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Pensées du corps et différences des sexes à l’époque moderne

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Marie-Frédérique Pellegrin

Partie II. Cureau de la Chambre : caractère et sexe

Conclusion

Texte intégral

1On peut à présent comprendre d’un point de vue psychophysiologique précis pourquoi le sexe détermine bien toutes les pensées dans le champ théorique et toutes les actions dans le champ social.

2D’une part, il n’y a donc pas véritablement de faculté qui penserait indépendamment du corps chez Cureau de la Chambre. Puisque penser c’est imaginer, et que la perception des images dépend des desseins de la nature et de la composition humorale du corps, aucune pensée objective et purement intellectuelle n’est réalisable. D’autre part, cette sexuation de la pensée (au travers d’une faculté imaginative modelée par les humeurs) induit un comportement social déterminé.

3De ce point de vue, Cureau constitue bien une psychophysiologie originale en son temps. Bien que médecin, il ne s’intéresse pas en effet aux spécificités éventuelles de chaque sexe qui seraient proprement anatomiques, alors que Descartes, qui n’est pas médecin, tente une analyse anatomique et physiologique des sexes. Car Cureau fonde toute son étude de la différence sexuelle sur le schème humoral. Ce faisant, il accentue et essentialise beaucoup plus les différences physiologiques entre les femmes et les hommes que ne le font la plupart des médecins et physiologistes à son époque, même si la plupart d’entre eux suivent également ce modèle général de type humoral. Ceux-ci pensent en effet encore généralement le sexe féminin comme le double inversé et interne du sexe masculin. Or un tel schéma permet de penser une similitude profonde entre les deux sexes, ce que l’on a pu voir chez Descartes. En interprétant la différence sexuelle comme pure différence humorale au contraire, Cureau développe une psychophysiologie entièrement fondée sur la dissimilitude entre femme et homme. L’appartenance au sexe féminin induit des humeurs propres dont les modes particuliers de dissémination fondent un comportement totalement hétérogène de celui du sexe masculin, comportement même largement antagoniste du second.

4La médiocrité comme perfection proprement humaine aurait pu définir une nature humaine véritablement commune aux deux sexes, puisqu’elle est une forme d’indifférence et d’indétermination. Mais il s’agit d’un idéal-type qui ne correspond pas aux êtres humains réels, ni aux finalités que la nature s’assigne. Ainsi, cette nature humaine idéale, apparemment sans genre et sans sexe, est là seulement pour permettre d’apprécier des écarts de part et d’autre de la ligne médiane qu’elle constitue abstraitement. Mais elle ne permet pas une véritable mesure de ces écarts. Elle s’est même révélée absolument inopérante, puisque ces écarts ne peuvent s’apprécier que selon des critères sexués et avec une véritable unité de mesure qui n’est pas la même selon qu’on est femme ou homme. Il y a donc bien deux types humains, si ce n’est tout à fait deux natures humaines, avec chacun ses critères d’appréciation morale fondés sur les composés humoraux qui leur sont propres. Dans ce modèle, quand le genre n’est pas conforme au sexe, l’imagination est à l’œuvre. Le fait que cela soit possible indique bien qu’il y a deux types humains généraux et non deux natures humaines, mais tous les êtres humains sont profondément déterminés par leur sexe, y compris dans les éventuelles transgressions de genre liées à leur imagination.

  • 1 « Le sieur Elzevier fit savoir à M. Descartes qu’il avait achevé l’impression de son traité des Pas (...)
  • 2 À Mersenne, 28 janvier 1641, AT III, 296. Descartes explique ainsi : « J’écrirai à Mr de Zuylichem (...)

5Descartes avait fait envoyer son traité des Passions de l’âme à Cureau1. En écrivant Les Charactères des passions, Cureau propose bien un modèle alternatif afin de comprendre le psychophysiologique. Il résiste à la nouveauté des analyses cartésiennes et élabore donc une anthropologie dans laquelle le corpusculaire, le mécanique et les mouvements de sympathie restent adossés à une conception du féminin qui vient des doctrines humorales. On sait que Descartes avait lu Les Charactères des passions, sur les conseils de Mersenne. Mais son jugement est sans appel : il n’y a trouvé « que des paroles »2. Le dialogue n’est pas possible, et ce sont bien deux modèles anthropologiques antagonistes dont héritent les lecteurs et (pour une part) disciples de Descartes. Ils vont discuter et retravailler ces deux modèles.

Notes

1 « Le sieur Elzevier fit savoir à M. Descartes qu’il avait achevé l’impression de son traité des Passions de l’âme […]. Aussi il écrivit […] pour la distribution des largesses, dont il voulait reconnaître ses amis. […] Il chargea aussi M. de Martigny d’en distribuer quelques-uns à la cour, et il n’oublia pas M. de La Chambre, médecin de M. le chancelier, […] qu’il ne fit point difficulté de le charger aussi de quelques autres exemplaires pour être donnés à ceux de leurs amis communs qui leur étaient les plus particuliers », A. Baillet, La vie de Monsieur Descartes en abrégé [1691], Paris, Éditions des Malassis, 2012, p. 839.

2 À Mersenne, 28 janvier 1641, AT III, 296. Descartes explique ainsi : « J’écrirai à Mr de Zuylichem pour lui demander le livre de Mr de la Chambre, et vous dirai mon sentiment », À Mersenne, 11 juin 1640, AT III, 87. Huygens lui répond assez ironiquement, montrant le peu de cas qu’il fait lui-même de cette somme sur les passions, qu’il ne le lui a pas encore envoyé, « encore je m’imagine qu’il ne vous aura guère trop tardé, et que vous serez plus longtemps à l’achever de lire, que je n’ai été à vous l’envoyer », À Descartes, 29 octobre 1640, AT III, 761-762.

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