1« La lettre de cachet, c’est le vieux régime tout entier, avec ses injustices, ses intolérances, ses abus, et son droit odieusement proclamé de disposer de la vie et de la liberté de tous »1. Demeurée pour la postérité le symbole des excès et de l’arbitraire de l’Ancien Régime, la lettre de cachet, pour être emblématique, est-elle vraiment digne de la légende noire dans laquelle l’a figée une historiographie partisane ? La lecture des dossiers de lettres de cachet conservés dans les archives des intendances et de la lieutenance générale de police de Paris vient démentir la vision réductrice et unilatérale qui la cantonne au rang d’instrument de l’oppression royale, utilisé au nom d’une raison d’État opaque et cruelle. Les archives apportent deux enseignements majeurs : d’abord, la grande majorité de ces ordres royaux, loin d’être à l’initiative du pouvoir étatique, s’avèrent être le fruit de demandes de particuliers ; ensuite, la lettre de cachet expédiée « dans l’intérêt des familles », qui prédomine largement, paraît répondre dans la seconde moitié du xviii^e siècle à une véritable demande sociale dans l’ensemble du royaume. Le roi endosse en la circonstance son rôle de père et de juge suprême de ses sujets, en mettant à leur disposition une procédure exceptionnelle et mystérieuse, relevant du secret d’État, dans le but de préserver leur honneur menacé par le comportement d’un parent déviant.

2Expression de la volonté directe et souveraine du monarque, la lettre de cachet est dans la pratique quasiment réservée au xviii^e siècle au seul usage de la police et surtout des particuliers pour le maintien de l’ordre public et la sauvegarde de l’honneur des familles, deux domaines qui forment le terreau de sa formidable croissance au dernier siècle de l’Ancien Régime. Interpellé par des parents éplorés, le roi délivre des lettres de cachet en vue de régler des litiges privés, mû par le désir d’œuvrer dans l’intérêt de son peuple. Les lettres échangées au cours de la procédure révèlent l’établissement d’une relation privilégiée, directe, familiale, oserait-on dire, qui lie le souverain et ses sujets plongés dans le malheur : c’est là toute l’ambiguïté et le paradoxe de cet ordre royal, symbole à la fois de la toute-puissance et des prérogatives immenses du monarque et dans le même temps illustration de sa bonté paternelle et de sa proximité avec son peuple dans l’attente d’un secours et d’une attention jugés légitimes. Il y a de la magie dans cette institution qui touche au caractère sacré du roi de France, un véritable « prodige » selon Arlette Farge et Michel Foucault : le fait de révéler ses secrets de famille au souverain permet de sauver, voire de laver l’honneur, un bien plus précieux que la vie parmi les élites et une valeur que tous partagent, sans distinction sociale2.

3La lettre de cachet met donc en scène l’intervention royale au cœur de la famille. Comme auparavant saint Louis sous son chêne, le roi, source de toute justice, exerce par l’expédition de cet ordre sa justice retenue, directement rendue aux sujets, sans l’intervention des juges à qui en temps normal il délègue cette attribution3. À l’origine, ce sont les égarements d’un individu qui génèrent chez ses parents l’angoisse du scandale lié à une condamnation devant les tribunaux, synonyme sous l’Ancien Régime de flétrissure indélébile sur la personne de l’accusé et sur toute sa parenté. Dans le sillage du déshonneur jaillit la terreur d’une déchéance sociale ; elle étreint les familles qui verraient, une fois leur nom sali, leurs espoirs de contracter des unions avantageuses et de s’élever dans la société fortement compromis, voire anéantis. On comprend dès lors l’enjeu des lettres de cachet de famille4 et les raisons pour lesquelles il est parfaitement admis au xviii^e siècle que des histoires de famille banales se muent en affaires d’État et parviennent jusqu’aux oreilles du monarque absolu de droit divin. L’ordre du roi est un remède miraculeux : en prononçant une peine d’enfermement, il met fin aux agissements du parent qui « se dérange » et court-circuite l’action des juges en empêchant la tenue d’un procès. Dans les faits, il y a essentiellement risque de déshonneur car risque que des délits soient commis : on touche là à l’essence de l’institution, érigée sur des supputations pour préserver un capital menacé, l’honneur, sans certitude du caractère réel ou illusoire de la menace et de l’ampleur de ses conséquences. Seule la clairvoyance du roi justicier peut percer à jour la vérité familiale mais elle est mise à mal, car le déshonneur tant redouté tend à dissimuler des rapports de force violents qui minent la famille et dont les ressorts profonds sont immuablement l’appât du gain et les frustrations liées à la situation amoureuse et/ou socioprofessionnelle de ses membres, surtout parmi les générations « en devenir ». Le conflit dans lequel nous plonge la lecture des dossiers repose sur la naissance et l’expression d’aspirations individuelles jugées inconciliables avec l’intérêt collectif de la famille.

4L’intervention du souverain n’est pas désintéressée ; le développement des lettres de cachet obéit à des objectifs politiques bien précis. Il accompagne la montée en puissance de l’État monarchique qui, depuis le xvi^e siècle, tente d’investir la famille. Le droit de correction, laissé jusque-là à la discrétion du chef de famille, passe dans l’une de ses formes les plus violentes, la privation de liberté, sous le contrôle du pouvoir royal qui vient encadrer la puissance paternelle. La lettre de cachet est une arme pour combattre l’exercice d’une justice personnelle, ainsi qu’un moyen de maintenir l’ordre public et de renforcer le contrôle social. À l’époque moderne, la prérogative royale s’affirme dans le domaine de la justice et consacre la victoire de l’État sur les velléités d’indépendance et les sources de désordre dans le royaume : la puissance politique du monarque est intrinsèquement liée à sa puissance judiciaire.

5La réalité et l’évolution des lettres de cachet, révélées par les archives, sont tout autres que l’image attachée à leur seul usage politique et, dans une moindre mesure, policier, qui se perpétue dans l’imaginaire collectif et la tradition historiographique française. En 1789 encore, les Français tiennent à ce recours direct à l’autorité suprême qui leur permet de régler des conflits quotidiens. Une fois devenue le symbole de tous les travers de l’Ancien Régime, l’institution disparue inspire des réactions passionnées, entre haine et regret ; une nostalgie silencieuse de ce système de pacification des relations familiales qu’incarnait une monarchie paternelle étreint même certains au xix^e siècle et au début du xx^e siècle :

« Où est cet esprit familial, cette souplesse, j’oserais dire cette tendresse qui, jusque dans ses abus, font le charme de notre vieille monarchie ? Où sont les subdélégués s’intéressant activement à la paix, à la prospérité des moindres ménages ? Ces ministres qui prennent à cœur les intérêts d’un cordonnier ou d’un regrattier, d’un gagne-denier ou d’une coquetière5 ? »

6Ainsi le chartiste Frantz Funck-Brentano souligne-t-il avec justesse en 1927 la patience et la disponibilité d’une administration royale accaparée par des familles qui tirent le meilleur parti de l’institution, la conduisant à un développement fulgurant dans la seconde moitié du xviii^e siècle. Le poids de la légende, noire ou rose, selon les époques et les auteurs, de la lettre de cachet pèse lourdement sur son historiographie et les dossiers conservés dans les Archives départementales restent, si l’on excepte quelques provinces comme la Normandie et la Provence, peu exploités6. Ceux de l’intendance de Franche-Comté, dans leur très grande majorité postérieurs à 1750, sont remarquablement complets et illustrent avec force détails la procédure suivie, de l’échelle nationale à l’échelle locale, des bureaux du ministre à Versailles au subdélégué en passant systématiquement par l’intendant à Besançon, dans un mouvement de balancier. La province, française depuis peu, est en cela représentative du reste du royaume, à l’exception – notable – de Paris, qui se démarque par des spécificités institutionnelles et sociales fortes. Le dépouillement des archives des maisons de force où sont retenus les prisonniers vient compléter celui des dossiers de lettres de cachet, en permettant au chercheur de retracer le parcours de l’accusé et d’éclairer le contexte, l’origine et les répercussions du conflit familial.

7Que son intérêt se porte sur l’histoire des institutions, l’histoire sociale et des mentalités ou bien l’histoire du droit, de la criminalité et de la peine carcérale, les lettres de cachet pour affaires de famille sont d’une richesse inépuisable pour l’historien. Elles reflètent les évolutions et permanences de la société française à la fin de l’Ancien Régime en pénétrant dans ses arcanes les plus intimes, au cœur du foyer, en prise avec les aspirations nouvelles et généralement réprouvées qui s’y développent au xviii^e siècle. Cette source souvent encore inédite permet une analyse nouvelle du rapport unissant l’État et la société et plus précisément du rapport unissant le roi et la structure sociale de base que représente la famille. L’institution qui met en contact direct le monarque et ses sujets, mus par des intérêts communs, s’articule autour du schéma triangulaire individu-famille-État. Comment au cours de la procédure ces trois acteurs manœuvrent-ils pour parvenir à leurs fins ? Que révèlent le développement et la pratique des ordres du roi au xviii^e siècle sur les relations au sein de la famille et sur le rôle de l’État dans la sphère familiale et sociale ? L’enjeu dépasse largement les murs de la maison paternelle et les querelles du ménage ; la politique de l’État monarchique en direction des familles se construit, s’implante et s’amplifie dans le royaume tout au long de l’époque moderne en rencontrant l’adhésion des sujets7. Les dossiers de lettres de cachet de famille permettent à l’historien d’examiner précisément trois volets de son action : l’application de la procédure conduisant à l’expédition ou au refus des ordres du roi, l’intervention au cœur des conflits familiaux et de l’intimité du foyer, enfin la délicate gestion du détenu et du dispositif carcéral.

8L’augmentation vertigineuse de la demande d’ordres du roi au xviii^e siècle pour le règlement de contentieux familiaux est d’abord étroitement liée au développement d’un appareil administratif efficace et extrêmement centralisé. Elle en est à la fois la cause et la conséquence. Sans une administration nombreuse et bien organisée, la banalisation de l’usage des lettres de cachet par la police et les familles n’aurait pu se produire. L’analyse des rouages de la procédure en Franche-Comté met en relief la répartition des tâches et la coordination entre les différents niveaux de la hiérarchie administrative. L’instruction des demandes est l’occasion d’une confrontation directe entre l’administration et les familles : se pose alors de manière aiguë le problème de l’impartialité des agents du roi et des pressions subies quotidiennement. L’institution est à prendre dans son contexte qui voit une administration prise dans un réseau d’alliances et de sociabilité de plus en plus étroit à l’échelle locale ; son action est bridée et limitée par l’irruption dans le cours de la procédure de pouvoirs locaux concurrents du sien que sont l’autorité militaire et la hiérarchie ecclésiastique. Quant aux relations nécessairement entretenues avec la justice ordinaire et les juges, elles sont complexes, car ces derniers n’entendent pas se laisser déposséder de leurs prérogatives.

9L’immersion au cœur du travail administratif se poursuit naturellement par une immersion au cœur des passions familiales, au contact du deuxième grand acteur de la procédure que sont les familles elles-mêmes, en vue de percer à jour les raisons profondes qui les poussent à s’adresser à l’autorité royale. Outre la détermination de leur appartenance sociale et du type de motifs justifiant le recours à la lettre de cachet, c’est le lent processus de maturation du conflit jusqu’à la rupture effective matérialisée par la lettre de cachet qui retient l’attention de l’historien. Ce conflit oppose l’individu à sa famille ; la lettre de cachet démontre que le principe traditionnel selon lequel l’individu disparaît dans la famille est battu en brèche par une volonté nouvelle d’indépendance et d’autonomie, signe évident d’une modernisation de la société. Le poids étouffant de l’autorité masculine, qu’elle s’incarne en la personne du père, en celle de l’époux ou encore d’autres hommes de la parenté8, est contesté par les agissements d’un fils, d’une épouse ou d’un frère. La lettre de cachet pour affaires de famille, manifestation de l’étendue de cette autorité, est aussi celle de sa fragilité, puisqu’elle apparaît amoindrie et menacée, nécessitant le secours du monarque.

10C’est bien volontiers que, dans ces conditions, le roi prête main-forte à des pères en détresse. Les lettres de cachet consacrent la vigueur de la puissance paternelle, particulièrement sensible en Comté9, et la suprématie du père en illustrant son droit à corriger et à priver de sa liberté son fils, même majeur. La demande sociale qui naît et se renforce au cours du siècle laisse deviner une dérive rapide de l’institution. Les familles tendent à se dégager de plus en plus de leurs responsabilités aux dépens de l’État10 et à instrumentaliser les ordres du roi à des fins purement matérielles. L’argent est de fait l’élément moteur des conflits familiaux. Face au détournement de la lettre de cachet de famille de son objectif originel, l’État et ses agents ont-ils réellement les moyens de lutter contre les abus et de comprendre les passions familiales, les ambitions et les frustrations secrètes dont la demande d’enfermement est l’émanation ?

11Le comportement des parents et de l’accusé, une fois celui-ci détenu, éclaire d’un jour nouveau les tensions familiales mises sous les yeux du roi et de son administration. Parallèlement à la problématique des conditions de vie des « correctionnaires » ou « prisonniers de famille »11 au xviii^e siècle – car les dossiers comtois s’épanchent souvent sur le destin des malheureux prisonniers –, la signification accordée par les différents protagonistes de l’affaire à la détention par lettre de cachet interpelle. Il s’agit de déterminer si la réclusion a pour but la simple soustraction de la société d’un élément dangereux pour l’ordre public qu’il convient d’éloigner au plus vite de sa famille et de son village, ou si elle s’accompagne du désir de corriger et d’amender le mauvais sujet.

12Quand la lettre de cachet est expédiée, la rupture est consommée entre le prisonnier et sa famille, l’éventualité d’une réconciliation reste ténue et le moment de la libération est redouté. Le suivi administratif des détenus s’avère délicat et complexe. Malgré des efforts louables pour limiter une sollicitation familiale toujours plus insistante et pour parvenir à plus d’équité dans le traitement des accusés, l’État monarchique se trouve dépassé par la demande qu’il a générée ; l’image du roi justicier et de la monarchie absolue s’en trouve écornée. Les lettres de cachet pour affaires de famille se heurtent dans la seconde moitié du xviii^e siècle à la dénonciation des abus qu’elles cautionnent et à l’émergence de l’individu qui, pris sous la férule de ses parents et de l’État, fait peu à peu figure d’opprimé aux yeux du public. Victimes de leur succès, elles focalisent des critiques de plus en plus vives à l’approche de la Révolution jusqu’à devenir, malgré elles, le symbole de toutes les insuffisances de l’Ancien Régime.