Chapitre 4
Travailler chez autrui : la domiciliation au risque de l’exploitation (1)
p. 65-76
Texte intégral
1Le mot même de « domestique » souligne la particularité du métier : son lieu d’exercice, qui est un domicile. Au xixe siècle, s’il n’est pas exceptionnel pour des artisans, des commerçant.es ou même des industriels de fournir un logement à leur personnel, la domesticité est l’une des seules professions où le domicile est très largement imposé et où il se confond avec celui du patronat. Au cœur des rapports de pouvoir entre employeur.es et employé.es, la maison est un espace ambivalent : pour les domestiques, c’est leur lieu de travail, leur lieu de vie et celui de leurs patron.nes ; pour les employeur.es, c’est le lieu où est réalisé un travail auquel eux-mêmes et elles-mêmes contribuent en partie, c’est aussi un capital à entretenir et le lieu de l’intimité familiale. Comprendre comment l’espace pèse sur les relations entre employé.es et employeur.es est essentiel. Quels sont les rythmes de vie des domestiques, leurs rapports à l’espace, aux relations sociales avec leurs collègues, avec d’autres membres des classes populaires ou avec leurs employeur.es ? Quelles sont les conséquences de cette coïncidence entre lieu de vie, lieu de travail et lieu d’habitation patronale sur la charge de travail, sur l’organisation de la vie sociale des domestiques ou sur leurs conditions matérielles d’existence ? Ce chapitre explore plusieurs points importants pour comprendre les structures de la domesticité : les conditions de logement des domestiques, la manière dont ils et elles cherchent à préserver des formes d’intimité et la dimension sexuelle de leur travail. Nous cherchons à évaluer comment cette domiciliation pèse sur la quantité de travail. Nous montrons que, même sous contrôle, la vie sociale des domestiques se révèle relativement riche.
Construire son espace chez autrui
2L’infantilisation des domestiques et leur domiciliation chez leurs patron.nes constituent des obstacles à la construction d’une vie privée. Les rapports de pouvoir entre patronat et domesticité se manifestent d’abord dans l’occupation asymétrique des espaces. Présent dans les lieux depuis longtemps, le patronat connaît mieux son habitation et ses abords immédiats que des domestiques arrivé.es récemment. L’accès à certaines pièces et à certains meubles est sévèrement contrôlé : une fois nettoyés, ils sont fermés à clef même si jusqu’au milieu du xxe siècle, les serrures constituent des protections peu efficaces. Fournir à sa domesticité un logement « confortable et satisfaisant les règles de l’hygiène »1 est une obligation légale. Les domestiques ont leurs propres espaces, qui varient selon le patrimoine des employeur.es : les domestiques de ferme dorment ainsi presque tous et toutes aux écuries ou à l’étable, été comme hiver. Les lits restent jusqu’au xxe siècle un mobilier coûteux et rare2 ; ils sont souvent partagés : un ou deux lits pour l’ensemble des domestiques hommes de l’exploitation, un autre pour les femmes. Certains dorment encore sur de simples paillasses à l’orée du xxe siècle. Très peu de propriétaires investissent dans des draps pour leur domesticité. Dans la petite bourgeoisie urbaine, les jeunes femmes partagent la couche des enfants du ménage ou sont installées dans l’alcôve attenant à la cuisine (notamment à Saint-Étienne). Dans les villes moyennes, soumises à une moindre pression immobilière, il n’est pas rare que les domestiques bénéficient d’un lit, d’une chambre individuelle. Les domestiques paraissent alors mieux logé.es que le reste des classes populaires, pour qui surpeuplement et inconfort des espaces exigus et peu cloisonnés restent marqués à Lyon et Saint-Étienne. Ces chambres demeurent pourtant froides, dans un espace géographique où les hivers sont rudes.
3Pour les hommes, la chambre individuelle est un gage d’autonomie qui tranche avec les pratiques ouvrières (on loge chez ses parents ou en garni, avec des dortoirs communs). Moins surveillés que les femmes, les hommes domestiques bénéficient d’une latitude sexuelle qui explique en partie leur réputation de séducteurs. Les femmes domestiques, elles, ne jouissent pas d’une intimité satisfaisante : celles qui dorment avec les enfants sont exposées aux va-et-vient permanents des employeur.es et les chambres peuvent être, au moindre soupçon, fouillées3. Les rencontres sexuelles doivent donc pour elles se faire impérativement ailleurs, ce qui implique souvent des conditions inconfortables4. Des serrures équipent bien les malles, mais légalement, les employeur.es peuvent les fouiller à l’entrée et à la sortie du poste5. Ces coffres, lourds et difficiles à déplacer, renferment les possessions des employé.es : vêtements, souvenirs, lettres, argent liquide… Les archives judiciaires décrivent un contenu fort homogène, mais aussi la facilité avec laquelle les patron.nes s’octroient la permission de les fouiller. Les domestiques ont donc tendance à développer d’autres stratégies pour construire leur propre intimité.
4La cuisine s’avère être un espace privilégié pour la domesticité féminine : théâtre d’une part importante de la production domestique, elle est le lieu de processus de travail longs mais non nécessairement denses (cuissons, conserves…) et parfois même l’endroit où dorment les domestiques. Selon Carolyn Steedman, la cuisine constitue un lieu d’expression de la créativité des domestiques anglaises6. La transformation des aliments prend du temps et se révèle propice à l’exercice de sa dextérité, aux prises d’initiatives, à des formes d’autonomie dans le travail. La cuisine, malodorante et salissante, reste peu fréquentée par les patron.nes en milieu urbain, permettant quelques actions à l’abri des regards. Cette pièce est ainsi utilisée comme cachette : Marie Bruyère à Saint-Étienne en 1869 y dissimule l’argent volé à son patron.
5En dehors de la cuisine, certain.es domestiques, bravant l’interdiction, louent une chambre à l’extérieur du domicile patronal. C’est ce que fait Maria Barios à Roanne en 1863. Le loyer de cette chambre, à deux rues de son lieu de vie officiel et sur la route de l’église qu’elle prétend fréquenter, est mis en commun avec d’autres femmes de la même classe sociale. Maria Barios peut entreposer ses biens, accueillir ses proches de passage « en ville », l’utiliser pour se reposer. La police se préoccupe de ces chambres louées en dehors du regard patronal : Maria Barios est particulièrement interrogée sur ce point, et les voisin.es de la chambre convoqué.es au commissariat7. Se bâtir un environnement personnel sécurisant, chercher activement des formes de tranquillité et des lieux d’autonomie ou de solitude est une préoccupation commune à l’ensemble de la domesticité. Les diverses stratégies appliquées sont pour l’essentiel influencées par les opportunités existantes, les conditions de travail imposées et les éventuelles complicités.
Domiciliation et humiliations patronales
6Se construire des lieux d’intimité est un enjeu important, car le patronat ne se contente pas toujours d’imposer un travail domestique, mais s’immisce dans la vie des employé.es, allant parfois jusqu’à des formes de ce que nous qualifierions aujourd’hui de harcèlement. Le côtoiement permanent de ses propres salarié.es paraît insupportable à certain.es employeur.es, qui affichent un comportement violent. Les brutalités physiques ne sont pas exceptionnelles (particulièrement à l’égard des femmes et des très jeunes garçons) et les invectives verbales ou les manifestations marquées de mépris semblent très fréquentes. L’exercice de ces violences vise à disqualifier les domestiques, à les assigner à une position d’infériorité non seulement comme travailleurs ou travailleuses, mais aussi et surtout comme personnes sans valeur aucune, sans la moindre qualification. « Quand on a accepté de servir chez les autres, on ne s’appartient plus »8, explique ainsi une patronne domestique, tenancière d’un bureau de placement au début du xxe siècle. Pièges, pression et surveillance constante, cris s’accompagnent de mesquineries multiples, d’autant plus que domestiques et employeur.es vivent ensemble. La nourriture doit parfois être quémandée9. Certains employeur.es, pourtant richissimes, comme les marquis de Fenoyls interdisent le café à leur personnel. Joséphine Dressy, leur cuisinière, en est réduite à le consommer en cachette10. Des moqueries sont adressées en public pour justifier la manière abrupte dont sont donnés les ordres. Les violences verbales voire le harcèlement marquent la domination sociale. « Ne va pas te monter la tête et t’imaginer que tu es l’égale d’une dame », avertit la patronne de Winifred Foley à la fin des années 1920 lorsque, impotente, celle-ci se résout à dîner avec sa domestique11. D’autres pratiques touchent à la perversité : Mme Chevrier, patronne d’Yvonne Cretté-Breton au début du xxe siècle incite Yvonne à utiliser en guise de dentifrice, par l’intermédiaire de son dentiste, un produit corrosif qui noircit les dents. Yvonne découvre à temps la supercherie12. La bêtise attribuée aux domestiques est une caractéristique qui permet de légitimer la domination sociale : elle flatte l’ego des employeur.es et leur pseudo-finesse d’esprit. Selon Carolyn Steedman, les employé.es de maison ont également pour fonction de divertir leurs employeur.es13. Ces « rituels de domination »14 constituent une composante majeure de plusieurs études sur la domesticité, auxquelles nous renvoyons ici. Ces pratiques ne touchent pas toutes les domestiques de manière équivalente : les plus jeunes, les femmes et les plus isolé.es (notamment les enfants placé.es par l’Assistance publique15 et les domestiques étrangères) en sont beaucoup plus victimes que les hommes, plus susceptibles de se défendre physiquement, notamment à la campagne où le port du couteau est un attribut traditionnel de la masculinité.
7Cette violence prend parfois un tour sexuel. Les agressions sexuelles, omniprésentes dans la littérature sur la domesticité, ne sont pas non plus aisées à appréhender : il est difficile d’évaluer leur nombre, d’une part en raison des obstacles nombreux qui brident la parole des victimes, et d’autre part à cause du caractère lacunaire des archives parvenues jusqu’à nous. L’examen d’environ 780 affaires jugées aux assises du Rhône et de la Loire entre 1848 et 1936 montre que la répression des violences sexuelles n’est institutionnalisée que dans certains cas. Les attentats à la pudeur, recouvrant des faits d’agressions sexuelles et de viols au sens juridique actuel, constituent un chef d’inculpation très fréquent16, mais les condamnations sont principalement prononcées lorsque victimes et coupables correspondent à certaines caractéristiques sociales : des victimes jeunes, dont la moralité passée est irréprochable, qui ont dénoncé très vite leurs agresseurs et/ou sont marquées par des troubles physiques témoignant d’une activité sexuelle, et des agresseurs issus d’un milieu social plutôt modeste, rural, à la réputation douteuse et souvent atteints des maladies transmises à leurs victimes.
La dimension sexuelle du travail domestique
8Les domestiques sont-elles particulièrement vulnérables aux prédations sexuelles ? La réponse à cette question est complexe, car il n’existe pas de sources permettant de mesurer le nombre d’agressions sexuelles rapportées, ni celles qui ont été commises. Le récit de relations sexuelles dans des affaires qui ne concernent pas des violences ne permet pas, le plus souvent, d’évaluer le degré de consentement des femmes. Par ailleurs, l’historiographie des années 1970 a repris la figure littéraire de la « bonne » fatalement victime de prédation sexuelle, se fondant sur des sources romanesques17. Cette figure de la domestique victime sexuelle du patronat (entendu au sens large) souligne à quel point le foyer familial est un espace dangereux et violent, au contraire de l’image de douceur et de bienveillance associée généralement à la sphère familiale. Pourtant ces sources fictionnelles sont aussi produites par des hommes, qui ne voient les « servantes » qu’à travers leur vulnérabilité ou, et ce n’est pas incompatible, comme des créatures superficielles à moitié satisfaites d’être « séduites » par des hommes riches, propres, bien mis. Or, ce ne sont pas les domestiques femmes qui seraient des victimes par excellence (ou des victimes semi-consentantes), mais bien les agresseurs qui sont responsables des violences. Ce sont donc leurs motivations à eux qu’il faut décrypter, et non les comportements des domestiques. Les agresseurs se défendent en arguant de « provocations féminines ». En outre, ils associent les champs, les bois (des espaces privilégiés de la sexualité hors mariage) à des espaces de disponibilité, d’autant plus qu’ils sont situés loin des regards. Cette association explique le nombre élevé d’agressions de bergères et domestiques de ferme. François Delorme, condamné en 1849 pour « attentat à la pudeur », est ainsi décrit comme « un mauvais sujet, disant lui-même […] qu’il cherchait des bergères. […] peu de temps après, il courait après une jeune bergère qu’il renversait à terre »18. Les agresseurs qui ne sont pas issus du patronat domestique s’intéressent particulièrement aux domestiques de ferme par opportunisme. On remarque ainsi qu’en ville où l’isolement est moindre et où les espaces ouverts sont plus fréquentés, les agressions à caractère sexuel de domestiques paraissent moins nombreuses, du moins en plein air. Mais n’est-ce pas non plus un effet de sources, puisque ce sont aussi les agressions potentiellement visibles qui sont le plus rapportées ?
9La domesticité est associée à la prédation sexuelle pour deux raisons majeures : l’opportunisme des prédateurs et l’idée d’une inclusion d’un service sexuel dans le travail domestique. En 1870, Joannès Sizaud viole sa domestique de 13 ans, Fanny Marmonnier. Il est condamné par les assises de la Loire en 1871 à cinq ans de réclusion. Ce cas peut servir de fil conducteur à notre analyse sur les motifs ayant conduit au viol.
10Fanny Marmonnier, célibataire, vit chez Joannès Sizaud, un agriculteur d’une trentaine d’années. Ce dernier, patron, peut contrôler la géographie, la temporalité et la visibilité de ses attaques et sélectionner le lieu et le moment le plus opportun. Comme les femmes travaillent à la fois dans des espaces clos (cuisine, nettoyage des pièces) et dans des espaces ouverts (récoltes, ravitaillements, surveillance du bétail), Sizaud choisit, loin des regards, le lieu de ses agressions et multiplie les tentatives, de jour comme de nuit : « C’est dans l’écurie qu’il a commencé à me prendre les mollets », déclare Fanny Marmonnier19. Fuyant l’écurie, la jeune employée se rend à la cuisine, autre lieu de prédilection du travail domestique, et c’est là, non sans avoir fermé la porte à clef, que Joannès Sizaud retrouve et viole Fanny Marmonnier. Le lendemain, il l’attend dans un champ où elle doit travailler20. Elle présente pour Sizaud une proie à proximité, sans protection physique immédiate exercée par un père, un mari. Le célibat est recherché par les employeur.es parce qu’il est une garantie de disponibilité laborieuse : il est aussi une garantie de disponibilité sexuelle.
11Sizaud, qui reconnaît des relations sexuelles avec sa domestique, explique que l’adolescente laissait le soir la porte de sa chambre ouverte21 et qu’elle était sexuellement active22. Ainsi, l’assignation genrée, la supposée activité sexuelle et la présence nocturne au domicile du patron semblent constituer pour Sizaud une invitation sexuelle. Est-ce véritablement l’opinion du fermier, ou « seulement » une tactique de défense ? Sizaud l’assène dans l’ensemble de ses interrogatoires23, ce qui laisse à penser qu’il a intégré cette technique de défense comme juste sur le plan moral. Le discours de l’incitation féminine – et donc du consentement – permet également aux patrons agresseurs de garder une bonne estime d’eux-mêmes, et d’entretenir l’idée qu’ils ne sont pas des prédateurs mais simplement des séducteurs. Pour eux (et pour leurs fils envers lesquels ils manifestent leur mansuétude24), une liaison extraconjugale avec une domestique présente le triple avantage de ne pas menacer l’héritage, de limiter les coûts économiques liés à l’entretien d’une maîtresse (déplacement, hôtel, séparation) puisque la domestique vit sous leur toit25, et de ne pas souffrir de culpabilité excessive, puisqu’ils n’ont fait que succomber à des désirs partagés. Des preuves de raisonnement similaire existent également pour le xxe siècle : plusieurs domestiques polonaises placées dans la Loire font état d’agressions sexuelles patronales26. Le signalement de ces crimes semble plus facile à partir des années 1910, surtout lorsqu’une institution est officiellement chargée de la protection des domestiques (comité préfectoral ou Assistance publique), mais reste ultra-minoritaire. Enfin, même en l’absence de prédation réelle, le sentiment de vulnérabilité est fort pour des domestiques surreprésentées parmi les victimes27. Angoisse d’être agressée ou peur d’être enceinte constituent des dynamiques anxiogènes qui s’ajoutent à l’éventuel isolement relationnel et expliquent les difficultés psychiques graves de nombreuses domestiques. Suicides, « grand cafard »28, « mélancolie » (nécessitant une hospitalisation)29 sont loin d’être exceptionnels, et plus facilement dicibles au xxe siècle qu’au xixe siècle, malgré le peu de ressources disponibles pour les domestiques. Cette détresse dépasse le seul cadre des agressions sexuelles.
12En ce qui concerne ces dernières, il faut également réfléchir à la manière dont la construction de la main-d’œuvre domestique comme jeune, blanche et célibataire, que nous avons déjà examinée, positionne également les domestiques de manière ambiguë dans l’économie genrée et hétérosexuelle des rapports à la production domestique. Célibat et domiciliation chez l’employeur.e sont liés : c’est parce qu’il faut vivre chez son ou sa patron.ne que les célibataires sont les premiers et premières à se proposer et c’est parce que les employeur.es veulent disposer intégralement de la capacité de travail domestique d’une personne qu’ils et elles privilégient, sauf exceptions, les célibataires. Or le célibat fonctionne aussi comme un marqueur de disponibilité sexuelle, et c’est aussi pour cela qu’il est activement recherché par une partie des employeur.es, principalement hommes. Les domestiques attachées à la personne sont le plus souvent sans mari, certaines éloignées de leurs pères ou frères. Ces derniers sont les seuls, dans les représentations masculines, à assurer le maintien de l’honneur familial : leur absence est perçue comme un signal de disponibilité30.
13Les sources directes manquent cependant sur ces raisonnements patronaux, qui ne s’expriment pas par écrit. Il faut également préciser deux points : d’abord le célibat n’est pas uniquement recherché comme « marqueur » de cette disponibilité sexuelle et ensuite, même en tant que tel, il n’est pas synonyme de viol domestique ou même d’une tentative dans ce sens. En effet, le célibat est aussi une qualité sociale prisée par la très grande majorité des employeures femmes, qui n’ont vraisemblablement, de par une éducation et une socialisation particulièrement inhibantes sur ce plan au xixe siècle, que très rarement un objectif de prédation sexuelle sur leurs employé.es (quel que soit leur genre). Enfin, il ne faut pas oublier non plus que la question du célibat et la question des violences sexuelles en situation de domesticité sont liées à des enjeux de constructions raciales. Ainsi, en contexte colonial, Solène Granier souligne un glissement sémantique révélateur de l’association entre célibat, domesticité et prostitution. En vietnamien, le mot congaï signifie « jeune fille non mariée ». Les coloniaux l’utilisent d’abord « pour désigner la concubine indigène d’un Européen »31, puis progressivement dans la seconde moitié du xixe siècle le terme passe de l’acception de « concubine » (impliquant un travail sexuel et affectif) à la désignation d’une domestique32.
14Cette supposée disponibilité peut se traduire, en contexte métropolitain, par des violences sexuelles entre pair.es de classe, d’hommes domestiques agressant des femmes de la même exploitation. Lorsque ces violences s’accompagnent de coups mettant en danger la vie des victimes, leur récit atteint les archives judiciaires. Un exemple révélateur peut être tiré de l’affaire Giran : un dimanche matin de 1866, Jean-Bastiste Giran, domestique de ferme à Montromaud (Rhône), attaque à coup de massue sa collègue domestique et partenaire sexuelle Benoîte Delorme. Celle-ci survit à l’attaque. Alors que, généralement, la plupart des employeurs affirment ne pas avoir connaissance de ce qu’ils appellent des « relations intimes » entre domestiques, ici les époux Delor, leurs patrons, reconnaissent être au courant depuis plusieurs semaines. Ils n’ont pas réagi, en dépit de la minorité légale de Benoîte Delorme (18 ans)33 et de la violence de leur relation : Benoîte mentionne avoir reçu de Giran « quelques coups de poings »34.
15Les archives des assises montrent aussi des abus perpétrés par des journaliers et d’autres domestiques, vivant soit dans le même ménage, soit à proximité immédiate35. Ces agressions par des pairs de classe interrogent : dans quelle mesure les employeur.es ne laissent pas faire leurs domestiques masculins, considérant que ce qui se passe entre subordonné.es ne les regarde pas tant qu’il n’y a pas de conséquences fâcheuses sur le travail et qu’une intervention serait même contre-productive et génératrice de conflits ? En « gestionnaires » de la sexualité – et de la violence – de leur main-d’œuvre, certains fermiers jugent préférable qu’un bon domestique masculin, précieux parce que rare, trouve sur place une partenaire sexuelle plutôt qu’il déserte l’exploitation pour la voir ou même l’épouser. En plus des grossesses, les cas déclenchant une action patronale vigoureuse sont les relations homosexuelles36. Les violences aggravées ne suscitent pas systématiquement des interventions patronales ou policières, ou alors celles-ci sont bien tardives par rapport à la répétition des violences commises. Ainsi, en 1856 à Limonest (Rhône), Catherine Marot, domestique de 13 ans, est victime d’un harcèlement sexuel collectif de la part de ses collègues masculins sans que son patron ou des voisins interviennent37. La masculinité commune du patronat et d’une partie de la domesticité, ainsi que la volonté de maintenir en bon ordre de fonctionnement la production domestique permettent une solidarité partielle, temporaire, qui transcende les lignes de classe.
16L’importance de cette nécessité de « bon fonctionnement » économique d’une unité domestique est illustrée par plusieurs affaires de violences sexuelles exercées par des domestiques masculins sur les enfants d’employeur.es, suscitant des réactions souvent très « modérées » des parents. Ils et elles hésitent à engager des poursuites ou même à renvoyer leur employé violent, principalement pour des raisons économiques. Les époux Bécote, dont le fils de 3 ans a été agressé par leur domestique Francis Bager (18 ans), ne préviennent pas la police, ne se déplacent pas à l’audience38 et ne chassent Bager de leur ferme que lorsque le médecin examinant le petit Antoine, blessé, le leur demande39. La réticence des époux Bécote à agir s’explique en partie par des motifs économiques : jeunes fermiers – ils ont 32 et 26 ans en 1866 –, ils doivent payer leur loyer annuel à leur propriétaire. Catherine Bécote reproche plus vivement à Bager les coûts médicaux de l’agression que le traumatisme causé à son fils40. Or les faits se déroulent au printemps, juste avant les grandes récoltes estivales pour lesquelles on manque généralement de main-d’œuvre et dont le succès est l’enjeu économique principal de l’année. Francis Bager est de surcroît un excellent travailleur, comme le décrit son ancien employeur41, déjà expérimenté : il a grandi dans une exploitation agricole et il est domestique depuis déjà trois ans en 186642.
17Deux conclusions émergent donc. D’abord, l’existence, de la part des employeur.es, d’un système de gestion de la sexualité de la domesticité souple, qui s’adapte aux nécessités de la production domestique. En cas de violences, fermer les yeux équivaut à un assentiment tacite, ce qui tend à nous faire considérer avec Sarah C. Maza que la domesticité est généralement vue par le patronat comme un rapport d’appropriation sexuelle de la part des employeur.es, même de manière indirecte, même lorsqu’ils ne sont pas les prédateurs sexuels premiers. Ensuite, chez les agriculteurs et les commerçant.es particulièrement, la gestion du capital sexuel tient aussi d’une logique plus large que des rapports de domesticité rémunérée : les enfants garçons et filles peuvent au même titre que les domestiques faire l’objet d’une prédation sexuelle pratiquée, tolérée ou encouragée par les pères et épouses pour les besoins économiques des ménages. En somme, ces affaires confirment que les jeunes femmes domestiques ne sont pas nécessairement les plus exposées aux violences sexuelles sur leurs lieux de vie et de travail43. Le partage d’un même toit multiplie ainsi les possibilités et les opportunités d’abus de la part des agresseurs, tout en réduisant la marge de manœuvre et les possibilités de fuite des agressé.es. Les impératifs économiques, comme nous l’avons vu sur plusieurs cas, jouent un rôle considérable encore dans la perception de ces actes et dans leur réprobation par les différent.es protagonistes.
Notes de bas de page
1 Rémy Dubois, De la condition juridique des domestiques, ouvr. cité, p. 58.
2 Annie Moulin, Les paysans dans la société française, ouvr. cité, p. 92.
3 Une multitude d’affaires illustre ces perquisitions patronales sans que les forces de l’ordre soient présentes ou trouvent à redire.
4 Jean Charvin, domestique, décrit ainsi un rapport sexuel avec B. S., domestique, dans un pré un soir de décembre 1883. Déposition de Jean Charvin du 21 janvier 1886, Affaire B. S., 4U259, ADL.
5 Codification des usages locaux du département de la Loire, ouvr. cité.
6 Carolyn Steedman, « Poetical maids and cooks who wrote », Eighteenth-Century Studies, vol. 39, no 1, 2005, p. 8-9.
7 Interrogatoires de M. B. des 13 et 20 avril 1863, 4U163, ADL.
8 Yvonne Cretté-Breton, Mémoires d’une bonne. Souvenirs 1908-1919, Paris, Éditions du Scorpion, 1966, p. 111.
9 Frédérique El Amrani, Les jeunes filles des milieux ruraux populaires en Anjou (1920-1950), thèse de doctorat d’histoire, Université d’Angers, 2010, p. 181.
10 Témoignage écrit du marquis de Fenoyls, cité par Françoise Bayard éd., Les métiers non agricoles dans le canton de Saint-Laurent-de-Chamousset (xviie-xxe siècle), Saint-Laurent-de-Chamousset, Communauté de communes du canton de Saint-Laurent-de-Chamousset, 2001, p. 252-254.
11 La vieille femme tremble et se salit en mangeant. Pour éviter de perdre du temps à sonner Winifred Foley sans cesse, elle admet celle-ci à sa table, mais la jeune femme doit nettoyer sa patronne et la table tout en mangeant. Témoignage de Winifred Foley dans John Burnett éd., Useful Toil : Autobiographies of Working People from the 1820s to the 1920s, Harmondsworth, Penguin Books, 1977, p. 229 (notre traduction).
12 Yvonne Cretté-Breton, Mémoires d’une bonne, ouvr. cité, p. 108.
13 Carolyn Steedman, Labours Lost : Domestic Service and the Making of Modern England, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 8.
14 Judith Rollins, Between Women : Domestics and their Employers, Philadelphie, Temple University Press, 1985, p. 6.
15 Ivan Jablonka, Ni père ni mère, ouvr. cité, p. 214.
16 Benjamin F. Martin, Crime and Criminal Justice Under The Third Republic : The Shame of Marianne, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1990, p. 10-15.
17 Pierre Guiral et Guy Thuillier, La vie quotidienne des domestiques, ouvr. cité, p. 120.
18 Compte-rendu de l’affaire Delorme, 1849, BB20 147/1, AN.
19 Déposition de Fanny Marmonnier du 30 juillet 1870, Affaire J. S., 4U183, ADL.
20 Acte d’accusation de J. S. du 13 août 1870, ibid.
21 Interrogatoire de J. S. du 30 juillet 1870, ibid. Sur l’association entre porte ouverte et consentement sexuel, voir Michelle Perrot, Histoire de chambres, Paris, Seuil, 2014, p. 101.
22 Déposition de Fanny Marmonnier du 30 juillet 1870, Affaire J. S., 4U183, ADL.
23 Interrogatoires de J. S. des 23 et 30 juillet 1870, ibid.
24 Pour Anne-Marie Sohn, les écarts sexuels des fils, y compris ceux qui impliquent de la violence, sont le plus souvent perçus comme une nécessité formatrice par les pères qui prennent la défense de leur progéniture. Anne-Marie Sohn, « Sois un homme ! » La construction de la masculinité au xixe siècle, Paris, Seuil, 2009, p. 349-352.
25 Cissie Fairchilds, Domestic Enemies : Servants & Their Masters in Old Regime France, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1984, p. 166.
26 Rapport de Mme Golcz du 27 mars 1931, 7M152, ADL.
27 Pour Sohn, une victime sur sept d’attentats à la pudeur entre 1870 et 1940 est domestique. Anne-Marie Sohn, « Les attentats à la pudeur sur les fillettes en France (1870-1939) et la sexualité quotidienne », Mentalités., t. 3,Violences sexuelles, Alain Corbin éd., Paris, Imago, 1989, p. 75.
28 Lettre de M. B., domestique de 20 ans, 3 avril 1930, Affaire M. B., 2U853, ADR.
29 Rapport de Mme Golcz du 30 septembre 1930, 7M152, ADL.
30 Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir, ouvr. cité, p. 42.
31 Pierre Brocheux, « Congaï », Dictionnaire de la colonisation française, Claude Liauzu et al. éd., Paris, Larousse, 2007, p. 220.
32 Solène Granier, Domestiques indochinois, Paris, Vendémiaire, 2014, p. 52.
33 Déposition des époux Delor du 9 octobre 1866, Affaire J.-B. G., 2U275, ADR.
34 Déposition de Benoîte Delorme du 6 novembre 1866, Affaire J.-B. G., ibid.
35 Plutôt que d’attribuer un caractère plus prédateur aux domestiques hommes qu’aux hommes de la bourgeoisie, rappelons ici, sur le plan de la « représentativité », les limites des archives judiciaires, qui ne rapportent que les faits dénoncés aux autorités, et parmi ces faits, ceux pour lesquels il y a eu un procès aux assises, et parmi ces procès, ceux dont les dossiers de procédure ont été gardés par les différents services des archives départementales.
36 Félicité Ragny est renvoyée de son atelier de dévidage en 1873 à Lyon pour des pratiques considérées « contre-nature » avec d’autres jeunes femmes : déposition de Pauline Thévenet du 5 août 1876, Affaire A. C., 2U366, ADR. À Paris, deux domestiques surprises au lit sont internées de force pour « hystérie » dans les années 1880 : Francesca Canadé Sautman, « Invisible women : Lesbian working-class culture in France, 1880-1930 », Homosexuality in Modern France, Jeffrey Merrick et Bryan T. Ragan éd., Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 180.
37 Rapport de la gendarmerie de Limonest du 9 juillet 1856, 4M98, ADR.
38 Compte-rendu d’audience de l’affaire F. B., avril 1866, 4U30, ADL.
39 Déposition de M. Bécote du 9 avril 1866, Affaire F. B., ibid.
40 Déposition de Pierrette Michalon du 14 avril 1866, Affaire F. B., ibid.
41 « Je voudrais avoir des domestiques qui me servent aussi bien que lui ». Déposition de Jean-Baptiste Richard du 12 avril 1866, Affaire F. B., ibid.
42 Interrogatoire de F. B. du 7 avril 1866, Affaire F. B., ibid.
43 Anne-Marie Sohn, « Sois un homme ! », ouvr. cité, p. 382-383.
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Approches sociologiques et anthropologiques
Anne Monjaret et Catherine Pugeault (dir.)
2014
Réinventer les campagnes en Allemagne
Paysage, patrimoine et développement rural
Guillaume Lacquement, Karl Martin Born et Béatrice von Hirschhausen (dir.)
2013