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Palerme, illégalismes et gouvernement urbain d’exception

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Fabrizio Maccaglia

Conclusion générale

Texte intégral

1Gouverner signifie deux choses : imposer les règles du jeu et incarner l’intérêt collectif. À Palerme, cependant, gouverner a longtemps signifié, d’une part, élaborer des règles du jeu à la tête du client (voir en particulier les innombrables rectifications du plan d’urbanisme et les permis de construire accordés avec complaisance) et, d’autre part, chercher à satisfaire les intérêts personnels des habitants qui sont également des électeurs. La période qui s’ouvre avec l’après-guerre voit se mettre en place un régime de malgoverno. Des défaillances s’observent tout d’abord dans l’éthique de gouvernement. La spéculation foncière et immobilière s’est nourrie de la corruption et de la collusion des responsables politiques et administratifs. La pratique de l’habitat illégal a, quant à elle, prospéré grâce à une large tolérance, voire à une acceptation tacite, sous couvert de justifications sociales. Palerme est ainsi le produit de son propre fonctionnement et non le résultat d’un aménagement exprimant l’intérêt de la collectivité : la ville actuelle est issue d’une juxtaposition d’initiatives individuelles, déconnectées les unes des autres et qui ont pour seul point commun de satisfaire un intérêt particulier. La libre utilisation du territoire concédée à la population et aux acteurs économiques (promoteurs et entrepreneurs) semble avoir été conçue comme un moyen pour construire un consensus électoral. La position des autorités a consisté à contrarier le moins possible les aspirations territoriales de tout un chacun pour limiter au maximum toute forme de mécontentement et par conséquent un rejet potentiel lors des échéances électorales. Cette libre utilisation du territoire est, pour nous, un élément clef du pacte social italien car, loin d’être cantonnée à la seule ville de Palerme ou à la seule région sicilienne, elle est en usage dans toute la péninsule. Des défaillances se sont également manifestées sur le plan technique et conceptuel. Le déficit d’équipements (espaces verts, installations sportives, parcs de stationnement) et de services publics (transports collectifs, écoles, locaux administratifs) est en partie lié à une forte sous-estimation des besoins. L’état de délabrement du centre historique trouve son origine dans une politique de l’incurie érigée en art de gouvernement. La construction des lotissements de logements sociaux en périphérie sans le contrôle de la logique foncière a créé les conditions favorables à la spéculation.

2Ces constats conduisent à s’interroger sur les fondements de la territorialité palermitaine. Trois éléments structurent le rapport collectif de la société palermitaine à son territoire. Celui-ci se nourrit tout d’abord d’une logique intrinsèquement individualiste : le territoire palermitain est en effet le résultat d’une adjonction d’initiatives individuelles et non le celui d’un projet réalisé de manière collective. La spéculation et la pratique de l’habitat illégal en sont les meilleures illustrations. Le territoire n’est pas ressenti ni vécu comme un cadre de vie commun et donc partagé mais comme la juxtaposition d’autant de territoires individuels qu’il y a d’habitants. Cette difficulté à penser le territoire de manière collective n’est sans doute pas sans lien avec la difficulté à se penser comme membre d’une communauté de vie et de destin. Cette logique individualiste va de pair avec une logique prédatrice. L’essentiel du territoire communal est aujourd’hui urbanisé. Il ne reste que des lambeaux du patrimoine architectural, paysager et urbanistique. Les répercussions environnementales des activités et de l’urbanisation ont complètement été ignorées. Enfin, nous sommes en présence d’un rapport au territoire profondément marqué par l’illégalité qui s’est imposée comme une simple modalité d’utilisation et d’exploitation du territoire palermitain.

3Une ambitieuse politique de renouvellement urbain est en cours. La remise en état du territoire et la valorisation du patrimoine culturel sont conjointement menées avec des opérations de marketing urbain. L’objectif est de positionner Palerme sur la scène urbaine européenne comme une ville où se déroulent de grands événements et comme une ville touristique. Cette stratégie appelle deux commentaires. Le premier porte sur les risques inhérents à l’utilisation des grands événements. Une politique fondée sur l’agenda événementiel conduit à penser et traiter le territoire urbain à la faveur d’initiatives ponctuelles. L’événement est en effet envisagé comme une solution miracle aux enjeux que la ville doit aujourd’hui affronter. Vecteur de développement économique, facteur de cohésion sociale, instrument pour consolider l’image de la ville, autant d’arguments mis en avant pour justifier le recours à cette forme d’action publique conjoncturelle. Ces opérations font courir un risque de fort endettement à cause des investissements à consentir et les retombées attendues ne sont pas toujours au rendez-vous. Les aménagements sont parfois déconnectés des attentes des habitants en infrastructures et services de base (ouverture de crèches, construction de logements sociaux, développement des transports en commun). Enfin, faute d’occasion, certains quartiers voient leurs difficultés perdurer. Si la culture peut changer l’image d’une ville, il n’est pas certain que celle-ci trouve réellement avantage à participer à cette course éperdue à l’image, source de standardisation et aux résultats inégaux. L’autre commentaire concerne la stratégie touristique. Le tourisme peut-il assurer à Palerme un développement économique durable et solidaire ? Le premier enjeu est économique. Si le tourisme est incontestablement un secteur porteur de l’économie contemporaine, il n’est pas sûr qu’il puisse offrir des salaires et des conditions d’ascension sociale comparables à ceux de l’industrie et des activités de services de moyenne et haute gammes. Cette focalisation sur le tourisme risque, en outre, de mener à une nouvelle situation de mono-activité à plus ou moins brève échéance. Pour que la société locale tire pleinement profit des effets d’entraînement de cette politique de développement, la valorisation du capital culturel et patrimonial doit se faire dans le cadre de partenariats associant des acteurs locaux. C’est sans doute la principale difficulté que rencontre Palerme aujourd’hui comme en témoigne le fait suivant. À la fin des années 1990, la municipalité décide d’expérimenter un nouvel instrument de développement : le plan territorial intégré. Trois objectifs lui sont assignés : 1) faire travailler en synergie administration publique et investisseurs privés ; 2) faire émerger des projets qui valorisent les ressources locales ; 3) simplifier les démarches administratives et faciliter le montage des projets. La persistance des obstacles bureaucratiques et politiques, conjuguée à l’introduction en cours de route de nouvelles obligations, a conduit vingt-cinq investisseurs sur les cinquante engagés à faire marche arrière et à renoncer à leurs projets. Il est nécessaire que Palerme se construise une culture de développement local pour refonder son économie. Le second enjeu est de nature sociale. Mal maîtrisée, la dynamique touristique risque de transformer Palerme en une ville-patrimoine. À savoir une ville dont le centre est inaccessible aux populations modestes et s’impose comme le lieu de vie d’une clientèle de passage et des populations les plus fortunées : une ville dont le centre est socialement déconnecté du reste du territoire.

4Palerme ne constitue pas un cas isolé, une anomalie dans le panorama urbain péninsulaire. Une observation empirique montre en effet que d’autres villes de Sicile et du Mezzogiorno sont confrontées à des problématiques identiques en matière d’urbanisation et d’aménagement, de développement et de croissance, d’illégalité et de criminalité. Seule varie l’intensité avec laquelle ces problématiques s’expriment. Aussi est-il envisageable de supposer l’existence d’un modèle urbain méridional dont Palerme serait une figure exemplaire. L’idée de modèle urbain ne doit pas s’entendre comme un schéma où les villes sont uniformes dans leurs structures et conditions, homogènes dans leur profil et identité, autrement dit des villes interchangeables et standardisées. L’idée de modèle urbain est ici utilisée pour souligner l’existence de traits de caractère communs et d’enjeux partagés au sein de villes qui ont emprunté la même trajectoire dans l’Italie méridionale de l’après-guerre. L’origine de cette trajectoire commune est à rechercher dans les conditions historiques, économiques, sociales et politiques qui font du Mezzogiorno une entité à part entière à l’échelle de la péninsule italienne. Parler de trajectoire urbaine permet d’esquisser avec souplesse et pragmatisme une comparaison entre Palerme et les autres villes du Sud italien car, si l’idée de trajectoire désigne un mouvement d’ensemble, elle ne nie pas les écarts, les nuances et les différences qui peuvent s’exprimer çà et là. Ce n’est donc pas une étude monographique de Palerme que nous avons cherché à élaborer, mais notre intention est plutôt d’ouvrir un chantier de réfléxion sur l’urbanisation méridionale à partir du cas palermitain. Celui-ci a été conçu comme un terrain d’expérimentation pour tester des hypothèses de travail et des interprétations transposables à d’autres villes d’Italie méridionale. Au gré des situations observées, l’occasion nous a été donnée d’esquisser un rapprochement entre Naples et Palerme. Mais c’est sans doute la crise qui frappe le secteur des déchets en Campanie qui offre l’illustration la plus saisissante de l’existence de cette trajectoire commune. Même si elle s’exprime (jusqu’à présent) avec une intensité bien plus grande qu’en Sicile, elle se nourrit des mêmes défaillances politiques. Ses mécanismes sont identiques à ceux décrits dans ces pages. C’est avec les mêmes instruments administratifs qu’elle est combattue depuis plus d’une décennie, avec les résultats que l’on sait.

  • 1 P. Melé, « Conflits, territoires et action publique », 2003, p. 16.

5Les situations de crise et de conflit, générées par les politiques de territoire, sont un observatoire privilégié pour poursuivre ce travail de comparaison. Ces situations ont pour intérêt de témoigner du mode d’aménagement et de gestion d’un territoire. Elles sont en effet le révélateur d’une histoire et d’un imaginaire collectif, de pratiques et de doctrines, d’un mode de penser et d’agir sur l’espace. Elles expriment le rapport d’une société à son espace. Les situations de crise et de conflit dévoilent également des jeux de relation et des enjeux de pouvoir qui se cristallisent dans des rapports de force. Des rapports de force localisés qui se forment à l’occasion d’une intervention (construction d’un équipement) ou bien diffus, telle la rivalité pouvant exister entre le maire de Palerme et le président de la région ou de la province. Il est enfin possible d’envisager les situations de crise et de conflit pour elles-mêmes car « pendant ces manifestations, les acteurs développent des stratégies, proposent des discours, des visions du monde, des définitions de la situation qui permettent de construire un corpus susceptible d’être analysé »1. Le territoire est une composante essentielle de ce corpus, voire un élément structurant : les acteurs produisent du territoire par leurs modes d’action et leurs discours, mobilisent des connaissances territoriales pour agir, créent un savoir sur le territoire qui relève parfois de l’expertise, attribuent des valeurs voire des sentiments au territoire, qui acquiert de la sorte un statut particulier.

  • 2 La mobilisation dans le Piémont pour protester contre la construction d’une ligne de train rapide (...)
  • 3 Naples et la Campanie se sont retrouvées prises au piège de ce cercle vicieux dont elles éprouvent (...)

6Depuis les années 1990, les confits concernant l’installation d’équipements notamment dans le domaine de la gestion des déchets (incinérateurs, décharges…) se sont multipliés au sud comme au nord de la péninsule2, comme on peut aussi l’observer dans les autres sociétés des pays développés à économie de marché. Ces conflits nous interpellent dans la mesure où ils représentent dans le Sud un obstacle supplémentaire à la résolution des situations de crise existantes, favorisant le maintien des dispositifs d’urgence et le recours à des solutions parallèles (criminelles ou non)3.

Notes

1 P. Melé, « Conflits, territoires et action publique », 2003, p. 16.

2 La mobilisation dans le Piémont pour protester contre la construction d’une ligne de train rapide (TAV pour treno ad alta velocità) en est le meilleur exemple.

3 Naples et la Campanie se sont retrouvées prises au piège de ce cercle vicieux dont elles éprouvent les plus grandes difficultés aujourd’hui à sortir. La mobilisation des populations locales contre la remise en activité de certaines décharges et la construction des incinérateurs rend impossible le traitement des milliers de tonnes de déchets produits chaque jour. Les autorités ne parvenant pas à reprendre le contrôle de la gestion des déchets, le trafic perdure et la situation de crise (politique, sanitaire, technique) se prolonge.

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