1En s’appuyant sur les archives et sur les ouvrages disponibles sur Yaoundé, il est possible de cerner les liens établis entre pauvreté et criminalité et leur spatialisation en ville, dans une perspective historique. Les documents sur les activités de la police coloniale témoignent de la paupérisation d’un prolétariat et d’un sous-prolétariat urbain en pleine expansion, en particulier dans les années trente (Iliffe, 1987 ; Cooper, 1983). Ces catégories de population posent problème aux autorités : elles échappent à leur projet de rationalisation et de contrôle de l’espace urbain.

2Aujourd’hui, l’étude de données collectées révèle combien la population incarcérée à la prison centrale de Yaoundé est majoritairement issue des quartiers populaires. Quelle que soit l’époque, les jeunes sans travail sont ceux que l’on veut contrôler, le cas échéant incarcérer.

La construction historique de l’ordre urbain

3Il existe peu d’archives sur les normes, conflits et modes de résolution à l’époque précoloniale. De plus, à l’échelle du Cameroun, une telle recherche conduit à démultiplier les lieux de l’étude dans les régions du pays et suivant les formes d’organisations politiques et sociales (chefferies, sociétés lignagères, etc.). Avec la colonisation, les modes de sanctions et de réparations se transforment assurément1. Cette nouvelle économie de la punition s’articule notamment à un projet de contrôle et de rationalisation des espaces urbains par l’administration coloniale. Inabouti, il participe néanmoins à la production de la figure de l’indigène, souvent migrant, qualifié de « flottant ». Toute urbanité lui est déniée, au risque de sa criminalisation, à défaut de son exploitation comme main-d’œuvre temporaire.

Rationaliser l’espace urbain : du projet à ses ratés

4La fondation souvent ex nihilo de villes, telle Yaoundé, et la croissance urbaine concomitante, vont modifier le rôle des pouvoirs « traditionnels », parfois créés de toutes pièces par les autorités, à d’autres moments réinventés par les populations sous l’ampleur des flux migratoires, des brassages ethniques et des mobilités sociales (Lippens, 1974 ; Balandier, 1985). Avec l’arrivée massive de migrants de tous horizons, dans une conjoncture économique parfois difficile (en particulier celle des années trente), un prolétariat et un sous-prolétariat urbains émergent. Ce dernier va devenir une obsession de l’administration coloniale, car la « population flottante » reléguée dans les « quartiers indigènes » échappe au désir de classement et de surveillance des autorités. À leurs yeux, le désœuvrement des migrants est à relier directement à la commission de multiples délits :

La nécessité pour les entreprises privées de réduire les frais de main-d’œuvre a eu pour conséquence le renvoi de nombreux travailleurs. Certains ont regagné leurs villages. D’autres subissant l’attrait de la ville se sont fixés aux environs des centres importants notamment à Douala. L’accroissement de cette population flottante dépourvue de ressources n’était pas sans danger. Il risquait de provoquer une augmentation du nombre des méfaits commis dans les agglomérations et il importait de les empêcher. (Rapport à la SDN, 1931)

5Les autorités coloniales ont développé, du moins sur les plans d’urbanisme, un modèle où l’aménagement exprime autant qu’il produit l’ordre colonial. À l’image de nombreuses villes des empires britanniques et français (Goerg, 2006 ; Wright, 1991), les plans de Douala (Schler, 2003) et de Yaoundé (Bopda, 2003) dessinent les lignes et les frontières d’un urbanisme hygiéniste et ségrégationniste au service de hiérarchies raciales. Toutefois, cela a pour effet de maintenir en lisière de la « ville », de nombreux « villages » et quartiers « africains » loin du contrôle des autorités (Brunet-La-Ruche, 2012). Les archives relatent la peur des vagabonds, hommes jeunes, sans travail et sans autorisation de séjour, ayant échappé à tout recensement. Au Cameroun, la question semble davantage se poser à Douala, où les autorités craignent une instrumentalisation des hommes par des élites douala souvent accusées de sentiment germanophile2 et de volonté autonomiste :

La population de Douala fidèle à ses principes frondeurs et à ses prétentions à l’hégémonie sur les races du Cameroun continue, tout au moins dans certains milieux se croyant évolués, à nourrir des espérances vaines d’autonomie […].3

6Cette situation sera d’ailleurs l’un des arguments pour déplacer de manière définitive la capitale à Yaoundé (Cotten et Marguerat, 1976 et 1977) et en particulier la direction de la Sûreté, dont on craint que l’activité ne soit absorbée par la seule régulation de la situation de Douala :

Si la Sûreté reste à Douala, elle risque d’être entièrement absorbée par les affaires de cette ville. Le chef de ce service a demandé à plusieurs reprises le transfert de la direction à Yaoundé, où elle serait proche de la direction des affaires politiques, administratives et sociales.4

7Ainsi Yaoundé est sans cesse pensée en parallèle de Douala, la grande métropole portuaire. Yaoundé n’est « qu’une » petite ville forestière au cœur du territoire camerounais5. À l’inverse, les courriers et les rapports de l’administration coloniale évoquent « l’esprit de Douala », sa « population turbulente »6, « brouillonne », « vaniteuse »7 :

Les tribunaux de la circonscription de Douala sont ceux qui ont eu à connaître le plus grand nombre d’affaires criminelles et correctionnelles. Les vols y ont été particulièrement nombreux, mais si l’on considère le mouvement de population dû au port et aux deux voies ferrées, le nombre de meurtres et celui des coups et blessures sont relativement faibles. Le fait que les vols ont été particulièrement nombreux s’explique par le caractère même de la ville de Douala : ville commerçante où se réfugient de nombreux étrangers. Aussi bien les jugements pour vols ont-ils été rendus contre deux catégories d’indigènes, tout d’abord contre des clerks et des employés de factoreries infidèles, ensuite contre des déracinés, trop éloignés de leur pays d’origine, sans ressources à Douala et bien décidés à ne pas s’en procurer par un travail régulier, et qui n’ont d’autre moyen de vivre que le vol. (Rapport à la SDN, 1922)

8Cependant, à la faveur des rapports rendus à la SDN, le calme de Yaoundé apparaît relatif. Si les statistiques ne reflètent que les plaintes enregistrées et doivent être maniées avec prudence, au moins peut-on constater, à l’aide des quelques chiffres disponibles, qu’existe à Yaoundé une délinquance que l’on serait tenté de qualifier de survie. Cette évolution n’échappe finalement pas aux autorités :

La circonscription de Yaoundé a acquis du fait du transfert du Gouvernement dans cette dernière ville une importance considérable. De nombreux indigènes se sentent attirés vers ce centre et la population flottante de composition hétéroclite est fort importante. D’autre part des populations fort arriérées les Soa, Loa, Makas, les Baboutos, les Bafias en dépendent. Aussi bien le nombre des affaires répressives est-il considérable et 17 affaires de meurtre ont été portées devant les tribunaux. Nous constatons aussi que 5 affaires de traite ont été jugées au cours de l’année : les coupables étant tous des colporteurs musulmans Haoussas. (Rapport à la SDN, 1922)

9Le rapport à la SDN de 1922 mentionne 17 meurtres à Yaoundé (contre 3 à Douala et 55 dans l’ensemble du Cameroun). On dénombre en revanche 194 vols à Douala et seulement 35 à Yaoundé (570 au total). En 1931, les autorités ont dénombré 150 faits de vols et d’escroquerie à Yaoundé et 15 à Douala (199 sur le territoire national). Seulement quatre délits de vagabondage sont recensés dans la capitale politique et aucun à Douala, questionnant les modes de collecte des données.

10Au-delà des chiffres, la peur des troubles incite à la lutte contre le vagabondage8 en « refoulant » dans leurs villages des individus, définis comme des « parasites », accusés de se livrer au vol, à la consommation d’alcool et d’encourager la prostitution. Cependant, on ne saurait assez souligner le décalage entre les ambitions affichées dans les rapports envoyés à la Société des Nations, véritable exercice de mise en scène et de légitimation de la présence française dans le protectorat camerounais, et le fonctionnement réel de la vie en colonie. Ainsi quelques courriers témoignent des difficultés des forces en présence pour remplir leur mission de sécurisation, au fil de l’époque coloniale, décennie après décennie.

11L’inquiétude du commissaire de police de la Sûreté nationale transparaît à l’occasion d’un rapport d’activité en 1951 :

Je demande aux lecteurs – profanes ou avertis – de ne pas perdre de vue, que cette Police aux effectifs encore trop faibles, a la charge de surveiller en permanence une surface de 108 kilomètres carrés où s’éparpille une population d’environ 30 000 habitants, composées de races diverses. Au cours de l’année 1951, à maintes reprises et après en avoir signalé l’impérieuse nécessité à mes chefs – qui l’ont compris, j’en suis persuadé – j’avais insisté pour que cet effectif soit plus étoffé dès le début de 1952. Les crédits accordés dans ce domaine à la Police camerounaise, n’ont pas permis de répondre à cet appel. Mes collaborateurs et moi, nous le déplorons vivement.9

12Dans leurs activités quotidiennes, police et gendarmerie se voient doter de nombreux rôles. En voiture, en motocyclette, en bicyclette ou simplement à pied, les agents sont en charge du bon déroulement de cérémonies officielles comme du contrôle de la circulation. Ils doivent veiller au respect de la réglementation des marchés, des débits de boisson, à l’hygiène des commerces de vivres et des restaurants. La section de police dédiée au renseignement délivre des cartes d’identité comme des livrets de travail, ou encore des certificats de décès. La lutte contre la délinquance et la criminalité n’est qu’une attribution parmi d’autres. Ivresse sur la voie publique, rixes, divagation d’animaux sauvages, vente de vin de palme marquent pêle-mêle le quotidien des forces de l’ordre. Le manque récurrent de moyens et de personnel expliquera d’ailleurs le brouillage des zones de compétence entre police et gendarmerie, cette dernière étant présente jusqu’à ce jour dans les rues de la capitale. De même, seront parfois encouragées et légalisées, parfois combattues des patrouilles d’auto-défense10. Enfin, l’indiscipline dans les rangs des auxiliaires indigènes recrutés aux côtés des officiers et des sous-officiers français inquiète tout autant. Elle est dénoncée à l’occasion dans la presse locale : « On dit que la police est désarmée et qu’elle n’a pas de personnel sur lequel elle puisse compter, trop de gens indisciplinés et sans conscience dans ses effectifs » (Cameroun libre, 15 mars 1947)11. Si la Garde indigène est dite dans « un état lamentable »12, il n’en demeure pas moins que l’indiscipline concerne tout autant les fonctionnaires de l’administration coloniale13. En témoigne par exemple une lettre du 24 janvier 1928, du ministère des Colonies, suite à un courrier du commissaire de la République au Cameroun, relatif à « une affaire de détournement de bouteilles d’alcool saisies par les autorités judiciaires et qui, au lieu d’être détruites, conformément à un procès-verbal de condamnation auraient été distribuées à certains magistrats et fonctionnaires de Douala ».

Rejeter ou exploiter : gérer la population urbaine

13Au-delà du projet, l’autorité coloniale a donc ses « failles » et ses « ratés » (Balandier, 1951 ; Cooper et Stoler, 1997). Il n’en demeure pas moins que les discours de la presse, ceux des forces de l’ordre et de leurs autorités de tutelle ne sont pas sans effet et tendent à individualiser des quartiers au sein de l’espace urbain. Tout concourt à leur illisibilité, depuis l’absence d’éclairage, de voies tracées et bitumées jusqu’aux fortes densités de population. Leurs habitants y sont majoritairement sans livret de travail, mettant à mal le dispositif de classification et de recensement intrinsèque aux techniques de gouvernement colonial. De même, bien des « vagabonds » sont accusés d’avoir échappé au suivi médical et de s’être réfugiés dans ces quartiers, incarnant aussi un risque sanitaire (Lachenal, 2006, p. 104). Cette population non enregistrée, échec de l’illusoire panoptique colonial, participe de la construction de quartiers criminogènes et pathogènes. À l’image des métropoles européennes, les quartiers pauvres des villes camerounaises (Mokolo et la Briqueterie à Yaoundé, New Bell à Douala) n’échappent pas, dans maintes représentations, au raccourci, désormais bien connu, faisant des « classes laborieuses » les « classes dangereuses » (Chevalier, 1958). Cette criminalisation des plus pauvres fondée largement sur une spatialisation caricaturale des questions sociales14 se perpétue avec le temps et jusqu’à nos jours, à grand renfort de discours médiatiques et d’instrumentalisations politiques15. On peut toutefois regretter que les archives jusqu’ici consultées ne mentionnent pas les noms des quartiers, ce qui aurait permis de saisir quels espaces, en particulier populaires, pouvaient faire l’objet d’une surveillance accrue, tout au moins inspiraient une relative méfiance des autorités16.

14De cette brève mise en perspective historique, on note la faible mention de la prison, du moins à la lecture des rapports à la SDN et des simples rapports d’activité et courriers échangés entre les fonctionnaires au Cameroun et le ministère des Colonies. La pratique majoritaire de maintien de l’ordre semble se résumer à refouler les individus indésirables : en marge de la « ville européenne », éventuellement jusque dans les villages d’origine. La négation d’un quelconque statut de citadin aux « Africains » (Gluckman, 1942), perçus comme des migrants, de passage en ville et irrémédiablement « villageois » évite somme toute un traitement pénal de la question sociale. Les autorités les renvoient dans leur village. Les discours majoritaires produisent davantage la figure d’« indigènes » à civiliser, opposant l’obscurantisme de la campagne à un esprit urbain éclairé (et européen), jouant aussi de hiérarchies raciales et ethniques. On remarque d’ailleurs que revient à la police (et à la gendarmerie) ce rôle – inabouti – de classement et de différenciation, de production de « communautés énumérées » (Appadurai, 2005, p. 198) sur une base ethnique, là où il était apparu que la prison pratiquait davantage un enfermement massif et nullement individualisant des détenus (à l’exception notable de la différenciation entre Africains et Européens, Idrissou, 2005). En dépit de quelques références à la situation du secteur privé, touché par la récession, l’urbanisation et plus spécifiquement l’exode rural apparaissent presque comme le seul facteur explicatif du vagabondage et plus globalement de la délinquance, au risque d’une simplification voire d’une naturalisation de ce lien :

On dit couramment que les villes sont des foyers de démoralisation : il est évident, en effet que les individus y vivent plus librement qu’en brousse, échappant au contrôle de leur parenté, s’affranchissant quelque peu des traditions. […] Parmi les professions urbaines, certaines fournissent plus de délinquants. […] Si l’employé africain se trouve inséré dans une hiérarchie européenne, une moralité lui est nécessaire ; en milieu africain les contrôles […] sont moins organisés », expliquait un administrateur chargé de mission pour l’ORSTOM, réifiant la figure de « l’Africain » et le mythe du village. (Binet, 1958, p. 36)

15Les administrateurs, non sans ambiguïté, méprisent les migrants issus des campagnes tout en faisant l’apologie du contrôle social en milieu rural. Dans leurs représentations, la ville apparaît parfois comme un lieu de perdition, à d’autres moments comme un lieu « de civilisation ». Finalement, il reviendrait à une minorité « africaine » de quitter ses traditions et de vivre en ville, parmi « les évolués ».

16Dans cet environnement, la prison semble constituer principalement une sanction pour les contrevenants au régime de l’indigénat, comme l’avait démontré Florence Bernault et, pour le Cameroun, Alioum Idrissou. Dans la mesure où ce régime de l’indigénat relève d’un pouvoir d’interprétation arbitraire (Mann, 2009), on ne s’étonne pas de voir les locaux de détention massivement occupés par ces détenus dits « administratifs » : « Les peines appliquées disciplinairement étaient l’emprisonnement qui ne devait pas excéder quinze jours et l’amende qui pouvait aller jusqu’à cent francs. […] Dans la plupart des cas, les amendes étaient transformées en “contrainte par corps” puisque les indigènes ne pouvaient les payer d’où une convertibilité des amendes en jours de prison » (Idrissou, 2005, p. 107). Si les discours en réaction aux effectifs croissants en ville d’hommes jeunes, sans travail, s’inscrivent dans le contexte de la crise socio-économique des années trente et ne semblent pas doter la prison d’un rôle d’absorption d’une main-d’œuvre désœuvrée, il ne faut en conclure pour autant à une déconnexion des liens entre travail et prison. Elle ne se substitue pas à un marché du travail en crise mais garde un rôle de mise au travail (Rusche et Kirchheimer, 1994).

17Avec la suppression du code de l’indigénat et l’Indépendance, quel rôle la prison postcoloniale est-elle amenée à jouer dans la régulation des relations sociales ? Si jusque dans les années deux mille, les autorités camerounaises n’ont pas hésité à « renvoyer » les enfants des rues vers leurs prétendues régions d’origine, il leur est difficile d’envisager un traitement identique à l’égard des jeunes hommes des quartiers populaires, pour autant suspectés de venir alimenter la délinquance en ville. Dans quelle mesure la prison intervient-elle dans la gestion des populations pauvres classiquement et universellement associées à la menace de désordres et de troubles à l’ordre public (Farge, 1992 ; Faye et Thioub, 2003) ?

Des quartiers populaires à la prison : le continuum carcéral

18L’étude de 298 dossiers du greffe de la prison en 2011 permet de faire apparaître un certain nombre de tendances quant aux origines sociales et géographiques des détenus. Ce sont les hommes, jeunes, des quartiers populaires qui sont majoritairement incarcérés. Dans le même temps, le sentiment d’insécurité, les rumeurs et les articles de presse contribuent à essentialiser le lien entre ces quartiers, la délinquance et la criminalité.

L’incarcération des jeunes des quartiers populaires

19Avant d’en mettre en évidence les résultats tirés de l’étude des dossiers du greffe, il convient d’en montrer les limites. Face au classement limité d’une impressionnante quantité de dossiers au greffe de la prison, j’ai dû circonscrire mes recherches à un certain nombre de dossiers : j’ai choisi ceux des hommes, majeurs, condamnés par le Tribunal de grande instance du Mfoundi qui n’est pas le seul tribunal de Yaoundé et qui ne représente souvent qu’une étape de la procédure judiciaire. On peut aussi rappeler que la prison accueille entre 3 000 et 4 000 prisonniers, les condamnés étant minoritaires par rapport aux prévenus17. Par ailleurs, j’étais seule, sur une période limitée, à recopier à la main des centaines de fiches non informatisées, parfois illisibles et pour certaines dégradées. Les dossiers n’étaient pas toujours correctement remplis et n’indiquaient que des informations sommaires. Enfin, il faut rappeler que le nombre de condamnations ne reflète ni l’état de la délinquance ni celui de la criminalité. Toutes les affaires n’ont pas conduit au dépôt d’une plainte ou à des poursuites. Les chiffres présentés ne permettent donc en aucun cas de dresser un tableau exhaustif de la délinquance et de la criminalité à Yaoundé. Ils permettent, partiellement, de dire qui sont les hommes majeurs condamnés et de faire apparaître des surreprésentations somme toute relatives mais utiles à la formulation d’hypothèses et à l’orientation de recherches qualitatives.

2057 % des 298 hommes condamnés en première instance entre 1995 et 201118 sont nés dans la région Centre dont Yaoundé est le chef-lieu (29 % dans la capitale même)19. Sans information sur la date d’arrivée à Yaoundé des autres condamnés, les informations demeurent lacunaires. Elles permettent malgré tout de couper court à certains discours populaires et médiatiques sur les liens entre migrations et criminalité. Il est ainsi fréquent de stigmatiser les habitants originaires des régions septentrionales, sahéliennes, perçues comme les plus pauvres, accusés de gagner la capitale et, sans travail, de se tourner vers des activités criminelles.

21Plus frappant, l’ensemble des détenus condamnés se caractérise par sa jeunesse. La répartition est relativement équilibrée entre 18 et 34 ans, avec, toutefois, une importance marquée de la classe d’âge des 25-29 ans. En écho, il est nécessaire de rappeler que le Cameroun se caractérise par la jeunesse de sa population. Les villes elles-mêmes sont marquées par la présence massive des jeunes. Selon les données du recensement général de la population (2005), les 15-34 ans représentent ainsi 34,7 % de la population totale et 40,3 % de la population urbaine (43,1 % des villes de la région Centre). La moitié de la population urbaine a 19,1 ans ou moins (19 ans pour les hommes). Dans les villes de la région Centre, la moitié des hommes ont 20,2 ans ou moins20. Cependant, dans la prison centrale de Yaoundé, 72,5 % des hommes condamnés en première instance ont 34 ans ou moins, soit une surreprésentation de la jeunesse eu égard aux statistiques nationales.

22Lorsque l’on croise l’âge et l’activité professionnelle, on remarque que 42 % des 18-24 ans sont sans activité ou exercent des petites activités informelles (pousseurs, ferrailleurs, etc.) ; ils sont 55 % si l’on y ajoute des petits métiers a priori plus qualifiés tels qu’électricien, maçon, coiffeur, etc. mais qui relèvent en général du même vaste « secteur » informel. Le schéma se reproduit à l’identique pour les 25-29 ans (76 %) et les 30-34 ans (54 %). Les hommes jeunes en prison appartiennent donc majoritairement au vaste et hétérogène « secteur informel ». « Débrouillards », « apprentis », chômeurs, on peut formuler l’hypothèse d’un faible niveau de scolarisation et de difficultés à s’intégrer à un marché du travail largement inexistant, en particulier dans le secteur des emplois formels. En effet, au sein de la population urbaine de la région Centre, on compte 9,9 % des actifs sans emploi à la recherche d’un premier emploi et 4,7 % d’actifs sans emploi ayant déjà travaillé21. De manière générale, si l’ensemble des condamnés relève majoritairement de l’économie informelle, les plus jeunes (moins de 35 ans) représentent massivement les travailleurs journaliers, les plus précaires. Outre les condamnés, les prévenus, sur lesquels je ne dispose donc pas d’informations, attendent leur condamnation22, venant gonfler les effectifs de la prison. Celle-ci revêt d’autant une « fonction pratique de sûreté » au service du maintien de l’ordre public (Faugeron et Le Boulaire, 1992, p. 7).

23L’étude des quartiers de domiciliation des détenus condamnés en première instance mérite aussi que l’on s’y attarde. Par manque de données, il est très difficile d’établir une typologie générale des quartiers de la capitale suivant les revenus, le statut d’occupation des habitants ou encore le type de bâti et le degré d’équipements. En outre, Yaoundé se caractérise par une relative mixité socio-spatiale, des villas pouvant côtoyer des maisons en matériaux provisoires. Par ailleurs, un même quartier peut abriter à la fois des zones loties et des secteurs occupés illégalement, par exemple le long de la voie ferrée ou dans les fonds de vallée marécageux. En conséquence, la simple mention du quartier de domiciliation d’un condamné ne suffit pas à saisir ses conditions de vie ni même son secteur précis de résidence. En outre, je ne dispose pas d’informations sur le lieu où le délit ou crime a été commis.

24Malgré tout, quelques zones de résidence s’individualisent au sein de l’espace urbain. La majorité des détenus condamnés en première instance sont issus des quartiers les plus pauvres. Ainsi, la carte des quartiers de domiciliation des 298 condamnés fait apparaître un continuum dans le quart nord-ouest de la ville où se concentre une part relativement importante des résidences d’origine des détenus. Les quartiers de Tsinga et de la Briqueterie, puis de Mokolo, Madagascar, Carrières, Cité verte et Nkomkana forment un noyau dense, qui se prolonge plus au sud par Elig-Effa, Nkolbikok et Etetak et plus à l’ouest par Oyomabang. Les premiers (Briqueterie, Mokolo en particulier) rassemblent de vieux quartiers péricentraux, ayant abrité dès l’époque coloniale, de nombreux migrants (notamment de l’ouest et du nord) venus en ville chercher du travail et repoussés par l’administration française dans les années vingt en dehors du centre-ville, loin des habitations des Européens, comme j’ai pu l’expliquer. Au fil des ans et de la croissance urbaine, ce premier noyau s’est prolongé, entraînant la création d’autres quartiers. Ensemble, ils sont caractérisés par un sous-équipement chronique et une forte densité de population. Le bâti est souvent ancien, dégradé, fait de cases de briques de terre recouvertes d’enduit de ciment. La voirie n’est guère bitumée en dehors des grands axes de circulation. Les pistes qui serpentent entre les maisons sont des cloaques où les eaux usées croupissent à ciel ouvert. La nuit, l’éclairage est souvent inexistant. Ce sont enfin des quartiers où il est possible de se loger à moindre coût.

Carte 12. Les quartiers de résidence des détenus, à Yaoundé

La criminalisation des quartiers populaires

25Dans les représentations des citadins, fortement relayées et coproduites par la presse, les quartiers de domiciliation des détenus sont pointés du doigt. À la fin des années quatre-vingt-dix, selon une analyse des représentations citadines, Mokolo et la Briqueterie étaient accusés d’abriter des individus « dangereux » et « analphabètes » (Bopda, 2003, p. 328). La Briqueterie a la réputation de concentrer en son sein les principaux lieux de recels de la ville (Fer, Morelle et Iyébi Mandjek, 2011), en plus de nourrir les stéréotypes négatifs à l’encontre des ressortissants du Nord du pays, plus largement les musulmans, très présents dans le quartier et à proximité, à Tsinga. Mokolo accueille quant à lui l’un des plus grands marchés de la capitale, espace propice aux activités de vol à la tire et largement fréquenté, par exemple, par les enfants de la rue (Morelle, 2007). Au quotidien, les quartiers voisins de Madagascar ou de Carrières notamment, mais aussi de Nkolbikok ou d’Elig-Effa, n’échappent guère à ces stigmates. Oyom-Abang, quartier périurbain plus en retrait, abrite quelques zones en friche occupées illégalement, largement dénoncées pour leur insécurité par leurs habitants.

26Plus au nord, en particulier à Emana et à Etoudi, se dessine un autre noyau. Ces quartiers ont aussi une mauvaise réputation. Certains de leurs secteurs, aux alentours de la gare routière et du marché abritent des bars, des boîtes de nuit et quelques rues consacrées, la nuit, à la prostitution et à la vente de cannabis. Dans le quart oriental de Yaoundé, un autre quartier dédié à la prostitution se détache : Ekounou. Il se prolonge vers le nord-est par les quartiers de Kondengui (le quartier de la prison), Nkoldongo puis Anguissa, Etam-Bafia et enfin Emombo et Mimboman. Les uns et les autres, en dépit d’une certaine mixité résidentielle (et notamment quelques espaces lotis), abritent des secteurs fortement animés la nuit autour de bars, de cabarets et d’auberges (Carrousel, Terminus-Mimboman, Deuxième-Carrefour Emombo, etc). En journée, s’étendent à perte de vue des habitations anciennes, serrées les unes contre les autres, de plain-pied et aux toits de tôle. L’absence d’équipement y est patente. Enfin, un dernier quartier, Ngousso23, se détache de la carte avec dans son prolongement des quartiers sous-équipés et marqués par la promiscuité : Elig Edzoa, Manguiers (en particulier le long de la voie de chemin de fer et en fond de vallée).

27Il ne saurait être question ici de nourrir les thèses faisant d’un type de bâti un facteur criminogène, où l’absence d’électricité expliquerait en définitive le nombre de vols et d’agressions. De même, les conditions de vie précaires et les crises économiques à répétition subies par nombre d’habitants n’en font pas de manière automatique des criminels. Le risque est grand de renforcer, au prétexte de ces premiers résultats, les stéréotypes négatifs, héritages historiques, à l’égard de certains quartiers et de leurs habitants sans prendre en compte la réalité du fonctionnement des institutions pénales et des divers filtres par lesquels passent (ou auxquels échappent) des citadins poursuivis pour des délits ou des crimes24. On ne saurait assez souligner qu’à l’inverse, la cartographie d’autres délits et crimes, à commencer par les détournements de deniers publics (s’ils donnaient systématiquement lieu à des poursuites et à des condamnations) donnerait sans doute à voir une tout autre carte de la délinquance et de la criminalité à Yaoundé (mais aussi de lotissements illégaux et de villas édifiées sur des terrains inconstructibles).

28Finalement, ce sont des hommes jeunes, sans activité stable, vivant dans les quartiers les plus pauvres et assignés aux cellules surpeuplées de la prison qui sont majoritairement condamnés à des peines de prison. Comme le notait déjà Jean-François Bayart dans les années quatre-vingt, « l’inadéquation de la réglementation et de la législation aux réalités sociales de base, telles que les vivent les “sans importance”, joue généralement au détriment de ces derniers en favorisant l’arbitraire administratif et en rendant illégale une bonne partie du réel » (Bayart, 1985b, p. 251). Cependant, cette illégalité va prendre de multiples formes et entraîner différents types de sanctions. Ce sont des hommes condamnés à des peines longues qui sont en prison. 88 des 298 détenus sont condamnés à des peines allant de dix ans à vingt ans ou plus, pour des assassinats, des meurtres ou des viols mais aussi pour détournements et pour certains vols aggravés. Dans la catégorie des peines de cinq à neuf ans de prison (70 condamnés en première instance), le vol aggravé est le motif majoritaire (43).

Source : dossiers du greffe de la prison centrale de Yaoundé, 2011.

29Le vol aggravé renvoie cependant à des situations très diverses : il peut s’agir d’un vol avec effraction ayant entraîné le bris d’une fenêtre, la destruction d’un cadenas comme d’un vol commis avec une arme. Ainsi ce motif est-il omniprésent et donne-t-il lieu à des peines variables. Quoi qu’il en soit, à l’étude des dossiers du greffe, ce motif est nettement surreprésenté (163 condamnations pour vol aggravé sur 298 dossiers) suivi de ceux d’assassinats et de meurtres (74). Tout en restant dans un certain flou quant à la réalité des vols incriminés, on peut conclure à la quasi-absence de condamnations pour vol simple, recel ou revente de cannabis, activités illégales pourtant parmi les plus visibles dans la ville de Yaoundé25. Existerait-il une gestion pénale différenciée de ce qui relèverait davantage d’une criminalité organisée (vols en bande avec violence) et a contrario de la délinquance d’appropriation (chapardage, vols à l’arraché) ? En somme, dans quelle mesure se construit une tolérance à l’égard de certains illégalismes populaires, au service de la survie (Foucault, 1975 ; Lascoumes, 1986) ?

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30La prison coloniale est apparue comme l’une des techniques de production, de hiérarchisation et de soumission des populations sur des fondements raciaux. Elle a été placée au service du pouvoir souverain de la colonie puis de l’État camerounais. Elle s’est articulée à la volonté de mise au travail et au recours à la violence (la chicotte du colonisateur) hors des cadres juridiques. Pour autant, l’improvisation, la conversion en urgence de bâtiments en prison, la vétusté des lieux a donné à voir une institution fort éloignée dans sa réalité des intentions originelles.

31Le déplacement de l’analyse de la prison vers les institutions policières, en ville, souligne à nouveau la faiblesse du dispositif colonial dans ses velléités de maintenir un ordre urbain quotidien, dans les anciens villages et les nouveaux quartiers de Douala et de Yaoundé en particulier. Du fait d’effectifs de police et de gendarmerie réduits, d’une démultiplication des missions et d’espaces urbains en extension, etc. l’opération de comptage et de classement à des fins de savoirs et de discipline s’avère peu effective.

32Malgré tout, les rapports des autorités produisent tout un imaginaire autour des quartiers populaires marqués par de fortes densités de population, abritant des migrants exerçant de petites activités informelles. Cette appréhension d’espaces hors de contrôle, en marge de la loi perdure à ce jour, relayée par la presse. À Yaoundé, aujourd’hui, ce sont les hommes, jeunes, sans diplôme ni emploi salarié déclaré, des quartiers populaires qui sont incarcérés. Toutefois, toutes les activités illégales ne sont pas également représentées dans les dossiers du greffe.

33Il est donc utile de comprendre les rapports qu’entretiennent les tenants d’activités délictuelles et criminelles avec les institutions pénales, en premier lieu avec la police et la gendarmerie, à l’échelle de ces quartiers. Quelles infractions sont tolérées en ville au point de suspendre la peine de prison comme sanction ? Une fraction de la population vit sous la menace de l’incarcération mais sans forcément multiplier les séjours en prison, ou en y restant peu de temps.

34Il est nécessaire d’appréhender l’enfermement dans sa réticularité : il prend corps en différents lieux de la ville, des cellules des commissariats et des brigades de quartier à celles de la prison. L’institution pénitentiaire n’est qu’un des sites à partir duquel s’exprime et se construit l’ordre urbain.