Introduction

1Bien que des débats sur la territorialisation des politiques éducatives publiques aient déjà eu lieu en France1, la thématique générale « école et territoire », fondée sur l’étude des rapports complexes qui se nouent entre l’école et son territoire, ne s’est véritablement construite au sein des sciences de l’éducation qu’à partir du début des années 19802. Nous présenterons donc rapidement dans un premier temps les diverses dimensions constitutives du territoire, notamment celles qui sont le plus susceptibles d’influer sur l’éducatif, à partir de réflexions directement issues d’enquêtes de terrain effectuées sur différents sites ruraux et montagnards. Nous nous demanderons ensuite si, quelles que soient les dimensions territoriales abordées, il est possible de parler de territoire au singulier ou s’il est indispensable, dans tous les cas, de parler de territoires au pluriel, tant chaque spécificité territoriale nous semble prégnante en matière éducative. Nous ferons après quoi un sort particulier à la « territorialité », cette dimension symbolique souvent méconnue du territoire, en essayant de voir quels sont ses impacts spécifiques sur l’éducation et sur l’orientation. Enfin, nous jetterons un regard sur la formation professionnelle initiale des enseignants qui, jusqu’à présent, n’a consacré en règle générale que peu de temps aux aspects territoriaux de l’éducation.

Du contexte territorial et de ses principales dimensions

2Si la notion de « contexte » n’est en général pas suffisamment considérée dans le concert des sciences humaines et sociales et, singulièrement, au sein des sciences de l’éducation et de la formation, le contexte territorial l’est, lui, encore moins. S’agissant dudit contexte territorial, certains travaux ont pourtant essayé de distinguer territoires « prescrits » ou institutionnels, territoires « vécus » ou d’action et territoires « rêvés » ou symboliques3. Mais que recouvrent exactement ces notions ?

3Du milieu du xix^e siècle jusqu’à nos jours, la dimension spatiale du territoire émerge et se développe en priorité dans les travaux géographiques4. Les décennies 1960-1970 mettent ensuite en exergue la dimension proprement sociologique des contextes éducatifs : le social s’impose alors comme le facteur le plus important pour expliquer la réussite scolaire5. À partir des années 1980, on s’intéresse davantage à la dimension politique des contextes éducatifs territoriaux, c’est-à-dire d’abord aux politiques territorialisées d’éducation et aux politiques d’aménagement du territoire éducatif6, puis à la dimension éducative institutionnelle qui repose principalement sur les « effet-maître » et « effet-établissement »7. Il faut attendre la fin du xx^e-début du xxi^e siècle pour que la dimension spécifiquement territoriale du contexte éducatif soit étudiée8 ; encore ces travaux sont-ils très fréquemment limités aux seuls aspects visibles du territoire, c’est-à-dire à ses caractéristiques géographiques, à son aménagement, à son organisation et à sa gestion.

4Le contexte territorial nous semble en effet encore trop souvent réduit aujourd’hui à ses seules dimensions financières (par exemple les investissements des collectivités territoriales), institutionnelles (par exemple les politiques académiques) et spatiales (au sens des caractères territoriaux physiques comme le climat, la superficie, l’altitude, etc.) et des aménagements du territoire (densité, éloignement et richesse de l’offre éducative, etc.). On en oublie quelque peu ses dimensions symboliques liées aux représentations, aux valeurs et aux identités qui, en matière d’orientation notamment, influent sur les projets, les choix et les trajectoires des élèves9.

Territoire ou territoires ?

5Le territoire est encore à nos yeux trop souvent appréhendé via des catégorisations cloisonnées trop simplistes, rigides et globales (le rural, l’urbain, etc.), bien qu’une certaine différenciation ait commencé à apparaître depuis une bonne vingtaine d’années en combinant plusieurs critères (densité de population, migrations quotidiennes domicile-travail, polarisation économique, etc.). Ainsi, à titre d’exemple, l’espace à dominante rurale a-t-il été scindé en 1996 par l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) en quatre sous-espaces à partir, notamment, de l’analyse des migrations quotidiennes domicile-travail10 : le rural sous influence urbaine faible, le rural sous influence urbaine forte, les pôles ruraux et leurs périphéries et le rural isolé. Aujourd’hui – autre exemple – la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) dispose d’une caractérisation des territoires mieux adaptée à l’étude et au pilotage du système éducatif combinant trois zonages et outils de l’INSEE. Deux d’entre eux sont de type morphologique : le zonage en unités urbaines, qui s’appuie sur un critère de continuité du bâti, et la grille communale de densité, définie selon la distribution de la population à l’intérieur des communes ; le troisième est un zonage de type fonctionnel, le zonage en aires urbaines qui correspond à une identification de pôles et de leurs aires d’influence, au sens des trajets domicile-travail11.

6Plus généralement, toutes les enquêtes empiriques les plus récentes montrent non seulement qu’on ne peut plus parler « du territoire » au singulier, mais encore qu’au sein même des grands segments territoriaux habituellement convoqués en matière éducative – la ville, la campagne, la montagne – nombre de spécificités territoriales coexistent, voire se chevauchent. Le dynamisme démographique, l’organisation socioéconomique, le tissu scolaire, le type de public, l’âge des enseignants, etc., sans compter le cadre physique, diffèrent d’un territoire, même voisin, à un autre. L’école de la campagne caennaise, par exemple, partage certes des traits avec celle du plateau ardéchois, mais elle s’en distingue par d’autres, comme en attestent les recherches menées par l’équipe du laboratoire Espace et sociétés (ESO)12 de Caen et par l’Observatoire éducation et territoires (OET)13. Le territoire correspond à une mosaïque de lieux imbriqués qui, à l’évidence, ne peut plus s’appréhender au travers des seules segmentations politiques et administratives telles que le département ou l’académie, par exemple, dont les agrégats sont bien trop composites.

Comment définir la territorialité ?

7Dans la foulée de son ouvrage emblématique La région, espace vécu (1976), le géographe Armand Frémont14 avait pressenti et repéré que les hommes se faisaient une image des lieux où ils vivaient – ultime ciment territorial relevant du plus profond de l’intimité psychologique.

8La territorialité correspond essentiellement à la dimension « symbolique » générale du territoire. Elle pourrait bien être au territoire ce que la compétence est à la performance en linguistique ou bien ce que la personnalité est au comportement en psychologie. Plus précisément, la territorialité relève d’une dimension territoriale proche de la « prégnance symbolique des espaces » de Parazelli15. C’est une véritable « représentation symbolique des lieux »16 qui est portée par une « conscience collective »17, « construite et partagée » par tous ses acteurs18. La territorialité, selon nous, renvoie ainsi de facto à un véritable « habitus » territorial. Et le territoire, sous cet angle, apparaît alors bien comme une « territorialité activée »19.

9Enfin, comme nous l’avons vu plus haut pour le territoire dans sa généralité, rappelons que la territorialité elle-même n’est pas univoque : pour s’en tenir aux territoires que nous avons les plus étudiés, c’est-à-dire à la moyenne montagne française20, il y a par exemple autant de territorialités montagnardes que de massifs (le plateau ardéchois n’est ni les Bauges, ni la Chartreuse, ni la haute Ubaye !), même si des régularités entre elles existent évidement, à commencer par le sous-bassement morpho-physique21 qui se retrouve intégré dans la segmentation administrative22 définie par les lois « Montagne » successives (1985 et 2005) et leurs textes réglementaires d’application.

10Territorialités et, plus largement, territoires sont susceptibles d’influer, au travers de liens multiples et complexes, sur l’éducation. Les investigations menées dans la ruralité isolée de moyenne montagne française ont montré que, si le facteur explicatif territorial global venait largement après l’impact du social sur l’éducation (qui « expliquait » environ la moitié de la variance liée aux contextes), ainsi qu’après les facteurs politico-institutionnels et les effets-maîtres et effets-établissements (qui en expliquait un tiers environ), il en éclairait quand même un peu plus d’un sixième23. S’agissant plus particulièrement des projets, des vœux et des choix d’orientation, de la construction de l’identité professionnelle des enseignants et de leurs gestes professionnels spécifiques, c’est majoritairement la territorialité qui correspond à l’influence territoriale la plus marquante.

Quels effets de la territorialité sur l’éducatif ?

11Toutes les dimensions constitutives du territoire sont susceptibles d’influer sur l’éducatif (voir figure 1) :

Figure 1 : Schéma synthétique des impacts des territoires et territorialités sur l’éducation

12Si l’on considère l’école rurale et montagnarde française, c’est tout d’abord l’organisation de l’école au niveau du primaire avec le développement des classes uniques et des classes à plusieurs cours, puis des réseaux pédagogiques intercommunaux (RPI), tantôt dispersés et tantôt concentrés, qui a été adaptée pour, notamment, tenter de faire face au déclin démographique essentiellement lié à l’exode rural. Dans cette même perspective, on peut se souvenir de la mise en place de dispositifs institutionnels destinés à contrer les effets de l’isolement réel et/ou simplement redouté comme les équipes mobiles d’animation et de liaison académiques (EMALA) appuyées sur les centres départementaux de documentation pédagogique (CDDP). Au travers des moratoires successifs de fermetures d’écoles ou de la modulation des seuils de fermeture automatique des classes, c’est ensuite la préservation de la densité de l’offre éducative dans ces mêmes territoires qui a été ciblée. Toutes ces mesures essentiellement compensatrices, qui visaient en priorité à garantir l’égalité d’accès à l’éducation sur tout le territoire national, ou du moins à en limiter l’inégalité d’accès, ont permis à l’école rurale et montagnarde française de montrer – au-delà de son coût – sa valeur et son efficacité, notamment en matière d’éducation de base en français et en mathématique, ce qui a été acté à plusieurs reprises par les résultats réitérés des enquêtes24.

13Trois impacts d’origine territoriale semblent bien être spécifiques de la territorialité, rurale-montagnarde en tout cas25 : premièrement, la construction d’une identité professionnelle enseignante bien adaptée aux besoins particuliers du territoire et des élèves qui y sont scolarisés et qu’ils partagent avec leurs maîtres26 ; deuxièmement, le développement de gestes professionnels ajustés aux besoins scolaires locaux27 ; enfin, la minoration fréquente – à niveau scolaire donné – des projets d’orientation scolaire et d’insertion professionnelle28. Il convient cependant de noter à ce dernier égard que de récentes comparaisons rural-urbain entreprises en Ardèche et en Drôme témoignent de ce que l’évolution actuelle des représentations territoriales chez les élèves ruraux (sous-estimation scolaire en diminution, par exemple), au-delà de bien réelles « poches de résistance » (auto-censure en matière d’orientation), commence à rapprocher les comportements des élèves ruraux et urbains, sous l’effet probable de la pénétration d’Internet et de la généralisation des réseaux sociaux29.

Le territoire, dimension trop ignorée de la formation professionnelle enseignante

14Les enseignants qui connaissent mal les spécificités de leur territoire d’exercice s’avèrent apparemment moins engagés et, surtout, moins efficaces dans la réduction des inégalités socio-scolaires30. Plus largement, il a été très récemment montré que le partage d’une même territorialité entre des élèves et des parents – qui sont nés sur ce territoire – et des enseignants – qui auraient « appris » cette territorialité en formation ou au contact des acteurs du territoire – était susceptible de soulever nombre de difficultés, influant sur l’efficacité de l’enseignement dispensé dans certains territoires31.

15Les plus récentes recherches de terrain sur l’école rurale et montagnarde en témoignent encore. La quasi-totalité des enseignants en poste dans le dispositif institutionnel ardéchois de co-enseignement permanent en classe unique rurale-montagnarde porte un regard critique sur la faiblesse de la formation dont ils ont pu bénéficier avant de venir exercer dans les classes uniques de ce département, au-delà de l’accompagnement professionnel jugé positif – même s’il leur paraît insuffisant – dont ils ont profité32.

Conclusion

16Au bout du compte, qu’avons-nous appris aujourd’hui de récent et, surtout, de relativement nouveau sur les quatre questions du champ « éducation et territoire » présentées ? Reprenons-les une par une. D’abord, le territoire – en matière éducative comme ailleurs – ne peut absolument pas être réduit à ses seules dimensions traditionnelles immédiatement perceptibles : derrière les frontières administratives et politiques classiques – fussent-elles d’origine académique – dont dépendent souvent les financements compensateurs, derrière les aires du jeu social même des acteurs, il y a du symbolique, ce ciment fédérateur construit par les représentations, les identités et les valeurs. Puis, le territoire, pour pouvoir vraiment rendre compte des réalités éducatives du terrain, doit impérativement être appréhendé à différentes échelles et selon différentes perspectives, en fonction bien sûr des études et des recherches. Ensuite, si toutes les dimensions territoriales sont susceptibles d’affecter l’éducatif, la territorialité ne fait évidemment pas exception : il a été montré qu’elle était porteuse d’influences, d’une part plutôt positives, en permettant une certaine territorialisation de l’identité professionnelle des enseignants et en facilitant l’élaboration de gestes professionnels enseignants adaptés aux besoins des élèves et, d’autre part plutôt négatives, en pesant de façon restrictive sur les aspirations scolaires des élèves et des parents. Enfin, territoires et territorialités apparaissent encore souvent – malgré çà et là de modestes percées – comme les grands absents d’une formation professionnelle initiale enseignante qui, à rebours de certaines communautés éducatives étrangères (nous pensons ici à la Catalogne) n’a pas encore véritablement pris et encore moins assumé, en France, le virage de la territorialisation – partielle bien entendu !