans les années 1990 avec le plan « Universités 2000 » il s’agissait d’étendre le maillage territorial, on se trouve aujourd’hui dans une phase de repolarisation, de différenciation accrue des formations, dont témoigne par exemple l’émergence de nombreuses doubles licences. Parcoursup met en évidence la croissance de demandes de formations dans le privé et vers les filières universitaires en droit, économie et gestion, tandis que les sciences humaines et sociales connaissent une relative baisse de l’attractivité, à l’exception de certains établissements considérés comme prestigieux (à l’image de la licence d’histoire à la Sorbonne), au point que certaines formations finiront peut-être par fermer. On peut aussi supposer que la fusion des régions aura des effets sur le paysage universitaire.

24Des formes de hiérarchisations importantes existaient déjà entre universités avant Parcoursup. Il y avait par exemple un écart de 50 points concernant la proportion d’étudiants d’origine sociale favorisée entre Paris 2 (60 %) et Paris 13 (15 %) parmi les primo-entrants en licence de droit en 2011. Parcoursup s’insère dans une continuité avec le système APB, mais la mise en concurrence des formations et des bacheliers accroît probablement la hiérarchisation et la segmentation. De manière analogue aux travaux de Julien Grenet sur Affelnet à Paris, Leïla Frouillou pose l’hypothèse qu’il y aura des effets de stratification scolaire accrue du supérieur, puisque le tri des dossiers se fonde sur les notes, articulé à des effets paradoxaux de mixité sociale de certaines formations. En effet, l’incitation faite aux meilleurs bacheliers de candidater dans les formations les plus prestigieuses peut conduire à détourner encore plus les étudiants les mieux préparés scolairement de filières moins sélectives ou moins attractives, notamment au sein du secteur universitaire.

25Ariane Azéma remarque que l’enseignement supérieur privé connaît désormais une importante croissance à deux chiffres, qui pose la question du monopole du secteur public. Loin d’être l’apanage des classes supérieures, il se trouve, dans l’enseignement supérieur privé, une sur-inscription des classes populaires supérieures et des classes moyennes inférieures. Ariane Azéma y voit le signe d’une incertitude grandissante d’une partie de la population envers les institutions publiques. Parcoursup fonctionne assez bien au regard de ce qu’on en attend comme instrument de pilotage, mais il est possible qu’il produise des effets assez forts sur l’offre de formation et notamment sur les filières les plus académiques, qui risquent de voir leur part se réduire dans l’enseignement supérieur. Certains petits centres d’enseignement supérieur peuvent aussi être mis en danger par les reconfigurations autour des grandes régions et métropoles, mais le rôle encore central du maillon départemental dans les régions préservera sans doute la place des universités moyennes.

26Concernant Parcoursup, le choix du privé représente un refus de la massification, ce qui questionne les valeurs du système républicain, estime Christine Lauer. Elle relève l’existence, dans certains cas, de stratégies similaires en école primaire par des familles qui inscrivent les enfants dans l’enseignement public en CP-CE1, où la taille des classes est limitée à douze élèves, avant de passer dans l’enseignement privé à partir du CE2, dans une logique d’entre-soi.

La place des politiques locales dans l’éducation

27Olivier Rey relève l’absence complète dans la discussion des responsables de collectivités territoriales et des politiques locales d’éducation, alors que leur « irruption » était une grande tendance il y a quelques années, tant dans l’enseignement supérieur que dans le système scolaire (par exemple autour de la réforme des rythmes scolaires). Peut-on évoquer un désenchantement des collectivités territoriales en matière de politique éducative ? Ensuite, serait-il souhaitable ou sensé d’avoir une politique éducative « par le bas », ancrée et produite dans l’espace relationnel local ?

28Plutôt que des politiques éducatives par le bas, Christine Lauer propose une rencontre sur des objectifs partagés, pour piloter et mettre en cohérence les politiques publiques autour de l’école. Si l’école a tendance à chercher à l’extérieur uniquement ce qu’il lui manque, il faudrait procéder dès le départ à un diagnostic territorial partagé qui identifie les apports possibles des uns et des autres. En revanche, l’échelon régional apparaît comme celui qui semble le plus éloigné de l’institution scolaire, contrairement aux mairies qui sont des partenaires efficaces de l’école, par exemple dans le contexte des réseaux d’éducation prioritaire ou des conventions ruralité.

29Le constat est à nuancer hors enseignement général, remarque Hélène Buisson-Fenet, puisque les cartes de la formation professionnelle initiale sont largement outillées par le partenariat entre l’État et les régions depuis plusieurs années.

  • 7 Mission territoires et réussite, Rapport remis le 5 novembre 2019 par Ariane Azéma, inspectrice gén (...)

30Ariane Azéma rappelle qu’il y a une injonction régulière au partenariat avec les collectivités territoriales, dès les années 1980, à chaque réinitialisation de l’éducation prioritaire (qui est vue comme la seule politique territoriale), avec un aspect qu’on pourrait qualifier d’incantatoire. Une certaine tradition étatique et ministérielle a fait et fait encore obstacle à la reconnaissance des actions et des pouvoirs des collectivités territoriales. Parmi celles-ci, il faut distinguer deux niveaux : le méso avec des acteurs (comme les régions) peu territorialisés qui gèrent plutôt des budgets d’investissement, et le niveau local (par exemple les métropoles et les intercommunalités), plus gestionnaire et avec plus de proximité. Des luttes sourdes entre l’État et les collectivités territoriales ont marqué leurs relations, même si elles se sont en partie apaisées. Ces différends ont porté sur les bâtiments hier, sur les environnements numériques de travail (ENT) et les personnels d’accueil aujourd’hui, sur l’orientation et l’apprentissage demain. Une autre ligne de tension porte, au sein de l’État, sur l’interministériel, puisque l’Éducation nationale (comme la santé) s’est construite en autonomie par rapport à l’administration préfectorale, qui, dans l’ordre symbolique de l’État, détient le monopole du local et des relations aux collectivités. Les relations entre la hiérarchie de l’Éducation nationale et la voie préfectorale, entre recteur et préfet, voire chefs d’établissements et sous-préfet, peuvent être compliquées et ambivalentes, même si elles ont tendance à s’améliorer. Le rapport rendu récemment au ministre par Ariane Azéma et Pierre Mathiot7 propose un vade-mecum pour les relations entre l’éducation et les collectivités locales. Les résultats des prochaines élections dans les communes et les régions auront peut-être un effet sur la stratégie du gouvernement dans ce domaine.

31En matière de politique éducative, Pierre Champollion se demande s’il s’agit d’enfermer le devenir des élèves dans un cadre géographique ou de les préparer à la mobilité régionale, nationale voire internationale, tant pour les études que pour les emplois auxquelles elles préparent.

32Catherine Hurtig-Delattre, professeure des écoles et chargée d’études à l’IFÉ, souligne que les rapports avec les collectivités territoriales modifient en profondeur la professionnalité enseignante, mais sont trop peu abordés en formation initiale et continue. Le poids de ces relations s’est accru au fil du temps et suscite des résistances enseignantes. Ces dernières sont motivées d’une part par une crainte de rupture du contrat républicain, par exemple en termes de répartition inégale des ressources entre écoles en fonction des préférences idéologiques des maires. Ces résistances prennent d’autre part la forme d’une opposition au contrôle par les collectivités territoriales, par exemple en matière d’évaluation des projets qu’elles financent, puisque le maire n’est pas le supérieur hiérarchique des enseignants. Si les résistances sur le territoire s’affaiblissent, notamment en éducation prioritaire, on en trouve encore beaucoup dans la hiérarchie intermédiaire de l’Éducation nationale.

33Ariane Azéma note effectivement la difficulté de cette double hiérarchie pour les personnels enseignants et non enseignants. La résistance est en partie culturelle et ne relève pas seulement des enseignants, mais aussi des collectivités territoriales, qui perçoivent l’Éducation nationale comme autonomiste, avec même des tendances anarcho-syndicales en son sein ! Cette méconnaissance et cette incompréhension peuvent se régler localement entre individus mais persistent au niveau structurel. Le ministère ne se saisit pas de cette question du frottement, qui remonte peu et reste difficile à résoudre. Il conviendrait de multiplier les formations sur ces questions de collaboration entre éducation et collectivités locales, notamment en direction des inspecteurs et des personnels de direction. Dans le rapport qu’elle a écrit avec Pierre Mathiot, Ariane Azéma a d’ailleurs proposé de former les personnels d’encadrement, notamment en vue du développement du dispositif des cités éducatives. Une autre proposition de ce rapport est le passage au niveau académique pour une partie de l’éducation prioritaire (l’autre partie restant nationale), dans l’objectif que la déconcentration puisse être un facteur de rapprochement.

Notes

1 C. Dupuy, La régionalisation sans les inégalités. Les politiques régionales d’éducation en France et en Allemagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.

2 DEPP, Une typologie des communes pour décrire le système éducatif. Note d’information no 19.35, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, septembre 2019. En ligne : [https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/imported_files/document/depp-ni-2019-19-35-une-typologie-des-communes-pour-decrire-le-systeme-educatif_1185328.pdf] ; DEPP, Une mesure de l’éloignement des collèges. Note d’information no 19.36, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, octobre 2019. En ligne : [https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/imported_files/document/depp-ni-2019-19-36-une-mesure-de-eloignement-colleges_1185336.pdf].

3 Observatoire des territoires, Regards sur les territoires. Rapport 2017, février 2018. En ligne : [https://www.observatoire-des-territoires.gouv.fr/observatoire-des-territoires/sites/default/files/images/Rapport-ot-2017%20-%20synthese.pdf].

4 J. Grenet et G. Fack, « Mixité sociale et scolaire dans les lycées parisiens. Les enseignements de la procédure Affelnet », Éducation et formations, no 91, 2016, p. 77-100.

5 C. Terrier, J. Combe et O. Tercieux, « Améliorer la mobilité des enseignants sans pénaliser les académies les moins attractives ? Le rôle clé d’un nouvel algorithme d’affectation », Administration & Éducation, no 163, 2019, p. 91-101.

6 C. Rothenburger, Vers la territorialisation de l’identité professionnelle. Le cas d’enseignants ruraux en France, Espagne, Chili et Uruguay, Paris, L’Harmattan, 2016.

7 Mission territoires et réussite, Rapport remis le 5 novembre 2019 par Ariane Azéma, inspectrice générale de l’Éducation nationale, du sport et de la recherche et Pierre Mathiot, professeur des universités, directeur de Sciences Po Lille, novembre 2019. En ligne : [https://www.education.gouv.fr/sites/default/files/imported_files/document/Rapport_territoires_et_reussite_1199516.pdf].

Auteur

Institut français de l’éducation, ENS de Lyon

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search