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Des champs aux cuisines

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Margot Beal

Introduction

Texte intégral

  • 1  Pierre Guiral et Guy Thuillier, La vie quotidienne des domestiques au xixe siècle, Paris, Hachette (...)
  • 2  Anne Martin-Fugier, La place des bonnes : domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset, 19 (...)

1La domesticité urbaine et rurale du xixe siècle et du premier xxe siècle est omniprésente dans les représentations littéraires et artistiques de cette période. De Bécassine à la Célestine de Proust, la figure de la « bonne à tout faire » est vue avec au pire un mépris de classe misogyne, au mieux une condescendance amusée. Éternelle victime des circonstances, des hommes de sa classe ou surtout de ses patrons (Une vie, Les cloches de Bâle…), la domestique de littérature est généralement naïve, puis rapidement enceinte contre sa volonté, et finit dans la misère lorsqu’elle ne s’adonne pas à des formes de prostitution (Les Thibault). Les ouvrages francophones traitant de la domesticité d’un point de vue historique ont pour la plupart été écrits dans les années 1970 et utilisent beaucoup de sources littéraires1. Ces livres apportent des éléments intéressants sur les conditions matérielles d’existence de femmes généralement ignorées des ouvrages sur la « classe ouvrière », mais leur approche frôle parfois le misérabilisme, ne traite pas des hommes domestiques et oublie le monde rural2. Ce présent ouvrage propose donc d’écrire une histoire de ces domestiques de France en utilisant des sources inexplorées et en posant des questions nouvelles sur la constitution de cette catégorie de « domestique » et sur ce que « la domesticité fait aux personnes ». L’accent est mis sur les départements du Rhône et de la Loire, où l’essentiel des recherches ont été menées, avec des comparaisons ponctuelles avec d’autres espaces métropolitains et européens.

  • 3  Rolande Trempé, Les mineurs de Carmaux 1848-1914, Paris, Éditions ouvrières, 1971 ; Joan W. Scott, (...)

2Écrire l’histoire d’une catégorie professionnelle est un travail classique en sciences sociales : les mineurs ou les verriers de Carmaux font par exemple partie de ces héros de la littérature historique3. Moins dominante aujourd’hui sur le plan institutionnel, l’histoire du travail reste incontournable : celui-ci demeure à la fois un marqueur social, politique, identitaire fort, un prisme déterminant pour comprendre les trajectoires historiques des institutions, des collectifs et des individus. L’histoire de la domesticité que nous proposons ici se fonde sur ces travaux d’histoire sociale, mais elle ajoute à l’analyse les renouvellements théoriques proposés depuis les années 1970 sur l’histoire du genre et des catégories genrées et ceux proposés par les théoricien.nes des relations raciales ou postcoloniales. Depuis les années 2000, la domesticité fait l’objet d’un intérêt croissant de la part de sociologues de plusieurs pays. S’intéressant à la manière dont le triptyque « genre, race, classe » agence les rapports de pouvoir au travail, ces contributions ont beaucoup apporté à cet ouvrage. Il s’agit donc d’examiner ici comment cette catégorie sociale de la domesticité est travaillée par des rapports de pouvoir variés, comment ils interagissent, et comment les domestiques eux-mêmes ou elles-mêmes se positionnent au sein de ces relations de pouvoir. Ce livre est donc aussi une réflexion sur le pouvoir et la manière dont la domination est à la fois construite, appropriée et contestée par différent.es acteurs et actrices du champ social.

  • 4  Pour plus de précisions sur le paysage socio-économique de cette région, voir la bibliographie et (...)

3Notre réflexion sur le pouvoir se tient à une époque particulière, celle de l’industrialisation de la France, et au sein d’une aire géographique réduite, celle de la région lyonnaise et stéphanoise. Cette région est alors polarisée par deux grandes villes, Lyon et Saint-Étienne. Les campagnes qui les entourent sont partagées entre des zones de polyculture, quelques hectares de vignes, des espaces où règnent la petite propriété (moyenne montagne) ou les grandes surfaces (plaine du Forez). Surtout, les campagnes de la Loire et du Rhône sont aussi marquées par l’industrie, de l’atelier textile à la petite armurerie des paysans-ouvriers à l’industrie lourde (métallurgie, mines) des vallées de l’Ondaine et du Gier. Un tissu varié de villes moyennes, réparties entre gros bourgs dépendant de l’économie du textile (Tarare, Thizy) et centres administratifs secondaires (Roanne, Montbrison, Villefranche-sur-Saône), complète le paysage géographique4. Ainsi, une petite superficie donne à voir des structures économiques et sociales diverses, où s’exercent des formes de domesticité qu’il faudra ici caractériser. Dans quelle mesure et comment le travail et la vie des domestiques sont-ils influencés par ces différents modes de production ? L’étude de ces départements de la Loire et du Rhône entre 1848 et 1940 s’est appuyée sur des archives administratives (recensements, surveillance des bureaux de placement), quelques archives privées et surtout des archives judiciaires, en l’occurrence quelques dossiers de la justice de paix et de la justice correctionnelle s’ajoutant à une sélection d’environ 750 dossiers de procédure de cours d’assises jugés entre 1848 et 1936.

  • 5  Christelle Avril, Les aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 2014.

4Parfois décrite comme une institution archaïque ou féodale, la domesticité, c’est-à-dire l’emploi d’une personne au sein du foyer d’habitation d’une autre personne, connaît aujourd’hui sous le vocable « des services à domicile à la personne » un développement important, après une baisse de ses effectifs au cours du xxe siècle, ce qui suscite l’intérêt croissant des sociologues5. Nous nous intéressons tant à la domesticité « à la personne », celle des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières, des nourrices, qu’à la domesticité « à l’exploitation », c’est-à-dire à la domesticité de ferme, des valets et « bonnes » de ferme qui travaillent pour des agriculteurs et agricultrices. Ces « domestiques » partagent en effet des conditions proches, sinon identiques, et surtout le passage de l’une à l’autre forme d’exploitation domestique est fréquente en cette période d’urbanisation. L’intérêt conjugué pour les domestiques hommes et femmes, ruraux et rurales, citadins et citadines, est rare dans les études sur la domesticité. Sortir de Paris, s’intéresser à des espaces de province à la fois campagnards et s’industrialisant, permet d’inscrire la domesticité dans un paysage socio-économique plus large, une perspective d’autant plus importante que les trajectoires des femmes et des classes populaires sont rarement linéaires.

  • 6  Sabrina Marchetti, « The global governance of paid domestic work : Comparing the impact of ILO Con (...)
  • 7  Margot Beal, La domesticité dans la région lyonnaise et stéphanoise : vers la constitution d’un pr (...)

5L’essor actuel du recours aux services à domicile justifie également notre intérêt pour les formes passées de domesticité en France. Au cours des xviiie et xixe siècles, avec des processus de mise au travail différents de ceux d’aujourd’hui, la domesticité connaît un important essor, et semble omniprésente. Qui est domestique et comment travaillent ces personnes ? Quelles sont leurs relations avec le patronat, avec leurs collègues ? Ces interrogations traversent la sociologie actuelle en France et en Europe6 et permettent des approches transversales, analysant tant les revendications des domestiques que les attentes des employeur.es et les structures étatiques établissant les règles de l’emploi à domicile. Cet ouvrage est traversé par une volonté similaire de s’intéresser aux aspirations, aux contraintes des domestiques et à leur parole, si tant est qu’elle puisse s’exprimer dans des archives des siècles passés. D’autres aspects n’ont peu ou pas été traités par la littérature historique : quelles sont les relations des domestiques avec le reste du monde ouvrier et des classes populaires ? Comment les institutions, et notamment celles liées au travail et aux forces de l’ordre, régulent-elles les relations entre patron.nes et employé.es domestiques ? À ces questions, nous essayons d’apporter quelques éléments de réponse à l’aide d’une recherche doctorale menée entre 2012 et 20167.

Notes

1  Pierre Guiral et Guy Thuillier, La vie quotidienne des domestiques au xixe siècle, Paris, Hachette, 1978.

2  Anne Martin-Fugier, La place des bonnes : domesticité féminine à Paris en 1900, Paris, Grasset, 1979.

3  Rolande Trempé, Les mineurs de Carmaux 1848-1914, Paris, Éditions ouvrières, 1971 ; Joan W. Scott, Les verriers de Carmaux : la naissance d’un syndicalisme, Paris, Flammarion, 1982.

4  Pour plus de précisions sur le paysage socio-économique de cette région, voir la bibliographie et notamment les thèses de Monique Luirard pour la Loire et celle de Gilbert Garrier pour le Rhône.

5  Christelle Avril, Les aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute, 2014.

6  Sabrina Marchetti, « The global governance of paid domestic work : Comparing the impact of ILO Convention No. 189 in Ecuador and India », Critical Sociology, vol. 44, no 7-8, 2018 (version en ligne).

7  Margot Beal, La domesticité dans la région lyonnaise et stéphanoise : vers la constitution d’un prolétariat de service (1848-1940), thèse sous la direction de Laura Downs, Institut universitaire européen de Florence, 2016, 2 volumes. Nous renvoyons par conséquent à la thèse disponible en ligne dans son intégralité pour des précisions supplémentaires.

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