Épilogue
p. 99-102
Texte intégral
1Amérique du Nord, 1776 : une révolution constitutionnelle transforme les régimes politiques des ex-colonies britanniques. La Virginie, la Pennsylvanie, le Maryland, la Caroline du Nord – bientôt suivis par le Vermont (1777), la Caroline du Sud (1778), le Massachusetts (1780), le New Hampshire (1783) – codifient sous forme de brefs textes normatifs les règles et les principes fondamentaux de l’organisation de l’État, afin de limiter son pouvoir et de le contraindre au respect et à la protection des droits individuels1. « Après des siècles d’une oppression générale – s’exclama Diderot –, puisse la révolution qui vient de s’opérer au-delà des mers, en offrant à tous les habitants de l’Europe un asile contre le fanatisme et la tyrannie, instruire ceux qui gouvernent les hommes sur le légitime usage de leur autorité ! »2 Le vœu formulé par l’éditeur de l’Encyclopédie était chargé de sous-entendus en forme de mise en garde : dans leur Déclaration d’indépendance de 1776, les Américains avaient traduit en action subversive l’idéologie contractualiste selon laquelle le peuple, lorsque ses gouvernants abusent de leur mandat, a le droit de se réapproprier la souveraineté et de constituer un nouveau gouvernement3.
2Les constitutions américaines inaugurent un style de rédaction destiné à laisser une marque indélébile dans la tradition juridique occidentale : les normes portant sur l’organisation institutionnelle de l’État sont précédées d’une liste de droits attribués aux hommes, aux citoyens et au peuple. Dans ces Declarations of Rights, la quintessence de l’école moderne du droit naturel et de la tradition juridique anglaise s’amalgame aux principes politiques et constitutionnels élaborés et défendus par la culture des Lumières. À côté de dispositions relatives à la séparation des pouvoirs, à la représentation politique, aux libertés civiles, au droit de propriété, de nombreux articles ont pour fin de réglementer le pouvoir punitif de l’État, aussi bien sur le versant de la législation que sur celui de la juridiction. Réserve de loi en matière pénale, interdiction des peines cruelles, non-rétroactivité des lois pénales, proportionnalité entre les sanctions et les infractions, garantie contre les arrestations arbitraires, publicité des procès, droits à la défense et au débat contradictoire, impartialité des jurés, unanimité des suffrages requise pour les sentences de culpabilité : tels sont les principes désormais inscrits dans le droit constitutionnel des États-Unis d’Amérique.
3Inspiré par l’exemple américain, le processus constituant qui se déclenche à la fin de la décennie suivante dans la France révolutionnaire se donne aussitôt pour but la rédaction d’une déclaration des droits. Celle qui est approuvée par l’Assemblée nationale le 26 août 1789 met fin à l’Ancien Régime en redéfinissant normativement l’univers politique sur la base des valeurs de liberté et d’égalité4. L’attention particulière accordée au problème pénal est patente dans ce document capital du constitutionnalisme moderne. Quatre des dix-sept articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen portent en effet directement sur le pouvoir punitif de l’État : le cinquième article interdit au législateur de réprimer des comportements socialement inoffensifs5 ; le septième soumet à une loi préalable les modalités de la répression pénale6 ; le huitième fixe les principes de nécessité de la peine et de non-rétroactivité de la loi pénale7 ; le neuvième exige enfin, conformément au principe de présomption d’innocence, la détermination légale des circonstances et des formes de la détention préventive8.
4Dans une étude aussi fameuse que controversée, le publiciste allemand Georg Jellinek (1851-1911) a soutenu que la Déclaration française dérivait des Declarations des États américains9. Dans le schéma synoptique qu’il présente comme une preuve philologique, les dispositions pénales du texte de 1789 sont comparées aux énoncés normatifs de contenu similaire qu’on trouve dans les déclarations du Massachusetts, du Maryland, de la Virginie, de la Caroline du Nord et du New Hampshire. Cette perspective thématique apparaît cependant excessivement réductrice. Elle ramène en effet à une question d’imitation textuelle ce qui mérite d’être ressaisi au sein d’un contexte culturel. Si, en codifiant le droit constitutionnel, les révolutionnaires de la fin du xviiie siècle ont éprouvé la nécessité de borner les pouvoirs et les prérogatives de l’État en matière de prohibitions et de punitions légales, c’est parce que, depuis plusieurs décennies, la question pénale était au centre de la réflexion critique et réformatrice de ceux qui appelaient de leurs vœux une limitation juridique du pouvoir souverain.
5Puisant son inspiration dans un ouvrage célèbre de Pocock, Michel Porret a forgé l’expression de « moment Beccaria »10 pour désigner cette période exceptionnelle de l’histoire de la culture et signaler son importance historique. La formule touche juste : elle rappelle efficacement le rôle central joué par l’œuvre de Beccaria. Dès la première édition du texte (1764), puis grâce aux traductions française (1766), anglaise (1767), suédoise (1770), polonaise (1772), espagnole (1774) et allemande (1778), Des délits et des peines s’impose comme un point de repère incontournable du débat des Lumières et de la Révolution. Codification du droit pénal, humanisation et rationalisation de l’arsenal punitif, critique du système inquisitoire, introduction des droits fondamentaux de la défense : tels furent les objectifs politiques autour desquels a pris forme le « moment Beccaria »11.
6Dans cette phase de l’histoire culturelle où s’opéra une transformation cruciale de la civilisation occidentale, la pensée de Montesquieu a joué un rôle de premier plan. Bien que son œuvre n’expose aucun programme de transformation politique, bien que lui-même ne se soit pas engagé en faveur d’une refondation codificatrice du droit pénal et qu’il n’ait jamais revendiqué l’égalité en droits ni censuré le particularisme juridique d’Ancien Régime, son nom a souvent résonné – en même temps que celui de Beccaria – dans les discours sur les délits et sur les peines de ceux qui ont participé à la destruction de l’Ancien Régime.
7En vertu de l’hétérogenèse des fins qui caractérise tous les grands processus historiques, la philosophie juridique d’un idéologue de la modération a influencé l’œuvre législative des artisans de la Révolution.
Notes de bas de page
1 Voir John Philip Reid, Constitutional History of the American Revolution, vol. I, The Authority of Rights, Madison, University of Wisconsin Press, 1986 ; Nicola Matteucci, La rivoluzione americana : una rivoluzione costituzionale, Bologne, Il Mulino, 1987.
2 Denis Diderot, Essai sur les règnes de Claude et de Néron, II, § 74, Jean Deprun, Jean Ehrard, Annette Lorenceau et Raymond Trousson éd., dans Œuvres complètes, t. XXV, Paris, Hermann, 1986, p. 355.
3 Rédigée par Thomas Jefferson (1743-1826), la Declaration of Independance proclame : « Nous tenons pour évidentes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent le droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur ; les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits et leurs justes pouvoirs émanent du consentement des gouvernés ; toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant sous la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. »
4 La littérature sur ce thème est immense. On retiendra notamment Giorgio Del Vecchio, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans la Révolution française [édition originale italienne, 1903], traduit de l’italien par Antoinette Pellevant Gini [1968], Rome, Nagard, 1979 ; Antoine de Baecque, Wolfgang Schmale et Michel Vovelle éd., L’An 1 des droits de l’homme, Paris, CNRS, 1988 ; Christine Fauré éd., Les Déclarations des droits de l’homme de 1789, Paris, Payot, 1988 ; Stéphane Rials éd., La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Hachette, 1988 ; Marcel Gauchet, La Révolution des droits de l’homme, Paris, Gallimard, 1989.
5 « La Loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »
6 « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. »
7 « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée. »
8 « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. »
9 Voir Georg Jellinek, La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Contribution à l’étude du droit constitutionnel moderne [édition originale allemande, 1895], traduit de l’allemand par Georges Fardis, Paris, A. Fontemoing, 1902. L’année même où parut la traduction française de cet ouvrage, la thèse de Jellinek fut durement critiquée par Émile Boutmy, « La déclaration des droits de l’homme et du citoyen et M. Jellinek », Annales des sciences politiques, XVII, 1902, p. 415-443.
10 Michel Porret, Beccaria. Le droit de punir, Paris, Michalon, 2003, p. 116. Voir John Greville Agard Pocock, Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique [édition originale anglaise, 1975], traduit de l’anglais par Luc Borot, Paris, PUF, 1997.
11 Voir Philippe Audegean et Luigi Delia éd., Le Moment Beccaria, ouvr. cité.
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