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Vulnérables ou dangereux ?

 | 
Yannis Gansel

Préface

Richard Rechtman

Texte intégral

  • 1 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972. Robert Castel, L’ (...)

1Longtemps, le regard des sciences sociales sur la psychiatrie est resté tributaire des perspectives introduites par les principaux précurseurs. De Michel Foucault avec sa célèbre Histoire de la folie à l’âge classique, à L’ordre psychiatrique ou La gestion des risques de Robert Castel, sans oublier l’indispensable Asiles de Irving Goffman, c’est toute une lecture critique, souvent dénonciatrice, parfois accusatrice, qui s’est imposée pour décrire le rôle social de la psychiatrie1.

2Ces travaux pionniers eurent le grand mérite de montrer comment les sciences sociales pouvaient se saisir de cet objet et dévoiler ce que les acteurs eux-mêmes ne percevaient pas. À savoir, un rôle parfois trouble où la régulation et la normalisation supplantaient souvent le seul soin des malades. L’enjeu initial était bien sûr d’analyser la folie et la façon dont les sociétés, principalement occidentales, avaient cherché à la domestiquer, voire à simplement la contenir. Les psychiatres n’y tenaient pas nécessairement le beau rôle et se voyaient renvoyés à être le plus souvent les instruments dociles d’un pouvoir de contrainte. Cette approche sociologique de la psychiatrie a su rencontrer les aspirations d’une époque contestataire et toucher un très large public, bien au-delà des seuls spécialistes de la psyché. À telle enseigne que ces travaux furent pendant de longues années un des modèles privilégiés d’analyse des pratiques sociales que les psychiatres, comme tous les soignants, n’eurent de cesse, depuis la fin des années 1970, de prendre en compte pour transformer leurs propres pratiques de soins. Les initiatives soignantes inspirées par la lecture des sciences sociales furent nombreuses et variées mais toutes eurent pour principal objectif de rendre les pratiques de soins plus adaptées aux besoins des patients et moins soumises aux seules injonctions administratives et policières. En un mot, l’apport des sciences sociales fut dès cette époque l’occasion d’une large prise de conscience, certes sur les abus de la psychiatrie, mais plus fondamentalement sur son rôle dans la régulation et la normalisation des pratiques sociales.

  • 2 Voir Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la (...)

3Presque à la même époque et à rebours de cette veine dénonciatrice, les travaux de Gladys Swain et Marcel Gauchet cherchèrent à montrer comment historiquement, l’institution psychiatrique et les psychiatres avaient réussi à s’affranchir des contraintes de la seule régulation sociale pour authentiquement penser et soigner les différentes formes de folie2. Le regard historique s’y faisait moins accusateur et surtout plus minutieux analysant l’ensemble du corpus disponible pour découvrir, à travers les différentes sources et archives, comment ces hommes s’étaient bien plus attelés à la difficile tâche de comprendre et traiter la folie qu’à sa répression. De Foucault à Gauchet ce sont deux lectures des sciences sociales sur la folie et la psychiatrie que tout à l’époque semblait opposer et qui pourtant aujourd’hui apparaissent bien moins contradictoires. Chacune à sa façon détenait un fragment de l’histoire sociale de la psychiatrie dans ses rapports à la folie. Aujourd’hui elles nous sont toutes deux essentielles et révèlent d’autant plus ces deux facettes de la psychiatrie, le soin et la régulation sociale, que les choses ont considérablement changé depuis le milieu des années 1980. Les lectures de Foucault, de Swain et de Gauchet, et de tant d’autres de cette période, témoignent d’une époque aujourd’hui révolue. Celle où la psychiatrie, avec ses institutions, son savoir et ses acteurs, régnait sans partage sur le monde de la « psy » et détenait le monopole des discours savants et des pratiques afférentes. Le changement s’est opéré au milieu des années 1980 avec l’essor de la santé mentale, la psychiatrie s’est vue reléguée à la place moins confortable de simple acteur de ce vaste champ à côté des administrateurs, des malades, de leurs représentants, des décideurs politiques, des enseignants, des éducateurs, jusqu’aux promoteurs de la santé publique, etc., mais aussi d’une pluralité d’autres intervenants désormais légitimes pour accompagner la prise de conscience collective de l’importance des souffrances psychiques.

  • 3 Anne Lovell éd., « Santé mentale et société », Problèmes politiques et sociaux 899, 2004, p. 5-10. (...)

4Dans la santé mentale, la folie n’occupe plus la place centrale ou principale, toutes les formes de souffrances psychiques, qu’elles touchent des malades, des sujets sains, des enfants en danger, des adolescents difficiles, ou simplement en crise, des travailleurs, des cadres, des victimes, des exilés, etc. relèvent de ce nouveau domaine de l’action publique. C’est précisément la raison pour laquelle la santé mentale est aujourd’hui moins une condition de l’homme, même si elle cherche à se définir ainsi, qu’une politique dont les ramifications dans l’ensemble de l’espace social sont nombreuses3.

  • 4 Pour un large panorama de ces nouveaux champs d’étude on pourra se reporter à Isabelle Coutant et (...)

5Le regard des sciences sociales a lui aussi changé. Délaissant la posture de la seule déconstruction de la folie et de ses usages sociaux au profit d’analyses plus descriptives et compréhensives, les sciences sociales ont accompagné et étudié les évolutions de la santé mentale. Elles ont investi les différents lieux où la chose psychique occupe une place politique nouvelle. Cette seconde vague des sciences sociales à l’égard de la psychiatrie et de la santé mentale renouvelle profondément la lecture que l’on peut désormais avoir des différents savoirs et des différentes pratiques qui circonscrivent le champ de la santé mentale, bien au-delà des seules institutions psychiatriques. Le regard s’y fait plus neutre, plus empathique souvent, cherchant moins à accuser qu’à comprendre ce que les acteurs au quotidien font ou cherchent à faire. Les domaines de recherche sont désormais nombreux et n’hésitent pas à promouvoir une collaboration entre les sociologues, les anthropologues, les politistes et les acteurs de terrain, comme les psychiatres, les psychologues, les infirmiers, les éducateurs, etc.4

  • 5 Robert Barrett avait déjà montré la pertinence de cette double position de psychiatre et de cherch (...)

6Dans ces nouveaux domaines de la santé mentale, les psychiatres conservent un rôle important, pas toujours auprès des malades, souvent loin des lieux de soins, mais régulièrement dans tous les lieux où leur expertise sert des intérêts autres que thérapeutiques. C’est précisément ce que nous dévoile le livre de Yannis Gansel. Sa démarche s’inscrit précisément dans ce renouveau du rapport que les sciences sociales entretiennent avec la souffrance psychique, la santé mentale et la psychiatrie. Il témoigne de cette collaboration désormais possible et surtout fructueuse entre les chercheurs et les praticiens. L’auteur lui-même mobilise les deux registres, psychiatre et chercheur en anthropologie, passant de l’un à l’autre pour mieux nous faire saisir la complexité des enjeux. L’ethnographie qu’il nous propose pour documenter sa recherche sur l’émergence, la production et la stabilisation de la catégorie « adolescents difficiles » repose sur l’analyse minutieuse d’une commission interprofessionnelle dont il fut membre en qualité de psychiatre. La question de savoir s’il est possible d’être à la fois acteur et observateur sur une même scène a souvent été débattue5. Mais en se situant dans une anthropologie de la santé mentale et justement pas simplement de la psychiatrie, Yannis Gansel contourne l’obstacle, et apporte surtout une réponse théorique sur le rôle des postures des uns et des autres bien au-delà des savoirs qu’ils mobilisent. L’apport de cette anthropologie consiste à nous montrer par le détail comment des catégories néoformées, les adolescents difficiles, les incasables, etc., se construisent progressivement au sein d’un savoir qui leur est pourtant exogène, pour s’inscrire secondairement dans l’espace social. C’est le dispositif qui réactualise à chaque fois la catégorie sur laquelle il opère en faisant entrer ou sortir des individus dont les caractéristiques propres ne sont pas nécessairement les éléments les plus déterminants. C’est précisément ce processus qui va donner à ces regroupements l’allure de catégories « empiriques », c’est-à-dire, comme si elles existaient avant d’avoir été pensées.

7Avec cette contribution originale, Yannis Gansel apporte une preuve supplémentaire de la nécessité de faire coexister la recherche en sciences sociales avec les différents domaines de la santé mentale. Gageons qu’elle contribuera à son tour à faire évoluer les pratiques en santé mentale.

Notes

1 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972. Robert Castel, L’ordre psychiatrique, Paris, Minuit, 1976 et La gestion des risques : de l’anti-psychiatrie à l’après psychanalyse, Paris, Minuit, 1980. Erving Goffman, Asiles. Études sur les conditions sociales des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968.

2 Voir Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique, Paris, Gallimard, 1980. Et Marcel Gauchet, « À la recherche d’une autre histoire de la folie », Dialogue avec l’insensé, Gladys Swain éd., Paris, Gallimard, 1994.

3 Anne Lovell éd., « Santé mentale et société », Problèmes politiques et sociaux 899, 2004, p. 5-10. Nathalie Sarthou-Lajus, « Souffrances psychiques et évolutions de la psychiatrie. Entretien avec Richard Rechtman », Études, Revue de culture contemporaine 415, no 10, 2011, p. 329-339.

4 Pour un large panorama de ces nouveaux champs d’étude on pourra se reporter à Isabelle Coutant et Simeng Wang dir., Santé mentale et souffrance psychique un objet pour les sciences sociales, Paris, CNRS Éditions, 2018.

5 Robert Barrett avait déjà montré la pertinence de cette double position de psychiatre et de chercheur sur un même terrain, voir : Robert Barrett, La traite des fous. La construction sociale de la schizophrénie, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo (Les Empêcheurs de penser en rond), 1998.

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