Walter Eucken, entre économie et politique
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Walter Eucken et les fondements de l’ordre économique
Texte intégral
La constitution de l’ordolibéralisme
Walter Eucken : quelques éléments biographiques
- 1 Sur la thèse de Walter Eucken, voir Guihéry 2013.
1Walter Kurt Heinrich Eucken nait le 17 janvier 1891 à Iéna. Il est issu d’une famille bourgeoise très attachée aux valeurs de la ruralité. Son père, Rudolf Eucken, était un professeur de philosophie alors extrêmement influent, et dont les développements de l’éthique kantienne sont récompensés en 1908 par le prix Nobel de littérature. Au début de son parcours universitaire, Walter Eucken hésite entre l’histoire et l’économie, inspiré par les travaux de Max Weber, et opte finalement pour des études d’économie politique. Sa thèse de doctorat relative à l’essor de la concurrence du transport maritime au tournant du siècle, soutenue à Bonn en 1914, s’inscrit dans les canons de l’école historique allemande qui domine alors largement le champ académique1.
2Après la Première Guerre mondiale, au cours de laquelle il sert au front (il a 23 ans lorsque le conflit éclate), Eucken commence à mettre en doute l’approche historique. Il cherche en effet à dépasser l’école historique dont il juge très sévèrement à la fois l’approche théorique, mais aussi pratique, car il estime qu’elle a débouché sur des politiques économiques réformistes inefficaces en situation de crise économique. Eucken (1923) rompt définitivement avec cette pensée au début des années 1920, marquées par la crise d’hyperinflation, à l’occasion de sa première publication scientifique importante : Kritische Betrachtungen zum deutschen Geldproblem (« Considérations critiques sur le problème monétaire allemand »). L’auteur y défend un retour au travail théorique fondamental et réaffirme la finalité de tout travail scientifique, c’est-à-dire éclairer l’action politique afin de concevoir une société meilleure. À cette période, il s’intéresse également aux analyses de l’école autrichienne de Vienne.
- 2 Voir en particulier Böhm 2010 [1933], Wettbewerb und Monopolkampf (« Concurrence et lutte pour le m (...)
3Il obtient en 1927 une chaire à l’université de Fribourg et se trouve en mesure de fonder ce qui sera appelé a posteriori l’École de Fribourg (Goldschmidt et Wohlgemuth 2008b), qui réunit des économistes et des juristes, tels Franz Böhm et Hans Grossmann-Doerth. Il publie en 1932 l’article « Staatliche Strukturwandlungen und die Krisis des Kapitalismus » (« Les changements structurels de l’État et la crise du capitalisme »), dans lequel il dénonce la politisation de l’économie et où il appelle à remettre fondamentalement en cause la relation entre État et économie. La collaboration entre économistes et juristes à Fribourg pose les jalons de l’ordre économique dans sa dimension juridique. Il est désormais acquis que l’économie de marché doit, non pas rester sous la coupe du politique, mais recevoir un cadre juridique, voire constitutionnel, qui seul sera en mesure d’assurer son bon fonctionnement et sa pérennité2. Bientôt, les élèves économistes de Eucken, comme K. Paul Hensel, Hans Otto Lenel, Friedrich A. Lutz, Karl Friedrich Maier, Fritz W. Meyer et Leonhard Miksch, ainsi que Bernhard Pfister, rejoignent le groupe. Walter Eucken et Franz Böhm font donc école, en dépit de la dictature nationale-socialiste contre laquelle ils prennent publiquement position, à plusieurs reprises.
4À Fribourg, Eucken se lie d’amitié avec le philosophe Edmund Husserl et s’oppose à Martin Heidegger à l’occasion du discours d’intronisation de ce dernier au poste de recteur de l’université de Fribourg. Ce serait entre autres grâce à cette opposition de Eucken et de ses collègues juristes à la tentative de « mise au pas » (Gleichschaltung) menée par le nouveau recteur que Heidegger démissionne un an plus tard de son poste (Martin 2005). Walter Eucken et Franz Böhm s’illustrent de manière publique dès 1933 comme opposants au national-socialisme et se voient menacés de mort par des étudiants nationaux-socialistes de l’université. La vie des Eucken est également menacée du fait de l’origine juive de la femme de Walter, Edith Eucken-Erdsiek, qui se vit interdire l’exercice de sa profession d’écrivain.
- 3 « Même la forme la plus extrême de la révolte populaire ne peut constituer aux yeux de Dieu une exc (...)
5L’université de Fribourg constitue une exception notable dans le paysage universitaire allemand dans la mesure où la moitié des enseignants de la faculté de droit et de sciences politiques appartenait à l’Église confessante, la partie de l’Église protestante allemande qui rentra en résistance contre le national-socialisme. Eucken est, avec ses collègues économistes Karl Diehl, Constantin von Dietze et Adolf Lampe, au cœur de la constitution du « Concile de Fribourg » qui réunit, au lendemain de la Nuit de cristal, à partir de décembre 1938, économistes, théologiens et pasteurs de l’Église confessante en opposition aux excès du nationalisme allemand et à l’antisémitisme (Goldschmidt 2005a). Ce groupe publie un memorandum3 condamnant vivement les exactions de la Nuit de cristal en novembre 1938.
6La critique de la politique économique nationale-socialiste est omniprésente dans l’œuvre de Eucken entre 1933 et 1950. Son acharnement à prouver la supériorité de l’ordre économique de marché sur l’ordre planifié allait à l’encontre de la doxa nationale-socialiste du « primat du politique » et aurait pu lui coûter la prison. Mais seul un de ses écrits, Nationalökonomie wozu ? (« L’économie politique, pour quoi faire ? »), publié pour la première fois en 1938, a été censuré par le pouvoir national-socialiste.
7L’idée d’ordre s’impose progressivement dans le vocabulaire euckenien comme étant le produit d’une nécessaire interdépendance et cohérence entre les politiques monétaire, commerciale, fiscale, en opposition implicite avec l’idée de « primat du politique », autrement dit au diktat imposé par les choix politiques d’un régime dictatorial qui implique un dirigisme économique. Eucken développe en parallèle une critique du libéralisme du laissez-faire, aidé en cela par les analyses de ses collègues juristes sur la concurrence imparfaite et les monopoles. Il publie en 1940 son œuvre maitresse, Die Grundlagen der Nationalökonomie (« Les fondements de l’économie politique »).
8Eucken meurt le 20 mars 1950 à l’âge de 59 ans, d’une crise cardiaque, alors qu’il était en déplacement à Londres pour une série de conférences à la London School of Economics.
Walter Eucken dans le contexte ordolibéral
- 4 La Turquie du président Mustafa K. Atatürk fut une terre d’accueil pour de nombreux universitaires (...)
9La mouvance ordolibérale peut être analysée à travers trois groupes d’auteurs : les fondateurs (ou première génération), les élèves (ou seconde génération) et les satellites. D’un côté l’économiste Walter Eucken (1891-1950) et les juristes Franz Böhm (1895-1977) et Hans Großmann-Doerth (1894-1944), initiateurs de l’École de Fribourg (Freiburger Schule der Nationalökonomie), et de l’autre l’approche culturelle de Wilhelm Röpke (1899-1966) et d’Alexander Rüstow (1885-1963) composent ensemble la première génération ordolibérale. À la différence des premiers, Röpke et Rüstow sont contraints à l’exil, en raison de leurs opinions libérales, et rejoignent l’université d’Istanbul dès 19334.
10Mais l’École de Fribourg comprend également une plus jeune génération, composée de K. Paul Hensel (1907-1975), Friedrich A. Lutz (1901-1975), Karl Friedrich Maier (1905-1993), Fritz W. Meyer (1907-1980) et Leonhard Miksch (1901-1950). On peut qualifier ces derniers d’élèves dans la mesure où ils ont réalisé leur doctorat, leur thèse d’habilitation et / ou ont eu un poste d’assistant de recherche auprès de Eucken.
11Enfin, des auteurs comme Ludwig Erhard (1897-1977) et Alfred Müller-Armack (1901-1978) sont à considérer comme des satellites de la pensée ordolibérale : ils ne sont pas ordolibéraux à proprement parler. Le ministre de l’Économie puis chancelier fédéral Ludwig Erhard et l’universitaire Alfred Müller-Armack sont les porteurs d’un projet politique – en partie – fondé sur les idées ordolibérales qu’ils ont baptisées « économie sociale de marché » (Soziale Marktwirtschaft). Erhard et Müller-Armack sont des satellites qui interviennent en aval de la pensée ordolibérale, qui participent à sa mise en forme politique.
12La catégorisation temporelle de l’ordolibéralisme peut être ramenée à trois grandes étapes qui sont le contexte de crise économique et politique qui a présidé à la montée du nazisme, puis la réflexion suscitée par l’expérience de la dictature et enfin l’expertise politique en Allemagne de l’Ouest. Elle s’organise autour de dates clefs : celles de l’éclosion intellectuelle (1932-1933, 1936-1937), puis celles de l’épanouissement théorique (1940, 1942), et se conclue par le rôle d’experts incarné par les ordolibéraux (1948, 1950).
13Avec la publication, en 1932, de l’article « Staatliche Strukturwandlungen und die Krisis des Kapitalismus » (« Les changements structurels de l’État et la crise du capitalisme »), Eucken établit un diagnostic relatif aux désordres contemporains. Il formule une véritable philosophie de l’histoire afin d’expliquer les ressorts du passage d’un libéralisme laissez-fairiste à une réaction interventionniste « née d’une combinaison particulière d’intérêts économiques, de sentiments anticapitalistes, d’aspirations pour une politique nationale et de convictions quasi-religieuses » (Eucken 1932, p. 306). Le contexte est en effet celui de la crise de 1929, une crise économique sans précédent, doublée d’une crise politique de la démocratie parlementaire, laquelle laisse entrevoir l’impuissance étatique face aux soubresauts de l’économie de marché. Ces difficultés transparaissent de façon plus ou moins explicite dans les écrits ordolibéraux. L’Allemagne est le pays d’Europe le plus durement touché par cette crise née aux États-Unis. Devant l’ampleur de la crise et de la radicalité des réponses qui lui ont été apportées, les enjeux ne sont pas seulement économiques, ils sont également politiques, sociaux et en dernière analyse culturels.
- 5 Pour la traduction anglaise, voir « End of an era? » (Röpke 1969 [1933]).
14La dimension historique et civilisationnelle de l’incroyable désordre intellectuel et moral impliqué par la pensée nationale-socialiste a été dénoncée publiquement par Wilhelm Röpke dans un discours prononcé à Francfort le 8 février 1933, « Gegen die Brandung »5. Röpke se prononce de façon virulente contre la dictature montante, ce qui lui vaudra son émigration précipitée vers Istanbul. Eucken est, lui, beaucoup plus prudent face au pouvoir dictatorial et ne sera inquiété et arrêté qu’une seule fois et beaucoup plus tard. Néanmoins, quelques mois après le discours de Röpke, en octobre 1933, Eucken publie un texte fondateur dans la revue éditée par son père, le philosophe Rudolf (Die Tatwelt. Zeitschrift für die Erneuerung des Geisteslebens) : ce texte s’intitule « Denken–Warum? » (1933). Dans cet article, Eucken explique en quoi la liberté est au fondement de l’acte de penser, se référant aux Lumières allemandes.
15En 1936, Franz Böhm, Walter Eucken et Hans Großmann-Doerth signent un bref texte intitulé « Unsere Aufgabe » (« Notre mission ») ; texte dont il semblerait que Eucken ait rédigé seul la majeure partie (Goldschmidt 2005b, p. 11). « Unsere Aufgabe » introduit la collection Ordnung der Wirtschaft qui recueille notamment les contributions de Lutz (1936), Böhm (1937) et Miksch (1937). En fait, les bases de la revue Ordo étaient posées dès 1937 avec cette série de contributions monographiques. Ce texte fait figure d’écrit programmatique, témoin de ce que Franz Böhm (1957) a rétrospectivement qualifié de « Forschungs-und Lehrgemeinschaft zwischen Juristen und Volkswirten » ; d’une communauté de recherche et d’enseignement entre juristes et économistes à l’Université de Fribourg. « Unsere Aufgabe » est décisif afin de mettre en lumière les bases sur lesquelles les ordolibéraux s’opposent à l’historicisme et la manière dont ils envisagent le rôle du scientifique dans la sphère politique, nous y reviendrons plus en détail dans la deuxième partie.
16Publiés tous deux pendant la Seconde Guerre mondiale, Die Grundlagen der Nationalökonomie (« Les fondements de l’économie politique ») de Eucken (1950a [1940]) et Die Gesellschaftskrisis der Gegenwart (« La crise de notre temps ») de Röpke (1945 [1942]) sont les ouvrages les plus aboutis de la pensée ordolibérale, bien que très différents sur la forme.
17Comme le titre l’indique, l’ouvrage de Eucken pose les fondements de l’économie politique ordolibérale. D’un point de vue épistémologique, Eucken cherche à s’affranchir de la « grande antinomie » entre histoire et théorie qu’a mise à nu la fameuse querelle des méthodes, le Methodenstreit, entre Gustav von Schmoller et Carl Menger. D’un point de vue théorique, Eucken développe une typologie pour décrire les différentes formes d’ordres économiques (économie administrée versus économie d’échange), mais également les différentes formes de marchés et de systèmes monétaires (au sein de l’économie d’échange). Dans cette perspective, nous verrons la place qu’occupent les ambitions épistémologiques et théoriques de Eucken dans la formation de l’économie politique ordolibérale. Nous montrerons également dans quelle mesure l’analyse du pouvoir économique joue un rôle effectivement déterminant. Röpke adopte une perspective résolument plus large que Eucken, et ses réflexions, bien que focalisées sur la dimension économique, prennent la direction d’une mise en cause culturelle de la civilisation moderne : une lecture en particulier développée dans ses travaux publiés pendant la guerre.
18C’est en effet durant la Seconde Guerre mondiale que le projet ordolibéral d’une troisième voie (Dritter Weg) commence véritablement à s’étoffer. S’agit-il d’une synthèse entre laissez-faire et planification ou d’une approche alternative ? Comment les ordolibéraux justifient-ils la passerelle qu’ils cherchent à construire dans l’opposition entre le libéralisme du laissez-faire d’un côté, et la planification de l’autre ? Plus encore, le pouvoir est-il de même nature et conduit-il aux mêmes difficultés lorsqu’il est aux mains des agents privés ou aux mains d’une bureaucratie d’État ? Et comment une intervention étatique qui « ne doit pas être en opposition au fonctionnement du mécanisme de marché ou perturber la structure du marché, mais au contraire, le maintenir » (Rüstow 1942, p. 281) permet-elle de sortir de cette impasse ? Témoins au quotidien de la planification de l’économie de guerre nationale-socialiste, Böhm (1942), Eucken (1942) et Miksch (1942) défendent la possibilité du mécanisme concurrentiel comme instrument économique, facteur d’efficacité, et instrument politique, vecteur de liberté.
- 6 Ordo. Jahrbuch für die Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft est une revue encore publiée à ce jo (...)
19Après la réforme monétaire du 15 juin souhaitée par les Alliés, Ludwig Erhard, en sa qualité de directeur de l’administration de la zone économique unifiée, promulgue la libéralisation des prix le 20 juin 1948. Le travail d’expertise conduit par les ordolibéraux auprès des milieux politiques et de l’opinion publique a été déterminant dans la poursuite d’une véritable campagne de « dénazification » de l’économie ouest-allemande (Fèvre 2018). Comme il a été précédemment évoqué, la création cette même année de la revue annuelle Ordo, laquelle entend tenir d’une même main militantisme libéral et exigence scientifique, offre un support et un début d’institutionnalisation des idées ordolibérales6.
20Jusqu’au début des années 1950, l’économie de l’Allemagne de l’Ouest est exsangue et marquée par des pénuries chroniques, ainsi que par un chômage de masse. En posant la question « Is the German economic policy the right one? » (« La politique économique allemande est-elle la bonne ? »), Röpke (1982 [1950]) entend conforter le début de réforme libérale entreprise par Erhard, et indiquer qu’un retour à la fixation administrative des prix, ou à l’allocation planifiée des ressources, compromettrait gravement le relèvement économique du pays. Mais l’année 1950 est aussi marquée par le décès de Eucken (à 59 ans) puis de Miksch (à 49 ans). L’ordolibéralisme perd non seulement son plus grand contributeur et l’un de ses fondateurs, mais également deux de ses membres les plus actifs et influents politiquement.
- 7 Voir à ce sujet Rieter et Schmolz 1993, Nicholls 1994, Goldschmidt et Wohlgemuth 2008a, Hagemann 20 (...)
21La publication, à titre posthume, des Grundsätze der Wirtschaftspolitik (« Principes de politique économique »), accordera néanmoins à Eucken (2004 [1952]) une audience large et une stature quasi mythique en qualité d’éminence grise du « miracle économique » (Wirtschaftswunder), dont Erhard est la figure politique de proue. Orpheline de certains de ses membres les plus importants (Eucken et Miksch), la pensée ordolibérale est assimilée aux synthèses politiques opérées par Erhard et Müller-Armack, ce qui constitue un affaiblissement de sa spécificité originelle. Née des crises économiques qui secouèrent l’Allemagne dans l’entre-deux-guerres, la pensée ordolibérale a participé à façonner, dans l’après 1945, le modèle politique de l’économie sociale de marché, et au-delà, la culture économique de la République fédérale d’Allemagne, proclamée en 19497.
Le manifeste ordolibéral de 1936
22Dans les années 1930, Walter Eucken affirmera son ambition de renouveler en profondeur les bases de l’économie politique telle qu’elle est pratiquée en Allemagne, c’est-à-dire suivant encore essentiellement les canons historicistes. Dans un premier temps, nous verrons que Böhm, Eucken et Großmann-Doerth (1936) affirment leur conviction que la bataille de la réforme sociétale devait être gagnée sur le plan des idées. Au pouvoir des intérêts et aux idéologies dont les ordolibéraux perçoivent l’impact sur le politique, ces derniers aspirent à opposer la capacité formatrice de la raison scientifique. Au cours des années suivantes, Eucken dessinera sa philosophie des sciences dans diverses publications (1938a ; 1938b ; 1940), et en particulier dans son œuvre maitresse (1950a [1940]). Avec le concept d’Ordre, Eucken entend dépasser la querelle allemande des méthodes. L’Ordre se présente à la fois comme un outil d’analyse positif de la réalité économique et une conception normative de l’organisation sociale jugée désirable.
- 8 Voir à cet égard Berghahn et Young 2013.
23La notion d’ordre est au cœur de la redéfinition du libéralisme allemand des années 1930. Il est important de se remémorer l’historique de cette notion d’ordre dans la mesure où elle a été le prétexte chez un certain nombre de commentateurs pour y déceler un lien entre libéralisme allemand et national-socialisme8. La notion d’ordre liée à celle de Volksgemeinschaft, avait, à l’origine, été publicisée par l’idéologue conservateur Hans Zehrer et fournissait un instrument doctrinal de choix aux idéologues nationaux-socialistes qui prétendaient remettre de l’ordre dans la société allemande déchirée par la crise économique. La notion d’ordre est donc d’abord une tentative de récupération d’une situation de désordre économique et social à des fins de création d’un État dictatorial. Eucken tente une récupération de l’idée d’ordre qu’il pense d’abord comme un retour à la rationalité, en contrepoint d’une dictature qui semait un désordre intellectuel et moral, économique et social sans précédent.
24L’idée d’ordre a ensuite une dimension juridique et constitutionnelle et renvoie à la collaboration de l’économiste libéral Walter Eucken avec le juriste Franz Böhm. L’idée d’ordre économique introduit le juridique dans l’organisation économique. Au même titre que la rule of law doit gérer la vie politique, une constitution économique doit donner le cadre à l’économie de marché. Il faut éviter que la liberté contractuelle, essentielle pour la coordination des activités économiques, ne finisse par remettre en cause l’ordre concurrentiel comme cela a été le cas avec la formation de cartels. L’ordre économique doit donc être protégé par une constitution économique.
- 9 On trouve une réédition du texte original (Böhm, Eucken et Großmann-Doerth 2008 [1936]) dans un rec (...)
25En 1936, Franz Böhm, Walter Eucken et Hans Großmann-Doerth signent ensemble un bref texte programmatique, intitulé « Unsere Aufgabe » (« Notre mission »)9. L’année de publication coïncide notamment avec l’aménagement des plans quadriennaux de Göring, un facteur à prendre vraisemblablement en considération dans le calendrier de rédaction de ce manifeste. Familiers de la sphère du pouvoir politique de la période weimarienne, les ordolibéraux sont témoins de la mise en place finale d’un ordre d’administration économique centralisée (national-socialiste), aux antipodes de leur idéal concurrentiel. Néanmoins, le propos général de ce texte reste très abstrait et fait peu allusion à l’actualité (vraisemblablement par prudence politique).
26Les thèmes traités dans ce manifeste de 1936 reprennent, en l’étendant au droit et aux sciences juridiques, les reproches déjà maintes fois adressés à l’historicisme dans le domaine économique. Les auteurs déploraient « qu’aujourd’hui les sciences juridiques et économiques aient perdu toute influence politique et sociale ». Ils regrettaient également que le droit contractuel privé, par ailleurs consubstantiel à la liberté individuelle qui est essentielle au fonctionnement d’une économie de marché, se soit immiscé dans un certain nombre de domaines du droit public, comme le droit de la dette en vigueur. C’est ainsi que l’arrêt de la Cour suprême de 1897 avait donné la victoire aux cartels ou que le droit des actions avait permis la victoire des groupes de pression économique, paralysant le droit en vigueur (Mongouachon 2012).
27« Notre mission » permet de comprendre ce que Eucken et ses collègues juristes entendaient par la notion d’ordre : le refus du nominalisme juridique et de la jurisprudence historiciste, la nécessité d’un retour à une pensée fondamentale et théorique qui permette d’étudier les questions de cohérence entre le système d’une économie d’échanges, d’une part, et l’organisation juridique et constitutionnelle d’autre part. Ceci afin de veiller à la pérennité de l’ordre concurrentiel menacé sans cesse tout autant par le pouvoir politique que par les pouvoirs privés. Juristes et économistes devaient identifier les grands principes ordonnateurs (ordnende Prinzipien) autour desquels l’organisation économique pouvait s’articuler.
28Parler de l’ordre (Ordnung), c’était également refuser implicitement le principe du « primat du politique » édicté par le pouvoir national-socialiste en justification de l’économie dirigée. C’était lui substituer un ordre économico-juridique fondé sur les principes d’une économie d’échanges, protégés par une juridiction et même une constitution économique. Droit des faillites, droit des obligations, droit du travail, droit administratif devaient être mis en cohérence afin de recréer un système fondé sur le principe de concurrence libre. Juristes et économistes affichent dans cet appel programmatique (« Notre mission ») l’ambition de retrouver leur rôle d’experts objectifs et impartiaux. Leur coopération pose les bases de l’École de Fribourg, évoquée précédemment, et on retrouve en substance dans ce manifeste scientifique un leitmotiv de l’économie politique ordolibérale : transformer la réalité effective pour la faire coïncider avec l’image que la science lui a assignée.
29Eucken qualifiera plus tard « la pensée économique » de « force politico-économique », dans le sens où « elle détermine et oriente l’action de la politique économique » (1951, p. 83) et a donc un effet « ordonnateur ». En effet dans la perspective ordolibérale, seule « la science […] est capable d’être une force spirituelle et morale, d’être une “puissance d’orientation” » qui guide l’action politique plutôt qu’elle ne lui est inféodée (Hensel 1951, p. 16).
Les scientifiques pour guider le politique
30Fort de cette acception idéaliste, dans le vocable ordolibéral, l’homme « fort » n’est pas l’homme qui s’abandonne à la recherche de pouvoir (ou à sa volonté de puissance), car celui-là est « intimement faible », mais est « fort » l’individu qui fait appel à sa raison :
L’homme fort ressent une augmentation de sa force lorsqu’il est en mesure d’utiliser sa raison : afin d’illuminer les ténèbres qui enveloppent l’acteur agissant […]. Sur la base de cette conviction, fondée dans l’expérience historique, nous voulons amener la raison scientifique, telle qu’elle s’affiche dans la jurisprudence et l’économie politique, à construire et refaçonner la constitution économique [Wirtschaftsverfassung] en vigueur. (Böhm, Eucken et Großmann-Doerth 1936, p. 23)
31L’acte de foi en faveur de la raison scientifique est d’autant plus indispensable qu’il apparaît aux ordolibéraux comme un remède à la rationalité politique contemporaine, instruite par les idéologies. L’économie politique ordolibérale se présente comme la solution à une raison politique profondément irrationnelle. Un an avant la publication du manifeste, Röpke (1935, p. 94) attirait précisément l’attention sur cet aspect avec l’exemple du cas italien : « le gouvernement fasciste est tellement irrationnel qu’il amène des objectifs différents en conflit les uns avec les autres, engendrant ainsi des résultats qui ne sont pas souhaités par le gouvernement lui-même ». Par symétrie, c’est une analyse qu’on trouve déjà chez Eucken au tout début des années 1930, mais cette fois-ci attentive à la question des idées, et non des actions gouvernementales : puisque ce dernier précise que les idéologies semblent réaliser en pratique le contraire exact des objectifs indiqués en théorie (Eucken 1932, p. 318-319).
32Le positionnement intellectuel de l’ordolibéralisme au sein de la philosophie idéaliste a deux grandes conséquences liées. Par un discours rationnel de conviction, les ordolibéraux entendent modifier l’ordre économique, et ce même au mépris des conditions matérielles. Ce type de discours est l’apanage des scientifiques, qui a donc toute légitimité à trouver une certaine préséance dans la sphère de décision politique.
- 10 Voir en particulier Lutz (1933), Röpke (1934b, p. 22-23 ; 1946b [1945], p. 65-66), Eucken (2013 [19 (...)
- 11 Le journal Die Tat (« L’action ») est fondé en 1909 et se préoccupe initialement d’éthique et de re (...)
33Partant de là, la défaite ou le renoncement de la pensée scientifique face aux défis contemporains laisserait le champ libre à l’essor des idéologies issues des groupes d’intérêts dans l’orientation des décisions politiques. En effet, l’essor de groupements d’intellectuels « radicaux conservateurs », comme le Tat-Kreis, est typiquement perçu par les ordolibéraux comme le produit de cette tendance10. Quelques années avant le manifeste ordoliberal, en 1933, Eucken publie « Denken wozu? » (« Penser, pour quoi faire ? »). Il reprenait ainsi, en le transformant, le « Denken–Warum » (« pourquoi penser ») de la critique antithéorique, anti-intellectuelle et antilibérale très répandue dans l’Allemagne des années 1920. Dans ce texte, Eucken fait aux auteurs du journal conservateur et nationaliste Die Tat11 une réponse programmatique en faveur d’un retour au libéralisme kantien qui permettrait à ses yeux une refondation épistémologique du libéralisme. Face à la glorification de l’État et des passions collectives, des révolutionnaires conservateurs et des nationalistes inconsolables de la défaite de 1918, et face à l’antilibéralisme général se couplant avec l’irrationalisme, Eucken puise dans la tradition néo-kantienne transmise par son père. L’économiste se devait de découvrir les lois logiques qui sont au fondement des échanges économiques. La pensée économique ne devait pas se contenter de dogmatisme ou de nominalisme et de théories abstraites. Elle devait être au service des actions économiques journalières, soit comme expertise politique au service d’une politique économique, soit comme information à transmettre aux agents économiques dans le but d’améliorer leur action quotidienne. La maîtrise du désordre social et économique devait se faire non pas sous la contrainte d’un ordre politique dictatorial, mais selon les lois de la raison et le respect de la liberté.
34Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, Röpke dénonce de manière générale la trahison d’une intelligentsia qui a ouvert un espace idéologique au national-socialisme : sont nommément visés le juriste Carl Schmitt, le philosophe Oswald Spengler et l’écrivain Ernst Jünger (Solchany 2015, p. 124). Ces intellectuels, tout comme les membres du Tat-Kreis, appartiennent à une mouvance rétrospectivement qualifiée de « révolution conservatrice ». Bien que disparate, cette expression désigne les auteurs qui « ont en commun deux postulats majeurs : d’une part, la croyance en la spécificité irréductible de l’Être allemand ; d’autre part, la foi en la pérennité fondamentale des “valeurs” réputées très essentiellement conservatrices : l’État, la nation et le peuple, voire la “race” » (Dupeux 1992, p. 10). On retrouve la tentation du primat du politique sur l’économique (der Primat der Politik über die Wirtschaft) mise en accusation par les ordolibéraux en tant que principe d’économie fasciste (Röpke 1935, p. 94). Les penseurs de la révolution conservatrice assignent à l’État un rôle fondamental et directeur, prépondérant à toute autre sphère, notamment économique, à la faveur d’une organisation planifiée, aux mains de quelques grands groupes industriels ; ce qui ne manqua pas d’être incompatible avec le discours ordolibéral.
35Retrouver la capacité formative de l’économie politique et de la science juridique afin de sortir de la crise de civilisation dépeinte par les ordolibéraux requiert le réveil d’une élite constituée de scientifiques – aux côtés de la presse et de la magistrature. Les ordolibéraux prônent en somme le retour des « clercs ». Röpke emprunte l’expression au célèbre essai La trahison des clercs du philosophe français Julien Benda (1946 [1927]). Benda rappelle sa thèse de fond dans la préface à la 8e édition de 1946 : « les hommes dont la fonction est de défendre les valeurs éternelles et désintéressées, comme la justice et la raison, et que j’appelle les clercs, ont trahi cette fonction au profit d’intérêts pratiques » (ibid., p. 9). Le manifeste ordolibéral s’ouvre et se clôt sur des considérations analogues.
36En effet, ce dernier commence avec une véritable apologie du scientifique, dont l’éthique particulière lui permettrait, comme par nature, de s’extirper de la quotidienneté des luttes d’intérêts partisans, s’offrant comme les seuls guides admissibles de l’action politique. Les ordolibéraux affichent ici un optimisme assumé dont il est difficile de reconnaître les bases objectives :
Les hommes de science, en vertu de leur vocation [Beruf] et de leur positionnement en dehors des intérêts économiques, sont les seuls conseillers objectifs et indépendants en mesure de fournir un véritable aperçu des relations complexes de l’activité économique et donc de fournir à l’opinion publique et à la politique économique de l’État la base nécessaire au jugement éclairé. (Böhm, Eucken et Großmann-Doerth 1936, p. 15)
37Le manifeste ordolibéral se clôt sur l’une des conditions sine qua non pour le retour en grâce de la capacité formative des sciences humaines comme l’économie politique et la doctrine juridique : « l’interaction entre les deux sciences, qui laisse encore beaucoup à désirer, est absolument nécessaire » (ibid., p. 25) – l’interdisciplinarité, en termes contemporains. Dans cette optique, c’est moins le découpage en savoirs disciplinaires et spécialisés que les ordolibéraux remettent en cause que la difficulté à mener un dialogue constructif entre les résultats des sciences. En effet, si « le fractionnement des sciences historiques […] s’est montré intenable », c’est précisément dans la mesure où « à chaque fois qu’une affaire exige l’utilisation des deux sciences, cela doit être fait ». Mais à ce titre, « chaque science doit préserver son individualité si l’on ambitionne d’accomplir quoi que ce soit » (ibid.). Une telle déclaration, bien qu’extrêmement vague, permet d’évacuer toute ambition d’impérialisme (selon le terme aujourd’hui d’usage) de la science économique sur les autres disciplines, et doit être pensée en relation avec l’émergence du cloisonnement scientifique et de la disciplinarisation de l’entre-deux-guerres.
38Eu égard aux développements de la section précédente, il n’est pas étonnant de constater qu’informer les décisions des cours de justice, au moyen de l’économie politique, est au cœur des préoccupations exprimées par les auteurs du manifeste ordolibéral (le courant Law and Economics se placera dans une démarche analogue) :
La tâche de comprendre et de concevoir le système juridique comme constitution économique ne peut être résolue qu’à condition que les juristes emploient les résultats de la recherche économique […]. Si la libre concurrence ne doit pas être entravée par de fausses allégations indiquant de soi-disant pratiques injustes, on ne peut pas non plus la laisser dégénérer en concurrence déloyale. Comment tracer la frontière entre concurrence admissible et déloyale, dans les cas où : la libre concurrence existe, ou non, lorsque la concurrence est limitée, lorsqu’il y a concurrence par la performance, ou concurrence d’entrave, lorsqu’il y a vente à perte, en contradiction avec le principe d’ordre [Ordnungsprinzip] – c’est uniquement sur la base de l’examen des différentes formes de marché, menées par l’économie, qu’il peut en être décidé. (ibid., p. 24-25)
39Mais « Unsere Aufgabe » est avant tout un texte éminemment polémique, soucieux de positionner le discours ordolibéral dans le champ académique et politique. À ce titre, la thèse centrale du manifeste ordolibéral consiste en une violente charge à l’encontre du milieu intellectuel allemand :
Nous sommes suffisamment historiens pour prendre le fatalisme historique pour ce qu’il est : un signe de faiblesse de certains intellectuels. […] On a affaibli le pouvoir de la science en la réduisant à n’être qu’une force vitale. Comment l’esprit pourrait-il façonner les faits lorsqu’il s’incline devant leur marche ? (ibid., p. 19-20)
- 12 Friedrich Carl von Savigny (1779-1861) est le fondateur de l’École de droit historique. Cette école (...)
- 13 Ce jugement en bloc est, dans le détail, difficilement tenable. À un niveau plus général néanmoins, (...)
40Par « on », les ordolibéraux désignent implicitement la pensée historiciste. Cette dernière est accusée d’avoir dépossédé la science juridique (Rechtswissenschaft) et l’économie politique (Nationalökonomie) des outils théoriques et politiques nécessaires à la contribution pratique de ces deux savoirs. La nocivité que les ordolibéraux attribuent à l’historicisme tient précisément au fait qu’ils le perçoivent comme étant « bien plus qu’un point de vue scientifique ; il décrit une attitude scientifique spécifique » (ibid., p. 16). Friedrich List et surtout l’historicisme juridique de Friedrich von Savigny12 sont mis en accusation pour avoir favorisé l’essor, à l’époque contemporaine, d’une atmosphère imprégnée de « fatalisme » – marxiste – et de « relativisme » – historiciste13 – eu égard au déroulement historique (ibid., p. 18).
41Si ce positionnement libéral en faveur de la concurrence économique apparaît certes courageux dans l’Allemagne d’entre-deux-guerres – Röpke et Rüstow paieront le prix de leurs opinions en étant contraints à l’exil –, il convient de remarquer qu’en fondant leurs analyses sur la mise à distance du libéralisme anglo-saxon et du socialisme marxiste, Böhm, Eucken et Großmann-Doerth pondèrent la prise de risque en s’attaquant à deux courants d’idées déjà largement en disgrâce sous le régime hitlérien. En ce sens, la critique du milieu intellectuel reste (et c’est probablement une nécessité de l’époque) très abstraite, centrée sur des figures du passé (Savigny) ou déjà sous le joug de la critique du régime nazi (Marx). Et même lorsqu’ils s’attaquent à l’historicisme, qui connut un regain relatif sous le national-socialisme (Hagemann 2016, p. 228), et en particulier à Werner Sombart : c’est sous la forme d’un épigone marxiste.
Proposer une alternative au diagnostic marxiste-historiciste
42Bien que le fatalisme et le relativisme ne soient pas synonymes dans le manifeste ordolibéral, il est précisé qu’ils « se touchent en de nombreux points » ; et la synthèse trouve corps en la personne de Sombart, dont les écrits incarnent « l’attitude relativiste et fataliste » des milieux scientifiques contemporains (Böhm, Eucken et Großmann-Doerth 1936, p. 18). Cette attitude transparaît au-delà de la sphère des élites pour imprégner la société dans son ensemble, et c’est bien l’ensemble de l’opinion publique allemande qu’il s’agit, pour les ordolibéraux, de sortir de la lecture de type marxienne. Comme le rappelle Böhm lorsqu’il revient sur l’esprit d’entre-deux-guerres :
La dialectique historique marxiste a prévalu, dans une version édulcorée, même parmi les non-socialistes : les faits économiques ne sont pas déterminés par le politique et le droit, mais, au contraire, les faits économiques – indépendants de toute volonté humaine – imposent une certaine politique et déterminent la législation en vigueur. (Böhm 1954, p. 154)
43Contre l’héritage de Marx transposé dans la lecture de Sombart, les ordolibéraux rejettent la lecture d’une « “superstructure” sociale, politique et spirituelle, sans effet sur le développement économique » (Böhm, Eucken et Großmann-Doerth 1936, p. 19-20) ; pas plus qu’ils ne partagent l’existence de lois de développement énonçant l’inéluctable fin du capitalisme. Une façon de raisonner qui allait amener par exemple les tenants de la théorie économique impérialiste comme Rosa Luxembourg ou Rudolf Hilferding à présenter « l’impérialisme moderne comme une conséquence politique [nécessaire] de la structure économique du capitalisme », avec les mots de Röpke (1934a, p. 55).
44On trouve témoignage de cette mise à distance de l’analyse marxiste lorsque Eucken revient justement sur l’importance de ne pas privilégier un facteur explicatif plutôt qu’un autre dans l’analyse de l’essor des cartels. Pour les ordolibéraux, le droit est créateur a priori et non seulement justification a posteriori. Non pas tant parce qu’il sanctionne la propriété privée (et donc que la propriété collective y changerait quelque chose), mais plus fondamentalement parce que les décisions juridiques liées à la question des structures de marché sont les plus à même de définir l’ordre économique (Wirtschaftsordnung).
- 14 Dans la traduction d’Aurélien Berlan (2008, p. 52).
45D’un point de vue général, le manifeste ordolibéral de 1936 symbolise par excellence le lieu de télescopage entre les bases philosophiques – matérialiste (dialectique) et déterministe – de l’économie politique marxienne (dans la mouture de la jeune école historique) et celles – idéaliste et programmatique – de l’économie politique ordolibérale. À la manière d’un retour de balancier, le manifeste ordolibéral prend position contre Sombart qui avait fondé au début du xxe siècle son programme de Kulturphilosophie en contestation de l’idéalisme du père (Rudolf) Eucken. Werner Sombart (1907, p. 2) rappelait alors le « caractère nécessaire et fatal du déroulement de notre civilisation » qui entraîne la société humaine « sans notre volonté, et contre notre volonté »14.
46Après Sombart (mort en 1941), c’est la pensée de Schumpeter qui continuera d’alimenter les critiques ordolibérales liées au fatalisme économique et politique. Bien qu’il existe des parallèles importants entre la grille de lecture historique de l’économiste autrichien et celle des ordolibéraux (Meijer 2005, p. 147-148), les conclusions justement médiatisées par leurs rapports spécifiques au déterminisme allaient s’avérer radicalement antithétiques. Dans Capitalisme, socialisme et démocratie, Schumpeter (1998 [1942]) se demandait en effet si le socialisme allait remplacer le capitalisme (et avec lui le libéralisme économique). La conclusion à laquelle aboutit son étude est claire et radicale : « je ne crois pas [que le capitalisme] puisse » survivre, mais « à coup sûr [le socialisme] le peut » (ibid., p. 89, 222).
- 15 Voir le récit qu’en propose Theodore F. Marburg (1964, p. 99).
47Cette problématique de l’inexorabilité de la socialisation de l’économie, notamment des entreprises, est d’ailleurs intimement liée à la question de la formation des monopoles et dépasse la seule analyse de Schumpeter. Le débat relatif à la « nécessité » ou la « désirabilité » des cartels en Allemagne, et de la concentration économique en général, est loin d’être spécifique à la période d’entre-deux-guerres. Lorsqu’au début des années 1960, l’économiste libéral Edgar Salin (1892-1974) prit position en faveur de la concentration économique pour améliorer les performances de l’économie concurrentielle (en face des systèmes planifiés de l’Est), les éditeurs d’Ordo tinrent des propos analogues à ceux que les fondateurs ordolibéraux avaient formulés trente ans auparavant15.
Eucken ou le devoir de « penser en Ordres »
48On l’a dit, Die Grundlagen der Nationalökonomie (« Les fondements de l’économie politique ») constituent l’œuvre fondamentale de Eucken (1950a [1940]), à travers laquelle il apportera les bases théoriques et méthodologiques de la pensée ordolibérale. Au terme d’une étude approfondie des différents ordres économiques envisageables (historiques et géographiques), Eucken propose une « morphologie » de ces systèmes avec des analyses théoriques propres à chacun. Ce faisant, il s’interroge sur la mise en place de règles générales qui président au déroulement du processus économique à diverses échelles, mais également sur la cohérence, sur l’interdépendance des différentes fractions de l’organisation économique, mais aussi des différentes sphères de la vie humaine (économique, politique, culturelle, etc.) entre elles. C’est précisément ce que Eucken appelle « penser en Ordres » (Denken in Ordnungen), et qui lui semble la plus grande aporie de l’économie politique comme de la pratique de la politique économique contemporaine.
Dépasser la querelle des méthodes (Methodenstreit)
- 16 Rappelons également que « dans le contexte de la Critique de la raison pure de Kant, les antinomies (...)
49Épistémologiquement parlant, le projet de Eucken peut être en partie ramené à une tentative de dépasser la querelle des méthodes. Eucken parlera à ce titre de la nécessité de résoudre la « grande antinomie » (die Grosse Antinomie16) entre l’histoire (Schmoller) et la théorie (Menger). Selon Eucken, pour saisir totalement un phénomène économique, il faut, en même temps relever sa particularité spécifique, donc historique, et son rapport à l’ensemble du système, révélé par l’analyse générale et théorique. En même temps est l’expression clef, car il ne s’agit ni d’un enchaînement de l’un avec l’autre, ni de mener les deux types d’approches comme deux sciences séparées. En effet, un « compromis superficiel entre la recherche théorique et historique ou des réflexions purement méthodologiques sur leur coopération » ne sont, aux dires de Eucken, rien de moins qu’« inutiles » (Eucken 1950c [1940], p. 43).
50Apparaît ici la spécificité intrinsèque, pour Eucken, de l’économie en tant que science. Elle n’est pas proprement histoire, car sujette à des règles à portée universelle, mais se détache des sciences naturelles par la pluralité des formes que peut prendre le système économique en un lieu et à un moment donné. On comprend alors l’embarras de Eucken vis-à-vis de la qualification de l’économie politique comme science. L’économie est – tout à la fois sans l’être seulement – une science historique (ou empirique) et une science expérimentale (ou naturelle) ; elle est également science de l’esprit (Geisteswissenchaft). En somme, l’économie politique est, et l’expression de Röpke (1956, p. 122) vient ici au secours de l’analyse de Eucken, une « véritable “science frontière” ». Car cette grande antinomie est précisément ce qui « détermine la place de l’économie politique dans le cosmos des sciences » (Eucken 1950c [1940], p. 311). Ce qui a pour implication directe qu’aucune méthode des autres sciences n’est apte à être importée en économie politique, et vice versa.
51Or pour Eucken, les économistes n’ont pas encore su résoudre cette antinomie, et c’est pourquoi il estime que l’économie politique n’est pas encore arrivée à la « compréhension complète du monde économique moderne » et qu’à ce titre « plus intolérable est l’écart entre la science économique et le monde réel » (1950b, p. 9). La structure sociale de l’économie est de plus en plus complexe et rend indispensable cet effort de réunion entre les deux approches.
52Finalement, l’économie politique exige une nouvelle méthode si elle veut parvenir à sa tâche fondamentale, à savoir « la connaissance scientifique de l’économie réelle effective » (1950c [1940], p. 221), définie comme connaissance en capacité de surmonter la grande antinomie. Dans les paragraphes suivants, nous montrerons qu’il s’agit moins pour Eucken de résoudre ou de clore le Methodenstreit, que de poser les conditions de son dépassement sur une tout autre base, démontrant que la querelle des méthodes n’avait, à ses yeux, pas lieu d’être.
53La recherche dite théorique s’attache à l’objet dans son aspect général, son critère est la vérité (logique), sa méthode est essentiellement rationaliste. Au contraire, la recherche dite historique s’attache à appréhender l’objet dans son individualité, son critère repose sur l’actualité et procède par méthode empirique. Or la réalité (économique) est faite d’entrelacements entre contingences historiques et principes valides généralement, lesquels sont dissimulés et relèvent de l’investigation théorique et scientifique. Cette « grande antinomie » peut-elle seulement être surmontée (Überwindung) ? Et si oui, à quelle(s) condition(s) ?
54Le dépassement de l’opposition entre théorie et histoire n’est possible que grâce à l’existence d’une certaine invariance, à travers l’histoire longue et sa « variété historique », des formes qui président au déroulement du processus économique. En d’autres termes, Eucken postule qu’il existe « un nombre limité de formes pures à partir desquelles l’ensemble des systèmes économiques, passés et présents sont bâtis » (ibid., p. 204). Et si l’économiste parvient à isoler ces éléments purs, alors il est en mesure « d’appréhender la vie économique dans son ensemble » et ce en dépit « des formes changeantes de la réalité économique » (Eucken 1950b, p. 10-11). Mais comment isoler de tels éléments ?
55Concrètement, Eucken nous livre, en divers passages de ses Grundlagen, une description historique raisonnée de l’économie de l’Empire inca, de la période antique (Rome et l’Égypte), du Moyen Âge (notamment certaines guildes de Florence ou Rotterdam) et de la période des Lumières (France, Angleterre, Allemagne), etc., jusqu’à la période contemporaine. Tout se passe comme si l’histoire économique fonctionnait chez Eucken comme un laboratoire dans lequel une série d’expériences a déjà été conduite, expériences qui attendent le regard systématique de l’économiste. Procédant par variation et comparaison, ces ordres économiques se manifestent à notre perception, c’est-à-dire dans la réalité concrète, seulement comme des types réels : en fait, comme enchevêtrement de différents idéaux-types. Eucken en appelle donc à une synthèse a posteriori.
56Cette synthèse s’opère, chez Eucken, par le mécanisme d’abstraction isolante qui permet d’obtenir un idéal-type à partir des faits économiques individuels (entendus comme historiques). Ce mécanisme a pour fonction « de faire sortir la vérité des choses mêmes » et d’extraire « le nécessaire du contingent [pour] faire apparaître dans la connaissance ce qui est universel » (Campagnolo 2003, p. 136). « Le procédé de l’abstraction isolante fait donc intervenir l’observation d’exemples isolés où les formes pures sont découvertes dans leur combinaison et dans leur morcellement », pour le dire avec Jean-Daniel Weisz (2003, p. 59). Cette méthode s’apparente à la démarche husserlienne de réduction eidétique. Il ne s’agit pas d’une démarche inductive de type empirique, mais d’une essentialisation à partir des matériaux bruts de la réalité. C’est ce que Eucken entend par « dispositif morphologique compréhensif des systèmes économiques » : un système de classification ou typologie, jugée exhaustive sur la base de l’analyse historique conduite par Eucken (1950c [1940], p. 173), mais sans preuve formelle. C’est une typologie des idéaux-types à partir desquels on peut (re)construire le schéma explicatif d’une économie dans son ensemble. On en arrive à la seconde étape : une analyse proprement déductive et théorique doit être mise en avant (la synthèse a priori). C’est à ce niveau qu’intervient la théorie économique usuelle : théorie du monopole, de l’oligopole, théorie monétaire, etc.
57Les idéaux-types ainsi obtenus constituent des « éléments de jonction durable » (ibid., p. 174) entre les aspects historico-individuel et théorico-général : c’est à ce niveau que se joue la résolution de « la grande antinomie ». Il est donc crucial de remarquer que l’analyse morphologique fait, pour Eucken, partie intégrante de l’analyse économique, et elle lui est même logiquement antérieure, car elle permet de sélectionner la théorie adéquate pour les cas particuliers. Sans l’analyse morphologique, la théorie (disons canonique) est aveugle :
Dans le même temps où nous atteignons la frontière de l’application de la théorie, nous touchons à la limite de la connaissance de la réalité économique. L’application de la théorie, et avec elle la découverte des liens concrets entre les phénomènes économiques, suppose toujours que la structure de l’ordre économique historique et en particulier ses éléments dominants soient préalablement connus. C’est seulement lorsqu’on sait quelles formes pures de base sont principalement à l’œuvre dans un système économique que l’on peut décider lesquelles des parties de l’appareil théorique doivent être mises en action. (ibid., p. 239)
58Eucken insiste sur la validité relative (temps et lieu) des théories économiques. Plus précisément, bien qu’un idéal-type ainsi élaboré demeure généralement « vrai » (Wahrheit), il n’est pas toujours – et c’est là le point fondamental – pertinent à mobiliser si les conditions historico-individuelles réalisées n’y invitent pas : dans le vocabulaire de Eucken (ibid., p. 234), la théorie n’est alors plus « d’actualité » (Aktualität), plus pertinente pour ce cas précis (mais peut l’être pour d’autres). À terme, la construction de cette morphologie de formes pures a pour Eucken (ibid., p. 240) « deux fonctions dans le processus de connaissance » : premièrement sa plasticité lui permet de rendre compte de n’importe quel système économique, passé ou présent. Secondement, chaque forme pure constitue la base du travail théorique, seul à même de saisir les relations causales de l’économie.
59Le résultat de son travail morphologique se concrétise dans une dualité essentielle au sein des systèmes économiques (Wirtschaftssystem) : entre « économie administrée » (Zentralgeleitete Wirtschaft) d’un côté, et « économie d’échange » (Verkehrswirtschaft) de l’autre. À l’issue de son travail historique, Eucken conclut que « des traces d’autres systèmes économiques – autres que ces deux-là – ne peuvent pas être trouvées dans la réalité économique du présent comme du passé ». De ce fait, il semble « difficilement imaginable » que d’autres formes (pures) existent ou puissent un jour exister (ibid., p. 118) – un « acte de foi » qui mériterait néanmoins d’être soumis à l’épreuve des faits.
60Mais l’opposition entre les deux systèmes est moins binaire qu’il n’y paraît, dans la mesure où (a) chaque idéal-type a des sous-catégories qui offrent des nuances à l’intérieur de ces deux types ; et où (b) une économie concrète n’est jamais assimilable à l’un ou à l’autre, mais relève d’une combinaison de ces éléments, qui tendent plus ou moins vers l’un de ces idéaux-types (ibid., p. 120). Pour en juger, Eucken met cinq ordres économiques partiels à notre disposition : (a) le type de direction de l’économie (décentralisée / centralisée) ; (b) le mécanisme de formation des prix (concurrence, monopole, etc.) ; (c) le type de propriété ; (d) le type de coordination entre ménages et entreprises ; (e) le type d’économie monétaire (Weisz 2001, p. 190). Autant d’éléments qui sont au cœur de chacune de ses contributions.
De l’Ordre économique à l’Ordre de l’économie
61Dans ses Grundlagen, Eucken utilise deux termes pour parler du système économique. Littéralement « l’ordre économique » (Wirtschaftsordnung) qui est au cœur de l’ouvrage en tant qu’étude des formes abstraites pures que peuvent revêtir les « systèmes économiques » (Wirtschaftssystem) effectifs est donc positif. Par contraste avec « l’ordre de l’économie » (Ordnung der Wirtschaft) qui est normatif. On peut encore préciser cette distinction avec le juriste Franz Böhm, qui indiquait que l’ordre économique « relève de l’être » (Seinordnung) là où, par contraste, l’ordre de l’économie se traduit par un « devoir être » (Sollenordnung), tel que le remarque Claire Mongouachon (2012, p. 305).
62Pour Eucken, « l’ordre économique est – ainsi, apparait comme – un fait individuel, positivement donné » à l’approche scientifique, telle qu’elle a été présentée plus haut. De ce fait, l’ordre économique peut être défini comme « la totalité des formes à travers lesquelles le pilotage du processus économique quotidien – ici et là, hier comme aujourd’hui – a concrètement cours » (1950c [1940], p. 238, 227). Mais cela ne veut pas dire que ce système soit satisfaisant, au sens de l’efficacité économique ou de la justice sociale. Pour Eucken « cet ordre économique peut être inhumain » (ibid., p. 239), mais la science doit l’étudier en tant que formes de l’organisation économique. Pour autant, la réflexion ne s’arrête pas à ce stade, puisque « “l’ordre” a cependant encore un autre sens : il correspond également à la nature de l’homme […], c’est-à-dire que l’ordre repose sur la notion de mesure et d’équilibre » (1950c [1940], p. 238).
63En ce sens, cet ordre de l’économie est aussi un « ordre de nature » – Eucken le précise en français dans son texte – dans le sens où il est fidèle à la nature de l’homme. Dans le contexte contemporain, l’Ordo relève donc d’une nécessité impérieuse suivant laquelle le système économique doit être organisé :
Aujourd’hui, cette idée renaît à nouveau, en raison de la nécessité urgente de trouver l’ordre de l’économie [Ordnung der Wirtschaft], de la société, du droit et de l’État manquants pour l’économie industrialisée, un ordre fonctionnel et digne de l’homme. Si les versions de cet ordre peuvent changer au cours de l’histoire européenne, l’intention de la formation de ce concept reste identique ou constante. (ibid., p. 239)
64Or on ne peut indiquer l’ordre de l’économie (Ordnung der Wirtschaft) qu’à la suite, et à partir, d’une vision d’ensemble des systèmes – ou ordres – économiques (Wirtschaftsordnung) possibles. Il y a donc une pluralité historique des types d’organisation effectivement réalisés et une pluralité théorique des ordres envisageables. Cette pluralité repose sur un alphabet morphologique d’idéaux-types assemblables différemment, et qui rendent disponible une multitude de mondes possibles.
65Les travaux de Eucken ont l’ambition d’avoir révélé l’alphabet morphologique de l’économie en tant que système historico-théorique. Son approche n’est donc pas téléologique ou déterministe, mais proprement historiciste – on pourrait dire comparative –, car elle envisage une pluralité de systèmes (ou formes) réalisables. Elle envisage également un achèvement concret spécifique selon les conditions institutionnelles (dans un sens très large) « en fonction de la situation effective ou historique », c’est-à-dire en fonction de « l’environnement géographique, intellectuel, politique et social » de l’ordre économique considéré (Eucken 2006 [1949], p. 228-229). Le comportement économique, en tant que sphère de l’action, est donc comme « encastré dans la sphère culturelle » (Schefold 1995, p. 227), laquelle donne une forme particulière sans en altérer les mécanismes théoriques fondamentaux.
66Et, bien que le volet politique soit encore embryonnaire dans ses Fondements, les conclusions auxquelles aboutit l’ouvrage sont explicites : il faut « sciemment façonner » (Gestaltung) l’ordre économique si l’on veut tendre vers l’ordre de l’économie (1950c [1940], p. 314). En ce sens, l’approche théorique de Eucken entretient moins un « rapport ambigu au normatif », comme l’indique par exemple Sylvain Broyer (2007, p. 239), qu’une articulation nécessaire, mais complexe, entre le niveau positif et le niveau normatif. En définitive, l’Ordre désigne différentes sphères de la vie sociale (politique, économique, culturelle, etc.) qui sont unifiées par des principes internes d’agencement et de nécessité similaires, ce qui leur donne leur cohésion propre et les distingue entre eux. L’ordre est une façon de penser la réalité qui dépasse les cadres disciplinaires.
- 17 Principalement développé dans le livre XIX de La Cité de Dieu (Augustin 1994), le concept d’ordo re (...)
67Outre cette logique de fond, lorsque Eucken, Böhm et les autres intitulent leur revue Ordo, ils entendent s’inscrire dans la tradition d’Augustin d’Hippone (354-430) de façon somme toute assez symbolique17. Car dans le contexte de la fin des années 1940, la référence à Augustin est un moyen de rappeler la culture latine et chrétienne commune aux Européens, dans ce moment où la cohésion de l’Europe continentale est à reconstruire. L’affirmation par les ordolibéraux de leurs racines chrétiennes – avant tout protestantes, mais aussi catholiques – doit également être replacée dans un contexte où ces dernières s’avèrent fortement structurantes pour les partis politiques ouest-allemands d’après-guerre.
Notes
1 Sur la thèse de Walter Eucken, voir Guihéry 2013.
2 Voir en particulier Böhm 2010 [1933], Wettbewerb und Monopolkampf (« Concurrence et lutte pour le monopole »).
3 « Même la forme la plus extrême de la révolte populaire ne peut constituer aux yeux de Dieu une excuse suffisante pour porter gravement atteinte à l’intégrité physique et matérielle d’autres hommes, leur voler leurs biens et même ce qu’ils ont de plus précieux. Selon la parole biblique, tous les hommes sont des pécheurs aux yeux de Dieu, et ce indépendamment de leur race. En conséquence de quoi, aucun chrétien ne peut glorifier démesurément son propre peuple, et toute condamnation aveugle et absolue d’un autre peuple et de toutes ses spécificités est assurément méprisable, voire criminelle » (Kirche und Welt. Eine notwendige Besinnung auf die Aufgaben des Christen und der Kirche in unserer Zeit, 1938). Voir Commun 2008, p. 352 et suiv.
4 La Turquie du président Mustafa K. Atatürk fut une terre d’accueil pour de nombreux universitaires germanophones qui participèrent à la modernisation de l’enseignement supérieur à Istanbul. Röpke fut par exemple l’un des promoteurs d’une faculté de science économique autonome de celle des juristes (Ege et Hagemann 2012, p. 961-963). Röpke rejoindra Genève en 1937 pour occuper la chaire d’économie internationale à l’Institut universitaire des hautes études internationales, poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite.
5 Pour la traduction anglaise, voir « End of an era? » (Röpke 1969 [1933]).
6 Ordo. Jahrbuch für die Ordnung von Wirtschaft und Gesellschaft est une revue encore publiée à ce jour (en ligne : http://www.ordo-journal.com/de/). Bönker, Labrousse et Weisz (2001) retracent le cheminement de la revue au moyen d’une analyse bibliométrique des auteurs et des sujets des contributions.
7 Voir à ce sujet Rieter et Schmolz 1993, Nicholls 1994, Goldschmidt et Wohlgemuth 2008a, Hagemann 2013 et Muresan 2014.
8 Voir à cet égard Berghahn et Young 2013.
9 On trouve une réédition du texte original (Böhm, Eucken et Großmann-Doerth 2008 [1936]) dans un recueil édité par Nils Goldschmidt et Michael Wohlgemuth (2008c). Une traduction anglaise, publiée dans l’ouvrage dirigé par Alan Peacock et Hans Willgerodt (1989) fut l’occasion de rebaptiser le texte « The Ordo Manifesto of 1936 ».
10 Voir en particulier Lutz (1933), Röpke (1934b, p. 22-23 ; 1946b [1945], p. 65-66), Eucken (2013 [1946]) et Böhm et al. (1936, p. 19).
11 Le journal Die Tat (« L’action ») est fondé en 1909 et se préoccupe initialement d’éthique et de religion, après que Hans Zehrer en prenne la direction fin 1929 et fonde, autour de la revue, le Tat-Kreis qui agrège les sensibilités anticapitalistes à tendance autarcique. Bien qu’il soit « extrêmement proche du national-socialisme », Die Tat « considère l’URSS comme le modèle de l’État futur, à l’abolition de la propriété privée près » (Weil 1955 [1933], p. 19). Ce qui fut probablement l’une des raisons de son démantèlement après qu’Hitler prenne le pouvoir. Pour quelques informations relatives à ce mouvement ainsi qu’une bibliographie indicative, voir Peter Staudenmaier (2014, p. 82).
12 Friedrich Carl von Savigny (1779-1861) est le fondateur de l’École de droit historique. Cette école a profondément marqué la doctrine juridique allemande (notamment méthodologiquement) en insistant sur « une identité historique du droit liée au peuple » (Rabault 2016a, p. 21) ; et au-delà une grande majorité du milieu intellectuel germanique (Zimmermann 2013, p. 98-99).
13 Ce jugement en bloc est, dans le détail, difficilement tenable. À un niveau plus général néanmoins, les ordolibéraux reconduisent une assimilation entre « historicisme » et « relativisme » que l’on peut faire remonter aux analyses de Friedrich Nietzsche et de l’influent historien de la culture, Jacob Burckhardt (Wittkau-Horgby 2000).
14 Dans la traduction d’Aurélien Berlan (2008, p. 52).
15 Voir le récit qu’en propose Theodore F. Marburg (1964, p. 99).
16 Rappelons également que « dans le contexte de la Critique de la raison pure de Kant, les antinomies sont des affirmations contradictoires auxquelles aboutit nécessairement la raison […] lorsqu’elle prétend déterminer la nature du monde envisagé comme un tout » (Nadeau 1999, p. 17).
17 Principalement développé dans le livre XIX de La Cité de Dieu (Augustin 1994), le concept d’ordo renvoie à « l’organisation d’éléments au sein d’un tout selon un principe hiérarchique », à « l’idée de mesure » et « d’équilibre » (voir Bouton-Touboulic 1999).
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