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Capital culturel et inégalités sociales

 | 
Georges Liénard
, 
Émile Servais

Préface de 1978

Jean-Claude Chamboredon et Jean Remy

Texte intégral

1Le travail que présentent Georges Liénard et Émile Servais est consacré à l’étude de la variation des formes de socialisation selon la position sociale. C’est une tentative pour lier une ethnographie des pratiques éducatives dans les différentes classes et une sociologie des morales de classe. À partir de la description de la socialisation, de la perspective temporelle où elle s’inscrit, des représentations de l’avenir objectif qu’elle suppose, de la vision du travail et de la position sociale de la famille qui l’accompagne, l’analyse sociologique tend à montrer en quoi l’apprentissage social est aussi un apprentissage de la position sociale, la socialisation une intériorisation de la position sociale.

2Le risque de cette approche, c’est que l’analyse se dissolve dans la description phénoménologique et que l’inventaire des inégalités entre les classes s’épuise dans l’accumulation d’indices redondants et dispersés de la condition et de la conscience propres à chaque classe, sans être organisé de façon synthétique. Les auteurs ont échappé à ce risque par leur technique d’enquête, la monographie et par le recours à des concepts totalisateurs tel celui de capital. Si l’étude monographique n’exclut nullement la nécessité du recours à la statistique qui permet de mesurer l’extension de certains phénomènes, elle a pour utilité propre de permettre de mieux saisir les liaisons et les modifications de liaison entre indicateurs, et ainsi de reconstruire les logiques sous-jacentes aux systèmes de pratiques.

3Quand elle se monnaie, comme ici, en une série de concepts permettant de caractériser la position sociale de la famille (généalogie sociale et culturelle ; trajectoire) et de décrire les pratiques éducatives (formation du goût ; processus social de construction du caractère, de définition des « dons » ; manipulation des relations à l’intérieur de la famille ; aménagement et contrôle des espaces de socialisation), c’est une technique d’objectivation et de totalisation qui permet d’échapper au caractère stéréotypé ou superficiel qui guette certaines études de socialisation fondées sur les questionnaires recourant principalement à des items d’opinion ou d’attitude.

4Le concept de capital culturel permet de constituer comme stratégie de transmission, d’accumulation et de placement, des différences dans les pratiques de socialisation qui pourraient être laissées à l’ordre de la variation arbitraire des styles de vie.

5Le recours à cette notion n’a de justification que parce qu’elle permet d’objectiver des pratiques pour les soumettre à l’étude scientifique. Les auteurs caractérisent ainsi différentes espèces de capitaux, capital culturel, capital social, capital technique, capital symbolique… et s’intéressent à la façon particulière dont ils se combinent avec le capital économique pour composer le patrimoine familial.

6L’effort de distinction des différentes espèces de capitaux est sous-tendu par l’idée selon laquelle chacune des espèces s’acquiert et se transmet selon des règles partiellement différentes.

7Situant la pratique de socialisation par rapport à l’histoire du groupe familial, l’étude monographique permet de restituer leur profondeur historique aux comportements familiaux que livre l’observation ponctuelle : la transmission culturelle s’analyse comme effort d’accumulation (réussi, incertain ou impossible) à l’échelle de la lignée et au niveau de l’ensemble de la famille, sans privilégier le sujet individuel.

8Le parti ethnographique permet donc, paradoxalement, un double élargissement de l’objet d’analyse. Dans le cercle étroit de la famille nucléaire, c’est l’ensemble de la généalogie qui est présent, c’est la trajectoire des lignées du père et de la mère (les auteurs font par exemple l’hypothèse qu’elle peut expliquer les relations de pouvoir à l’intérieur du ménage). Ce ne sont pas seulement les pratiques de contrôle du travail scolaire, de transmission diffuse, de socialisation éthique qui s’offrent à l’étude, mais l’apprentissage des catégories de perception de l’univers social (sens du travail scolaire ; relation du travail et de l’école ; sens de la période scolaire par rapport à l’univers professionnel, etc.). Les auteurs montrent en particulier comment l’univers professionnel, médiatisé par la position professionnelle du père, s’impose très tôt à la conscience des enfants.

9Les pratiques de socialisation peuvent être spécifiques selon le lieu où elles s’accomplissent : maison, école, espace de loisir, etc.

10L’acquisition des différents types de capitaux est fonction des possibilités d’accès des familles aux endroits stratégiques de leur transmission. En effet, d’après que cela se passe à l’intérieur du logement ou à l’extérieur, les familles, selon leur position dans la structure sociale, n’ont pas les mêmes possibilités d’une accession familière à ces lieux. Par ailleurs, les familles, selon leur position dans la structure sociale, n’ont pas des capacités similaires d’accès à la captation des divers capitaux puisque celle-ci dépend au moins partiellement des possessions antérieures. Certes, la famille comme telle est sans doute un lieu privilégié de la socialisation, mais on verra dans le travail réalisé par Georges Liénard et Émile Servais qu’il se pourrait qu’elle se trouve d’autant plus limitée dans sa capacité de formation de capitaux nouveaux que l’appropriation de ceux-ci est dépendante des acquis antérieurs.

11La captation des capitaux selon leurs différentes espèces peut dépendre de l’accès à des lieux multiples, souvent situés hors de la maison, et auxquels on n’a accès de manière qualifiée, voire rentable qu’en fonction des possessions antérieures et de la position dans laquelle elles se situent dans la structure des rapports de classe. Bref, on verra pourquoi et comment la famille détient et transmet plus ou moins adéquatement selon le cas les clefs de l’accès à des lieux multiples de captation de capitaux diversifiés.

12Dans la socialisation familiale, on saisit donc les efforts d’une trajectoire du groupe familial. Ce mode d’analyse est, on le voit, tout le contraire d’un fixisme sociologique. L’étude des mécanismes de reproduction conduit simplement à soumettre à l’investigation les déterminismes spécifiques de l’histoire sociale de la famille en refusant le pari de la distribution aléatoire des chances.

13Cette étude est ainsi une contribution à l’analyse des trajectoires d’une génération à l’autre, qui s’interroge notamment sur les différents types de conséquences des différentes formes de dissonance entre les types de capitaux que détient une famille, la structure de la combinaison des différents types de capitaux dans le patrimoine familial étant, par elle-même, porteuse de déséquilibres.

14La socialisation familiale, comme travail social d’imposition et de construction de goûts, de projets et de compétences, apparaît, du point de vue des enfants, comme l’intériorisation d’un destin social. Ce n’est pas la famille ou sa morale, mais le système des relations qui définissent la position sociale qui est au principe de ce procès d’intériorisation. Il est significatif que l’usage fait ici de la monographie conduise à sortir des limites du cercle familial pour décrire les contraintes générales qui découlent du système social.

Auteurs

Jean-Claude Chamboredon est un sociologue français, ancien élève de l’École normale supérieure (promotion 1959, section Lettres) et agrégé de lettres classiques (1962). De 1968 à 1988, il est agrégé-préparateur de sociologie à l’École normale supérieure de Paris. En 1977, il participe à la création de l’agrégation de sciences économiques et sociales. En 1988, il devient directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales à Marseille, rattaché au CERCOM, puis au SHADYC, puis au Centre Norbert Elias. Jean-Claude Chamboredon est l’auteur, avec Jean-Claude Passeron et Pierre Bourdieu, de l’ouvrage méthodologique de référence, Le Métier de sociologue (1967). La réédition de plusieurs articles de J.C. Chamboredon en livre s’est réalisée dernièrement : Jean-Claude Chamboredon, Territoires, culture et classes sociales, sous la direction de Gilles Laferté et Florence Weber, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2019.

Jean Remy est un sociologue belge (1928-2019), docteur en économie de formation, professeur de sociologie à l’Université Catholique de Louvain, partageant ses centres d’intérêt entre la sociologie des religions et la sociologie urbaine. Il a théorisé la sociologie de la ville de façon très pertinente dans une analyse où il intégrait des économistes, des sociologues et des aménageurs du territoire. Parmi ces nombreuses publications, citons : La ville phénomène économique, Paris, Éditions Vie ouvrière, 1966 ; avec Liliane Voyé et Émile Servais, Produire ou reproduire ?, Bruxelles, De Boeck, 1991 (première édition aux Éditions ouvrières, 1978) ; avec Maurice Blanc, Jean Foucart et Josiane Stoezl-Ritz, La transaction sociale. Un outil pour dénouer la complexité de la vie en société, Éditions Érès, 2020.

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