1Ce premier chapitre précise la définition de « domestique » et étudie les effectifs de la domesticité entre 1848 et 1940 dans le Rhône et la Loire. Les chiffres fournis sont tirés d’une analyse des recensements entre 1851 et 1936, et sont donc à des bien égards imparfaits. En effet, certains ménages d’aristocrates ou de la grande bourgeoisie évitent de se faire recenser. D’autres personnes sont absentes à la période des visites, d’autres encore se trompent dans les identités ou les âges de leurs voisin.es. Les censeurs commettent des erreurs, quand ils ne truquent pas volontairement les fichiers sous la pression des officiels qui souhaitent gouverner des villes plus peuplées1. Néanmoins, ces recensements renseignent sur la composition sociale des villes et villages, et puisqu’ils indiquent le métier des individus, ils permettent l’étude d’une profession méconnue. Les données fournies par l’administration sur chaque personne recensée (noms, prénoms, âge, sexe, statut marital, parfois département d’origine…) montrent également la constitution d’un groupe social hétérogène mais partageant des intérêts communs, celui des employeur.es.

2Les domestiques constituent en France, aux xviii^e et xix^e siècles, entre 8 % et 15 % de la population active2. Entre le milieu du xix^e et le milieu du xx^e siècle, leur nombre varie considérablement suivant la définition adoptée. L’étymologie du terme, venant de domus, l’équivalent latin de « maison », nous conduit à prendre comme critère le lieu de travail et à retenir que le domestique exerce principalement son activité dans le foyer et ses environs immédiats, un premier élément de définition qui ne suffit pas à lui seul. Il faut aussi considérer la nature du travail, le statut et la rémunération des personnes le réalisant.

Travail reproductif, travail ménager : le travail domestique au prisme du féminisme matérialiste

3Suivant la sociologue Evelyn Nakano-Glenn, nous envisageons le travail domestique avant tout comme un travail d’entretien des personnes (et, nous ajoutons, des foyers), comprenant des « activités comme l’achat de biens ménagers, la préparation de la nourriture, la lessive et le raccommodage des vêtements, l’entretien des meubles et des équipements, la socialisation des enfants, le soin et le soutien émotionnel apportés aux adultes ainsi que le maintien des relations familiales et communautaires »3. Cette définition adapte l’intuition de Marx et Engels, qui ont établi que toute production implique également la production d’une force de travail. Insister sur les services émotionnels et sexuels, eux aussi réalisés au sein des ménages, et réalisés principalement par des femmes4, est important. Notons que ce travail « reproductif » est très « productif »5.

4Les femmes en couple hétérosexuel effectuent, encore aujourd’hui, 64 % des tâches ménagères6, et ce sans rémunération. Le travail ménager est parfois payé, mais pas toujours. Cette exclusion (partielle) du travail ménager des relations marchandes de salariat ne s’explique pas par « la nature des services qui le composent – puisqu’on les trouve tous sur le marché – ni en raison de la nature des personnes qui le fournissent […], mais en raison de la nature particulière du contrat qui lie la travailleuse – l’épouse – à son chef »7. Cette exclusion découle d’un rapport de force entre des groupes sociaux antagonistes, la classe des hommes et la classe des femmes, qui s’opposent sur la production domestique. Il aurait été intéressant d’étudier ce rapport de force en comparant le travail domestique rémunéré et le travail domestique non rémunéré sur la longue durée. Mais se pose très vite le problème des sources. Comment et où trouver des archives sur le travail ménager (non rémunéré) au xix^e siècle ? Pourtant, sans nécessairement la comparer avec celle du travail non rémunéré, réfléchir à l’organisation du travail domestique rémunéré permet de mieux comprendre l’exploitation de la classe des femmes et l’organisation des rapports de force domestiques. Autrement dit, l’analyse du travail domestique rémunéré constitue une autre entrée pour mieux comprendre le patriarcat et l’organisation sociale occidentale en tant qu’ils reposent sur une exploitation massive du travail de la classe des femmes par la classe des hommes.

Domestiques : une catégorie professionnelle à circonscrire

5Trois critères ont été retenus pour définir la domesticité : l’auto-définition par les personnes concernées lorsque celle-ci apparaissait (témoignages judiciaires et recensements), la position de subordonné.e au sein des ménages et l’hébergement au domicile des employeur.es. En effet, ces deux derniers critères sont ceux retenus par plusieurs recueils d’usages locaux, ces volumes juridiques qui codifient les relations de travail en milieu rural et s’intéressent à la domesticité8. Notre étude inclut donc les domestiques dit.es « de ferme », rarement étudié.es en histoire9. Ces domestiques « à l’exploitation » ont un quotidien de travail proche de celui des journaliers et journalières agricoles. Pourtant, ils et elles se distinguent par la forme de la rémunération (gages annuels contre journées), par la durée d’engagement (une année contre quelques jours) et par le statut légal (les journaliers et journalières peuvent plus facilement vivre dans leur propre domicile, bien que ce ne soit pas systématique surtout au xix^e siècle).

6Domestiques de milieu urbain comme de milieu rural se situent au bas de l’échelle sociale à l’intérieur des ménages : dans les recensements, ils et elles sont cité.es systématiquement en dernier, après les époux, les enfants, et les potentiel.les ascendant.es, ami.es ou allié.es cohabitant sous le même toit. Les usages locaux s’accordent tous sur la nécessaire « obéissance » ou « soumission » au « maître » dans l’exécution du labeur demandé10. Les contrats se concluent à l’oral11. Le statut des domestiques organise aussi leur accès à la nourriture. Le partage des repas avec les patron.nes est très rare en ville, plus fréquent à la campagne12. Bref, comme le résume Robert Castel, ces domestiques sont des prolétaires, car ils et elles « vivent exclusivement de la rétribution de leur force de travail »13.

7Au sein de cette domesticité, certaines catégories sont dans une situation spécifique. Les nourrices se trouvent tant sur le plan matériel que sur celui des représentations dans une position particulière du fait de l’allaitement qu’elles pratiquent14. Puisqu’elles ont déjà été examinées par l’historiographie15, nous ne les évoquons que de manière marginale. De même, des enjeux de qualifications propres émergent pour les institutrices et les précepteurs. Réalisant un travail intellectuel (reconnu comme tel), donnant des directives aux autres membres du personnel domestique, ils et elles sont de moins en moins nombreux et nombreuses à partir du milieu du xix^e siècle et n’apparaissent pas dans cette étude.

Les effectifs de la domesticité entre 1851 et 1936

8Au total, combien de personnes exercent-elles comme domestiques dans la Loire et le Rhône du milieu du xix^e siècle au milieu du xx^e siècle ? 906 000 hommes et femmes exercent comme « domestiques à la personne » en France en 1851, soit 2,5 % de la population16. Au même moment, la domesticité « de ferme » concerne environ 2 millions de personnes (5,5 % de la population)17. Pour le Rhône et la Loire, nos estimations évaluent à un peu moins de 100 000 le nombre de domestiques dans ces deux départements, dont environ 40 % d’hommes en 1851. Le recours à l’emploi domestique varie suivant les espaces : on compte à Roanne 749 domestiques (soit 5,67 % de la population), contre 222 à Lamure-sur-Azergues (soit 18,69 % de sa population)18. La situation est également particulière dans les vallées industrialisées, où une poignée de domestiques travaillent pour les quelques ingénieurs vivant sur place19. Même en faibles proportions, les domestiques ne sont jamais complètement absent.es. En effet, la (re)production domestique demeure une nécessité, que l’on se situe dans un cadre agricole, de vignes, d’élevage ou de polyculture, ou dans une zone industrielle ou commerçante.

9En 1851, la domesticité dite de ferme dans les deux départements étudiés paraît majoritaire. Un examen de l’ensemble des récapitulatifs des recensements disponibles, combiné à un travail d’échantillonnage pour les villes plus importantes où ces récapitulatifs n’existent pas, nous permet d’estimer qu’environ 70 % des domestiques de la Loire et autour de 50 % des domestiques du Rhône travaillent pour des exploitations agricoles. Ces chiffres s’expliquent d’abord par la structure générale de la main-d’œuvre locale au milieu du xix^e siècle : près de trois habitant.es sur quatre dans la Loire vivent à la campagne en 1846, et c’est encore le cas de plus d’un.e sur deux en 187620. Au sein de cette main-d’œuvre agricole, la domesticité de ferme est courante : on compte environ deux domestiques de ferme pour un journalier agricole21.

10Cette domesticité agricole attire les hommes. Le chômage massif qui frappe les ouvriers en 1848 et 184922 explique ce phénomène : se placer dans une exploitation, puisque le chômage est moins fort dans le secteur agricole23, assure un emploi durable. La fin des années 1840 ayant aussi été marquée par des disettes24, la domesticité apparaît comme une forme d’assurance contre la faim, avec le gîte et surtout le couvert (même si celui-ci reste maigre dans les petites exploitations) garantis25. Cette garantie de nourriture explique le placement des enfants lorsque la pauvreté guette. Benoît Malon, né à Précieux (Loire) en 1841, est envoyé comme berger dans une ferme à 8 ans. Fils d’un couple de journaliers et journalières (ses parents ont été tous deux domestiques dans les années 1830), il quitte le domicile familial après la mort de l’un de ses frères et de son père, et bénéficie contre son travail d’une nourriture correcte26. Les domestiques sont généralement mieux nourri.es en place que dans leurs familles27. La rémunération en nature permet en outre de ne pas se préoccuper des hausses de prix. La stabilité associée à la domesticité est aussi recherchée par le patronat. Ainsi, le nombre de domestiques de ferme dans le Rhône augmente entre 1836 et 1851 par rapport aux effectifs des journaliers, devenus « trop chers » selon les employeur.es28.

11Aux hommes des exploitations s’ajoutent d’autre part plusieurs milliers d’hommes embauchés « à la personne ». Yves Lequin en compte, pour 1851, 3 575 dans la Loire et 4 288 dans le Rhône29. Aussi, la composition genrée de l’ensemble de la domesticité s’avère surprenante au regard de la littérature sur le caractère « féminin » du travail domestique, puisqu’elle est presque paritaire. Certes, les effectifs masculins ne cessent de baisser depuis le xviii^e siècle, ce qui suggère une « féminisation » du travail domestique30. Ce sont dans les plus grands centres urbains que se concentrent les effectifs principaux de la domesticité masculine attachée à la personne : à la Croix-Rousse31 ou à Saint-Étienne32, la domesticité masculine représente environ 30 % de la main-d’œuvre « à la personne ».

12À partir des années 1870, ces hommes « domestiques à la personne » sont plus souvent des migrants33 ou issus des colonies, avec une expérience du déclassement. Gianluigi Buoio, fils d’un libraire turinois, est ainsi au « service » des époux Merle, épiciers à Lyon. La difficulté physique intense de son travail contribue à sa détresse : « Je n’étais pas né pour le travail que je faisais. Je n’étais pas fait pour un travail aussi pénible. J’aurais dû rester chez mon père qui avait une librairie. »34 Ce sentiment n’est pas exprimé par les domestiques agricoles où les jeunes hommes espèrent épargner pour ensuite s’établir quelques années après leur service militaire35. Dans les années 1920 et 1930 cependant, on remarque qu’après 25-30 ans, la domesticité agricole devient même pour les hommes une profession de relégation.

13Dans la Loire et le Rhône, les femmes représentent en 1851 60 % environ des effectifs domestiques, occupant environ 60 000 femmes, dont un tiers travaille en milieu agricole. Dans les ménages de « particuliers », les femmes sont plus nombreuses (environ 70 % en 1851), y compris chez les très riches qui aiment embaucher des hommes à des fins de prestige.

Les mutations de la domesticité jusqu’en 1940

14Si la domesticité de ferme se réduit sur l’ensemble de la période, la domesticité « à la personne » augmente jusqu’à la Belle Époque, avant de se réduire à partir des années 1910. En France, les effectifs de la domesticité « à la personne » grimpent jusqu’à atteindre leur maximum en 1881, avec 1 156 604 domestiques (soit 3,1 % du total de la population nationale)36. Dans la seconde moitié du xix^e siècle, presque tout le monde connaît un ou une domestique, ou tout du moins une personne ayant fait l’expérience de la domesticité. Celle-ci est activement recherchée, et le patronat se plaint ponctuellement de pénuries de bras, surtout dans les campagnes. Ainsi, les événements de 1870-1871, entre mobilisation militaire, mouvements de population et agitation révolutionnaire, rendent les bons domestiques de ferme presque introuvables. Dans le Roannais, Françoise Beurier reconnaît par exemple que Francis Dinaire, son domestique, a tenté de l’agresser mais qu’elle l’a embauché à nouveau quelque temps plus tard : « C’est un très bon ouvrier et pendant la guerre on n’en pouvait pas trouver. »37 Plus encore que la frange aisée des paysan.nes, les classes supérieures s’enrichissent et recrutent donc de nombreux et nombreuses domestiques « à la personne », même à la campagne. Les salaires des administrateurs et hauts fonctionnaires augmentent38, les notables des bourgs et des campagnes sont confortés dans leurs bastions locaux, et les élites industrielles et urbaines prospèrent dans la seconde moitié du xix^e siècle. Cette bourgeoisie s’approprie « des styles aristocratiques d’habitat (rachat ou reconstruction d’un château) »39, augmentant ainsi leur besoin en domesticité. À Sourcieux (Loire), le vaste domaine de la riche famille Balaÿ emploie une vingtaine de domestiques sous la houlette d’un régisseur dans les années 185040. Les travailleurs et travailleuses des classes populaires, de leur côté, s’embauchent facilement comme domestiques. L’omniprésence de la domesticité dans leur histoire familiale et des rémunérations basses mais honnêtes une fois rajouté l’équivalent du gîte et du couvert, le rejet des alternatives, peu nombreuses pour les femmes, et toutes aussi pénibles en internats ou en usines-couvents où sévissent conjointement discipline de fer41 et harcèlement sexuel42, font de la domesticité une profession honorable, voire recherchée.

15Dans la région lyonnaise et stéphanoise, les effectifs de la domesticité décroissent au xx^e siècle : les échantillons sur lesquels nous avons travaillé affichent une croissance légère jusqu’à un pic en 1891 (928 domestiques pour 11 674 personnes), suivi d’une baisse régulière et importante jusqu’en 1936 (500 domestiques pour 10 906 personnes). À partir de 1911 donc, la domesticité en ville comme à la campagne recule, tout en continuant de concerner entre 4 % et 7 % de la population totale. L’impact de la Première Guerre mondiale sur les effectifs domestiques est important et examiné par la suite. Mais le nombre de personnes en domesticité se réduit dès les années 1900, d’autres facteurs sont par conséquent à prendre en compte. Même si la région étudiée est déjà industrialisée, des opportunités nouvelles apparaissent dans l’industrie et dans les services tandis que les rémunérations agricoles ou domestiques sont faibles. Si les hommes sont chronologiquement les premiers à changer de métier, les femmes s’embauchent de plus en plus en dehors du secteur domestique. Les conditions de travail de la domesticité, examinées tout au long de cet ouvrage, restent difficiles. L’entre-deux-guerres est une période d’amélioration manifeste, au moins pour les Français.es blanc.hes, mais les méthodes de gestion patronales demeurent trop contraignantes et humiliantes pour retenir longtemps la majorité des jeunes femmes qui s’engagent dans cette voie professionnelle. Une externalisation marchande et une professionnalisation croissante s’opèrent dans le secteur des services à la personne : tout n’est plus réalisé à « la maison », par une main-d’œuvre familiale non rémunérée ou par une main-d’œuvre domestique rémunérée. L’émergence des services publics n’est pas étrangère à ce recul de la domesticité, et les emplois peu valorisés des services « à la personne » sont d’ailleurs occupés par les mêmes groupes sociaux que les emplois de domestiques. Evelyn Nakano-Glenn analyse cette tendance aux États-Unis comme « une institutionnalisation du travail reproductif ». En effet, si la domesticité atteint un seuil historiquement bas en France à la fin des années 1930, c’est aussi parce que le nombre de personnes « servies » se réduit drastiquement43 : les riches vont chercher les « services » ailleurs qu’à leur domicile. La crise économique des années 1930 contribue en partie à cette baisse, les rentiers et rentières appauvri.es devant réduire leurs dépenses, de même qu’une partie des industriels.

Une féminisation nette au xx^e siècle

16Quelles mutations connaît la main-d’œuvre domestique ? Celle-ci se féminise progressivement, une tendance déjà étudiée en Europe44. Dans la région lyonnaise, cette féminisation ne décolle pas avant les années 1870. Les échantillons analysés pour la ville comme pour la campagne révèlent que la part des femmes dans la domesticité passe de 65-70 % dans les années 1850 à 75 % au tournant du siècle, avant de dépasser 85 à 90 % dans les années 1920 et 193045. Cette féminisation des effectifs est en partie expliquée par la baisse de la domesticité de ferme, même si celle-ci ne disparaît pas au xx^e siècle. En effet, les commerçant.es et les exploitant.es agricoles sont les employeur.es qui continuent d’embaucher souvent des hommes. À l’inverse, les rentiers et rentières qui aimaient recruter des valets de chambre et de pied pour le prestige changent de politique dans les années 1920 et 1930 et se tournent massivement vers les femmes, probablement parce que leurs revenus en baisse ne leur permettent plus d’employer des hommes46. Sur le plan administratif, il est clair que la féminisation de la définition même de domestique, examinée plus bas, pèse sur la collecte et la constitution des chiffres nationaux. Elle influence aussi les choix professionnels des individu.es et des placeurs et placeuses : les offices départementaux et municipaux de placement de la Loire ne proposent qu’exceptionnellement des offres de domestiques aux hommes qui se présentent47 au xx^e siècle.

17Cependant, la domesticité masculine ne disparaît pas48. Les hommes domestiques ont des fonctions qui dépassent désormais la simple représentation49 : les négociants et industriels de la capitale des Gaules ont besoin d’un chauffeur. Charles Frachon en 1931 emploie ainsi une femme de chambre et une cuisinière, mais aussi un chauffeur50. Le duc de Brissac, ingénieur polytechnicien cité par Adeline Daumard, précise dans les années 1930 que son chauffeur lui évite « toute perte de temps »51. Ce poste remplace donc celui de cocher, traditionnellement masculin et qui a également pour fonction de montrer à travers son empressement l’importance de l’ingénieur ou du banquier « conduit ». L’examen des recensements des années 1930 révèle que lorsque des réductions d’effectifs sont financièrement nécessaires, le chauffeur, plus visible aux yeux du monde extérieur, est gardé au détriment de la deuxième ou de la troisième femme de chambre (une femme restant au moins embauchée pour la gestion des tâches ménagères les plus ingrates).

Un vieillissement relatif de la main-d’œuvre

18Les recensements nous montrent que du milieu du xix^e siècle aux années 1910, l’âge moyen des domestiques est particulièrement stable, entre 29 et 30 ans. Du fait des progrès de la scolarisation, les enfants domestiques se font plus rares à partir des années 1890, mais l’emploi des adolescent.es reste très fréquent surtout dans les campagnes. La part des moins de 20 ans parmi les domestiques recensé.es se maintient autour de 11-12 % entre 1851 et 1936. Surtout, c’est la proportion des 40 ans et plus qui s’accroît au sortir de la Première Guerre mondiale. Plus d’un.e domestique sur trois a 40 ans et plus en 1936, contre 19 % en 185152. Ce vieillissement s’explique par les « classes creuses », ce vide démographique des années 1914-191853. Il est aussi causé par l’attrait croissant exercé par d’autres professions, moins pénibles, qui recrutent dans l’entre-deux-guerres des jeunes ayant une première expérience de la domesticité (d’où le maintien d’un taux de moins de 20 ans relativement fort). Celles et ceux qui poursuivent leurs carrières domestiques longtemps sont de plus en plus né.es avant le début du xx^e siècle.

Vers une main-d’œuvre domestique étrangère

19Parce qu’elle fournit le gîte et le couvert, qu’elle implique des employeur.es non professionnel.les et donc moins susceptibles de vérifier les identités, la domesticité est historiquement une profession favorisée par les travailleurs et travailleuses nouvellement arrivé.es sur un territoire. Au xix^e siècle, quelques dizaines d’Italien.nes et de Savoyard.es s’embauchent ainsi comme domestiques, hommes de peine, nourrices ou femmes de chambre à Lyon et Saint-Étienne. Dans ces deux villes et les autres communes que nous avons étudiées, les étrangers et étrangères représentent 3 % des effectifs. Cette part est relativement stable jusqu’aux années 1920, puis augmente jusqu’à 6 % en 1936. En effet, le nombre d’étrangers et étrangères sur le territoire triple au début du xx^e siècle54 et la main-d’œuvre française est alors de plus en plus réticente à s’engager comme domestique. Pour faire face à cette « pénurie », le gouvernement français avec certains de ses homologues européens met en place de véritables circuits de migration internationale pour faire venir en France les bras domestiques manquants. À une main-d’œuvre coloniale, dont la présence sur le territoire métropolitain est étroitement contrôlée et réduite55, s’ajoutent donc des travailleurs et des travailleuses blanc.hes non français.es, embauché.es prioritairement dans le secteur agricole. Dans l’entre-deux-guerres plusieurs milliers de « bonnes polonaises » rejoignent la France, travaillant dans des conditions beaucoup plus difficiles que leurs confrères et consœurs de nationalité française56.

L’hétérogénéité de la main-d’œuvre domestique : rémunérations, employeur.es et parcours de vie

20Le nombre élevé de domestiques dans la Loire et dans le Rhône suffit à laisser supposer que leurs situations sont hétérogènes. Plus de 700 dossiers d’instruction conservés par les cours d’assises du Rhône et de la Loire ont été dépouillés entre 1848 et 1936. Environ une affaire sur cinq concerne, de près ou de loin, des domestiques : victimes ou accusé.es, les domestiques sont surtout des témoins privilégié.es des atteintes aux biens et aux personnes. Bien que de qualité inégale, ce matériel donne accès à une foule de détails sur les conditions de vie des domestiques, dont il est possible de dresser les portraits.

La domesticité, un emploi ordinaire pour le prolétariat rural

21Pour les jeunes prolétaires de la Loire et du Rhône, l’entrée dans le monde du salariat est précoce aux xix^e et xx^e siècles, et deux activités sont possibles : l’usine ou la domesticité, le plus souvent agricole pour commencer. Jusqu’aux années 1940, les autobiographies montrent que cette entrée dans la domesticité, d’initiative parentale, génère un sentiment d’étrangeté (parfois mêlé de crainte ou de tristesse pour les plus jeunes) face à un patronat d’une autre classe sociale, dans un espace de vie non familier à tous points de vue. Pierre C. raconte ainsi à propos de sa mère, placée juste avant la Première Guerre mondiale à Mayenne, loin de la ferme familiale :

Avec la fin de sa scolarité arriva le premier drame de sa vie, un véritable traumatisme dans sa jeune existence. […] Qu’on imagine une gosse de 12 ans qui n’avait jamais quitté sa campagne, ses parents, ses sœurs, obligée de s’en couper brutalement pour partir seule, par un train qu’elle n’avait même jamais vu, vers un monde totalement inconnu, chez des étrangers et dans une ville trop lointaine pour retrouver les siens de temps à autre.57

22La domesticité peut aussi être un métier parmi d’autres dans des trajectoires professionnelles complexes. Comme l’explique Gérard Noiriel, les classes populaires du Second Empire se caractérisent par une porosité entre travail agricole, industriel et domestique58. Sidonie Préjean commence sa carrière à 16 ans comme domestique chez une bouchère, à une dizaine de kilomètres de son village de naissance, en Lorraine. L’adolescente n’y reste qu’un mois, puis s’embauche dans une « grande maison » à Bar-le-Duc en 1866. Quelque temps plus tard, on la retrouve domestique à Lyon, puis elle rejoint en 1867 Saint-Étienne. Là, bien qu’entretenue en partie par le cocher de la riche famille Balaÿ, Sidonie est aussi passementière. En juin 1868, elle est de retour à Lyon, comme tailleuse, vivant dans un garni. La jeune femme a aussi travaillé pendant plusieurs mois comme domestique dans un café, puis comme couturière dans les ateliers de confection militaire à Lyon. En 1869, un procès-verbal de police indique que, à ce moment-là, Sidonie habite dans le quartier des Brotteaux et exerce comme « fille soumise », c’est-à-dire travailleuse sexuelle, ce que réfute la jeune femme59. Pour elle, comme pour d’autres femmes, la domesticité constitue une expérience laborieuse parmi d’autres. En période de croissance économique soutenue, il est facile de changer de secteur d’activité.

23Dans une France où la protection sociale est quasi inexistante et contraignante60, la domesticité, assurant le minimum vital, peut devenir un refuge, comme l’illustre l’exemple de François Chavanon. Domestique agricole à Montplaisir (Rhône) pendant huit ans, Chavanon épouse à la fin des années 1850 Jeanne, l’une des filles de son employeur, et tous deux prennent une ferme des environs. N’arrivant pas à joindre les deux bouts, le couple déménage et François devient journalier. Ses revenus sont toujours insuffisants, d’autant plus que Jeanne, couturière, semble alcoolique. François perd progressivement le contrôle sur son argent : sa femme vend ses biens, va chercher son salaire directement chez son patron. En 1863, à 35 ans, il explique avoir « été forcé d’entrer en condition de cette manière », car, dit-il, « au moins j’avais mes gages assurés »61. Il travaille pour un agriculteur, paye le loyer et le pain de sa famille directement à son propriétaire et à la boulangerie. Cela n’empêche pas la dégradation des conditions de vie de ses enfants, dont François s’éloigne de plus en plus62. À 38 ans, François Chavanon a déjà passé plus de dix ans de sa vie comme domestique, tout en ayant été fermier et journalier. La domesticité se révèle être aussi pour lui, comme pour Sidonie Préjean, un métier vers lequel revenir en période de difficultés personnelles, un filet de sécurité. Certain.es domestiques profitent de cette « sécurité » pour s’enrichir et connaissent des trajectoires sociales ascendantes, parfois modestes : Jean Callovet, domestique pendant une dizaine d’années dans les années 1880, est « propriétaire » en 190163. D’autres sont plus spectaculaires : Eugénie Brazier commence sa carrière à 10 ans comme domestique de ferme avant d’ouvrir plusieurs restaurants de renommée internationale dans les années 192064.

24Enfin, la domesticité est presque une obligation pour celles et ceux qui sont sans capital familial : les pupilles de l’Assistance publique. Des années 1870 aux années 1940, cette dernière « place » 80 % des enfants abandonnés entre 13 et 21 ans comme domestiques, principalement en milieu rural, sans faire grand cas de leurs aspirations personnelles. Dans le Rhône, le parcours d’Alphonsine Mirégot est révélateur des trajectoires aux accents parfois dramatiques prises par celles et ceux qui ne peuvent surtout compter que sur eux-mêmes et elles-mêmes dans un monde social particulièrement hostile. Née à Lyon en 1922, Alphonsine Mirégot est placée par l’Assistance publique à 17 ans. Son premier patron, cultivateur en Haute-Loire, la viole le lendemain de son arrivée. Mise au courant, l’Assistance publique la retire de chez l’agresseur, mais tempère la violence subie : « La faute du patron est grave et indéniable mais […] le terme de viol ne doit pas être appliqué dans toute sa rigueur attendu que la jeune Mirégot n’a pas crié pour appeler à l’aide et ne s’est pas débattue […]. »65 Aucune plainte n’est déposée. Dès lors, Alphonsine s’arrange pour se faire chasser de toutes les places où l’Assistance publique s’obstine à l’envoyer, en refusant toutes les tâches, même celles qui sont considérées comme les moins astreignantes (garder les vaches). Elle est par conséquent expédiée dans un pensionnat répressif à Lyon quelques mois, puis après un énième échec comme domestique de ferme, subit une nouvelle forme d’incarcération en 1940 : « Concernant cette pupille j’ai eu plusieurs plaintes de la Sœur Infirmière et […] Monsieur l’Économe a ordonné son incarcération dans un local réservé aux mauvais sujets. »66 Alphonsine finit par rejoindre une école professionnelle dans le Limousin, où elle semble se plaire, puisqu’elle y reste trois ans. La domesticité ici est clairement subie, et agit comme un cadre strictement disciplinant sur le plan des attitudes de genre et de la mise au travail, problématiques que nous analyserons plus loin.

Une multitude d’employeur.es et un primat masculin

25Entre les années 1840 et 1940, différentes classes sociales recourent à la domesticité. L’appartenance socioprofessionnelle du « chef de ménage » – pour reprendre une catégorie utilisée par la plupart des censeurs – affecte autant la charge que le type de travail que les domestiques doivent réaliser, et la rémunération associée. Qui sont donc les employeur.es entre 1851 et les années 1940 ? Des hommes, avant tout, et des ménages affichant une certaine aisance financière.

Les hommes, premiers servis

26Les hommes sont en effet surreprésentés au sein du patronat domestique, tel qu’il apparaît dans les échantillons des recensements étudiés. Pour chaque ménage employant un.e domestique au moins, nous avons comptabilisé le nombre de personnes servies. Par exemple, la famille Champin à Lyon en compte trois : Mme Champin, veuve, Étienne, son fils de 24 ans, et sa fille Victorine, âgée de 16 ans. En additionnant les résultats de l’ensemble des échantillons examinés, nous devrions trouver une répartition genrée de ces personnes servies équivalente à celle de l’ensemble de la population française, soit avec une légère domination numérique des femmes. Or, pour l’ensemble des échantillons examinés entre 1851 et 1936, on trouve un ratio inverse : sur 9055 personnes servies, plus de 50,31 % sont des hommes67. Cette surreprésentation des hommes s’explique par leur propension plus grande que les femmes à embaucher des domestiques, à revenus et situations comparables. En outre, cet examen des recensements nous révèle que les familles recrutent en plus grand nombre des domestiques lorsqu’elles ont dans leur progéniture des garçons plutôt que des filles : la domesticité par foyer est d’autant plus nombreuse qu’il y a d’hommes à servir. Par conséquent, il apparaît que les hommes, à tout âge, sont les premiers bénéficiaires du travail des domestiques. Même lors des recensements de 1921 et de 1931, où les hommes ne sont pas majoritaires dans le « patronat domestique » du fait des pertes de la Grande Guerre et des « classes creuses », ils restent surreprésentés : en 1921, 49,75 % des employeur.es domestiques sont des hommes, alors même qu’ils ne constituent plus que 47 % de la population française.

27Cette tendance observable entre 1850 et 1940 n’est pas nouvelle. Elsa Dorlin rappelle que les hommes imposent la mise en nourrice des enfants à leur épouse sous l’Ancien Régime. En transférant la charge de l’allaitement à d’autres femmes, ils espèrent une plus grande disponibilité sexuelle et un plus grand nombre d’héritiers potentiels (l’allaitement agissant comme un contraceptif)68. Ce type de bénéfice masculin n’est qu’une illustration de différents profits que les hommes de la bourgeoisie tirent de l’embauche de domestiques.

De la fermière à l’aristocrate : la foule hétéroclite des employeur.es

28Les employeur.es de domestiques viennent de milieux socio-économiques variés. Une part importante d’employeur.es se concentre dans l’agriculture, une catégorie très hétérogène. Dans quelques grands domaines, les domestiques travaillent sous les ordres d’un régisseur, toujours un homme. Parfois, la propriété est divisée en fermages, en métayages ou en « vigneronnages » (pour le Beaujolais et certaines zones viticoles de la Loire). L’embauche et le contrôle de la main-d’œuvre domestique sont alors à la charge du ménage de vignerons, de fermiers ou métayers qui s’acquittent du travail et rémunèrent un propriétaire en redevances et en nature69. Ces agriculteurs et agricultrices non propriétaires sont pris.es dans un rapport de classe intermédiaire. La position des domestiques de commerçant.es, en ville ou à la campagne, semble similaire : puisqu’ils et elles sont également mis.es à contribution directement dans la production marchande qui assure le revenu du ménage, leur travail et leur productivité font l’objet d’une attention accrue et des conflits sur la rémunération éclatent fréquemment. Les classes moyennes embauchent, entre 1850 et 1940, une part importante des domestiques femmes, qu’elles payent moins70. Plus haut sur l’échelle sociale, les ménages de fonctionnaires et militaires, des professions libérales (avocats, huissiers) reviennent fréquemment dans nos échantillons, de même que les notables de campagne (juges de paix, notaires) : suivant la taille du ménage – le nombre d’enfants à charge –, ils ont un.e (ou deux) domestique qui s’occupe avant tout de l’intérieur du ménage, et qui, là encore, est presque systématiquement une femme. Environ 13 % des domestiques travaillent pour ce type de ménages en 1851 et en 1876 dans nos échantillons de Lyon, Saint-Étienne et Roanne, une part qui atteint 32 % en 193671. Le patronat domestique des années 1930-1940 est donc composé de ceux qui prospèrent dans les secteurs les moins touchés par la crise économique. Ont alors presque disparu comme employeurs les ecclésiastiques (vivant souvent en ville à plusieurs). Figure incontournable de la littérature du xix^e et du premier xx^e siècle, la « bonne du curé », vieille fille dévote, cancanière, n’existe pas vraiment. Plusieurs curés de campagne ont effectivement des domestiques féminines âgées d’une quarantaine d’années72, mais ce choix découle du droit canonique : pour préserver leurs vœux de chasteté, les ecclésiastiques ont interdiction d’embaucher des domestiques femmes (concile de Clermont, 535), puis ont été autorisés à employer des femmes de plus de 50 ans à partir du xvi^e siècle73.

29Enfin, en haut de la pyramide sociale se situent les ménages vivant de leurs rentes, qui emploient plusieurs domestiques sur leurs terres agricoles mais aussi dans leur domaine de résidence et dans leur appartement en ville. Ces rentiers et rentières apparaissent comme la première catégorie d’employeur.es (plus de 40 % des domestiques travaillent pour elles et eux entre 1850 et 1900)74. Les élites économiques de la banque, de la fabrique et de l’industrie locale les rattrapent progressivement, surtout à Saint-Étienne où grands industriels ou financiers et rentiers se confondent puisque les mêmes « chefs de ménage » optent parfois pour les deux qualificatifs, en raison d’une endogamie très forte parmi les très riches. En 1851, 14 % des domestiques des centres-villes étudiés travaillent pour les négociants, banquiers et industriels, une part qui atteint 19 % en 1876 et jusqu’à 32 % en 1931. La crise économique ampute son pouvoir d’achat, mais cette catégorie sociale paye encore un.e domestique sur quatre en 1936.

Un travail rémunéré

30Les ménages embauchent des domestiques pour des raisons différentes : participation au labeur agricole, à la production marchande (dans les cafés et restaurants), surveillance de la propriété, charge des enfants, travail ménager. À ces divers travaux correspondent des salaires variés, bien que généralement bas dans l’échelle des revenus régionaux. La comparaison avec d’autres professions des classes populaires nous montre en effet que la part en « nature » de la rémunération est déterminante pour savoir si une place est « bonne » ou non. Dans sa recherche sur les salaires agricoles, Yvonne Crebouw situe la Loire dans la moyenne nationale des niveaux de rémunération, et le Rhône dans la partie supérieure (avec des salaires d’environ un quart supérieur à la moyenne française)75.

31L’échelle des gages correspond-elle à ces conditions de vie et de travail variables ? Non, puisque les salaires inférieurs des femmes et des plus jeunes sont sans lien aucun avec la somme de tâches à réaliser. Dans la domesticité comme dans d’autres branches professionnelles, les travailleurs et travailleuses qui peuvent imposer un rapport de force favorable sur le plan salarial parviennent souvent à limiter leur charge de travail. La présence d’autres domestiques permet par exemple de partager les tâches mais aussi les expériences et d’enclencher éventuellement une dynamique de négociations collectives. Mieux inséré.es dans les réseaux où circule l’information, les domestiques qui travaillent avec des collègues ont vent des opportunités disponibles. Leur rémunération permet parfois d’épargner, pour ne pas devoir se résigner à des places trop mal payées. A contrario, les plus jeunes, inexpérimenté.es et soumis.es à une forte pression économique pour leur propre survie ou celle de leur famille, sont celles et ceux qui sont exploité.es sans trop de scrupules. Ce sont principalement les jeunes femmes qui sont mises dans cette position de vulnérabilité économique : leurs gages sont inférieurs simplement parce qu’elles sont assignées femmes et elles sont donc structurellement moins susceptibles d’engager des négociations frontales avec leurs patron.nes du fait de leur socialisation genrée.

32Le rôle des employeur.es dans l’attribution des gages est déterminant en l’absence de minimum légal. Les régisseurs des grands domaines agissent en véritables gestionnaires des terres dont ils ont la responsabilité, connaissent les salaires des exploitations environnantes et maîtrisent les rigidités du marché domestique (dates et lieux des foires et loues76 alentour par exemple). S’ils font preuve d’une gestion plus souple, c’est le plus souvent que les propriétaires, déjà très riches, n’exigent pas une rentabilité maximale. Très préoccupé.es par leur situation économique, les fermiers, fermières et petit.es propriétaires agricoles font rarement preuve de largesses, mais recrutent leurs domestiques localement : ils ou elles connaissent leurs familles, sont amené.es à croiser leurs parents et ce poids des sociabilités de village limite l’exploitation. Quand le numéraire est trop faible, une compensation en nature peut être négociée77. Ce système de compensation est mal connu, irrégulier mais important. Parfois, les décisions échappent aux domestiques, notamment pour les plus jeunes : les « chefs de ménage » s’entendent sur la rémunération du travail de leurs enfants, après tout mineur.es. Après le premier poste, les domestiques s’arrangent généralement pour percevoir leurs gages directement.

33Les gages de la domesticité « de ville » varient également, selon la fonction (précepteurs, cochers, cuisinières sont mieux payé.es). Les domestiques de grandes maisons paraissent mieux rémunéré.es78 : dans le Rhône, Joséphine Tisson, femme de chambre de la comtesse de Chaponay, touche 400 francs de gages annuels en 1866, soit deux à trois fois plus que les paies moyennes de femme de chambre en ville79. Les gages sont d’environ 20 % supérieurs en ville80. Il existe une corrélation entre le degré d’« urbanité » d’un territoire et les gages attribués, plus élevés autour des villes et zones industrialisées que dans les espaces les plus ruraux (à Noirétable dans la Loire, une domestique touche autour de 80 francs par an dans les années 1850, contre 120 francs à Montbrison). Les variations genrées vont du simple au double en faveur des hommes dans de nombreux cantons81.

34Ces rémunérations augmentent sous le Second Empire, puis connaissent une longue phase de stagnation jusqu’au début du xx^e siècle. En ce qui concerne les inégalités salariales genrées, elles se maintiennent tout au long de la période étudiée. On observe une hausse des gages, plus spectaculaire, à partir des années 1910 : à Lyon, Paule Minière, 26 ans, gagne 420 francs en 191582 et Francine Varèche touche 600 francs annuels83. À la fin des années 1930, ces sommes ont encore été multipliées par deux voire trois. Sur une quinzaine de dossiers individuels examinés, les rémunérations des domestiques placé.es par l’Assistance publique entre 18 à 20 ans sont en moyenne de 2434 francs pour les filles et de 2962 francs pour les garçons84, dans les années 1935-1940. Il faut cependant tempérer ces chiffres : le pouvoir d’achat des domestiques progresse, mais est rogné par une forte inflation.

*

35Par son omniprésence numérique (entre 75 000 et 100 000 personnes concernées dans la Loire et le Rhône en 1851 ; entre 40 000 et 50 000 en 1936), la domesticité constitue une forme de travail fréquente et un potentiel apport monétaire présent dans l’esprit des jeunes filles des classes populaires et de leurs parents. Les hommes, particulièrement avant la trentaine, et plus encore en milieu rural qu’en milieu urbain, sont également concernés même si la féminisation de la domesticité s’accélère au xx^e siècle. Le patronat domestique n’est pas uniquement composé de grandes familles, mais aussi de petits propriétés agricoles, de commerçant.es et surtout des représentants des professions libérales. Dominé numériquement par les hommes, ce patronat domestique propose à son personnel des conditions de travail et des rémunérations très hétérogènes. L’industrialisation ne réduit ni l’offre ni la demande en matière de domesticité, surtout dans les grandes villes de la région. La domesticité est un métier de « petits », de pauvres, qui s’assurent par leur travail une vie difficile, laborieuse mais respectable jusqu’aux années 1910. Après la Première Guerre mondiale, la question de cette respectabilité est posée dans de nouveaux termes. Progressivement, émerge pour l’État et le patronat domestique une préoccupation : fournir suffisamment de cette main-d’œuvre domestique si précieuse et gérer la multitude de ces situations de domesticité.