Introduction générale

1« Avec l’imprimerie, l’éventail des usages de l’écrit s’élargit, et, corollairement, se constitue un réseau de pratiques spécifiques, qui définissent une culture originale »1. La « culture de l’imprimé » s’instaure progressivement à partir du milieu du xv^e siècle. Avec l’invention de Gutenberg, les pratiques scripturales et les usages de l’écrit se modifient en profondeur. Certes, des systèmes assurant la reproduction multiple d’images et de textes existaient bien avant Gutenberg, mais la mise au point des caractères mobiles et leur rapide diffusion dans tout l’Occident ont bouleversé le rapport des hommes à l’écrit2.

2Mise au point en Allemagne dans la première moitié de la décennie 1450, la typographie se propage dans la quasi-totalité de l’Europe avant la fin du siècle3. Après l’Italie, elle atteint le royaume de France en 1470, lorsque trois imprimeurs allemands s’installent en Sorbonne. L’expansion dans l’ensemble du royaume est rapide, non seulement du fait des bénéfices de l’invention mais aussi de l’itinérance des imprimeurs. Si certaines places restent très éphémères, de grands centres se développent dans les provinces au cours du xv^e siècle, tels Lyon et Rouen. Ainsi, avant 1500, environ quarante-cinq imprimeurs ont exercé à Lyon. La ville se distingue notamment par l’importance de sa production de livres juridiques4. Dans les milieux cultivés et d’exercice du pouvoir – qui sont souvent les mêmes à l’aube de l’époque moderne –, le livre imprimé apparaît comme une réalité quotidienne qui bouleverse la production et la diffusion de l’information et des connaissances.

3L’imprimerie ne remet cependant pas immédiatement en cause l’ensemble des mécanismes médiévaux. Le changement de paradigme ne s’opère pas sans résistance. Le fonctionnement institutionnel de la monarchie, fondé sur la tradition de pratiques séculaires, constitue l’un de ces points de tension. Les intérêts de l’imprimé se confrontent aux usages monarchiques sur lesquels reposent partiellement la légitimité et l’efficacité de l’intervention royale. La production normative ne recourt pas uniquement au manuscrit pour ses vertus utilitaires de transmission et de conservation de l’information, mais incorpore aussi au document des valeurs symboliques et surtout juridiques attachées à sa forme. Par conséquent, le bouleversement formel opéré par l’invention de Gutenberg frappe de plein fouet la pratique législative. Au cours du siècle qui suit cette invention, la loi connaît d’importantes évolutions, qui résultent pour partie des effets de l’imprimerie5. Ses incidences sur la pratique législative se ressentent d’ailleurs jusqu’à nos jours, malgré l’abandon de la publication sur papier du Journal officiel depuis le 1^er janvier 20166.

4Du point de vue institutionnel, le début des Temps modernes se caractérise en effet par de profondes transformations du pouvoir législatif7. L’intervention monarchique dans l’ordre juridique du royaume bénéficie pour cela d’un renforcement théorique8. La période est marquée par une intense réflexion sur les fondements du pouvoir royal et, en particulier, sur la capacité du monarque à modifier l’ordonnancement juridique. Le questionnement doctrinal ne date évidemment pas du xvi^e siècle, le pouvoir royal d’édicter des normes remontant aux origines de la monarchie. Toutefois, à partir des réflexions médiévales9, un basculement s’opère à la Renaissance, lequel aboutit notamment à la théorisation de la souveraineté moderne. Celle-ci trouve l’une de ses formulations les plus abouties dans l’œuvre de Jean Bodin. Les Six livres de la République, dont la première édition paraît en 1576, témoignent de la place croissante accordée à la loi royale au sein d’un système juridique hérité du Moyen Âge et caractérisé par la multiplicité des sources et l’absence de hiérarchie effective. Le pouvoir de faire loi bénéficie désormais d’une forte assise théorique, qui légitime l’intervention croissante du monarque. La théorie est en l’occurrence indissolublement liée à la pratique du pouvoir. Les questionnements doctrinaux s’appuient sur les prétentions de la monarchie à accroître sa place dans l’ordre juridique, laquelle y trouve en retour un fondement conceptuel. Ainsi, la législation du roi de France tend à se faire plus prégnante. L’activité législative du monarque s’intensifie graduellement durant les derniers siècles du Moyen Âge. Le roi concurrence de plus en plus sévèrement les autres sources du droit, à tel point qu’« à partir du xvi^e siècle, la monarchie parvient à s’arroger […] en pratique le monopole de l’édiction du droit positif »10. Le phénomène se traduit par une production accrue de textes concernant des sujets qui échappaient auparavant à la compétence royale. Pour ce faire, le roi dispose d’une grande variété d’instruments, qui rendent difficile l’appréhension de la pratique législative.

5Définir la loi au début des Temps modernes relève en effet de la gageure11. Le terme « loi » est polysémique. Pour se limiter au champ juridique, il sert avant tout à désigner les textes romains compilés dans le Corpus juris civilis. Les leges sont les dispositions du Digeste et du Code de Justinien enseignées dans les universités et commentées par les professeurs. Le terme sert aussi à désigner des ensembles de préceptes, telles les lois divines et naturelles. Dès lors, les actes de commandement du monarque sont plus spécialement qualifiés de lois royales. D’ailleurs, bien que les actes royaux se qualifient parfois eux-mêmes de « loy », la variété des désignations employées fait plutôt ressortir les termes « ordonnance », « édit », « statut » ou bien encore « déclaration ». Sous ce vocabulaire éclectique se cache en outre une grande diversité d’actes. L’absence de correspondance exacte entre les caractères diplomatiques et juridiques empêche de donner à la loi des contours très précis. La définition dépend nécessairement des critères choisis et revêt dès lors une dimension partiellement subjective. Il est néanmoins possible de l’atténuer au maximum par une détermination claire et constante des critères de choix des actes royaux susceptibles d’être qualifiés de loi, afin d’en faire un concept opératoire.

6Il faut avant tout souligner que l’ensemble des décisions du pouvoir souverain monarchique n’entre pas dans la catégorie des actes royaux12. Cette nébuleuse apparaît en elle-même difficile à définir. L’historiographie contourne généralement le problème13, qui ne trouve pas de solution contemporaine car « la monarchie s’est abstenue de ranger ses actes au sein de catégories étanches. Les classifications sont donc toutes, à des degrés divers, des constructions bâties à partir d’une pratique peu stable, au moins jusqu’au xviii^e siècle »14. L’effort de conceptualisation de Jean-Claude Garreta doit cependant être relevé. Dans sa précieuse étude sur les sources de la législation de l’Ancien Régime, l’auteur indique que les actes royaux « sont en somme les actes rendus dans l’exercice de l’autorité législative, ou réglementaire – ordonnances, édits, déclarations – à l’exclusion des actes d’administration touchant un groupe social ou professionnel, ou un particulier, et des jugements tranchant les contestations de l’ordre administratif ou judiciaire »15. En revanche, la notice « actes royaux » du Dictionnaire de l’Ancien Régime ne définit pas l’expression mais se contente d’exposer une typologie16. La lecture de cette typologie permet d’ailleurs de mieux comprendre à quel point il est délicat de regrouper la totalité des actes royaux sous une seule définition, tout en écartant certaines manifestations de la volonté royale, qui sont exclues de la catégorie.

7Au regard de la diplomatique17, le genre « acte royal » se divise en deux espèces : les lettres patentes et les actes expédiés sans l’intervention de la chancellerie. En premier lieu, les lettres patentes se définissent comme des actes ouverts avec un sceau pendant, qui comprennent une suscription, une adresse, un préambule, un dispositif, une formule exécutoire et enfin la signature du roi et des contreseings. En fonction des variations subies par ces éléments, il est possible de distinguer deux types de lettres patentes. Les grandes lettres patentes sont scellées sur double queue et s’adressent « à tous présents et à venir ». Les petites lettres patentes sont, quant à elles, scellées sur simple ou double queue et disposent d’une adresse particulière ou collective. En second lieu, les actes expédiés sans l’intervention de la chancellerie renferment aussi une large variété de décisions royales. Face à la lourdeur procédurale des lettres patentes, des actes aux cadres moins rigides font leur apparition au cours du Moyen Âge et de l’Ancien Régime afin de favoriser l’expression de la volonté royale. Parmi ceux-ci, il faut s’attarder un instant sur les ordonnances sans adresse ni sceau et sur les lettres closes. L’expression « ordonnance sans adresse ni sceau » est une construction proposée par François Olivier-Martin dans sa célèbre typologie des « lois du roi »18. Diplomatiquement très simples, ces textes expriment la volonté royale par la formule lapidaire « De par le roi » et, comme leur nom l’indique, ils sont dépourvus d’adresse et de sceau. Par conséquent, ils échappent à toute vérification et à l’enregistrement, puisqu’ils sont simplement signés du roi et contresignés par un secrétaire d’État. La monarchie y recourt surtout en matière militaire et pour les décisions de police, mais aussi pour l’organisation de la maison du roi et du Conseil. Quant aux lettres closes, elles s’opposent aux lettres patentes en ce qu’elles sont fermées et s’adressent à un destinataire particulier. Enfin, il faut noter que les arrêts du Conseil du roi ne sont pas compris dans la catégorie des actes royaux, bien qu’il s’agisse d’un mode à part entière (et fondamental) d’intervention royale dans l’ordre juridique19. Plus précisément, seuls sont classés parmi les actes royaux les arrêts du Conseil revêtus de lettres patentes.

8C’est à partir du dépouillement des actes royaux imprimés conservés à la Bibliothèque nationale de France qu’a été constitué le corpus de cette étude. Les critères ayant permis son élaboration éclairent en retour l’acception de la loi qui a été retenue. Au total, neuf cent trente-huit pièces imprimées ont été dépouillées, regroupant mille trois cent cinquante-cinq actes royaux dont certains en de nombreux exemplaires. À partir de cet ensemble, les critères retenus ont permis de constituer un corpus homogène, susceptible de faire l’objet d’une étude cohérente, de comparaisons et de projections raisonnées. Le corpus définitif contient trois cent quatre-vingt-six entrées, extraites de trois cent sept pièces imprimées et reproduisant deux cent soixante-sept actes royaux différents. Ces entrées ont été déterminées à l’aide d’une série de critères relatifs à la date, à la forme et au contenu des documents.

9Tout d’abord, le cadre temporel de l’étude correspond à celui de l’apparition et des premiers développements de l’impression des actes royaux. Le dépouillement des catalogues d’incunables20 a permis de découvrir que le plus ancien acte royal imprimé conservé – notamment à la BNF – a été mis sous presse à Lyon en 149121. Il s’agit de l’ordonnance sur la justice en Languedoc promulguée le 28 décembre 1490 par Charles VIII. L’analyse doit donc logiquement commencer par ce règne qui a débuté en 1483 à la mort de Louis XI. D’un point de vue historique, le règne de Charles VIII est d’ailleurs souvent considéré comme le premier de l’époque moderne22, en ce qu’il forme le cadre du début de la Renaissance en France, de la découverte de l’Amérique et du renforcement du pouvoir monarchique23. Au-delà de l’arbitraire d’un tel découpage du continuum temporel, il marque en l’occurrence les prémices de l’impression de la législation24. Si cette dernière subit de profondes modifications jusqu’au milieu du xvi^e siècle, le règne d’Henri II semble constituer un terminus ad quem pertinent. Outre les données dégagées du corpus de l’étude, au moins deux éléments justifient cette césure. En premier lieu, il apparaît que « la croissance [des actes royaux imprimés] devient exponentielle sous Charles IX »25. Malgré l’absence d’étude globale relative à l’impression des actes royaux entre la seconde moitié du xvi^e siècle et le début du xvii^e siècle, la simple consultation des catalogues suffit à confirmer ce constat. Le changement amorcé durant le règne de François I^er, renforcé au cours de la décennie 1550, prend toute son ampleur à partir de Charles IX. Celui-ci se traduit alors d’un point de vue institutionnel. En second lieu, en effet, le roi centralise la mise sous presse de la législation en accordant le premier privilège général d’impression des actes royaux. Robert II Estienne se voit conférer un tel privilège le 8 octobre 156126. Il s’agit d’une transformation décisive dans la gestion par la monarchie de la diffusion imprimée de sa législation. Le marché des lois imprimées obéit désormais à un fonctionnement différent de celui de ses origines. L’institutionnalisation, qui se met progressivement en place dès la fin du xv^e siècle, atteint là un premier point haut, avant la création de l’Imprimerie royale en 1640, laquelle n’a cependant jamais bénéficié d’un monopole d’impression des actes royaux27. Dès lors, seuls les actes royaux imprimés entre 1483 et 1559 ont été retenus. Cela a conduit à l’exclusion de très nombreuses pièces impossibles à dater. Les impressions de la fin du xv^e et du début du xvi^e siècle ne portent pas systématiquement de date. Dans le silence des catalogues, il a parfois été possible de donner une date probable d’impression, en particulier au regard des caractères utilisés, de l’analyse du papier ou encore de l’identité de l’imprimeur. Toutefois, quatre cent trente-deux pièces n’ont pas pu être précisément datées. Une partie d’entre elles ont dû être mises sous presse entre 1483 et 1559, mais l’incertitude empêchait de les intégrer à l’étude, d’autant plus qu’elles auraient biaisé les analyses statistiques. Cette difficulté a entraîné une réduction importante du corpus définitif. La consultation et l’étude de ces pièces ont néanmoins permis d’avoir une vision plus large de la législation de l’époque et de sa diffusion sous forme imprimée. En outre, les décisions promulguées par les quatre monarques de la période mais mises sous presse après 1559 ont logiquement été exclues. De la même manière, seuls les actes royaux de Charles VIII, Louis XII, François I^er et Henri II figurent dans le corpus. Les lettres patentes antérieures à 1483 imprimées avant 1559 n’entrent pas dans le champ de l’étude. Leur mise sous presse obéit à une logique différente de celle des actes royaux contemporains. Bien que ces décisions puissent être encore en vigueur, leur impression ne s’inscrit pas véritablement dans le processus législatif en cours. Certes, pour certaines pièces du dossier, l’impression s’effectue plusieurs décennies après la promulgation, mais la cohérence du corpus nécessitait de les prendre en considération dès lors qu’elles émanaient d’un roi de la période.

10Ensuite, la deuxième série de critères de sélection repose sur la forme de l’impression. Seules les impressions d’un acte royal à la pièce ont été retenues. Il faut en effet distinguer les actes royaux imprimés à l’unité des recueils d’ordonnances, lesquels obéissent à une logique éditoriale différente. Ces ouvrages sont également une nouveauté de la période28, puisque les quelques recueils manuscrits médiévaux ne sont que peu comparables aux volumes mis sous presse à partir de 1513, date de publication de l’ouvrage d’Étienne Aufréri. Ces recueils privés d’ordonnances royales29 – selon l’expression consacrée – constituent de véritables ouvrages doctrinaux. Ils ne se contentent pas de reproduire le texte des lettres patentes mais opèrent une sélection de la législation, qu’ils organisent selon un plan chronologique ou thématique. Le plus souvent, les auteurs pensent leurs ouvrages en fonction des besoins de la pratique judiciaire, et ce dès l’origine, comme l’indique le cas d’Aufréri30. Il s’agit donc non seulement de diffuser les lois du roi, mais surtout de les organiser alors que l’inflation législative ne cesse de densifier la matière. L’impression à la pièce des actes royaux n’obéit en rien à une logique classificatoire. Elle a plutôt tendance à ajouter à l’abondance en diffusant dans l’ensemble du royaume une masse de textes sans précédent. De surcroît, elle ne s’inscrit pas dans le cadre d’une œuvre doctrinale, puisqu’elle est essentiellement le fait d’imprimeurs-libraires privés qui ne participent que très indirectement à la réflexion sur le droit et les institutions. Ils sont les vecteurs des textes. Certes leurs choix revêtent une grande importance, mais on ne peut les mettre sur un plan identique à ceux opérés par les auteurs de recueils. Ces raisons expliquent que les recueils d’ordonnances aient été écartés de l’étude. Pour les mêmes raisons, les impressions commentées ne figurent pas dans le corpus, même lorsqu’elles ne portent que sur un acte royal isolé. Les documents étudiés sont donc de petites pièces – parfois volumineuses pour les plus longues ordonnances31 – qui se contentent de retranscrire le texte de la décision monarchique. Toutefois, si l’on peut parler d’impression à l’acte, ce dernier est régulièrement accompagné de textes complémentaires nécessaires à sa compréhension. Ainsi, les éditeurs ajoutent parfois l’arrêt d’enregistrement des lettres patentes. Sans former de véritables recueils, ils publient quelquefois ensemble deux ou trois actes royaux connexes. Lorsqu’ils sont privilégiés, les imprimeurs-libraires reproduisent dans certains cas l’intégralité du privilège octroyé par la monarchie, qui est en lui-même un acte royal. Par conséquent, si elles se limitent le plus souvent à la mise sous presse d’un unique acte royal, les impressions à la pièce peuvent également en contenir plusieurs. Le nombre d’actes reste cependant toujours très faible, très exceptionnellement supérieur à trois, sans qu’une limite arbitraire puisse être établie pour parler de recueil32. En revanche, les recueils factices ont évidemment été dépouillés en ce qu’ils ne constituent qu’un regroupement artificiel, sous une même reliure, d’actes royaux imprimés à la pièce33.

11Enfin, la troisième série de critères de sélection dépend du contenu des pièces imprimées. Parmi les actes royaux imprimés, seules les lettres patentes en commandement ont été retenues. Ce choix s’explique par le fait que la catégorie diplomatique est celle qui s’apparente le plus à la notion de loi, au sens matériel du terme. Elle regroupe en effet l’essentiel des textes considérés comme des lois royales. Bien qu’à l’aube des Temps modernes la catégorie reste marquée par son absence d’homogénéité, la plupart des lettres patentes bénéficient d’un certain degré de généralité, d’abstraction et de permanence, caractéristiques des normes de valeur législative34. L’adresse collective des grandes lettres patentes et des petites lettres patentes scellées sur double queue démontre leur généralité. Celle-ci est en revanche moins marquée pour les petites lettres patentes scellées sur simple queue, bien que l’adresse particulière cache parfois un grand nombre de destinataires. Il s’agit d’actes abstraits émanant de la seule volonté du détenteur du pouvoir législatif, comme l’indique la clause intentionnelle « car tel est notre plaisir ». En l’absence de terme expressément formulé, ces actes royaux perdurent tant qu’une décision contraire n’est pas intervenue. La permanence des grandes lettres patentes est en outre symboliquement exprimée par la couleur verte du sceau apposé au bas de l’acte sur des lacs de soie rouge et verte. De plus, la procédure spéciale de diffusion et de conservation dont elles font l’objet par leur enregistrement dans les cours souveraines du royaume souligne l’importance attachée à ces textes. L’impression transforme d’ailleurs cette opération et explique la place particulière des lettres patentes au sein des actes imprimés. Ce simple constat pourrait justifier à lui seul de ne s’intéresser qu’auxdites lettres. Dès lors, si les lettres patentes en commandement ne sauraient être purement et simplement assimilées aux lois contemporaines, elles correspondent néanmoins aux actes les plus solennels d’expression du pouvoir normatif du roi de France. C’est dans ce sens qu’elles sont ici regroupées sous le métaconcept de loi35. Par conséquent, tous les actes expédiés sans l’intervention de la chancellerie ont été écartés du corpus. C’est en particulier le cas des lettres missives, dont un certain nombre ont été imprimées dans le cadre de la relation des guerres d’Italie. Qu’elle soit privée ou diplomatique, cette correspondance ne peut en aucun cas être apparentée à la loi. Le seul fait que ces lettres émanent du monarque ne saurait leur conférer les caractéristiques d’une norme juridique, a fortiori une valeur législative. Il en va de même des lettres closes, qui servent à la transmission des ordres du monarque à des destinataires individuels et non à la promulgation de nouvelles normes. La question est plus délicate pour les ordonnances sans adresse ni sceau. Cependant, le fait qu’elles échappent à l’enregistrement place leur impression sur un autre plan que celui des lettres patentes. Quant aux traités conclus par le roi de France, il s’agit de conventions internationales qui obéissent à une procédure très dissemblable du processus législatif. Le critère formel assure finalement la cohérence du corpus de l’étude. S’il ne résout pas complètement les discussions relatives à la notion de loi sous l’Ancien Régime, il permet de forger un métaconcept opératoire afin de progresser dans la compréhension des mécanismes institutionnels du début des Temps modernes36.

12À l’ensemble de ces éléments, il faut ajouter que le corpus se réduit aux actes royaux imprimés conservés dans les collections de la Bibliothèque nationale de France. Un tel dépouillement peut, de prime abord, paraître limité. Pourtant, le millier de pièces consultées pour l’établissement du corpus de l’étude tend à prouver le contraire. En effet, les dépouillements ne portent pas exclusivement sur les imprimés conservés dans le site de Tolbiac, mais sur l’ensemble des fonds de la BNF susceptibles de renfermer des actes royaux. Ainsi, les collections de l’Arsenal et du département des monnaies, médailles et antiques se sont révélées assez riches. De manière plus surprenante, un certain nombre d’actes royaux imprimés sont conservés au sein du département des manuscrits, soit qu’ils aient été reliés avec des documents manuscrits, soit qu’ils appartiennent à des collections d’érudits. Surtout, le choix de la Bibliothèque nationale de France s’explique par le fait qu’elle renferme le plus grand ensemble d’actes royaux imprimés. Aucune autre institution ne peut prétendre mieux représenter l’état du marché des lois imprimées sous l’Ancien Régime. Les rares études relatives à la question soulignent toutes cet aspect37. Ainsi, on a pu dénombrer plus de quarante-six mille actes royaux imprimés jusqu’à la fin de l’Ancien Régime et conservés dans les seuls recueils factices de la BNF38. Si les collections sont extrêmement riches pour les xvii^e et xviii^e siècles, la Bibliothèque nationale est loin d’être dépourvue pour la période antérieure. De très nombreuses pièces des xv^e et xvi^e siècles sont notamment encore conservées dans leur version d’origine (sans avoir été insérées dans un recueil factice) au sein de la réserve des livres rares. L’étude détaillée des actes royaux incunables a ainsi permis de mettre en avant la représentativité des fonds de la BNF pour les premières décennies de l’imprimerie39. Parmi les dix-neuf éditions recensées dans les catalogues d’incunables, douze sont présentes à la Bibliothèque nationale de France. Ces dix-neuf éditions correspondent à onze actes différents, et seuls deux manquent à l’institution parisienne. Ces chiffres montrent la relative faiblesse des lacunes des fonds de la BNF en la matière, en particulier si on la compare aux autres institutions conservant des actes royaux imprimés, documents en eux-mêmes caractérisés par un faible taux de survie. Dans le cadre limité de cette étude, le choix de la Bibliothèque nationale de France s’imposait donc comme une évidence. Toutefois, le dépouillement des seules collections de la BNF constitue un biais qui doit être relevé et constamment conservé à l’esprit. Les conclusions de l’étude ne peuvent être reçues que sous cette condition. Ainsi, il semble probable que les fonds de la bibliothèque parisienne minorent l’importance des impressions provinciales, notamment de la partie méridionale du royaume. Même si la domination de l’impression parisienne ne fait pas de doute, les données de cette recherche accentuent sans doute le phénomène. C’est sous toutes ces réserves qu’est donc menée l’étude des premières lois imprimées.

13Un dépouillement exhaustif des actes royaux imprimés encore conservés demanderait des moyens considérables. Outre la masse des documents, même pour une période de moins d’un siècle, les lacunes des instruments de recherche et la faiblesse de l’historiographie compliquent la tâche du chercheur. Tout d’abord, il n’existe aucun outil permettant de connaître l’ensemble de la législation de l’Ancien Régime. En l’absence d’une procédure centralisée de conservation des actes royaux, les lettres patentes figurent actuellement de manière dispersée dans une multitude d’institutions, en l’occurrence des archives et des bibliothèques40. Des entreprises ont bien été menées pour tenter de résoudre cette difficulté, mais elles demeurent lacunaires. Sans revenir sur les recueils privés d’ordonnances royales et les collections d’Ancien Régime41, les chercheurs bénéficient à la fois d’éditions de sources et de catalogues. La collection des Ordonnances des rois de France constitue une œuvre au long cours : débutée en 1723, elle n’est toujours pas achevée42. L’aboutissement semble même très lointain, compte tenu du rythme des dernières publications et de l’immensité de la tâche à accomplir. Pour la période de l’étude, elle offre néanmoins des outils pertinents. Ainsi, la publication des actes de Charles VIII et de Louis XII est terminée depuis le milieu du xix^e siècle43. L’inflation législative rend toutefois l’entreprise bien plus délicate pour les règnes suivants. Le souci d’exhaustivité engendre une très grande lenteur : pour les actes de François I^er, les neuf tomes déjà parus entre 1902 et 1992 s’arrêtent en 153944, bien avant la mort du roi en 1547. Les difficultés rencontrées ont entraîné une adaptation de la méthode. Avant de donner une édition de l’ensemble des actes, l’Académie des sciences morales et politiques – désormais chargée de la collection – en a fait dresser un catalogue. On dispose ainsi du Catalogue des actes de François I^er en dix tomes45. Quant à celui des actes d’Henri II, il n’est toujours pas terminé, le septième volume s’achevant en 155346. Ces lacunes ne sont que partiellement compensées par d’autres publications. Ainsi, le Recueil des anciennes lois françaises d’Isambert n’édite qu’une petite partie de la législation des rois de France47. En outre, les textes sont le plus souvent tronqués et les éditions fautives. Le travail monumental d’Albert Isnard a évidemment été d’une très grande utilité pour cette étude centrée sur les collections de la BNF48. Toutefois, le catalogue n’est pas dénué d’imperfections. De nombreux actes du corpus de l’étude n’y figurent pas. Ils ont été découverts au gré des dépouillements à l’aide du catalogue général informatisé de la Bibliothèque nationale de France, mais aussi de la connaissance personnelle des fonds qui a permis de compléter cet outil encore lacunaire49.

14Il faut ensuite relever que si l’évolution générale du pouvoir législatif au début des Temps modernes est désormais assez bien connue, les effets induits par l’invention de Gutenberg n’ont en revanche que très peu été examinés en eux-mêmes. L’étude fondatrice d’Edmond Esmonin ouvre d’intéressantes pistes de recherche50. Elle est en elle-même très partielle, ne faisant que survoler la question de l’impression, et n’est pas exempte d’erreurs. Depuis le milieu du xx^e siècle, l’impression des actes royaux n’est traitée que de manière incidente au sein de questionnements plus généraux. La thèse d’Hélène Michaud évoque de nombreux éléments : elle apparaît comme un point d’entrée très précieux mais les démonstrations sont souvent assez rapides, puisque la problématique de l’impression n’est absolument pas le cœur de l’étude51. De même, on trouve d’utiles informations au sein d’études d’histoire du livre mais elles négligent généralement l’aspect institutionnel de la question. Depuis lors, quelques analyses ponctuelles ont été menées sur un acte particulier ou le corpus d’un imprimeur, mais aucun travail d’ensemble sur une longue période n’a vu le jour. De ce fait l’historiographie, lorsqu’elle aborde l’impression des actes royaux, se contente pour l’essentiel de reprendre les conclusions d’Edmond Esmonin et d’Hélène Michaud.

15Par conséquent, l’étude des premières lois imprimées cherche à envisager la question dans sa globalité, en ne privilégiant ni les aspects d’histoire du livre ni ceux d’histoire du droit. En effet, les deux éléments sont étroitement liés : alors que la monarchie exerce dès l’origine une surveillance des imprimés en circulation, l’impression de ses décisions par des éditeurs privés entraîne une transformation de ses propres pratiques. Le choix a consisté à analyser la genèse du phénomène et ses premiers développements.

16Il s’agit donc de s’interroger sur les rapports entre l’apparition d’un marché des actes royaux imprimés et le processus législatif. L’impression de la législation a en effet produit une véritable impression sur la législation, et ce dès le début de l’époque moderne.