L’intérêt d’une approche par la dimension spatiale plutôt que par les territoires

1Utiliser le ou les territoires comme prisme d’analyse des questions sociales peut faire l’objet de critiques. Sylvie Tissot et Franck Poupeau1 montrent ainsi d’une part que la spatialisation des problèmes sociaux, dans les politiques de la ville ou les politiques d’éducation prioritaires par exemple, masque les mécanismes structuraux qui produisent les inégalités. Centrer le regard sur les quartiers populaires peut dès lors compliquer une analyse relationnelle qui doit prendre en compte non seulement les espaces de relégation, mais aussi les espaces d’agrégation des populations les plus favorisées : on ne peut comprendre les quartiers populaires sans les dynamiques résidentielles des « beaux quartiers ». D’autre part, la spatialisation contribue à homogénéiser les populations correspondant à ces catégories territoriales, en masquant la complexité de ces espaces. Cela contribue à parler des « jeunes de quartiers populaires » par exemple, en oubliant l’hétérogénéité de cette catégorie, aussi bien en termes d’âge, d’origine, de genre, d’orientation sexuelle que de position sociale. Si l’on suit cette analyse, il est préférable de ne pas traiter les questions sociales avec des catégories territoriales, comme le « rural », les « quartiers » (sous-entendu populaires) ou l’« éducation prioritaire ».

2Cependant, la différenciation croissante des formations, des établissements et des parcours scolaires plaide pour la prise en compte de la dimension spatiale des inégalités scolaires. Remarquons par exemple que le récent ouvrage dirigé par Bernard Lahire2 sur les socialisations des enfants de 5 ans ne différencie pas des « territoires » de socialisation enfantine mais prend en compte comme premier élément d’analyse transversal l’espace résidentiel et les conditions matérielles d’existence. Il s’agit alors de prendre en compte l’espace, comme dimension, au même titre que le temps, et non le territoire comme catégorie d’analyse. Fabrice Ripoll et Vincent Veschambre3 théorisent cette approche dimensionnelle de l’espace, en déconstruisant le concept de « capital spatial » afin de prendre en compte l’espace dans les différentes espèces de capitaux (économique, culturel, social). Le cadre théorique bourdieusien, particulièrement utilisé pour saisir les inégalités scolaires, peut alors être relu dans cette perspective, en débusquant la dimension spatiale contenue dans chaque état du capital culturel4 : l’espace se situe dans les choses (matérialité de l’offre scolaire et de l’espace résidentiel des élèves et des familles), mais aussi dans les représentations (espace des possibles d’orientation) et dans les institutions (maillage académique, ancrage des dispositifs, carte scolaire).

3Autre exemple : travailler sur les ségrégations scolaires, au collège comme à l’université5, permet de saisir cette dimension spatiale sans pour autant territorialiser les questions sociales ou les inégalités scolaires. Cela peut se faire de trois manières complémentaires. La première consiste à objectiver les configurations et hiérarchisations locales de l’offre de formation, en mettant en évidence la constitution d’éventuels marchés scolaires6. La seconde manière est d’interroger les effets de différents contextes de scolarisation (classes, établissements, départements, académies, etc.) sur les trajectoires des élèves7, en prenant en compte les concurrences entre établissements8. Cette perspective interroge la socialisation des élèves et les inégalités de curricula liées à la différenciation des pratiques pédagogiques selon les contextes d’enseignement. Enfin, la troisième approche est centrée sur les « choix » scolaires, autour des questions de mobilités, d’évitements scolaire ou de placements des familles et des élèves9.

4Approcher les inégalités scolaires à partir de leur dimension spatiale est d’autant plus crucial que l’on observe aujourd’hui un accroissement de la différenciation des formations. Après des années 1960 et 1970 marquées par l’allongement des scolarités et la mise en place du collège unique, cette différenciation entre les formations d’un même secteur, et non plus seulement entre des secteurs (comme les classes préparatoires et l’université, ou les filières du lycée), a été notamment mise en évidence en France à partir de la fin des années 1980 dans les travaux sur les ségrégations scolaires et sur l’éducation prioritaire. Elle se poursuit plus récemment à travers différentes réformes dont on ne peut encore mesurer pleinement les conséquences en matière de différenciation de l’offre scolaire, qu’il s’agisse du niveau primaire avec la réforme des rythmes scolaires (2013), du collège avec le développement des options et des projets d’établissements10, du lycée avec la récente réforme du baccalauréat (2019) – remplaçant les filières générales par des choix de spécialités qui ne sont pas toutes présentes dans les établissements –, enfin de l’enseignement supérieur avec la création de diplômes d’établissement ou la modularisation des parcours promue par la loi ORE (2018)11. Le constat d’une polarisation croissante de l’enseignement supérieur français par les politiques d’excellence et de mise en concurrence des établissements contredit l’idée d’une simple différenciation de l’offre scolaire : l’inscription dans un système concurrentiel aboutit à hiérarchiser les formations et les parcours scolaires qui s’y inscrivent, et « la massification conduit à un réaménagement des modes de reproduction sur la triple base d’une différenciation sociale des établissements, d’une distinction plus fine des parcours scolaires, d’un recours de plus en plus fréquent à l’enseignement privé et à la scolarisation parallèle proposée par des entreprises d’aide et de soutien personnalisé »12.

Les inégalités varient selon les échelles d’analyse

5Les effets des ségrégations en termes d’inégalités dépendent toutefois des échelles auxquelles on les considère. Des travaux ont montré depuis longtemps que le contexte de scolarisation fait des différences, notamment en termes d’orientation13. Mais ce contexte peut être analysé au niveau de la classe, du bassin de formation, ou encore de l’établissement. Un récent rapport pour le Cnesco14 propose une analyse des ségrégations au collège et au lycée à l’échelle nationale, en considérant à la fois les ségrégations inter- et intra-établissements, cette dernière renvoyant à la constitution des classes. Ces travaux considèrent la ségrégation à partir de variables à la fois sociales (catégorie socioprofessionnelle des parents) et scolaires (résultats obtenus au diplôme national du brevet). Principalement liée aux résultats scolaires, la ségrégation intra-établissement varie peu selon les départements. Au contraire, on constate une grande variabilité des ségrégations inter-établissements selon les départements – en fonction de la catégorie socioprofessionnelle des parents, mais aussi des résultats des élèves.

6Travailler sur les ségrégations du système d’enseignement implique donc d’articuler plusieurs échelles : celle de la classe, celle de l’établissement et celle des autres établissements avec lesquels on compare le profil des publics (la comparaison pouvant se faire à l’échelle nationale, académique, départementale ou de l’agglomération urbaine). Cette articulation dépend des données disponibles et de l’objet d’étude. Mais qu’il s’agisse de ségrégations urbaines ou scolaires, la maille d’analyse et le périmètre de comparaison sont toujours essentiels. Par exemple, sur le plan des dynamiques urbaines, de nombreuses recherches démontrent un renforcement du caractère populaire de communes et quartiers du secteur Nord-Est de l’agglomération parisienne depuis 199015. Cependant, ces travaux montrent qu’à des échelles très fines et notamment en première couronne, on peut observer des changements sociaux relevant d’une gentrification ou d’un embourgeoisement. Dans certains espaces de Seine-Saint-Denis, parfois au niveau de quelques rues, cette augmentation de la part des classes supérieures voire des classes moyennes – selon les indicateurs retenus par les auteurs – n’est pas incompatible avec une dynamique globale de précarisation urbaine à d’autres échelles (quartier, commune ou zones plus vastes) ou dans des espaces voisins, comme l’ont souligné de récents travaux sur Montreuil16 ou Saint-Denis17. De la même manière, l’analyse des ségrégations entre collèges en Seine-Saint-Denis montre qu’il est nécessaire d’approcher finement les offres de formation, leur construction (partenariats), les publics visés, et leur organisation au sein de l’établissement (classe à part versus répartition, complémentarité avec certaines écoles ou certains lycées, etc.). À l’échelle départementale, en croisant plusieurs indicateurs de dispersion et indices de ségrégation et de dissimilarité, on constate une relative stabilité des écarts de recrutement entre les collèges de ce département entre 2004 et 2015. Mais le changement de focale montre qu’à l’échelle de certains quartiers de Montreuil et de Saint-Denis, touchés par une dynamique d’embourgeoisement, les trajectoires de collèges voisins peuvent diverger, ce que confirment les entretiens avec les chefs d’établissements.

7Ainsi, l’unification des scolarités au collège ne conduit pas mécaniquement à une réduction des inégalités sociales dans le temps18 : les adaptations contextualisées des pratiques et exigences pédagogiques19 peuvent se traduire par des inégalités d’apprentissage mais aussi d’accès aux filières les plus prestigieuses du lycée et de l’enseignement supérieur20. Autrement dit, l’effet global de la ségrégation scolaire et sociale dans le système d’enseignement français semble correspondre à une accentuation des inégalités inter-établissements21. La compréhension de ces inégalités scolaires par leur dimension spatiale ne peut se réduire à une étude des territoires : la lecture relationnelle (qui considère la position de l’établissement, de la classe, des élèves dans la structure globale scolaire) permet de replacer les dynamiques locales dans des configurations plus larges, tout en évitant de considérer les expériences scolaires uniquement au travers de moyennes ou d’indices. Cela implique une gymnastique entre échelles d’analyse. Ne pas se limiter au constat de la corrélation entre ségrégations et inégalités scolaires à l’échelle nationale suppose d’investiguer les mécanismes à l’œuvre, en alliant méthodes quantitatives et qualitatives afin d’objectiver ce qu’il se passe concrètement en classe et dans les établissements. Les échelles d’analyse sont donc centrales pour comprendre la place des adaptations locales. Ces dernières participent de la différenciation de l’offre éducative, qu’elles viennent de collectifs de parents, de stratégies d’établissement (projets) ou de dynamiques d’équipes pédagogiques. Il serait dès lors pertinent d’objectiver les configurations dans lesquelles les acteurs peuvent créer des dynamiques locales ayant des effets sur les trajectoires des élèves : faible turn-over des enseignant.e.s, implication sur le long terme des parents, orientations pérennes des équipes de direction. Cette sociologie du travail éducatif devient d’autant plus cruciale que le profil des enseignant.e.s change22 et que l’offre de formation se différencie localement.

La dimension spatiale des politiques éducatives

8Outre les ségrégations qui marquent les performances comme les trajectoires dans le système d’enseignement français, l’approche des inégalités par la dimension spatiale peut se centrer sur les politiques publiques éducatives. Un premier axe d’analyse consiste à objectiver les conditions matérielles des pratiques pédagogiques. Il s’agit alors par exemple de travailler sur le nombre d’élèves par classe, l’ancienneté et la formation des enseignant.e.s et des personnels administratifs, AESH ou ATSEM, ou encore sur les supports matériels disponibles (espaces de jeu, matériel pédagogique, configuration des espaces d’enseignement, etc.). À une autre échelle, cette dimension spatiale permet de saisir les configurations institutionnelles et les différences qu’elles peuvent produire sur les trajectoires des élèves. Par exemple, il serait intéressant de mettre en évidence la différenciation spatiale de la formation des enseignant.e.s (programmes des ESPE, devenus récemment des INSPE). Plus généralement, l’évolution et les débats liés à la carte scolaire (localisation des offres de formation, capacités d’accueil et sectorisation) ne peuvent se comprendre sans leur dimension spatiale. Le passage d’Admission Post-Bac à Parcoursup en 2018 a mis en évidence l’intensité des débats sur la sectorisation à l’entrée dans l’enseignement supérieur : la priorité académique d’APB, décriée par certain.e.s en termes de discrimination territoriale, a été transformée en Île-de-France en un pourcentage maximal de propositions hors-secteur dans la première version de Parcoursup, et a finalement été supprimée en 2019 pour favoriser les mobilités et le « libre choix scolaire » des élèves. La prise en compte des lycées d’origine dans le classement des candidatures fait encore l’objet de débats. Enfin, l’approche par la dimension spatiale peut permettre de faire le lien entre les politiques éducatives et des politiques publiques exogènes au secteur scolaire, mais dont l’impact sur les inégalités scolaires est crucial – comme c’est le cas des politiques de transport public (donc d’accessibilité), des politiques de logement, ou plus largement des politiques d’aide sociale.