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Nouvelles perspectives pour la reconnaissance

 | 
Alain Patrick Olivier
, 
Maiwenn Roudaut
, 
Hans-Christoph Schmidt am Busch

Troisième partie. Ouvrir de nouveaux domaines

Vers une autre forme de reconnaissance dans le monde du travail

Des éducateurs proposant des ateliers créatifs auprès de personnes adultes handicapées

Pauline Juvenez

Texte intégral

  • 1 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance [1992], trad. P. Rusch, Paris, Gallimard, 2013.

1Notre recherche porte sur les expériences de reconnaissance qui peuvent être générées lors des ateliers créatifs (mosaïque, bricolages, arts plastiques) auprès de personnes adultes handicapées. Dans ce texte, notre focus porte sur la question des expériences de reconnaissance au travail pour les professionnels de l’accompagnement qui mènent ces ateliers, et nous montrerons comment les théories de la reconnaissance peuvent être mises à l’épreuve dans le contexte particulier des foyers de vie pour adultes handicapés. Notre hypothèse est que les ateliers créatifs qui s’y déroulent permettent de générer des expériences de reconnaissance intersubjectives au sens où l’entend Axel Honneth1.

2Nous comprendrons ces ateliers à travers le prisme de la théorie de la reconnaissance, afin de comprendre si cette théorie est effective dans les ateliers et si oui, de quelle manière. La mise à l’épreuve de la théorie de Honneth dans les ateliers créatifs soulève deux questions. Premièrement, les relations intersubjectives dans les théories de la reconnaissance de Honneth sont-elles véritablement adaptées pour comprendre les ateliers d’arts plastiques menés avec des personnes handicapées adultes ? Dans ce cadre, les caractères pathologiques propres aux handicaps psychiques, comme certaines pathologies modifiant la perception de la personne elle-même ou la perception d’autres individus, constituent-ils un frein à l’application de ces théories ? Deuxièmement, la coopération au travail serait-elle l’une des conditions de la reconnaissance au niveau des relations intersubjectives ?

  • 2 Loi no 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, et loi no 2005-102 du (...)
  • 3 Loi no 2009-879 du 21 juillet 2009, article 6.

3Cette recherche a été menée dans des foyers accueillant des personnes déficientes intellectuelles et polyhandicapées, soit des foyers de vie et des FAM (foyers d’accueil médicalisés). Les foyers de vie pour adultes handicapés sont des lieux d’accueil pour les adultes déficients intellectuels qui sont gérés par les conseils régionaux – et recevant donc des aides publiques pour leur fonctionnement – ou des associations privées développées depuis les années 1970. Les personnes sont accueillies en internat ou à la journée, en fonction de leur autonomie et de leurs moyens financiers (bien que l’aide sociale prenne en charge une partie de l’accueil en foyer). Dans ces foyers, les principaux objectifs sont le soin, l’accompagnement au quotidien et le maintien de l’autonomie des personnes accueillies. La récurrence et la variété des activités hors soin proposées varient en fonction de l’orientation et des moyens de l’établissement. Depuis les années 1980, l’accès à la culture ou à des pratiques culturelles pour les personnes handicapées se développe, grâce à la mise en place de programmes adaptés. Les lois d’action sociale de 2002 et 20052 ainsi que la réforme de 2009 précisent le lien à développer entre les établissements médico-sociaux et les établissements culturels ainsi que la politique à adopter dans les établissements eux-mêmes. L’article L. 311-1 de la loi de 2002 précise que devront être développées des « actions contribuant au développement social et culturel » et la loi de 2009 indique que les établissements médico-sociaux devront comporter un volet social et culturel dans leur organisation et leur gestion, en se mettant en lien avec les collectivités territoriales3. Les configurations sont diverses et variées en fonction de la politique de l’établissement et de l’importance accordée aux activités autres que l’accompagnement quotidien et le soin, notamment des activités à vocation artistique ou culturelle.

4Dans les établissements médico-sociaux, deux types d’animateurs mènent ces ateliers : soit des animateurs-intervenants (diplômés ou non) à temps plein, soit, le plus souvent, des accompagnants du quotidien (éducateur ou moniteur-éducateur). Ces éducateurs deviennent les référents de l’activité pour tous, à la fois dans l’établissement (pour leurs pairs et les résidents du foyer) et en externe (vis-à-vis des autres établissements). Les moyens offerts à ces éducateurs pour la mise en place de leur atelier (lieu, fréquence, matériel et temps de préparation) sont différents selon les types d’établissements. La création intervient alors aussi bien au niveau de la constitution de l’activité que dans le contenu de l’activité proposée, ce qui nous amène à envisager ici une expérience de reconnaissance qui se joue dans les relations intersubjectives pendant l’atelier, entre les participants et l’éducateur.

Les relations intersubjectives dans les théories de Honneth

  • 4 A. Honneth, « La théorie de la reconnaissance. Une esquisse », trad. S. Haber, Revue du MAUSS, vol. (...)
  • 5 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, ouvr. cité, p. 206.

5La théorie de la reconnaissance développée par Honneth4 définit trois niveaux d’expérience de reconnaissance mutuelle entre les individus : le premier niveau, celui des relations d’« amour », concerne aussi toute relation interpersonnelle forte ; le deuxième niveau, celui de la reconnaissance juridique, est défini par le droit ; et le troisième niveau, celui de la reconnaissance sociale ou de « l’estime de soi », se rapporte aux qualités et aux capacités concrètes des individus5.

  • 6 Ibid., p. 103.
  • 7 Ibid.
  • 8 L. Carré, Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, Paris, Michalon, 2013, p. 31.
  • 9 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1999.

6Ce sont surtout les relations d’estime sociale (intersubjectives) qui nous intéressent ici, car c’est à ce niveau que se trouve le cœur de notre question : l’étude des caractères normatifs des relations intersubjectives. Honneth fonde sa théorie de la reconnaissance sur des liens intersubjectifs définis comme des liens entre les individus mus par des intérêts à la fois subjectifs et universels (tournés vers le social, la société au sens plus global)6. Mais il ne fournit en aucun cas une description des caractères normatifs des liens communicationnels, en précisant seulement que l’équilibre doit se trouver dans la tension entre ces deux types d’intérêts (subjectifs et universels)7. En effet, pour Honneth, la réciprocité est incluse dans les liens intersubjectifs, et sa relecture de Hegel lui permet de mieux prendre en compte l’ancrage institutionnel des relations de reconnaissance que ne le faisaient ses précédentes réflexions, où la reconnaissance interpersonnelle relevait d’une dimension en quelque sorte préinstitutionnelle8. La reconnaissance interpersonnelle est d’autant plus à l’œuvre dans les institutions que les institutions génèrent des expériences de reconnaissance. Or on peut considérer les foyers de vie pour adultes handicapés comme des institutions au sens où l’entend Castoriadis9, c’est-à-dire que l’institution est une structure active et malléable, formée par les individus et qui forme aussi les individus. Honneth établit un lien entre les relations intersubjectives et le rapport à soi, l’un et l’autre se développant dans le même sens, positivement ou négativement. John Dewey, cité par Emmanuel Renault sur la relation d’interdépendance qui existe entre l’identité personnelle et les relations intersubjectives, va dans le même sens :

  • 10 J. Dewey, L’art comme expérience, Pau, Farrago, 2005, p. 327, cité par E. Renault, « Autonomie et i (...)

L’individualité est à l’origine une potentialité qui se réalise dans l’interaction avec les conditions environnantes. C’est au cours de ces transactions que les capacités innées […] sont transformées et deviennent un soi. De plus, la nature du soi se révèle à travers les résistances rencontrées. Le soi est à la fois formé et promu à la conscience dans les interactions avec l’environnement […]. C’est dans la création que se crée le soi, création qui exige une adaptation active aux matériaux extérieurs, laquelle implique une modification du soi susceptible d’exploiter et de dominer les contraintes extérieures en les incorporant dans une vision et une expression individualisées.10

7Nous allons maintenant observer de quelle manière ces relations intersubjectives sont à l’œuvre dans le cadre du travail, plus spécifiquement dans le cadre dans lequel s’exercent les actions menées par les éducateurs dans les ateliers créatifs pour personnes handicapées adultes.

La reconnaissance au travail

8Avant de développer de quelle manière les théories de la reconnaissance s’appliquent à ce milieu de travail, il convient de préciser ce que nous entendons par « travail ». Nous partirons de la définition donnée par Isabelle Gernet et Christophe Dejours :

  • 11 I. Gernet et C. Dejours, « Évaluation du travail et reconnaissance », Nouvelle revue de psychosocio (...)

Le travail désigne l’activité coordonnée déployée par celles et ceux qui travaillent pour faire face à ce qui n’est pas prévu par l’organisation du travail. Travailler signifie être confronté à des procédures, du matériel ou des outils à manipuler, des personnes à accueillir ou à soigner ; mais travailler suppose également de collaborer avec une hiérarchie et des collègues, qu’il va falloir apprendre à connaître et avec lesquels il faudra pouvoir interagir pour atteindre l’objectif de production d’un bien ou d’un service.11

  • 12 C. Dejours, « Subjectivité, travail et action », La pensée, no 328, 2001, p. 8.
  • 13 E. Renault, « Autonomie et identité au travail », art. cité, p. 125-145.
  • 14 Ibid., p. 127.

9Dans sa définition, Christophe Dejours met en lumière l’acte de création systématiquement nécessaire au travail et insiste sur cette dimension sociale : « Le travail n’est pas seulement une activité, il est aussi un rapport social. »12 À ce propos, Renault va plus loin dans l’expérience du travail, la présentant comme un défi, comme un pas vers l’appropriation de la tâche prescrite, qui permet l’engagement des individus dans leur travail, en développant une certaine autonomie, une certaine liberté d’action vis-à-vis de ce qui leur est demandé (la tâche prescrite)13. L’autonomie dans l’atelier vis-à-vis des consignes données constitue justement l’une des conditions pour que l’activité devienne créative. Dans cette prise d’autonomie, chaque individu trouve sa manière de faire, selon ses propres références, sa propre identité. Dans le cadre des ateliers créatifs proposés à des adultes handicapés, cette part constitue même la quasi-totalité de l’atelier, à la fois au niveau de la relation intersubjective des individus entre eux mais aussi dans l’autonomie que doivent développer les éducateurs pour investir le champ de l’atelier. De plus, Renault décrit le travail comme une relation directe à l’environnement14, précisément – entre autres – comme une action coopérative entre les individus, ce qui place les relations intersubjectives au cœur de l’expérience du travail. Cette thèse nous permet d’établir un lien direct entre les relations intersubjectives de la théorie de la reconnaissance qui ont lieu au travail. Se joue ici une part de l’identité de l’éducateur, dans son rapport à soi et dans son rapport à l’autre.

10Le travail, activité sociale, lucrative, permet à chacun de se réaliser dans la mesure où est proposée une diversité de tâches à réaliser et qu’il existe une zone de création, d’autonomisation par rapport à la tâche prescrite. Nous retrouvons une part plus grande de créativité notamment dans le domaine du travail social, car ce dernier est fondé sur la relation à l’autre : il existe des manières infinies de tisser une relation à l’autre, même si certains codes de communication s’installent lorsque l’on tisse une relation avec un autre individu. Ces deux points permettent à chaque individu de construire son identité, d’améliorer son rapport à soi et permettent également des relations intersubjectives satisfaisantes, génératrices d’expériences positives de reconnaissance pour les individus en présence.

  • 15 I. Gernet et C. Dejours, « Évaluation du travail et reconnaissance », art. cité.
  • 16 F. Sigaut, « Folie, réel et technologie. À propos de Philippe Bernardet, Les Dossiers noirs de l’in (...)

11Cependant, une correspondance normative entre les critères de référence des individus est nécessaire à la réalisation de ces situations de reconnaissance. Les références doivent être les mêmes pour qu’il y ait expérience de reconnaissance. Dans le cas d’un rapport entre l’éducateur qui mène un atelier et les personnes handicapées qui y participent, il est important de trouver un mode de référence, de communication, qui soit compris par les deux parties. Christophe Dejours15 apporte une réponse quant à cette construction de l’identité, en s’appuyant sur les travaux de François Sigaut qui définit l’aliénation sociale comme « le fait de ceux dont le réel est incompréhensible ou inacceptable pour les autres »16. L’identité se construit dans les liens interpersonnels, et il est nécessaire de trouver des ententes sur un réel qui soit partagé dans le cadre du travail. Ce propos rejoint véritablement les luttes pour la reconnaissance de Honneth. Prenons un exemple précis : une éducatrice demande à une personne adulte handicapée de ranger ses affaires. Si ce réel (ranger ses affaires) n’est pas doté de points communs, fondés sur des références communes avec d’autres membres de son équipe ou avec la personne à qui elle fait la demande, alors il y a aliénation sociale. Ses collègues peuvent avoir par exemple une autre perception de la notion de « ranger », ou bien une considération différente de ce que sont « les affaires » de la personne accueillie. L’expérience de reconnaissance peut alors aboutir à du mépris ou à une stigmatisation de la personne comme étant « folle ». Dans l’exemple fourni, les collègues de l’éducatrice qui fait la demande peuvent considérer que les affaires ne sont pas rangées. L’éducatrice en question peut être méprisée, considérée comme incompétente sur cette tâche. La relation intersubjective n’est pas effective, car les critères normatifs ne sont pas présents de part et d’autre.

Le contexte des ateliers créatifs

12Nous allons préciser quels types de relations se tissent dans les ateliers et de quelle manière les relations intersubjectives participent aux expériences de reconnaissance. La personne qui mène les ateliers est le plus souvent à la fois éducateur et pratiquant d’arts plastiques (ou d’une autre activité manuelle qui peut s’y apparenter) en dehors du cadre de son travail : il met en jeu ici une part de son identité personnelle. Les participants à ces ateliers sont quant à eux les résidents et usagers du foyer de vie : ils participent aux activités quotidiennes à la mesure de leurs capacités physiques et de leur choix. Nous assistons à la rencontre d’identités différentes réunies par l’atelier, qui devient un contexte pour l’expérience de reconnaissance intersubjective des choix des uns et des autres et qui se crée sur des références qui doivent être communes.

  • 17 G. Bonnefon, Art et lien social. Des pratiques artistiques : pédagogie, créativité et handicap [199 (...)

13L’atelier se déroule généralement en trois périodes : un temps d’accueil du groupe, un temps de pratique et un temps « d’au revoir ». Le temps de pratique artistique est un paramètre libre, à définir en fonction des participants, selon leurs envies et leurs capacités : il est important d’ajuster au mieux les référents communs qui constitueront l’atelier (les caractères normatifs de la relation). L’atelier est donc conditionné par la relation qu’instaurent les différents participants. Quelles expériences de reconnaissance y sont générées ? Rappelons que les expériences de reconnaissance sont liées à la réalisation de soi et donc à la conscience de ses propres capacités. L’atelier constitue un lieu tiers qui permet le développement de l’autonomie et de la créativité des participants, mais surtout des éducateurs, qui sont libres de conduire l’atelier selon leurs propres références, tout en respectant un cadre donné par l’institution (temps d’atelier, lieu d’atelier, etc.). Gérard Bonnefon a interrogé un grand nombre d’éducateurs qui corroborent ce fait17.

Les relations intersubjectives dans le contexte des ateliers

14Dans le cadre des ateliers créatifs pour adultes handicapés, comment se joue cette reconnaissance pour les éducateurs, en sachant que l’atelier est un lieu de travail ? Nous nous intéresserons aux éducateurs, dont la tâche est à la fois d’accompagner les personnes handicapées adultes et de mener des temps d’activité, dont font partie ces ateliers d’arts plastiques. L’expérience est évidemment liée à celle des personnes handicapées. La reconnaissance de ces ateliers est très variable : certains éducateurs la reconnaissent en tant qu’activité apportant une plus-value et d’autres la méprisent. Bonnefon précise :

  • 18 Ibid., p. 28.

L’idéologie du travail est présente dans les établissements médico-éducatifs, mais les pratiques artistiques, conçues en tant que moyen d’épanouissement personnel, ne sont plus absentes. Ici et là, leur supposée moindre importance provoque parfois des tensions au sein des équipes éducatives entre les professionnels qui assurent les divers apprentissages, les rééducations… et ceux qui sont ressentis comme ayant une fonction plus agréable et a priori moins contraignante, puisque tournée vers l’art. Une hiérarchie des valeurs est parfois établie : il y aurait l’indispensable et l’accessoire.18

  • 19 E. Renault, « Autonomie et identité au travail », art. cité, p. 130.
  • 20 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, ouvr. cité.

15Nous avons pu observer que mener un atelier et se voir confier la responsabilité d’un atelier artistique permettait le développement de l’autonomie des éducateurs. Dans son article « Autonomie et identité au travail », Renault précise que l’autonomie permet le développement de l’identité au travail de manière positive19. En effet, les éducateurs, en menant un atelier qui leur correspond et qui leur ressemble, peuvent développer leur appréciation d’eux-mêmes et donc tisser des liens plus forts avec les participants de l’atelier. Les relations intersubjectives qui se nouent dans ces ateliers varient selon divers paramètres : la régularité de l’atelier, la récurrence de la présence de l’éducateur, la situation géographique de l’atelier, la constitution du groupe de participants, le cadre posé par l’éducateur et enfin les productions plastiques lors de l’atelier. Ces facteurs contribuent de manière positive ou négative à l’appréciation de la réussite de l’atelier par l’éducateur, appréciation qui le renvoie directement à la gestion de son autonomie au travail, donc à son identité personnelle et professionnelle. Ces différents paramètres pourraient être apparentés aux « conditions de la reconnaissance » qu’évoque Honneth20, puisqu’ils reflètent la dimension empirique des expériences de reconnaissance générées dans ce cadre. Cependant, seule une étude de terrain permettra de confirmer ou infirmer ces paramètres comme critères normatifs d’expériences de reconnaissance.

  • 21 F. Poché, « Différence(s), visibilité et lignes de résistance », L’invisibilité sociale. Approches (...)

16Fred Poché, philosophe, pose ce postulat : « Consentir à l’altération, c’est accepter de se risquer dans la relation, de mettre en jeu sa propre identité. »21 Dans les ateliers d’arts, les identités de l’éducateur et des participants sont en jeu dans la dynamique de création, chacun proposant une part de son identité à travers ses productions (ou bien son refus de produire une réalisation). Cette relation intersubjective suggère une part de risque qui contribue à l’autonomisation de chaque individu au travail, éducateur comme participant, bien que notre regard se porte ici sur le cas des éducateurs qui proposent ces ateliers.

  • 22 R. Sainsaulieu, L’identité au travail. Les effets culturels de l’organisation [1988], Paris, Presse (...)
  • 23 Y. Courtel, « La lutte pour la reconnaissance dans la philosophie sociale d’Axel Honneth », Revue d (...)

17D’après Renaud Sainsaulieu, la reconnaissance par les autres n’est pas obligatoirement accordée car elle s’inscrit dans un jeu de forces sociales22 : dans les ateliers d’arts plastiques, les expériences positives de reconnaissance (par exemple vis-à-vis d’une production plastique) permettent l’émergence ou la consolidation de l’identité personnelle. Yannick Courtel cite Honneth sur la nature morale des expériences de reconnaissance, établissant un lien direct avec l’identité propre de chaque individu : « Aux formes d’interaction sociale dans lesquelles opère concrètement la reconnaissance, sont reliés différents degrés d’une relation pratique qu’un individu entretient avec lui-même. »23 Il va jusqu’à opérer des distinctions « entre différents degrés d’autonomie personnelle » : l’autonomie est donc liée à la reconnaissance et, au niveau du travail, c’est cette autonomie qui permet la reconnaissance de soi par soi et par l’autre. Nous pouvons dire que les ateliers d’arts plastiques génèrent des relations intersubjectives qui ont des impacts sur les identités des éducateurs en présence. Notre prochaine étape est d’aller mettre à l’épreuve sur le terrain ces données théoriques.

La coopération au travail comme vecteur de reconnaissance

  • 24 E. Renault, « Reconnaissance et travail », Travailler, vol. 18, no 2, 2007, p. 119.
  • 25 W. Falla, et A. Sirota, « Être et faire avec les autres », Nouvelle revue de psychosociologie, vol. (...)
  • 26 Cité dans A. Bamford, « L’éducation artistique dans le monde », Revue internationale d’éducation de (...)
  • 27 W. Falla, et A. Sirota, « Être et faire avec les autres », art. cité, p. 176.
  • 28 Ibid., p. 177.
  • 29 J. Barus-Michel, Le sujet social. Étude de psychologie sociale clinique, Paris, Dunod, 1987, cité d (...)

18Notre deuxième question est de comprendre comment fonctionnent les éducateurs au travail afin de générer et de maintenir des relations intersubjectives positives dans les ateliers. Notre hypothèse, qui rejoint Emmanuel Renault24 ainsi que Willy Falla et André Sirota25, est celle de la coopération. Précisons qu’une étude de l’Unesco menée en 2004 sur l’éducation artistique montre que « l’éducation artistique de qualité permet d’augmenter la coopération, le respect, le sens de la responsabilité, la tolérance et l’esprit critique, et a un impact positif sur le développement de la compréhension scolaire, sociale et culturelle »26. Dans cette étude, la coopération évoquée vise les élèves, et donc, par transposition ici, les participants des ateliers. Chaque participant peut ainsi être considéré comme auteur de sa création. Chacun prend une place d’« auteur », ce qui signifie que chaque participant s’inscrit dans l’atelier d’une manière propre, à distance des rôles joués dans l’institution à la fois par les éducateurs et les participants. La créativité est ici en jeu au niveau postural. Pour Falla et Sirota, le travail coopératif est une nécessité, car une mauvaise organisation peut induire un sentiment de ne pas avoir sa place dans le monde27, autrement dit, ne pas être reconnu. La coopération permet à chacun de sentir sa place au sein de l’organisation, et plus encore : « cette possibilité de faire son travail avec les autres, de s’en apercevoir et de reconnaître ce qu’on doit aux autres, donne accès au sentiment précieux d’être partie intégrante de l’humanité. »28 Cela permet de générer des relations intersubjectives fortes autour de l’activité manuelle, et donc de constituer des expériences de reconnaissance. D’après Honneth, les conditions de la reconnaissance sont historiques, c’est-à-dire totalement liées au moment de l’action qui se déroule. Cependant, les conditions doivent être établies sur des critères objectifs observables. Jacqueline Barus-Michel va dans ce sens en déclarant : « Le groupe n’en finit pas de se forger dans la praxis. »29 C’est-à-dire que, lors de l’activité avec un certain groupe, se forment petit à petit les caractères normatifs d’un certain type de reconnaissance.

Mise en perspective du modèle de la théorie de la reconnaissance

  • 30 N. Fraser, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », Revue du MAUSS, vol. 23, no 1, 20 (...)

19La théorie de Honneth sur les différents niveaux de la reconnaissance se retrouve de manière effective, pour les éducateurs, dans les ateliers d’arts plastiques. Cependant, Honneth ne définit en aucun cas les critères qui permettent d’accéder à la reconnaissance, et par extension à la réalisation de soi au travail. Ce point demeure à préciser. Lors des ateliers, l’accompagnement n’est pas toujours évident, il faut souvent chercher d’autres manières de communiquer, parce que des repères qui sont considérés comme la norme pour les éducateurs ne le sont pas forcément pour les participants. De la même manière, les critères normatifs pour les participants aux ateliers ne sont pas forcément les mêmes pour chaque participant, qu’il guide ou non l’atelier. Cependant, le caractère normatif de la reconnaissance évoqué par Honneth et critiqué par Fraser30 semble nécessaire. En effet, la coopération entre l’éducateur et les participants doit être présente dans l’atelier pour que celui-ci fonctionne, et il faut inventer un cadre qui permette l’émergence de formes de références, de critères normatifs autres qu’à l’intérieur du foyer, afin que cet espace de création puisse prendre tout son sens et se développer de manière autonome, qu’il puisse s’émanciper de l’institution et devenir en quelque sorte un espace tiers.

  • 31 A. Honneth, Ce que social veut dire, t. 2 : Les pathologies de la raison, trad. P. Rusch, Paris, Ga (...)

20Honneth précise, dans La lutte pour la reconnaissance, que les critères normatifs – qu’il nomme « conditions de la reconnaissance » – sont objectifs, historiques, mais il n’en précise pas la nature. Plus précisément, dans Ce que social veut dire31, Honneth précise la difficulté qu’il a eue à établir un lien entre les critères normatifs inhérents aux causes des luttes pour la reconnaissance et l’objectif de ces luttes. Il distingue, au même titre que Hegel, les critères normatifs de « la vie bonne », qui amènent à la réalisation individuelle de soi, et ceux de la « justice », la répartition équitable des libertés individuelles de tous les membres de la société. Notre intérêt portant sur la réalisation de soi au travail, nous pouvons laisser de côté l’autre objectif des luttes défini par Honneth. Il précise que

  • 32 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, ouvr. cité, 2013, p. 290.

le lien entre l’expérience de la reconnaissance et l’attitude du sujet lui-même résulte de la structure intersubjective de l’identité personnelle : ils ne se constituent en personnes que lorsqu’ils apprennent à s’envisager eux-mêmes, à partir du point de vue d’un « autrui » approbateur ou encourageant.32

21Nous le rejoignons sur cette conclusion que la relation positive à soi-même et donc l’autoréalisation individuelle sont dépendantes de l’expérience de reconnaissance. Dans le cadre du travail, la réalisation de soi est d’autant plus importante qu’elle est quasi imposée. On recrute aujourd’hui des créatifs dans tous les domaines, qui ont pour mission de donner personnellement d’eux, abattant une barrière entre le professionnel et le personnel. La réalisation de soi passe aujourd’hui par le travail, la reconnaissance au travail participe donc à l’établissement d’une « vie bonne ». Or cette reconnaissance s’effectue par les individus contingents : les pairs, la hiérarchie, l’effet produit sur les personnes dans le cadre d’un travail social.

22Honneth, s’il n’identifie pas précisément quelles sont ces conditions, précise que l’autonomie, la confiance et la conscience de ses capacités sont des données indispensables à la réalisation de soi. Dans le cas des personnes handicapées qui participent aux ateliers d’arts plastiques, ces données ne sont pas toujours présentes (ou bien de manière légère), ce qui ne permet pas de vérifier la proposition de Honneth.

23D’un point de vue aristotélicien, Honneth pose la question des facteurs qui pourraient empêcher le désir de réalisation de soi, mais il ne précise pas sur quels facteurs sont fondés ces critères. Le désir de réalisation de soi serait ralenti ou détruit par les entraves « pathologiques » rencontrées à travers la coopération sociale. Dans le cadre du travail social, la coopération entre les différents professionnels est obligatoire afin de produire une action efficace, et elle permet aussi la reconnaissance d’une action par les pairs en présence. Pour Honneth, une pathologie sociale est un indice d’injustice, qui peut amener à une lutte pour la reconnaissance :

  • 33 A. Honneth, Ce que social veut dire, ouvr. cité, 2015, p. 4.

Si l’on s’intéresse aux conditions de la réalisation de soi à travers la coopération sociale, la recherche conflictuelle de reconnaissance peut signaler une situation où l’individu ne trouve pas d’opportunités publiques de s’accomplir d’une manière légitime et de gagner de l’estime sociale.33

24Honneth reprend Hegel, qui proposait l’idée d’un « universel concret » permettant à chacun de se réaliser librement et sans contrainte dans une activité commune.

  • 34 A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, ouvr. cité, p. 306.

25À la fin de La lutte pour la reconnaissance, Honneth propose d’élucider le statut méthodologique que peut revendiquer une théorie normative appelée à décrire l’aboutissement hypothétique du mouvement d’élargissement des relations de reconnaissance pour aller vers une ébauche formelle de la vie bonne, ou de la vie éthique (p. 287). L’approche de Honneth, contrairement à celle de Kant, vise à définir les conditions de l’autoréalisation des individus, en développant le concept d’éthicité qui désigne « l’ensemble des conditions intersubjectives dont on peut prouver qu’elles constituent les présupposés nécessaires de la réalisation individuelle de soi » (p. 289). Cependant, notre travail de recherche, fondé sur une recherche exploratoire menée en 2014, ne concerne pas l’éthicité dans son entière définition, car nous ne traitons que du cas des relations intersubjectives et non des autres modèles de reconnaissance. Il porte sur les déterminants fondés sur l’observation de critères accessibles de l’extérieur et pas seulement de caractères psychologiques de l’histoire de vie de la personne34. Pour Honneth, qui relit Hegel et Mead, cette dimension ne peut être détachée des deux autres sphères de la reconnaissance que sont l’amour et le droit, ainsi que la solidarité sociale. Il clôt son ouvrage en affirmant que les conditions de l’éthicité sont du ressort des luttes sociales à venir, autrement dit du terrain plutôt que de la théorie. Ce point nous permet aussi de justifier du rapprochement à cette théorie d’une approche sociologique des ateliers, qui va être menée avec une analyse par théorisation ancrée, une méthode qualitative permettant de définir les critères normatifs par l’exploration du terrain (constitué des ateliers). Cette approche, très pragmatique, nous conduira à mettre en perspective la théorie de la reconnaissance et les critères normatifs proposés par Honneth.

Notes

1 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance [1992], trad. P. Rusch, Paris, Gallimard, 2013.

2 Loi no 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, et loi no 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

3 Loi no 2009-879 du 21 juillet 2009, article 6.

4 A. Honneth, « La théorie de la reconnaissance. Une esquisse », trad. S. Haber, Revue du MAUSS, vol. 23, no 1, 2004, p. 133, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, préface et trad. O. Voirol, Paris, La Découverte, 2006, et La lutte pour la reconnaissance, ouvr. cité, chap. 5.

5 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, ouvr. cité, p. 206.

6 Ibid., p. 103.

7 Ibid.

8 L. Carré, Axel Honneth. Le droit de la reconnaissance, Paris, Michalon, 2013, p. 31.

9 C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1999.

10 J. Dewey, L’art comme expérience, Pau, Farrago, 2005, p. 327, cité par E. Renault, « Autonomie et identité au travail », Travailler, vol. 30, no 2, 2013, p. 136.

11 I. Gernet et C. Dejours, « Évaluation du travail et reconnaissance », Nouvelle revue de psychosociologie, vol. 8, no 2, 2009, p. 28.

12 C. Dejours, « Subjectivité, travail et action », La pensée, no 328, 2001, p. 8.

13 E. Renault, « Autonomie et identité au travail », art. cité, p. 125-145.

14 Ibid., p. 127.

15 I. Gernet et C. Dejours, « Évaluation du travail et reconnaissance », art. cité.

16 F. Sigaut, « Folie, réel et technologie. À propos de Philippe Bernardet, Les Dossiers noirs de l’internement psychiatrique, Paris, Fayard, 1989 », Travailler, vol. 12, no 2, 2004, p. 117-130.

17 G. Bonnefon, Art et lien social. Des pratiques artistiques : pédagogie, créativité et handicap [1997], Lyon, Chronique sociale, 2010, 2e éd. revue et augmentée.

18 Ibid., p. 28.

19 E. Renault, « Autonomie et identité au travail », art. cité, p. 130.

20 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, ouvr. cité.

21 F. Poché, « Différence(s), visibilité et lignes de résistance », L’invisibilité sociale. Approches critiques et anthropologiques, H. Faes et al. dir., Paris, L’Harmattan, 2013, p. 32.

22 R. Sainsaulieu, L’identité au travail. Les effets culturels de l’organisation [1988], Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2014, p. 319.

23 Y. Courtel, « La lutte pour la reconnaissance dans la philosophie sociale d’Axel Honneth », Revue des sciences religieuses, vol. 82, no 1, 2008, p. 5.

24 E. Renault, « Reconnaissance et travail », Travailler, vol. 18, no 2, 2007, p. 119.

25 W. Falla, et A. Sirota, « Être et faire avec les autres », Nouvelle revue de psychosociologie, vol. 14, no 2, 2012, p. 173.

26 Cité dans A. Bamford, « L’éducation artistique dans le monde », Revue internationale d’éducation de Sèvres, vol. 42, 2006, p. 119-130.

27 W. Falla, et A. Sirota, « Être et faire avec les autres », art. cité, p. 176.

28 Ibid., p. 177.

29 J. Barus-Michel, Le sujet social. Étude de psychologie sociale clinique, Paris, Dunod, 1987, cité dans ibid., p. 180-181.

30 N. Fraser, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », Revue du MAUSS, vol. 23, no 1, 2004, p. 152.

31 A. Honneth, Ce que social veut dire, t. 2 : Les pathologies de la raison, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard, 2015.

32 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, ouvr. cité, 2013, p. 290.

33 A. Honneth, Ce que social veut dire, ouvr. cité, 2015, p. 4.

34 A. Honneth, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, ouvr. cité, p. 306.

Auteur

Doctorante en sciences de l’éducation à l’université de Nantes (CREN) et coordinatrice de parcours en ESAT. Son domaine de recherche concerne l’intersection art / reconnaissance / handicap. Sa thèse est intitulée Les ateliers d’arts plastiques auprès de personnes handicapées adultes. Une nouvelle grammaire de la reconnaissance ?

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