De la rente immobilière à la finance
| ,Introduction
Texte intégral
- 1 Main streets across the world, Londres, Cushmann & Wakefield, édition 2013-2014.
- 2 Voir en annexes, les localisations des quartiers et arrondissements de Lyon (Annexe 1) ainsi que l (...)
1Longue d’environ un kilomètre et reliant les deux principales places de la Presqu’île lyonnaise – la place Bellecour et celle des Terreaux –, la rue de la République est sans doute la rue la plus célèbre de la ville de Lyon. Elle concentre les caractéristiques de la centralité : la localisation géographique, la position dans le réseau de transport, le regroupement des fonctions économiques (banques, consommation, loisirs et sorties culturelles, emploi, chambre de commerce et d’industrie, et antérieurement la Bourse). Plus largement, la rue de la République incarne le centre-ville pour la majorité des Lyonnais. Connue pour avoir été le théâtre de l’assassinat du président de la République Sadi Carnot (1894), elle a également vu l’ouverture de la deuxième salle de cinéma de France, de l’une des premières lignes de tramway et fait l’objet de l’une des premières opérations de piétonnisation à Lyon dans les années 1970. Défilés et événements publics y ont longtemps pris place, qu’il s’agisse des défilés militaires ou, depuis les années 1990, de ceux de la Biennale de la danse. Cette rue ferait partie des 100 avenues les plus chères du monde.1 Les gestionnaires du fonds d’investissement d’Abu Dhabi détenteur de la moitié des immeubles de la rue, Grosvenor Fund Management, ont même déposé une marque « rue Impériale » en 2015 pour asseoir leur projet de développement. Dénommée rue Impériale lors de son percement au début du Second Empire, puis rue de la République (après quelques années comme rue de Lyon entre 1871 et 1878), elle s’est assise durablement dans le paysage et dans l’esprit des Lyonnais.2
- 3 D. Harvey, Paris, capitale de la modernité, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012.
- 4 M. Halbwachs, Les expropriations et le prix des terrains à Paris (1860-1900), Paris, Université de (...)
- 5 Voir notamment J. Gaillard, Paris la ville (1852-1870), Paris, L’Harmattan, 2000.
2Cette image de la rue est indissociable des immeubles qui la bordent et dont la forme a très peu changé depuis leur édification au début du Second Empire. Le bâti de type haussmannien fait partie du paysage de plusieurs grandes villes françaises, incarnant, même au-delà du cas de Paris, un certain type de « modernité urbaine »3 ainsi qu’un rapport à la ville maintes fois débattus et contestés. Les percées urbaines et les grands travaux entamés sous le Second Empire ont fait l’objet de nombreuses recherches depuis la thèse d’Halbwachs sur les expropriations4, de même que les transformations sociales qui en découlent.5 Cependant, alors que nombre de ces immeubles dépassent les 150 ans, peu de travaux se penchent sur leur devenir une fois la construction achevée. On en sait assez peu sur les propriétaires et leurs pratiques de gestion, sur les modalités d’entretien, sur la progression des loyers et leur réinvestissement éventuel dans la pierre, ou encore sur les locataires (habitants comme commerçants). Plus généralement, les modalités de perpétuation de la valeur, économique comme symbolique, attachée à ces immeubles et à ces quartiers restent méconnues. Ces questions impliquent de s’intéresser aux acteurs qui assurent ce travail continu et peu visible sur la ville, les propriétaires et les gestionnaires.
3La rue de la République est un bon terrain d’observation pour les aborder, notamment parce qu’elle présente la caractéristique, rare en France, d’être en grande partie détenue par un unique propriétaire. Depuis le percement de la rue, qui a taillé dans un bâti dense et ancien entre 1854 et 1858, la Société de la rue Impériale (parfois appelée Compagnie de la rue Impériale à ses débuts) est propriétaire de la plupart des immeubles construits, soit une quarantaine. Doyenne des sociétés immobilières du Second Empire (antérieure même aux sociétés parisiennes), la Société de la rue Impériale à Lyon, que nous désignerons par le sigle SRI, offre ainsi la possibilité de restituer plus de 150 ans de gestion immobilière d’un bâti « haussmannien » dans la principale artère d’une grande ville de province. Tout en s’agrandissant et en s’ouvrant, dans la seconde moitié du xxe siècle, à des opérations plus financières qu’immobilières, la SRI n’a cessé de placer la gestion des immeubles au centre de ses activités. Sa disparition en 2007 ne s’est pas traduite par la revente des immeubles en lots séparés. Contrairement à ce qui s’est passé dans le quartier Grolée adjacent, pourtant repris par le même fonds d’investissement d’Abu Dhabi, les acquéreurs ont préservé l’intégrité du parc, préférant la rentabilité offerte par les loyers, en particulier les loyers commerciaux, à des plus-values qu’aurait offertes une revente par lots.
4L’histoire de la rue et celle de la SRI sont étroitement liées. Au-delà du moment de la percée et de la construction des immeubles, les administrateurs de la SRI ont joué un rôle très important dans la sélection des commerces, dans leur évolution (extensions, aménagements) ainsi que dans l’entretien et l’amélioration des immeubles. Sans avoir de réelle prise sur les travaux publics de voirie ou d’installation de lignes de transport, ils ont contribué à façonner la rue de la République. Cette emprise est aussi celle d’un groupe social représenté par un actionnariat et un conseil d’administration remarquablement stables pendant plus d’un siècle. Dans le même temps, les loyers perçus ont alimenté des investissements immobiliers et financiers. La SRI permet donc d’observer l’action d’un propriétaire immobilier sur l’espace. On peut en même temps étudier la façon dont, en retour, ce patrimoine immobilier composé d’une quarantaine d’immeubles structure ses pratiques de gestion et d’investissement.
- 6 Au sens strict, l’haussmannisation renvoie aux grands travaux d’Haussmann. Elle est aussi couramme (...)
- 7 C. Topalov, Le logement en France, histoire d’une marchandise impossible, Paris, PNFSP, 1987.
- 8 P. Leverne, Une grande entreprise immobilière : la Société immobilière marseillaise, thèse pour le (...)
- 9 F. Simonnet, G. Gallais-Hamonno et P. Arbulu, « Un siècle de placement immobilier. L’exemple de la (...)
5Une telle configuration se retrouve rarement en France, où la propriété immobilière est fortement dispersée entre les mains de propriétaires particuliers, plus encore dans le parc privé ancien. Les principaux acteurs de ce que l’on peut appeler par défaut l’haussmannisation6, à savoir les sociétés immobilières nées dans la foulée des politiques de grands travaux au xixe siècle, ont fréquemment eu des durées de vie éphémères, notamment la plus connue d’entre elles, la Compagnie immobilière des frères Pereire. Par ailleurs, à partir du début du xxe siècle, ce type de société immobilière ne joue plus qu’un rôle marginal dans la construction neuve7, ce qui a conduit les historiens à les négliger. Pourtant toutes ne disparaissent pas. Pierre Leverne évoque encore six sociétés immobilières d’envergure en France en 1925 mais, à l’exception de la SRI et de la Société immobilière marseillaise (SIM), se limitent aux grandes sociétés d’émanation bancaire.8 La SIM, gérant ses 600 immeubles, a perduré tout au long du xxe siècle de même que la Fourmi immobilière, qui gérait un parc parisien beaucoup plus modeste.9
Logiques et temporalités immobilières
6Cet ouvrage entend retracer l’histoire de la SRI en s’appuyant principalement sur les archives privées de la société. L’histoire de la rue elle-même est abordée par des sources secondaires complétées par les annuaires, les recensements de population, et, ponctuellement, par le recours aux archives municipales concernant certains des aménagements. Plusieurs aspects relatifs à la vie sociale et aux politiques urbaines dans et autour de la rue de la République restent peu développés, car la SRI n’y est pas partie prenante. Les archives de la SRI, et en premier lieu les bilans et les procès-verbaux des conseils d’administration et des assemblées générales d’actionnaires qui fournissent la matière première du présent travail, invitent aussi à sortir du cadre de la rue de la République et à suivre sa croissance qui passe par des acquisitions immobilières (immeubles comme autres sociétés immobilières) et, plus tardivement, financières. Même si cette croissance reste longtemps très locale et limitée à la Presqu’île lyonnaise, elle en déborde progressivement le cadre. La compréhension des logiques économiques et sociales présidant aux décisions d’investissement et aux pratiques de gestion immobilière constitue ainsi notre principal axe d’étude. Il s’agit en particulier de questionner les rationalités mises en œuvre par les acteurs concernés et d’approfondir l’analyse des temporalités en jeu. La distinction entre des logiques de court terme, spéculatives, visant à tirer profit d’une revente rapide, et des stratégies de long terme, de placements rentiers qui misent plutôt sur le revenu apporté par les loyers, est indéniablement structurante. Elle ne se réduit pas à un calcul comparant la rentabilité de chacune de ces deux stratégies. Il faut, pour en comprendre les ressorts, analyser la façon dont les acteurs construisent leurs anticipations et dans quel horizon temporel ils s’inscrivent. L’activité immobilière renvoie constamment à l’articulation du temps court et du temps long, à la recherche de la rentabilité immédiate face aux espérances de gains futurs. Cela conduit à porter une attention soutenue à la gestion elle-même, et pas seulement aux investissements : l’entretien, les embellissements et les améliorations d’immeubles ou encore la négociation des baux sont essentiels dans l’activité des sociétés immobilières. Ils sont parfois délaissés par l’histoire urbaine au détriment des opérations de construction alors qu’ils contribuent fortement à la production des espaces de la ville.
- 10 L. Bonneval et F. Robert, L’immeuble de rapport, Rennes, Presses universitaires de Rennes (PUR), 2 (...)
7Cette perspective prolonge les travaux déjà menés par les auteurs10 sur les stratégies patrimoniales des propriétaires immobiliers, qui pointaient l’importance, à côté de facteurs tels que la rentabilité, de l’éthos économique, des configurations familiales, de l’âge ou encore des appartenances sociales et locales dans les pratiques des propriétaires. Le fait de travailler sur une entreprise et plus seulement sur des propriétaires particuliers invite à prendre en compte d’autres facteurs tels que la composition sociale de l’actionnariat et du conseil d’administration pour comprendre les orientations économiques de la SRI.
La SRI objet d’étude
Les acteurs de l’immobilier, de la construction à la gestion
- 11 A. Bailleux de Marisy, « Des sociétés foncières et de leur rôle dans les travaux publics », Revue (...)
- 12 M. Lescure, Les sociétés immobilières en France au xixe siècle. Contribution à l’histoire de la mi (...)
- 13 J.-P. Allinne, Banquiers et bâtisseurs : un siècle de Crédit foncier (1852-1940), Paris, Éditions (...)
8Les stratégies économiques des sociétés immobilières sont surtout connues à travers leur inscription dans un système de financement dominé par le Crédit foncier. C’est déjà le prisme adopté par Alexandre Bailleux de Marisy dont le constat formulé dans deux articles de la Revue des deux mondes (de 1861 et 1881) mêle un jugement mitigé sur les réalisations des sociétés immobilières (celles du Second Empire puis celles des années 1870) à un enthousiasme affirmé pour l’œuvre du Crédit foncier.11 C’est encore la perspective de Michel Lescure, au tournant des années 198012, pour étudier les sociétés immobilières d’émanation bancaire du xixe siècle. Il porte un jugement plus négatif que Bailleux de Marisy sur les effets, jugés restrictifs, de la politique d’attribution des crédits par le Crédit foncier. Le travail de Jean-Pierre Allinne sur le Crédit foncier (1852-1940)13, édité à la même époque, reste dans cette problématique du financement de la construction.
- 14 A. Beltran, J.-P. Daviet et M. Ruffat, « L’histoire d’entreprise en France. Essai bibliographique (...)
- 15 Les travaux portent essentiellement sur les travaux publics, voir ceux de Dominique Barjot notamme (...)
- 16 D. Lorrain éd., « Les grands groupes et la ville », Entreprises et histoire, no 30, 2002.
- 17 À l’exception notable de : M. Lescure, Histoire d’une filière, le bâtiment en France (1820-1980), (...)
- 18 Voir par exemple le travail de Pierre Jambard, Un constructeur de la France du xxe siècle. La Soci (...)
- 19 Voir l’une des dernières publications en date, celle de Sabine Effosse, L’invention du logement ai (...)
9Il faut toutefois noter que l’historiographie sur le sujet reste limitée. L’histoire d’entreprise, en particulier, a peu abordé les sociétés immobilières14, à l’inverse du secteur du bâtiment (construction d’immeubles) et des travaux publics (voirie). La dépression de l’industrie du bâtiment (années 1880-1950) n’a pas favorisé le développement de grandes sociétés immobilières et, jusqu’aux années 1950, les entreprises de travaux publics dominent le secteur et réalisent les grands aménagements urbains. Les historiens d’entreprises ont ainsi assez logiquement privilégié les travaux publics15 et, sur la période récente, les firmes d’infrastructure.16 Ce faisant, ils ont relégué au second plan le bâtiment en tant que tel17 et gommé le dynamisme des innombrables petites sociétés immobilières qui participent à la construction de la ville durant cette période. À partir des années 1950, le redémarrage de la construction entraîne le développement de grosses sociétés de BTP qui assurent le financement de l’immobilier auparavant dévolu aux sociétés bancaires. Cette industrialisation de la construction de logements va générer un grand nombre d’études sur la construction18 et son financement, en mettant l’accent sur le logement social et les aides publiques au logement.19 Sans être totalement délaissées, les entreprises immobilières sont donc moins représentées que d’autres acteurs de la fabrique de la ville comme les entreprises de BTP.
- 20 C. Topalov, Les promoteurs immobiliers, Paris, Mouton, 1974.
- 21 J. Pollard et C. Halpern coord., « Les acteurs de marché font-ils la ville ? », EspacesTemps.net, (...)
- 22 On peut voir notamment la façon dont le thème de la financiarisation est discuté par Raphaël Fréti (...)
10On peut dresser un constat similaire à propos des promoteurs immobiliers dont les pratiques sont adossées à des circuits financiers structurés par des politiques publiques incitatives. À la suite du travail fondateur de Christian Topalov en 197420, la recherche sur les promoteurs a connu un renouveau certain en science politique, géographie et urbanisme depuis la fin des années 2000 autour du constat de la montée en puissance des déterminants marchands de la fabrique de la ville et de sa financiarisation.21 Bien que l’approche historique puisse être utile dans ce cadre, en resituant ces thématiques dans des évolutions plus longues22, on ne note pas de renouveau équivalent concernant les sociétés immobilières. L’absence de travaux centrés sur les entreprises elles-mêmes limite l’analyse aux effets des conditions financières, occultant à la fois les déterminants plus spécifiquement liés à l’immobilier et le rôle des petites sociétés immobilières qui gravitent autour des plus importantes. S’il est un point commun entre les approches des acteurs des marchés du logement issues de l’histoire d’entreprise et celles provenant de l’histoire urbaine (ou plus largement des études urbaines), c’est bien de mettre l’accent sur des catégories d’acteurs se situant à l’intersection des circuits de financement, des politiques publiques et des logiques marchandes qui, sur une période donnée, sous-tendent la construction immobilière. Les sociétés immobilières, les entreprises de bâtiment et les promoteurs ont ainsi été étudiés comme des acteurs clés des modes successifs de fabrication de la ville.
- 23 B. Lepetit, « Une herméneutique de l’urbain est-elle possible ? », D. Pumain et B. Lepetit éd., Te (...)
11L’abandon par la recherche de certains de ces acteurs correspond à la diminution de leur rôle dans la construction neuve. Le fait de ne pas considérer la fabrication de la ville uniquement à partir de la construction neuve mais, comme y invite notamment Bernard Lepetit23, dans une imbrication de temporalités, y compris dans une temporalité plus longue incluant la gestion de l’existant, invite à leur redonner une place centrale et à observer leur évolution après que le mode de production dans lequel ils s’inséraient a disparu.
Étudier une société immobilière sur le temps long
12Au-delà de l’histoire particulière de la SRI, et de l’intérêt que peut représenter ce domaine assez peu investi par l’histoire d’entreprise, il s’agit alors bien ici de croiser histoire économique et histoire urbaine. L’apport de la monographie d’entreprise est à cet égard éclairant, à condition d’être attentif aux limites que présente l’histoire d’une société immobilière pour interroger les logiques économiques comme les dynamiques urbaines. De nombreuses sociétés immobilières, en particulier celles qui comme la SRI sont créées dans la foulée d’aménagements publics, sont limitées à une unique opération, de telle sorte qu’un nouvel investissement se traduit par la création d’une nouvelle société. Leurs actionnaires prennent fréquemment des participations dans plusieurs sociétés. Le fait de s’en tenir à une seule société immobilière fait courir le risque d’adopter une vision trop étroite. On peut ainsi occulter une partie du contexte des transformations urbaines, et surtout ignorer tout un pan du milieu dans lequel se recrutent les investisseurs. Afin de limiter ces lacunes inhérentes au type d’archives exploité, nous avons étendu les investigations à quelques autres sociétés immobilières qui croisent sa route, soit dans le contexte local comme la Société de la rue de la Bourse (SRB), soit au-delà comme la Société immobilière marseillaise. Sans prétendre à l’exhaustivité, cet élargissement donne à voir les réseaux dans lesquels s’inscrivent les administrateurs et les reconfigurations du paysage des sociétés immobilières.
- 24 Pour ne citer que quelques-unes de ces thèses : J. Pollard, Acteurs économiques et régulation poli (...)
13Il faut par ailleurs souligner la longévité exceptionnelle et le caractère emblématique de la SRI qui justifient d’en faire un objet d’étude à part entière. Doyenne des sociétés immobilières, modèle à imiter dans les opérations urbaines qui ont suivi, exemple de rentabilité économique, elle occupe une position singulière. Dans le contexte lyonnais, elle représente le centre autour duquel gravitent les autres sociétés créées pendant le Second Empire, rôle qu’elle conserve et réactive en partie lors des opérations de rénovation urbaine de la seconde moitié du xxe siècle.24
- 25 Présente dans les sources surtout pour le tout début de la période mais absente ensuite. Elle n’a (...)
14L’étude de la SRI est facilitée par la très bonne conservation des sources et par leur grande homogénéité. Il est possible de reconstituer les comptes de 1854 à 2001 sans interruption et sans rencontrer de difficulté majeure pour harmoniser les formes prises successivement par les bilans. Les registres d’immeubles sont également utiles pour compléter la connaissance des données immobilières. Il y manque la correspondance25, mais on dispose de la totalité des procès-verbaux de conseils d’administration et d’assemblées générales d’actionnaires. Ils s’avèrent particulièrement riches sur le début de la période, notamment sous la présidence du disert homme de lettres Alphonse de Boissieu. La quantité d’informations qu’ils recèlent tend à décroître (surtout à la fin du xxe siècle où ils finissent par se réduire à un commentaire des chiffres au bilan). Ils continuent toutefois à mentionner aussi bien les grandes décisions que certains faits qui paraissent nettement plus secondaires. De ce point de vue, les procès-verbaux sont parfois aussi intéressants pour ce qu’ils disent que pour ce qu’ils taisent : on peut notamment y lire en creux la faible mobilisation de la SRI dans les projets d’aménagement public, cette mobilisation étant en général plutôt portée par les commerçants de la rue.
15L’histoire de la SRI peut sembler faite avant tout de stabilité, de réussite économique et de gestion paisible. Elle manque singulièrement de heurts et de conflits internes. C’est en partie lié au caractère routinier de la gestion immobilière dans une rue de ce standing où les impayés et les logements vacants sont rares. C’est peut-être aussi, en partie, un biais de perception lié aux sources employées. Afin de limiter le risque de traiter la société comme une entité propre et autonome (même si l’expression réifiante « la SRI » est souvent employée par commodité), nous avons porté une attention soutenue aux acteurs impliqués dans la compagnie, en particulier les administrateurs et les actionnaires : leurs caractéristiques sociodémographiques et leurs appartenances locales, familiales ou sociales (comme l’adhésion aux grands cercles de sociabilité) ont été explorées. Les divergences entre ces acteurs sont sans aucun doute minimisées dans les procès-verbaux, mais la très grande proximité des administrateurs, liés entre eux par une multiplicité de réseaux familiaux, religieux, professionnels et économiques, laisse aussi penser qu’un consensus durable s’est formé dans la direction de l’entreprise.
Les quatre périodes de la Société de la rue Impériale
16Bien que les 150 ans d’exercice de la SRI laissent l’impression d’une très grande stabilité, impression confortée par un bâti pratiquement immuable, il ne s’agit pas pour autant d’un bloc homogène. Les infléchissements et ruptures qui rythment l’histoire de la SRI ne coïncident que partiellement avec les bornes chronologiques habituellement retenues. Les deux guerres mondiales en particulier affectent assez peu la société immobilière. La situation de la SRI apparaît même fréquemment en décalage avec la conjoncture économique d’ensemble. Ce décalage peut être vu comme le signe du caractère atypique de la SRI par rapport à d’autres protagonistes de l’immobilier. Il apporte, à notre sens, un éclairage sur la diversité des adaptations possibles aux tendances et aux conjonctures économiques.
Une percée du Second Empire
17La première période de la SRI est celle de la percée elle-même. De la signature du traité entre la compagnie et la Ville en 1854 à la mise en location des derniers appartements en 1858, l’opération est extrêmement rapide. Les expropriations et expulsions, la démolition des immeubles existants et la construction des nouveaux (sans parler de la voirie) sont achevées en moins de quatre ans. Le percement de la rue Impériale est le plus important des grands chantiers qui, entre 1840 et 1865, bouleversent la partie de la Presqu’île lyonnaise comprise entre la place des Terreaux et la place Bellecour. Il s’agit de la période la mieux connue ; cependant les nombreux travaux présentés dans la première partie de cet ouvrage se sont davantage attachés aux dimensions architecturales et politiques de l’opération qu’aux dimensions économiques et sociales. En effet, ces différentes recherches se sont jusqu’ici assez peu appuyées sur les archives de la SRI qui apportent un regard complémentaire sur le détail des différentes phases de l’opération.
La gestion rentière du centre-ville
- 26 Lyon compte 177 976 habitants en 1851, 318 803 en 1861, 401 930 en 1886 et 459 099 en 1901. D. Bar (...)
18À l’inverse de la phase de la percée, les périodes suivantes de l’histoire de la SRI n’ont pas fait l’objet de travaux spécifiques. Durant la seconde moitié du xixe siècle, la rue Impériale prend assez rapidement sa place dans le centre-ville rénové d’une cité connaissant une forte croissance démographique.26 Pendant la Troisième République, les priorités des pouvoirs publics se déplacent vers les nouveaux quartiers en croissance, mais la Presqu’île est loin d’être délaissée. La vaste opération du quartier Grolée, qui jouxte la rue de la République, achève au tournant du siècle l’entreprise de rénovation menée sous le Second Empire. La société met en place des principes de gestion, étudiés dans la deuxième partie, qui structurent son activité et assurent sa bonne santé financière. Elle reste, durant cette seconde période (1858-1910), contrainte par le remboursement d’un emprunt courant sur cinquante ans. Ce dernier réduit la marge de manœuvre financière de la SRI. La gestion de la tension entre les bons résultats d’exploitation, liés à une hausse continue des loyers, et la répartition des bénéfices, entre le remboursement de l’emprunt et le versement des dividendes, est révélatrice des orientations économiques, mais aussi sociales, des administrateurs et des actionnaires majoritaires de la SRI.
Expansion à contre-courant des incertitudes économiques
19Le poids de l’emprunt se desserre progressivement à la fin du xixe siècle, ouvrant la voie à une révision des statuts en 1910. Celle-ci consacre un changement de stratégie qui caractérise la troisième période de l’histoire de la SRI qui s’étend jusqu’au début des années 1960. La SRI s’engage alors progressivement dans une phase d’expansion qui reste cantonnée au domaine de l’immobilier mais qui prend des formes multiples : acquisitions d’immeubles, absorption de sociétés immobilières, et même, au début des Trente Glorieuses, incursions dans des opérations de rénovation urbaine et de promotion immobilière. De ce point de vue, les deux guerres mondiales ne marquent pas directement de rupture. La SRI est affectée par les turbulences économiques qui scandent le xxe siècle, et tout particulièrement par l’inflation qui grève des revenus réguliers comme les loyers. Par ailleurs, les commerces, qui représentent l’essentiel des loyers perçus, subissent les effets des crises économiques. La gestion locative s’en ressent. Néanmoins, la SRI semble alors à contre-courant des tendances du secteur immobilier. Elle connaît une croissance vigoureuse durant tout l’entre-deux-guerres, période habituellement décrite comme atone pour la construction et le marché du logement, puis semble rester en retrait, du moins au regard de ses capacités de financement, pendant l’euphorie immobilière des Trente Glorieuses.
Filialisation bancaire et retrait des opérations d’urbanisme
20Un nouveau tournant est pris à partir de 1965. Il fait suite à la prise de participation de la banque Lazard à l’occasion d’une augmentation de capital. Sous son impulsion, les orientations de la SRI changent ensuite très rapidement, avec à la fois un recentrement sur la gestion du parc immobilier d’origine et le développement de prises de participation tous azimuts, aussi bien dans l’immobilier (avec une offre publique d’achat sur la Société immobilière marseillaise) que dans des secteurs économiques très variés, au sein d’une holding dépendant du groupe Lazard. La quatrième partie de l’ouvrage (1965-2004) établit ainsi le lien entre l’intégration dans ce groupe (dont l’aboutissement est la disparition de la SRI) et l’abandon de projets immobiliers, dans un contexte où la Presqu’île lyonnaise connaît à nouveau d’importantes transformations telles que le percement du métro, ou encore la piétonnisation de la rue de la République.
Notes
1 Main streets across the world, Londres, Cushmann & Wakefield, édition 2013-2014.
2 Voir en annexes, les localisations des quartiers et arrondissements de Lyon (Annexe 1) ainsi que les principales rues et édifices du centre de Lyon (Annexe 2).
3 D. Harvey, Paris, capitale de la modernité, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012.
4 M. Halbwachs, Les expropriations et le prix des terrains à Paris (1860-1900), Paris, Université de Paris, 1909.
5 Voir notamment J. Gaillard, Paris la ville (1852-1870), Paris, L’Harmattan, 2000.
6 Au sens strict, l’haussmannisation renvoie aux grands travaux d’Haussmann. Elle est aussi couramment évoquée dans un cadre plus large, soit pour des périodes ultérieures (F. Bourillon, « La ville contrainte ? Haussmann revisité : 1880-1980 » ; C. Cuénod, P. Bergel, V. Milliot et M. Porret éd., La ville en ébullition, Rennes, PUR, 2014, p. 307-322), soit pour les villes de province dont plusieurs ont connu cette période « d’haussmannisme » et les percées de rue impériales qui la caractérisent (voir F. Loyer, « À propos de l’haussmannisme français », Revue de l’Art, no 106-1, 1994, p. 9-10 : « Figure alternative de la place royale d’Ancien Régime, la Rue Impériale révèle au détour du Second Empire cette exigence nouvelle d’art urbain qui, au terme d’un siècle de mise au point du procédé, fait de la percée l’instrument majeur d’embellissement des villes » (p. 10). Les contributions à ce numéro spécial portent notamment sur les percées de Marseille, Montpellier, ainsi que Lyon, Toulon et Nantes.
7 C. Topalov, Le logement en France, histoire d’une marchandise impossible, Paris, PNFSP, 1987.
8 P. Leverne, Une grande entreprise immobilière : la Société immobilière marseillaise, thèse pour le doctorat en sciences économiques et politiques, Université Aix-Marseille, faculté de droit d’Aix, 1925. Il s’agit de la Société de la rue Impériale (40 MF d’actif immobilier), de la Société immobilière marseillaise (37 MF), de la Société foncière lyonnaise (société liée au Crédit lyonnais dont l’actif immobilier est surtout parisien et se monte à 72 MF), de la Société des immeubles de France (15 MF), de la Rente foncière (87 MF), et de la Compagnie foncière de France (58 MF). L’auteur mentionne également l’Immobilière parisienne et départementale, au capital de 33 MF, qui est devenue une société de gérance d’immeubles.
9 F. Simonnet, G. Gallais-Hamonno et P. Arbulu, « Un siècle de placement immobilier. L’exemple de la Fourmi immobilière », Journal de la société de statistique de Paris, t. 139, no 2, 1998, p. 95-135. Créée en 1899, elle possède une quinzaine d’immeubles haussmanniens (24 000 m2) très bien situés dans les 16e et 17e arrondissements. Son capital en 1925 s’élève à 8,5 MF. En 1987, la société Assurances générales de France (AGF) en devient propriétaire.
10 L. Bonneval et F. Robert, L’immeuble de rapport, Rennes, Presses universitaires de Rennes (PUR), 2013.
11 A. Bailleux de Marisy, « Des sociétés foncières et de leur rôle dans les travaux publics », Revue des deux mondes, juillet 1861 et « Les nouvelles sociétés foncières », Revue des deux mondes, novembre 1881. À noter qu’il juge les résultats de la SRI décevants en 1861 à cause du faible rendement de l’action qui est, ainsi qu’on le verra, le signe d’une vision plus spéculative que celle des administrateurs de la SRI. En 1881 il juge l’œuvre de la SRI « insignifiante » car elle n’a pas réalisé d’autres constructions que celles bordant la rue de la République : là aussi, on peut y voir l’expression d’une autre rationalité économique que celle mise en œuvre par les administrateurs.
12 M. Lescure, Les sociétés immobilières en France au xixe siècle. Contribution à l’histoire de la mise en valeur du sol urbain en économie capitaliste, Paris, 1980 ; M. Lescure, Les banques, l’État et le marché immobilier en France, Paris, Éditions de l’EHESS, 1982. L’auteur est revenu sur cette thématique au début des années 2000 à propos de la foncière lyonnaise (qui, contrairement à ce qu’indique son nom, est une société parisienne) : « Le Crédit lyonnais et l’immobilier au xixe siècle : la Société foncière lyonnaise (1879-1913) », B. Desjardins, M. Lescure, R. Nougaret, A. Plessis et A. Straus éd., Le Crédit lyonnais (1863-1986), Genève, Droz, 2003, p. 367-383.
13 J.-P. Allinne, Banquiers et bâtisseurs : un siècle de Crédit foncier (1852-1940), Paris, Éditions du CNRS, 1984.
14 A. Beltran, J.-P. Daviet et M. Ruffat, « L’histoire d’entreprise en France. Essai bibliographique », Cahiers de l’IHTP, no 30 juin 1995, p. 5-105 ; J.-C. Daumas éd., Faire de l’histoire économique aujourd’hui, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2011 et L’histoire économique en mouvement entre héritages et renouvellements, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2012.
15 Les travaux portent essentiellement sur les travaux publics, voir ceux de Dominique Barjot notamment sa thèse d’État, La grande entreprise française de travaux publics (1883-1974). Contraintes et stratégies, Paris, Université Paris 4, 1989.
16 D. Lorrain éd., « Les grands groupes et la ville », Entreprises et histoire, no 30, 2002.
17 À l’exception notable de : M. Lescure, Histoire d’une filière, le bâtiment en France (1820-1980), Paris, Hatier, 1983.
18 Voir par exemple le travail de Pierre Jambard, Un constructeur de la France du xxe siècle. La Société auxiliaire d’entreprises et la naissance de la grande entreprise française du bâtiment (1921-1974), Rennes, PUR, 2008.
19 Voir l’une des dernières publications en date, celle de Sabine Effosse, L’invention du logement aidé en France. L’immobilier au temps des Trente Glorieuses, Paris, Comité pour l’Histoire économique et financière de la France, 2003 ou encore le numéro d’Histoire urbaine (no 21 de décembre 2008) consacré au financement de l’habitat et au rôle de la Caisse des dépôts et consignations aux xix-xxe siècles.
20 C. Topalov, Les promoteurs immobiliers, Paris, Mouton, 1974.
21 J. Pollard et C. Halpern coord., « Les acteurs de marché font-ils la ville ? », EspacesTemps.net, 17 juin 2013. Sur le sujet largement traité de la financiarisation, voir notamment le numéro spécial de la revue Urbanisme : « La ville financiarisée » (no 384, mai-juin 2012) et V. Renard, « La ville saisie par la finance », Le Débat, 148, 2008, p. 106-117.
22 On peut voir notamment la façon dont le thème de la financiarisation est discuté par Raphaël Frétigny dans son travail sur la Caisse des Dépôts : R. Frétigny, Financer la cité, la Caisse des Dépôts et les politiques de développement urbain en France, thèse de doctorat en science politique, Université Lumière Lyon 2, 2015.
23 B. Lepetit, « Une herméneutique de l’urbain est-elle possible ? », D. Pumain et B. Lepetit éd., Temporalités urbaines, Paris, Economica, 1993.
24 Pour ne citer que quelques-unes de ces thèses : J. Pollard, Acteurs économiques et régulation politique : Les promoteurs immobiliers au centre des politiques du logement dans les régions de Paris et de Madrid, thèse de doctorat en science politique, Sciences Po Paris, 2009 ; D. Callen, La “fabrique péri-urbaine”, système d’acteurs et production des ensembles pavillonnaires dans la grande couronne francilienne, thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2011 ; A. Taburet, Promoteurs immobiliers privés et problématiques de développement durable urbain, thèse de doctorat en géographie, Université du Maine, 2012 ; P. Vergriete, La ville fiscalisée. Politique d'aide à l'investissement locatif, nouvelle filière de production du logement et recomposition de l'action publique locale en France (1985-2012), thèse de doctorat en aménagement et urbanisme, LATTS, Université Paris-Est, 2013.
25 Présente dans les sources surtout pour le tout début de la période mais absente ensuite. Elle n’a pas été utilisée dans le présent travail.
26 Lyon compte 177 976 habitants en 1851, 318 803 en 1861, 401 930 en 1886 et 459 099 en 1901. D. Barbero, Paroisses et communes de France, dictionnaire d’histoire administrative et démographique : Rhône, Paris, Éditions du CNRS, 1978.
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