I. — Introduction : L’effacement du souvenir impérial

1. La critique de l’Empire

1Dès 1814, les méthodes de diffusion de l’information mises en place depuis 1804 furent reprises par la monarchie et les anecdotes sur les chasses vinrent nourrir la légende de « l’Ogre ». Dans Buonaparte peint par lui-même, écrit en avril 1814, la chasse était clairement associée au goût du sang et le gibier aux victimes des guerres de l’Empire :

Pour Buonaparte, la chasse était comme la guerre, une véritable boucherie […]. Dans une circonstance, il avait fait réunir deux ou trois cents sangliers dans un espace très resserré, d’où ils ne pouvaient sortir que pour être successivement tués à bout portant. Élevé sur une espèce de théâtre avec sa cour, il eut le plaisir de voir un ruisseau de sang couler autour de lui1.

2Le récit fit mouche et vint se mêler aux souvenirs de ceux qui avaient pu assister aux chasses impériales. En 1814, en Seine-et-Marne, une rumeur entendue par le préfet Plancy affirmait ainsi que Napoléon avait un jour tué à lui seul plus de cinq cents sangliers en forêt de Fontainebleau2, les Bellifontains ayant apparemment perdu entre-temps tout souvenir des chasses de 1809 et 1810, auxquelles ils avaient pourtant pu facilement assister et où Napoléon avait tout au plus abattu quelques dizaines d’animaux.

3Les usages de la cour impériale furent impitoyablement démontés et retournés contre Napoléon. Ainsi, les récits satiriques du « Moniteur secret » de L’ambigu furent publiés en recueil : il y eut neuf éditions entre 1814 et 1816, imprimées à Londres ou à Paris. Dans une de ces anecdotes diffamantes, un supposé « agent » de Napoléon racontait avoir « trouvé l’empereur au moment où il revenait de la chasse. Il a daigné, en passant, me donner sur les jambes un coup de cravache amical »3. Un Précis historique paru en 1814, édité neuf fois jusqu’en 1816, répéta que Napoléon avait fait exprès de crever l’œil de Masséna pour en accuser le prince Guillaume de Prusse4. L’histoire secrète du cabinet de Napoléon Buonaparte, initialement parue à Londres en 1810 et qui connut quatre éditions à Paris en 1814, reprit le récit satirique de la chasse aux lapins offerte par Talleyrand5. Un autre opuscule dénonça une tentative de séduction de Napoléon sur sa belle-sœur Hortense au cours d’une chasse, sous la forme de faux mémoires6. Cet ouvrage fut réédité six fois en 1815. Dans les Crimes et péchés de Napoléon Bonaparte, un récit royaliste édité six fois en 1815 et 1816, on retrouva l’œil crevé de Masséna7. En 1815, le Dictionnaire des girouettes cita aussi Berthier, comme grand veneur de Napoléon puis de Louis XVIII, et Carle Vernet, pour avoir exposé une peinture de chasse de l’empereur au Salon de 1812 et un portrait du duc de Berry à celui de 18148. Dans la Macédoine révolutionnaire, Pelet de La Lozère, qui « administrait les forêts de la Couronne du Corse », fut décrit comme accourant au retour de Napoléon en 18159.

4Dans le domaine de la caricature, Napoléon fut plus souvent représenté en gibier qu’en chasseur. Dans la Mort du renard corse, gravure de 1803 réimprimée en 1814, un Napoléon-renard était menacé par George III, en tenue de chasseur, dirigeant une meute de chiens identifiés par les noms sur leurs colliers comme des généraux anglais, notamment Nelson et Sydney Smith10. En 1803, Napoléon fut représenté en loup, un autre prédateur, dans une caricature russe. Après la bataille de Leipzig, le journal londonien The Satirist le caricatura en tigre chassé par les souverains européens11. Au même moment, Napoléon et ses soldats furent également représentés en lapins vêtus d’uniformes et fuyant devant un cosaque dans La poursuite des lapins, par Johann Michael Voltz. Napoléon fut aussi représenté sur une caricature italienne de la fin de 1813, revenant de la chasse après avoir tué un âne (signe de la bêtise) et un bouc (signe du diable). Sur une autre caricature, il fut mis en scène en Cyrus, paré des attributs de la souveraineté, entouré de canons fumants et tenant une faux, avec à ses pieds une meute de « chiens couchants » portant des uniformes et des habits ecclésiastiques. Une gravure anonyme de 1814, Nicolas Philoctète dans l’île d’Elbe, montra Napoléon chassant à l’arc des oiseaux de mer12. Après Waterloo, une caricature le représenta nanti d’un corps de singe, dévoré vivant par un bouledogue portant un collier avec marqué « Wellington » et par un ours représentant la Russie13.

5Ces textes et gravures, liés à la dénonciation de l’ambition et du goût du sang traditionnellement associés à Napoléon, ne permettent pas pour autant d’affirmer que les chasses impériales furent systématiquement moquées, contrairement à celles de la Restauration, qui devinrent petit à petit une des cibles privilégiées de l’opposition au pouvoir royal.

2. Les premiers mois de la Restauration

6En 1814, les Bourbons prirent immédiatement la suite de Napoléon dans les dépêches des journaux, et les annonces des chasses servirent à installer la famille royale dans l’actualité politique du pays, en soulignant leurs qualités militaires et leur popularité. La première annonce d’une chasse fut publiée dans le Journal de Paris le 4 juin. De façon symbolique, sur la même page, deux articles se faisaient face : le compte rendu des funérailles de Joséphine, qui avaient eu lieu la veille, et la relation d’une revue militaire suivie d’une chasse, qui avait pourtant été annoncée dans Le moniteur universel cinq jours auparavant14. La juxtaposition de ces récits servait à mettre en scène la fin de l’Empire, porté au tombeau en même temps que l’impératrice, ainsi que la popularité du duc de Berry.

7Le Journal de Paris fut particulièrement enclin à publier des annonces de chasses. Il y en eut vingt-six, publiées entre le 4 juin et le 30 décembre 1814, ainsi que six annonces concernant les voyages des princes à Fontainebleau et Compiègne. Dans le Journal de l’Empire, redevenu Journal des débats en avril 1814, la première annonce date du 27 mai 1814 : « M^gr le duc de Berry a chassé aujourd’hui dans la forêt de Saint-Germain ». Dans le numéro du 14 juillet, date symbolique, on put lire que la chasse de la veille à Bagatelle avait été « nombreuse et brillante »15.

8La passion des Bourbons pour la chasse fut donc utilisée afin d’affirmer la continuité dynastique et de montrer le retour de la monarchie légitime. Des gravures représentant Louis XVI revenant de la chasse parurent aussi début 181516.

9Dans un processus inversé par rapport à celui de la fin de l’Empire, on retrouva durant les Cent-Jours une caricature représentant les Bourbons prenant la fuite au milieu d’un troupeau de lapins, chassés par un lion coiffé de la couronne impériale17. La propagande royale revint cependant en même temps que les Bourbons. La place de la chasse dans les journaux dépendit dès lors de l’évolution des débats sur la liberté de la presse, un des enjeux majeurs de la Restauration.

3. Les chasses de la Restauration dans la presse : de la propagande à l’opposition

10Tribune des hommes de lettres, des parlementaires dont les débats étaient publiés et lus avec passion, du Gouvernement qui y insérait des règlements et des ordonnances, la presse fut sous la Restauration le lieu de la formation de l’opinion, chaque journal offrant à ses lecteurs, selon leur sensibilité politique, un « modèle de comportement critique à l’égard de leurs représentants »18. La déclaration de Saint-Ouen du 2 mai 1814 ainsi que la Charte constitutionnelle du 4 juin garantirent la liberté de la presse, même si celle-ci pouvait être entravée par des lois dictées par le contexte. Ainsi, celle du 21 octobre 1814 introduisit la possibilité de censurer les publications de moins de trois cent vingt pages, soumit la presse à l’autorisation et l’exercice du métier d’imprimeur à l’obtention d’un brevet. Des censeurs, au nombre de vingt, furent nommés, et la parution des périodiques fut soumise à une autorisation du directeur général de la Police à Paris et du directeur général de la Librairie dans les départements. La presse de la première Restauration se fit remarquer par son caractère antirévolutionnaire, qui choqua de nombreux lecteurs, et par son opposition véhémente à Napoléon :

Les royalistes purs avaient pour organe la Gazette de France, La quotidienne et le Journal royal […]. Les royalistes constitutionnels avaient, de leur côté, plusieurs journaux à leur dévotion. Outre le Journal de Paris, rédigé par Fabien-Pillet, Jay, l’abbé Salgues, et le Journal des débats. […] Un nouveau journal fut créé et placé sous l’influence immédiate du directeur de la Librairie, Royer-Collard, le Journal général de France19.

11Pendant les Cent-Jours, le régime de la presse fut assoupli. Napoléon supprima la direction générale de l’Imprimerie et de nouveaux journaux furent créés. L’ordonnance du 20 juillet 1815 continua dans cette voie en suspendant l’autorisation préalable, mais celle du 8 août imposa aux rédacteurs de journaux d’obtenir une nouvelle autorisation, soumise à l’examen d’une commission. La loi du 9 novembre 1815, dite « loi sur les actes et les écrits séditieux », imposa la répression des appels à la révolte et fut notamment appliquée par les cours prévôtales mises en place après les Cent-Jours.

12L’histoire de la presse de la seconde Restauration est faite de concessions du Gouvernement et de retours périodiques de la censure20. Dès septembre 1816, après la dissolution de la « Chambre introuvable » élue en 1815, le poids de la presse ultra s’accrut à mesure de son renvoi dans l’opposition politique, comme le montre la création du Conservateur, publié de 1818 à 1820. La loi du 28 février 1817 donna au roi seul le pouvoir d’autoriser ou non la parution des périodiques, ce qui provoqua la suppression du journal de Chateaubriand, Le Constitutionnel, et le rappel à l’ordre du Journal des débats. À la suppression du Mercure en 1817, La minerve, qui contournait la loi sur les périodiques en paraissant de manière irrégulière, fut créée, bientôt imitée par d’autres journaux, notamment la Bibliothèque historique, proche des libéraux21.

13Le 29 décembre 1818, la suppression du ministère de la Police ramena les directions de l’Imprimerie et de la Librairie dans le giron du ministère de l’Intérieur. En 1819, la loi du 17 mai mit en place la répression des atteintes à l’autorité morale et religieuse par voie de presse, introduisit la notion de diffamation, et celle du 9 juin supprima l’autorisation préalable, remplacée par un simple cautionnement et un dépôt d’exemplaires. Cependant, le 31 mars 1820, l’autorisation préalable et les censeurs furent rétablis après la mort du duc de Berry. La loi du 17 mars 1822 introduisit la possibilité d’instaurer la censure par ordonnance. Du 15 août au 29 septembre 1824, la censure fut rétablie et l’on vit des journaux paraître avec des colonnes en blanc. Charles X revint sur cette décision, ce qui lui assura au début de son règne une grisante popularité, mais après le rachat de plusieurs journaux par le Gouvernement, suivi par le projet avorté d’une nouvelle loi sur la presse – dite « loi de justice et d’amour » –, la censure fut rétablie pour un an le 24 juin 1827. Plus libérale, la loi sur la presse du 18 juillet 1828 supprima la censure et l’autorisation préalable. De nombreux titres furent alors créés, en faveur du pouvoir en place ou en opposition à lui, comme Le globe, Le figaro, ou Le national. Devant la montée des contestations de l’opinion, nourrie par les critiques des journalistes, Charles X tenta enfin de suspendre la liberté de la presse en imposant une autorisation trimestrielle des journaux par l’ordonnance du 25 juillet 1830, décision qui déclencha la fièvre révolutionnaire dans Paris.

14Dans le bouillonnement permanent qui caractérise l’histoire de la presse sous la Restauration, l’étude des dépêches évoquant les parties de chasse du roi et de sa famille, qu’il s’agisse de celles publiées dans des journaux partisans ou opposants au pouvoir, donne un échantillonnage conséquent de l’information délivrée au public sur le roi et son entourage, ce qui touche à l’une des composantes essentielles de l’orientation politique d’un périodique : le rapport au pouvoir et la façon de le présenter aux lecteurs. Malgré la succession des lois, les disparitions et apparitions incessantes des journaux, l’analyse d’un corpus restreint, portant de surcroît sur un seul phénomène curial, la chasse, offre des résultats instructifs sur l’évolution de l’opinion publique. De 1814 à 1830, on assista ainsi à un retournement progressif, faisant passer l’image des chasses royales d’une incarnation positive de la vigueur du régime à une critique ouverte contre Charles X et son héritier.

II. — Un nouveau régime, mais une mise en scène analogue

1. L’imprimé

1.1. Le règne de Louis XVIII : des chasses en retrait

15Les nouvelles de la famille royale furent omniprésentes en 1814 et au début de 1815 : elles occupaient souvent un paragraphe à part, en haut de la première page des journaux. Après les Cent-Jours, elles furent intégrées à la rubrique des nouvelles politiques parisiennes, qu’elles soient pour ou contre le Gouvernement.

16Tous horizons politiques confondus, il y eut de fréquents comptes rendus des chasses du comte d’Artois et de ses fils sous Louis XVIII, à la suite des nouvelles concernant le roi, en tête de la rubrique consacrée à l’actualité politique. Cependant, peu à peu, dans les journaux libéraux, à commencer par le Journal des débats et Le constitutionnel, publié de 1815 à 1817 puis à nouveau à partir de 1819, la vie parlementaire prit le dessus, et en vint à occuper la première page, reléguant les nouvelles de la cour à la seconde position. La chasse, qui ne concernait pas Louis XVIII, cloué dans son fauteuil, fut de moins en moins évoquée, sauf dans des circonstances exceptionnelles.

17Par exemple, Le constitutionnel parla très peu des chasses. Pour l’année 1816, une des seules exceptions fut celle du 14 juin 1816, organisée lors des fêtes du mariage du duc de Berry, qui fut mentionnée à trois reprises22. Ce quotidien ne prit la peine de mentionner que trois autres chasses cette année-là23. Pour la presse libérale, la chasse ne représentait, comme tous les comptes rendus de la vie de cour, qu’une « maigre chronique », pour une rédaction « peu soucieuse des gestes de l’ancienne France »24.

18De même, s’il y eut cinquante-trois récits de chasse dans le Journal des débats entre 1814 et 1815, dont deux faisant plus de dix lignes, les éclipses furent nombreuses par la suite. Il n’y en eut aucun entre octobre 1815 et octobre 1816, entre novembre 1820 et août 1821 et entre septembre 1822 et octobre 1823, car elles se plaçaient hors du champ de l’actualité politique.

19Les annonces furent plus nombreuses dans le Journal de Paris, qui fut supprimé en 1827. Il y eut trente et un récits de chasse en 1814, qui reprirent le ton de ceux écrits pour Napoléon, afin d’installer les Bourbons dans l’actualité. Si les chasses furent moins évoquées après les Cent-Jours, puisqu’il n’y eut que cinq dépêches entre septembre et décembre 1815, elles reprirent ensuite de l’importance, avec cinquante-quatre annonces en 1816 et quarante-neuf en 1817. Néanmoins, les nouvelles de la famille royale n’étaient pas systématiquement mises en avant : l’annonce de la Saint-Hubert du 3 novembre 1817 n’occupa que deux lignes25, contre six pour celle de l’année précédente, en raison d’un important article sur l’ouverture des Chambres prévue le surlendemain.

20Les chasses ne furent que rarement critiquées par la presse libérale. Tout au plus peut-on faire état de quelques remarques à la fin de 1817, au moment du vote de la loi Lainé, où certains journalistes tentèrent d’effrayer l’opinion en évoquant des rumeurs sur « le rétablissement de la dîme, des droits féodaux, du droit de chasse, des corvées »26.

21La presse ultra, à commencer par L’ami de la religion et du roi, qui paraissait trois fois par mois, insista plus volontiers sur le rôle du roi, les cérémonies de cour ou les apparitions publiques de la famille royale. La chasse s’insérait souvent dans le récit d’un bienfait ou d’un acte de générosité d’un prince, ce qui est le cas de dix-neuf occurrences sur les quarante-sept récits de chasse publiés entre 1814 et 1830. Il y eut aussi quelques considérations sur l’hagiographie royale : un portrait moral de Louis XVI publié en 1816 évoquait ainsi sa passion pour la chasse, en la subordonnant à sa piété, puisqu’elle ne lui faisait « point interrompre la loi du jeûne » du Carême27.

22Dans les départements, il fallait des circonstances exceptionnelles ou une actualité particulièrement monotone pour que les journalistes s’intéressent aux dépêches de la cour publiées à Paris. Ce ne fut qu’en 1821 et 1822 que le Journal de Lyon et du Midi publia, avec trois jours de décalage, des nouvelles reprises du Journal des débats et du Moniteur, dans une rubrique intitulée « Bulletins de la cour », qui figurait en deuxième page28. La seule exception fut le Journal de Rouen, qui recopia les dépêches parisiennes avec seulement un jour ou deux de décalage par rapport à la presse de la capitale.

1.2. Les chasses de Charles X dans la presse : entre information et fantasme

23En raison de la multiplication des titres de journaux et de l’attention particulière accordée aux faits et gestes du roi, les chasses de Charles X occupèrent une position stratégique, au cœur d’un point d’ancrage symbolique du régime : la vie quotidienne de la famille royale. Les chasses du comte d’Artois, qui n’attiraient guère l’attention des journalistes ou des lecteurs, se retrouvèrent ainsi au premier plan quand il monta sur le trône. L’image péjorative accolée aux chasses depuis l’Ancien Régime explique qu’elles devinrent peu à peu une des cibles de l’opposition. À la fin de la Restauration, « chaque fois [que Charles X] allait chasser, les journaux de l’opposition ne manquaient pas de l’annoncer, ce qui persuadait presque toute la France qu’il passait tous ses jours dans les agitations de ce plaisir »29. Pourtant, en 1824, les chasses furent d’abord perçues positivement par l’opinion : « aussi ridicule que cela puisse paraître, une des raisons, et non la moindre, de la popularité de Charles X, c’est qu’il peut, malgré ses soixante-sept ans, monter à cheval et couvrir douze à quinze lieues dans la journée »30. La générosité et l’accessibilité du nouveau monarque furent aussi louées : fin 1824, une estampe en forme d’éventail illustrant les vertus de Charles X sous la forme d’un alphabet fut ainsi vendue dans Paris. Aux lettres « C » et « H », la « courtoisie » et l’« humanité » du roi étaient illustrées par des scènes champêtres dans lesquelles le monarque était environné d’une foule de sujets enthousiastes et de veneurs sonnant du cor31.

24La réputation du roi se maintint pourtant pendant quelque temps car le poids des lois impopulaires fut porté par ses ministres. En mai 1827, Le figaro remarqua que « les ministres aiment la flatterie et le roi la chasse ; le ministre perd la faveur publique, et le roi la garde »32. Charles X, confronté à des scènes de liesse lors de ses voyages à Reims en 1825, dans le nord de la France en 1827 et dans l’est en 1828, fut toujours persuadé que seuls ses ministres étaient détestés et que son prestige était intact, tandis que sa popularité à Paris baissait considérablement33. Charles X et son entourage semblent avoir eu une conception particulière de la mise en scène du pouvoir dans la presse. Les dépêches émises par les Tuileries étaient en effet destinées à refléter la majesté royale, le caractère immuable de la vie du roi, alors que la ligne éditoriale des journaux évoluait rapidement au cours du règne et que la priorité était de plus en plus accordée aux débats politiques. Certains journaux libéraux comme Le globe finirent par faire entièrement disparaître les dépêches sur la cour, pour se concentrer sur la critique du Gouvernement et les comptes rendus des débats parlementaires. Les relations officielles de la vie quotidienne du roi furent souvent escamotées ou renvoyées vers les dernières pages. Par exemple, dans le quotidien libéral La semaine, publié entre 1828 et 1830, il y eut en deux ans une seule allusion aux chasses, à la dernière page, recueillant les « nouvelles diverses », où, après trois pages consacrées à critiquer le ministère Villèle, le journal rendit compte, avec une certaine ironie, de « l’amputation » du duc de Luxembourg après un accident de chasse à Marly34.

25Charles X lui-même semble n’avoir pas saisi l’importance des journaux. Déjà en 1814, il pensait que la presse n’avait aucune influence politique35. En 1827, en lisant Le globe, il se plaignit des « mensonges puants » de la presse36. Pour lui, les journalistes devaient se comporter comme des panégyristes ou des historiographes, et non comme des critiques ou des satiristes.

26La presse gouvernementale continua néanmoins de publier les textes officiels mais aussi les comptes rendus de la vie des Tuileries, envoyés quotidiennement aux rédactions par le ministre de la Maison du roi, qui les rédigeait à partir des rapports des adjudants des palais sur les allées et venues de la famille royale. Les chasses apparaissaient en tête de ces journaux, immédiatement après les nouvelles du Gouvernement : en 1829, Le moniteur annonça par exemple cent trente-cinq chasses du roi et du dauphin, soit une annonce tous les 2,7 jours. Dans Le messager des Chambres, journal ultra fondé en 1828 par le ministre Martignac, la rubrique des « nouvelles de la cour », en première page, avant la transcription des débats parlementaires, annonça également toutes les chasses.

27Les titres proches du pouvoir suivirent le mouvement : cent quarante-six chasses furent publiées par le Journal des débats sous Charles X, avec seulement deux brèves éclipses, de janvier à novembre 1826 et de janvier à juin 1828. À d’autres moments, les chasses furent largement rapportées : de juin à décembre 1828, vingt-neuf chasses furent annoncées sur les quarante-six organisées pour le roi sur la même période. Au premier semestre 1825, sur trente-sept chasses qui eurent effectivement lieu, le Journal de Paris en relata vingt-sept.

28La surabondance de ces annonces explique la progressive exaspération de l’opinion, qui finit par croire que le monarque passait tout son temps à chasser et négligeait les affaires de l’État. Dès 1825, alors que Charles X jouissait encore d’une grande popularité, le danger de cette trop grande couverture journalistique fut signalé par Sosthène de La Rochefoucauld, directeur des Beaux-Arts :

Je me désole de voir sans cesse tous les journaux rabâcher chasse […]. On croit uniquement occupé de ses plaisirs un roi qui travaille plus qu’aucun prince. J’ai voulu remonter à la source ; [un rédacteur] m’a fait dire confidentiellement que ces bulletins lui étaient envoyés de la cour, et qu’il en retranchait toujours les trois quarts. Dans ce cas, c’est au roi à ordonner ; je le supplie d’y penser37.

29Charles X apparaissant rarement en public, les chasses et les services religieux rapportés par la presse furent bientôt les seuls aperçus de sa vie quotidienne donnés à lire au public. En octobre 1825, le peintre Étienne-Jean Delécluze nota par exemple qu’on « ne parle du roi que pour dire : S. M. a été hier à Saint-Cloud ; S. M. va aujourd’hui à la chasse à Rambouillet, Compiègne, Fontainebleau, etc. »38.

30En 1827, Sosthène de La Rochefoucauld s’alarma de ce déficit de notoriété, nuisible à l’image du monarque :

Le roi ne se montre nulle part, ne va jamais au spectacle ; et, tandis qu’il travaille plus qu’aucun prince, l’article officiel du Moniteur, répété par tous les journaux et répandu dans la France et dans l’Europe, continue à dire : « Le roi a été à la chasse, et les Enfants de France à Bagatelle ». Que le roi interroge ceux qui tiennent les fils de la police ; ils ne pourront lui nier les craintes de tout genre et l’exaspération des partis. C’est toujours, Sire, dans cette première effervescence des révolutions qui commencent, que se commettent les crimes. Il faut une pareille crainte pour oser parler au roi avec cette franchise39.

31Peu sensible à ces conseils, Charles X ne tenta pas de s’attirer les faveurs de l’opinion en multipliant les apparitions. En février 1830, il refusa ainsi de se rendre à un bal philanthropique organisé aux Tuileries en faveur des indigents parisiens, malgré les conseils répétés de Numance de Girardin et de Sosthène de La Rochefoucauld40.

32Le manque d’imagination et le zèle des journalistes ultra ne furent pas la seule cause de l’impopularité croissante des chasses. Ce sentiment d’exaspération fut également récupéré et encouragé par la presse libérale. Sosthène de La Rochefoucauld s’inquiéta de voir les dépêches sur la cour être reprises par l’opposition41. Les déplacements du roi, qui partit souvent chasser après avoir pris des décisions importantes, furent critiqués par la presse libérale, qui y voyait un prétexte à des intrigues. Comme Louis XVI, Charles X fut accusé de cultiver le « secret du despotisme, de s’enfermer dans un palais lointain, au milieu d’un luxe asiatique » pour y comploter le rétablissement de l’Ancien Régime42. Afin d’éviter la censure, les critiques passèrent d’abord par des mentions détournées, dans des articles historiques ou littéraires. Les voyages de chasse de Charles X furent ainsi comparés à ceux de Louis XIV à Marly, comme dans la critique de l’Opéra-Comique Le voyage de cour, joué en 1825 :

On place dans un semblable séjour quelques-unes de ces manœuvres galantes, quelques-unes même de ces machinations politiques qu’amènent à leur suite le changement des habitudes, l’abaissement de la représentation, une familiarité plus intime et moins gênée avec le souverain, je le conçois encore ; combien de choses, il y a soixante à soixante-dix ans, se sont faites à Marly, à Fontainebleau ou à Compiègne qui eussent été impossibles à Versailles43 ?

33Les critiques furent encouragées par les faits et gestes du roi, mal interprétés et déformés. En août 1829, au moment où « Paris bruissait de rumeurs de nouveaux remaniements ministériels »44, le comte de Pontécoulant, pair libéral, nota que le bruit courait que Charles X avait arrêté la composition du ministère Polignac au cours d’une partie de chasse45. La duchesse de Maillé fit la même remarque46. Ces rumeurs étaient basées sur les dépêches officielles : les ordonnances nommant les ministres avaient été signées par le roi le lendemain d’une chasse, le vendredi 7 août, et la journée du 8 avait été employée à la mise en place du Gouvernement, dont l’existence ne fut officialisée que le dimanche. Le moniteur du vendredi 7 se réduisait à une feuille recto-verso relatant la chasse royale de la veille et publiant quelques ordonnances, et celui du 8 ne comprenait qu’un rapport au roi sur la cavalerie, long d’une double page, sans aucune autre nouvelle ou dépêche d’actualité. En revanche, Le moniteur du 9 « frappa de stupeur tous les amis de nos institutions constitutionnelles »47 en annonçant le changement de ministère. L’opinion, qui avait senti qu’un événement se préparait, fut choquée de cette dissimulation. Les rumeurs sur les chasses se mirent à circuler rapidement. À Saint-Germain, dans l’après-midi du 8 août, une assemblée de jeunes ouvriers lança par exemple des acclamations en faveur de « Napoléon II » alors que le roi chassait dans la forêt48.

34L’opinion fut encouragée dans son indignation par Le globe, qui affirma que c’était entre « les courtisans et les soupers, entre la chasse et le confessionnal [que s’élaborent] les coups d’État »49. Le globe fut en effet le journal libéral le plus prompt à critiquer la supposée influence de la cour sur le Gouvernement. En mai 1829, un journaliste critiqua par exemple le tableau de Gérard représentant le sacre de Charles X, où les personnages ne semblaient guère touchés par la ferveur monarchique : « l’un pense à des affaires qui le demanderaient à Paris, l’autre au cercle du soir ou à la parade du lendemain, un troisième à la partie de chasse royale pour laquelle il est prié »50.

35Une autre thématique apparut dans la presse libérale à la même époque : l’association de la chasse avec la faiblesse d’esprit supposée de Charles X, présentée comme une tare héréditaire des Bourbons qu’un petit groupe de courtisans était censé exploiter à son avantage depuis des décennies : « semblable aux princes mal élevés, dont toute la tête paraît être dans le canon de leur fusil, Louis XV n’aimait que la chasse (on occupe volontiers les rois à tuer des animaux) »51. Le figaro décrivit Charles X comme incapable de parler d’autre chose que de la chasse et du temps qu’il faisait, tout passant en revue des troupes sans remarquer qu’elles s’abstenaient de l’acclamer52.

36Les journaux ultra répondirent à ces critiques. En 1829, plusieurs numéros de L’ami de la religion et du roi se moquèrent ainsi des frayeurs des « journaux révolutionnaires » sur les déplacements de chasse de Charles X et leur prétendue incidence sur la marche du Gouvernement : « on ne guérit point de la peur. Le Journal des débats nous en offre une nouvelle preuve. Il a eu, dit-il, une peur horrible du conseil des ministres qui a suivi le voyage de Compiègne. Chose singulière ! »53.

37Ces annonces, publiées dans un contexte de censure, accolées aux transcriptions des débats parlementaires, finirent par donner l’impression d’un déséquilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif. Dans Le figaro, qui ne faisait presque jamais mention des chasses, un journaliste releva, dans les transcriptions des débats de la chambre des députés, une phrase prononcée par La Boulaye dans un débat relatif à un échange de biens de la Couronne, qui donna lieu à une critique féroce :

Eh ! Quoi, Messieurs, vous hésitez à ratifier l’échange en question ? Vous ne voyez donc pas qu’il s’agit d’acquérir un lieu où le roi est exposé à aller à la chasse… ! Que pouvait-on répondre ? Le roi exposé à aller à la chasse ! La droite entière s’est levée en faveur du projet, et la monarchie a été sauvée une seconde fois54.

38Un tel compte rendu, excessivement moqueur, donnait l’impression que le parti ultra et le roi s’étaient alliés pour dominer le débat parlementaire. Dans un autre article intitulé « Les dîners fins de Leurs Excellences », Le figaro dénonça les agapes des ministres de Charles X, préférant discuter de la dernière chasse royale plutôt que du vote des lois55.

39Ce phénomène de surreprésentation des chasses dans l’actualité se retrouva, avec moins d’ampleur, en province (voir annexe II). Le Journal de Rouen diffusa régulièrement des annonces tirées des journaux parisiens et fit même paraître en 1829 un reportage56. Le défenseur de la monarchie et de la Charte, quotidien bordelais ultra publié à partir de 1829, recopia mot à mot toutes les annonces du Moniteur et fit paraître un portrait physique et moral du roi flatteur, insistant sur son goût pour la chasse57. En revanche, à Lyon, les chasses n’apparurent qu’une fois, dans Le précurseur du 16 août 1829, dans un article repris du Journal des débats.

40Ainsi, les annonces des chasses, déformées par l’opposition, n’eurent pas l’effet escompté. Au lieu de mettre en scène la majesté immuable de la monarchie, la presse d’opposition insista au contraire sur la futilité de ses plaisirs, l’incompétence de ses ministres, et présenta la chambre des députés comme le seul organe du Gouvernement réellement actif, malgré la présence néfaste des députés ultra. La chasse devint l’incarnation d’un gouvernement incapable de fonctionner, d’un souverain faible et à la merci des courtisans, et d’un régime replié sur son passé. La critique avait touché juste en visant les chasses : durant toute la Restauration, elles s’étaient en effet imposées comme un élément important de l’identité du régime, constamment mises en avant par une iconographie qui semblait de plus en plus anachronique.

2. La chasse, un fondement de l’identité du régime

2.1. L’apparition de nouveaux artistes

41Dès 1814, des tableaux de petit et moyen formats furent peints sur le thème des chasses royales. Le peintre d’histoire Hippolyte Lecomte, beau-fils de Carle Vernet, exposa au Salon de peinture et de sculpture une Vue du pavillon de Bagatelle et d’une partie du parc décrite comme représentant « S. A. R. M^gr le duc de Berri part[ant] pour une chasse au bois de Boulogne. Le prince est entouré de personnes invitées »58. Cette toile répondait au tableau de la chasse de Napoléon au bois de Boulogne de 1812 et servait à illustrer les descriptions flatteuses des chasses publiées à l’été 1814 par les journaux. Carle Vernet eut quant à lui plus de succès qu’en 1812 en exposant un Départ de chasse, « composé avec goût et coloré avec beaucoup de finesse »59.

42Le duc et la duchesse de Berry firent l’acquisition en 1817 d’une toile intitulée Vue prise à Ville-d’Avray, par Jean-Baptiste-Gabriel Langlacé, peintre de paysages habituellement spécialisé dans la porcelaine. L’artiste avait représenté le duc de Berry à cheval, accompagné d’un officier des chasses, saluant une mère et son enfant devant une maison de village, rejoints par un piqueur et un chien. Ce contexte cynégétique servait à illustrer la proximité entre le duc et les villageois, au cours d’une chasse débordant de son cadre forestier pour envahir un village. Cette peinture fut aussi diffusée sous la forme d’une lithographie60.

43Sous Charles X, Adolphe Ladurner, peintre des chasses du duc de Bourbon, exécuta deux portraits en pied du roi en tenue de chasse61. Le premier, intitulé Aux Tuileries, d’après un lieu-dit de la forêt de Compiègne, représente un décor de forêt escarpée. On y reconnaît Girardin, bicorne au bras, à côté d’un piqueur avec un chien, et deux valets de limiers en arrière-plan. Dans le second, À Compiègne (planche V du cahier central), on voit aux côtés de Charles X le marquis de Rivière, en uniforme de capitaine des gardes du corps du roi, ainsi que deux officiers en tenue de chasse, portant la Légion d’honneur : il s’agit probablement de Cazin d’Honincthun, chevalier depuis 1815, et de François de Vienne, nommé officier en 1821. Ces tableaux, datés de 1825, évoquent le contexte du sacre du 29 mai, qui fut précédé et suivi de chasses à Compiègne. Les deux scènes furent probablement esquissées le 25 ou le 26 mai, ou le 2 et le 4 juin, dates auxquelles le roi et son fils chassèrent en forêt.

44À la même époque, Ladurner fit un portrait du duc d’Angoulême en compagnie de D’Hanneucourt, qui témoigne de leur entente62. Il peignit également deux toiles représentant les chasses du dernier des Condé, qui s’inspiraient de la tradition picturale du xviii^e siècle : dans La curée à la Table le jour de la Saint-Hubert 1828, on reconnaît le château de Chantilly en arrière-plan et presque toute l’assistance porte la livrée couleur « ventre de biche » du prince. Dans L’hallali aux étangs de Commelles le jour de la Saint-Hubert 1829, le pavillon de la Reine Blanche, bâtiment néogothique construit en 1825, est représenté à l’arrière-plan63.

Figure 40. — Adolphe Ladurner, Aux Tuileries, 1825, huile sur toile, 39,5 x 31,5 cm. Paris, musée de la Chasse et de la Nature, inv. 79.1.1.

45Les chasses, qui drainaient de nombreux curieux, inspirèrent aussi les peintres de paysages. Jean-Jacques Champin représenta à l’aquarelle un bat-l’eau du cerf à Rambouillet au bord de l’étang de la Tour, où l’on aperçoit une foule immense massée entre les deux pavillons de chasse64 (planche VI). Les forêts royales inspirèrent de nombreux artistes. Au Salon de 1827, celle de Fontainebleau fut ainsi choisie comme modèle par neuf peintres, et celle de Compiègne par sept65.

2.2. Les grandes commandes

46Les Bourbons passèrent aussi plusieurs commandes de grands tableaux représentant les chasses, même si chez eux, la charge politique se mêlait à l’émotion et à la commémoration. Hippolyte Lecomte peignit ainsi en 1817 une toile de moyen format destinée à commémorer la rencontre du duc et de la duchesse de Berry en forêt de Fontainebleau ; par son sujet, elle répondait, à douze ans de distance, au tableau de la rencontre de Napoléon et du pape au même endroit66.

47Un portrait en pied du duc de Berry, portant la tenue de son équipage du daim, verte à col et parements grenat, avec un cor de chasse posé près de lui, fut aussi réalisé par le baron Gérard. La duchesse de Berry l’accrocha aux Tuileries, dans la chambre où elle accoucha du duc de Bordeaux, et elle en offrit une copie d’atelier à la vicomtesse Marie-Louise-Joséphine de Gontaut-Biron, gouvernante du duc de Bordeaux67. La duchesse d’Angoulême en accrocha la lithographie dans ses appartements des Tuileries68. L’original suivit les Bourbons en exil, et le comte de Chambord l’exposa à Frohsdorf avec deux dessins de chasses par Carle Vernet. Il y resta jusqu’à la seconde guerre mondiale, où il fut endommagé puis restauré, avant de passer en mains privées. Le comte de Chambord possédait également Le duc de Berry tuant un aigle dans la forêt de Fontainebleau, exposé au Salon de 1819 (fig. 42), ainsi qu’un Hallali du cerf à Chantilly en présence de Charles X69, peint par Louis-Joseph Schmitz, qui appartenait au duc d’Angoulême et fut exposé au Salon de 182770.

48Selon différentes sources imprimées, Carle Vernet aurait également peint en 1818 une Chasse de Louis XVIII à Rambouillet, mais la toile n’est pas localisée. Le duc de Berry passa aussi commande à Carle Vernet de trois tableaux représentant les hallalis de son équipage du daim71, notamment « un tableau de genre, dont le sujet donné était une chasse, dans laquelle le cerf ramena les chasseurs des hauteurs du Butar[d] jusque dans la rue de Sèvres »72. L’événement était daté du 12 août 1816. Ce moyen format, exposé au Salon de 181973, était conservé au début du xx^e siècle dans la collection du comte Arthur de Vogüé. La scène, traitée dans le genre pittoresque, était localisée au centre de la ville, au niveau de l’auberge de la Tête-Noire, sur la place royale de Saint-Cloud74 : on retrouvait l’idée de la chasse envahissant l’espace urbain (fig. 41).

49À Sèvres, plusieurs peintres sur porcelaine continuèrent à s’intéresser aux chasses et aux paysages. La première commande importante fut celle du service des Vues des environs de Sèvres, peint par Langlacé en 1814 et donné par Louis XVIII au duc de Wellington le 1^er janvier 1815 en souvenir des chasses offertes à la fin de l’été par ses neveux75. Le plateau représentait une chasse à courre devant la pièce d’eau des Suisses de Versailles. Les autres pièces étaient ornées de scènes pittoresques et de vues de Ville-d’Avray et de Jouy-en-Josas.

Figure 41. — Carle Vernet, Hallali du daim par l’équipage du duc de Berry à la Tête-Noire de Saint-Cloud, 1818, huile sur toile, 72 x 99 cm. En 1923 dans la collection du comte Arthur de Vogüé, localisation actuelle inconnue (reproduit dans Gazette des beaux-arts : courrier européen de l’art et de la curiosité, 1923/07, p. 27).

50D’autres artistes continuèrent à observer les chasses. En 1818, Jean-Charles Develly dessina sur le vif le duc de Berry occupé à tirer le canard sur l’étang de Saint-Hubert76. Jean-François Robert peignit un nouveau service à déjeuner en porcelaine représentant des chasses du duc de Berry, que Louis XVIII offrit à son neveu le 10 janvier 181977 et qui est actuellement conservé au musée de la Chasse et de la Nature78 (planche VII). Robert reprit les mêmes éléments que dans son service de 1812 : l’emblématique de Diane chasseresse, les croissants de lune et les étoiles sur les marlis des tasses et des soucoupes, les motifs de glaives et de palmettes sur le rebord du plateau, les têtes de chien au centre des soucoupes et les trophées avec cors de chasse sur les tasses. Il innova en décorant les rebords des pièces d’une frise de filets évoquant les chasses aux toiles. Pour le plateau, qui représentait un Hallali dans la forêt de Compiègne, il accorda une place dominante à la forêt, réduisant le ciel à une petite trouée ouverte en direction du château, et fit figurer le duc à l’arrière-plan, le premier plan étant réservé aux chiens et au cerf. Le rapport entre les représentations de la nature et de la chasse s’était donc inversé depuis l’Empire, la forêt ayant fini par dominer le décor. Le directeur de la manufacture procura au peintre des références poussées, comme la Vénerie de Dufouilloux, publiée en 1561, la Chasse royale de Charles IX, la Vénerie royale de Salnove, publiée en 1655. Brongniart demanda à Robert de peindre les chiens gris « apportés par Saint-Louis » et les « griffons » de Louis XII et François I^er : ces références devaient aider à replacer les chasses du duc de Berry dans une tradition séculaire. Cependant, Robert, par souci de réalisme, préféra peindre les chiens tricolores utilisés par l’équipage du duc plutôt que des races disparues. Les tasses représentaient la chasse du lièvre à courre et au filet, les chasses à la pipée, au faucon et au furet, les chasses du sanglier, du canard, du renard et du loup79, ainsi que des épisodes comme l’hallali et le bat-l’eau. Malgré les appels à la tradition royale, ce service était moins destiné à fonder une iconographie politique qu’à illustrer la passion du commanditaire. Les personnages peints sur les pots et les tasses portaient ainsi des tenues à l’anglaise : chapeaux haut-de-forme, jaquettes vertes ou rouges, qui évoquaient l’intérêt du duc pour les chasses anglaises.

51Le recours aux codes du genre pittoresque dans la mise en scène du pouvoir fut mal perçu par la critique. Au Salon de 1824, le tableau d’Horace Vernet représentant le passage en revue de la Garde nationale par Charles X fut critiqué par Landon :

[…] si l’auteur du tableau avait eu à représenter dans un rendez-vous de chasse le roi accompagné des princes de sa famille et de quelques-uns des principaux seigneurs de sa cour […], on conçoit que M. Horace Vernet aurait pu se borner à donner à sa composition le caractère d’un simple tableau de genre […]. Cette composition aurait dû être traitée dans un style plus élevé80.

52Malgré cette défiance de la critique, les chasses royales furent immortalisées par une commande passée en 1825 par Charles X à Carle Vernet, qui reçut 8 000 francs de la Maison du roi81. L’œuvre, livrée en 1827, s’intitulait L’hallali à l’étang de Ville-d’Avray lors de la Saint-Hubert du 5 novembre 181882 (planche VIII). Ce très grand format n’avait rien de commun avec la peinture d’histoire. Carle Vernet réussit à y représenter par moins de deux cent quatorze spectateurs massés sur les rives de l’étang et aux fenêtres des maisons du village, en plus de trente et un veneurs en habit, quarante-six chiens et un berger avec son troupeau de moutons. Autour de la scène de la chasse proprement dite, qui s’inscrit, comme la Chasse au bois de Boulogne de 1812 (fig. 31), dans une composition circulaire, s’articulent plusieurs scènes pittoresques ; des lavandières qui voient leur linge mis à sécher au bord de l’étang emporté par des cavaliers, le duc de Berry sonnant du cor, ou encore les promeneurs saluant le comte d’Artois.

53Ce tableau, commandé par le roi afin de perpétuer le souvenir de son fils disparu, mettait en scène un grand moment du quotidien des princes : la chasse de la Saint-Hubert de 1818 avait été organisée par le duc de Berry avec sa propre meute. Les participants portaient par conséquent la tenue verte de son équipage et les chiens étaient marqués d’un « B ». En revanche, l’aspect diplomatique de la chasse, où le grand-duc Constantin de Russie avait été invité, n’était pas mis en avant.

54Malgré son style pittoresque et sa dimension privée et commémorative, ce tableau, exposé au Salon de 1827, fut très apprécié. Le critique Augustin Jal l’assimila directement à une scène historique. Pour lui, au contraire des tableaux d’histoire habituellement commandés par la Maison du roi, qui représentaient soit le souverain et sa famille lors de cérémonies officielles, soit des scènes tirées d’un passé monarchique mythifié, celui-ci, ancré dans un passé proche et vérifiable, était devenu pleinement historique grâce à la mort du duc de Berry :

Cent témoins vivent encore, qui ont pu l’attester à M. Carle Vernet […]. Le sujet est donc historique, par le fait en lui-même, puis par les personnages. C’est le privilège des rois et des princes de faire toujours de l’histoire. Une chasse de M. Laffitte serait un tableau de genre ; une chasse de M. Rothschild, baron et prêteur d’argent patenté par des souverains, serait un ouvrage presque historique ; une chasse du prince de Monaco serait un tableau d’histoire […]. Le tableau de la chasse aux daims est plus historique que celui de la défaite de Darius ; autant que celui d’Henri IV soupant chez Gabrielle, et plus que celui de Fleurus83.

55Selon lui, ce tableau était aussi digne de l’école romantique :

[…] on dira que ces détails d’âne effrayé, de draps au sec, de laveuses dans leurs boîtes, ne sont pas dignes de la peinture historique. Erreur ; ce qui est vrai, sans être ignoble, est toujours bon dans un tableau d’histoire. C’est par ce côté-là que celui de M. Carle Vernet est romantique ; il est classique par un autre.

56Si cette scène de chasse plut autant, c’est donc surtout pour ses liens avec un passé idéalisé, apprécié par les romantiques. Cependant, en faisant mine de considérer le tableau de Vernet comme une scène historique, Augustin Jal rejetait aussi la Restauration dans un passé lointain, celui-là même que l’iconographie officielle glorifiait.

2.3. De François I^er au duc de Berry : la mémoire de la monarchie

57En plus de mettre en scène les occupations pacifiques de la famille régnante, la Restauration canalisa le prestige du « passé monumental » de la monarchie84 par une « récapitulation dynastique »85 des figures marquantes et des vertus royales, qui servirent à « fournir à la Restauration sa justification »86. Cette tendance transcenda tous les genres : la peinture, la littérature et les arts scéniques.

58En 1818, la comtesse de Genlis avait répertorié plusieurs anecdotes pouvant servir à des artistes :

[…] la chasse aux bu[f]fles dans laquelle le brave Isambard sauva la vie de Charlemagne, la chasse aux loups où Louis V, dit d’Outremer, fut renversé de son cheval, la chasse au cerf et aux toiles où Charles VI, à la tête des chasseurs, tira des toiles le fameux cerf qui portoit un collier avec cette inscription : Hoc me Cæsar donavit. Enfin, encore, la chasse au cerf où le malheureux comte de Melun fut blessé à mort [en 1724]87.

59Ces anecdotes inspirèrent particulièrement les artistes. Au Salon de 1819, Jean-Victor Bertin peignit par exemple un Paysage éclairé par le soleil du matin, dont le sujet était tiré d’une anecdote médiévale :

[…] Chérébert, un des fils de Clotaire, égaré à la chasse, s’arrêta près d’une fontaine. Théodegilde, fille d’un pauvre chévrier, s’approcha pour puiser de l’eau : le prince lève les yeux sur cette jeune bergère. Quelqu’obscure que fût sa naissance, en la voyant si belle, il la crut digne d’être reine, et il l’épousa88.

60En 1822, le peintre Jean-Charles-Joseph Remond exposa au Salon son Carloman blessé à mort dans la forêt d’Yveline, une commande de la Maison du roi pour Fontainebleau, représentant le prince transpercé accidentellement par une lance et prétendant avoir été attaqué par un sanglier plutôt que de faire accuser son compagnon de chasse89. Cet exemple de bonté royale faisait écho à l’anecdote du duc de Berry demandant la grâce de son assassin en expirant. Au Salon de 1824, le peintre Symphorien Lajoye exposa un Paysage historique dont le sujet était « Henri, roi de Sicile, ordonne une chasse le lendemain de son couronnement »90. Enfin, en 1827, Pierre-Henri Révoil exposa une Halte de chasse de Diane de Poitiers et Henri II91 et Alexandre Menjaud François I^er tuant le sanglier92, d’après l’anecdote selon laquelle le roi aurait sauvé les dames de sa cour menacées par l’intrusion d’un sanglier dans une salle du château d’Amboise93. Le décor d’un xvi^e siècle de théâtre mettait en scène le roi, un pied posé sur le sanglier abattu, environné de femmes dont les robes évoquent plus la duchesse de Berry que les Valois. Cette toile d’un esprit troubadour, commandée par la Maison du roi94, fit sensation pour son style romantique et parce qu’elle s’intégrait parfaitement au discours politique de l’époque, qui tentait de mettre en avant les figures tutélaires de la monarchie. Saint Louis fut le seul monarque à n’être pas représenté, malgré le souvenir du chêne sous lequel le roi rendait la justice en forêt de Vincennes, qui aurait pu susciter de nombreux parallèles avec Charles X distribuant des aumônes et recevant des placets à ses rendez-vous de chasse. Tout au plus peut-on mentionner un plan du tiré de Vincennes, réalisé à la demande de Girardin en 1817 par Mabille, qui comportait une vignette où figurait saint Louis sous son chêne (fig. 14). Girardin comptait peut-être offrir ce plan aux rares invités des tirés royaux, mais il finit par se désintéresser du projet, oubliant même de payer l’imprimeur. Seuls cent exemplaires furent tirés95.

61Pour la période moderne, Henri IV, Louis XIV et Louis XVI furent sollicités par les peintres comme symboles des qualités que le régime entendait perpétuer. Le tableau de 1783, Sully aux pieds de Henri IV, sujet tiré de la Partie de chasse de Henri IV de Collé96, inspira en 1817 Alexandre-Louis-Robert Millin Duperreux pour sa Vue du château de Fontainebleau avec Henri IV relevant Sully97, commandée pour la galerie de Diane à Fontainebleau, qui représentait le roi et son ministre avant un départ de chasse, s’entretenant au bord de l’étang, sur le « chemin du vieux chenil »98.

62Au Salon de 1827, Horace Vernet exposa la Dernière chasse de Louis XVI à Fontainebleau en 1787. Le roi était peint :

[…] accompagné de M^gr le comte d’Artois […] au moment où son veneur particulier lui fait agréer, pour courre le sanglier, une meute de soixante chiens d’élite qu’il avait acquise de ses épargnes et qu’il entretenait à ses frais pour en faire hommage à son auguste maître, le roi ayant réformé sa grande meute par mesure d’économie. Ce tableau a été présenté et offert au roi par M^me de Vernon, fille du veneur99.

63Si le sujet était tiré d’une anecdote réelle100, le tableau d’Horace Vernet, aujourd’hui disparu, fut désavoué par la critique, qui trouva cette scène moins bien exécutée et moins pittoresque que celle peinte par son père101.

64La dernière œuvre faisant allusion aux chasses d’Ancien Régime fut présentée à partir du 1^er janvier 1830 à l’exposition des réalisations des manufactures royales organisée chaque année au Louvre. Il s’agissait du panneau central d’un « cabinet-secrétaire servant de bibliothèque », meuble massif décoré de plaques en porcelaine de Sèvres. Ce panneau était intitulé Un départ de chasse de Louis XIV à Satory102. Le format, le sujet et le support évoquaient les neuf plaques murales commandées par Louis XVI pour orner la salle à manger des retours de chasse de ses petits appartements de Versailles, qui s’inspiraient des cartons d’Oudry pour les tapisseries des chasses de Louis XV. Pour cette réalisation monumentale, qui lui fut payée 9 000 francs103, Jean-François Robert représenta Louis XIV partant à la chasse sur les hauteurs de Satory, peinture qui renvoyait à plusieurs œuvres du xvii^e siècle104. Ce secrétaire fut installé, au moment de la création du musée de l’Histoire de France de Versailles par Louis-Philippe, dans la salle à manger des retours de chasse des petits appartements du roi, où il compléta le décor de plaques de porcelaine de Sèvres représentant Louis XVI à la chasse. Le travail de Robert, basé sur une solide documentation, répondait aussi à la représentation des chasses royales par les contemporains, qui y voyaient une survivance de l’Ancien Régime. On touchait là à la limite des peintures commémoratives ou identitaires : leurs renvois perpétuels à des figures passées les rendaient propres à la muséification, les vidant de tout sens politique actuel et les déconnectant de leur contexte de production.

65Certains peintres furent aussi moins positifs et se servirent des chasses historiques pour faire passer un discours sur le présent : en 1817, T.-A. Bitter exposa au Salon un Charles VII et Agnès Sorel représentant le roi au retour de la chasse. La gravure au trait de ce tableau actuellement non localisé permet de voir qu’à part la présence d’un limier, la chasse n’y tenait qu’une place ténue. La notice semble plus polémique : « le roi de France s’oubliait au sein des plaisirs. Une moitié du royaume était au pouvoir de l’étranger, qui menaçait d’envahir l’autre »105. Peint à la fin de l’occupation étrangère, après les premières critiques contre les chasses du comte d’Artois et de ses fils, ce tableau faisait écho au contexte politique.

66En littérature, dès 1814, de nombreuses publications présentèrent les chasses sous un jour favorable106. Pour Jérôme Delandine de Saint-Esprit, fervent monarchiste et bibliothécaire du château de Rambouillet, elles étaient le meilleur symbole de l’expression de la continuité monarchique. Les massacres de cerfs accrochés dans les écuries du château étaient des « trophées qui attestent de l’adresse des augustes chasseurs qui les ont conquis, et rappellent à nos princes combien leurs prédécesseurs excellèrent dans ce noble exercice ». Son ouvrage se terminait par un dictionnaire de vénerie107. Dans le même esprit, en 1825, le recueil de poèmes Bayard amoureux, ou Les lutins de Rambouillet, écrit par le vicomte Jean-Baptiste de Coëtlogon, adjudant du palais de Rambouillet, faisait le parallèle entre Bayard et le dauphin : « Que ce grand prince est excellent chasseur ! Ah ! Que le ciel conserve sa personne […] »108.

67Des rois carolingiens à Louis XVI, les chasses royales prirent ainsi place dans l’iconographie et dans la littérature de l’époque, avec une connotation largement positive, insistant sur la continuité du pouvoir en France et sur les bienfaits dispensés par les monarques.

68Une nouvelle figure marquante vint aussi s’agréger à ce panthéon cynégétique : le duc de Berry. L’iconographie qui se développa avant et après sa mort le place dans la continuité de la commémoration des chasses du Moyen Âge et de l’Ancien Régime.

69Au Salon de 1819, le public put voir une peinture intitulée Le duc de Berry tuant un aigle dans la forêt de Fontainebleau, par Charles-Louis Quinart et Hippolyte Lecomte109. Cette œuvre illustrait une nouvelle parue dans le Journal des débats du 22 janvier 1817, qui annonçait que la chasse à courre du 17 janvier avait été interrompue par un aigle, que le duc abattit en vol110. L’idée portée par le tableau se répandit :

[…] je me souviens qu’un jour, le duc de Berry ayant par hasard tué un aigle de la grande espèce, chacun de s’écrier que Son Altesse Royale était désignée par la providence comme le vainqueur de l’Empire, et que si les circonstances le mettaient jamais en présence de Napoléon, la victoire se trouverait toujours de son côté111.

70Le récit parut par ailleurs en janvier, au moment des cérémonies annuelles commémorant la mort de Louis XVI. Le tableau, peint deux ans plus tard, disposait d’un pendant, intitulé Henri IV à l’entrée d’une forêt112.

Figure 42. — Féréol Bonnemaison, Galerie de Son Altesse Royale Madame la duchesse de Berry, école française, peintres modernes, ouvrages dédié à son Altesse Royale et lithographié par d’habiles artistes, sous la direction de M. le chevalier de Bonnemaison, Paris, 1822, t. I, pl. 55, lithographie d’après Charles-Louis Quinart, gravée par Canella et Bellay, 32,4 x 25,3 cm, légendée :« Le duc de Berry tuant un aigle en forêt de Fontainebleau ».

71Comme la Vue prise à Ville-d’Avray de Langlacé, ces deux tableaux firent partie des collections du duc et de la duchesse de Berry, qui furent exposées à l’Élysée, puis au pavillon de Marsan après 1820. On trouvait aussi dans les collections du duc plusieurs tableaux sur porcelaine peints par Jean-François Robert, notamment une Chasse au cerf et deux vues du parc de Saint-Cloud113. Toute la collection de peintures fut gravée en 1822, permettant de diffuser ces images des chasses royales114.

72Le souvenir du duc de Berry fut aussi perpétué par les publications qui suivirent son assassinat. Chateaubriand évoqua sa générosité envers son premier piqueur, Aubry, « souvent loué, souvent grondé suivant la fortune de la chasse »115. Dans un opuscule intitulé Berryana, des anecdotes rappelèrent les aumônes du prince à Rambouillet et à Meudon116. Les chasses étaient aussi présentes dans les Vertus et belles actions d’un Bourbon, un recueil de quatorze planches dont la sixième représentait le duc à cheval, faisant un geste de la main afin de gracier les deux déserteurs rencontrés au moment de la chasse de Louis XVIII à Rambouillet en 1818. Édité par Didot Jeune, cet ouvrage eut de nombreux souscripteurs, parmi lesquels Monsieur et le duc d’Angoulême, le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la Chambre, le marquis du Hallay, premier veneur du comte d’Artois, le comte de Nantouillet, premier écuyer du défunt duc, et le conservateur de la forêt de Fontainebleau, Larminat117. Il fut réédité par un imprimeur populaire deux ans plus tard118.

73Cette dernière gravure peut par ailleurs être mise en rapport avec un tableau de Victor-Jean Adam, exposé au Salon de 1822 sous le titre Trait de bonté du duc de Berry, qui représentait le duc en route pour une chasse à Bagatelle et aidant un petit garçon portant un panier trop lourd119.

74En 1818, Carle Vernet peignit à l’aquarelle un départ de chasse de la duchesse de Berry en calèche près de Rosny, qui fut gravé sur cuivre120. En 1821, il publia une série de huit scènes représentant les chasses à courre du duc de Berry, lithographiées par François-Séraphin Delpech. Quatre grands formats, multipliant les détails, avec des personnages bien reconnaissables, évoquaient « La chasse au daim dans la forêt de Compiègne, 27 avril 1818 », « La curée du daim au bois de la Malmaison, 20 mai 1818 », « La chasse dans les bois de Meudon, sortie de l’eau, 29 mars 1819 » et « La chasse au daim à Verrières, le débucher, 29 avril 1819 »121, et quatre moyens formats représentaient des épisodes de chasse.

75Ces gravures parurent dans l’Album lithographique de 1821 (fig. 43-48). Deux des scènes furent reprises sur une paire de vases en porcelaine peints par Jean-Pierre Feuillet, de la manufacture Darte, pour la duchesse de Berry122.

76Toutes ces œuvres s’intégraient dans un discours basé sur la commémoration de la vie quotidienne de la famille royale, même si l’enthousiasme qu’elles suscitèrent s’explique aussi par l’importance de la chasse comme événement public, permettant aux sujets d’approcher le monarque.

3. Le prince protecteur : une réalité restaurée

3.1. L’espoir de voir le roi

77Le contact direct entre le roi et les sujets fut l’un des piliers de la popularité royale sous la Restauration123, et les chasses étaient l’une des meilleures opportunités pour approcher les princes. Il était ainsi « de notoriété publique que quand M^gr le duc de Berry allait à la chasse, il descendait souvent de cheval, et se laissait approcher par la foule empressée de jouir de sa présence »124.

78En mai 1814, le duc de Berry fut acclamé lors de sa première chasse à Saint-Germain. Le 15 juin, ce fut au tour du duc d’Angoulême à Versailles125. Le 25 juin 1816, Louis XVIII dut s’arrêter pour satisfaire la curiosité des Versaillais au cours d’une visite au château. Le 3 juillet suivant, la première visite de la duchesse de Berry à Rambouillet fut l’occasion d’un accueil enthousiaste offert par la population de la ville, pendant que les deux ducs étaient à la chasse126. Quand Louis XVIII vint à Rambouillet en 1818, les boutiques de la ville furent fermées, cinq mille personnes virent à l’étang de la Tour et les restaurateurs, les orchestres et les bals finirent par perturber la chasse127.

Figures 43-46. — Carle Vernet [dessinateur] et François-Séraphin Delpech [lithographe], Album lithographique, 1821 : « La curée du daim au bois de la Malmaison, 20 mai 1818 », « La chasse dans les bois de Meudon, sortie de l’eau, 29 mars 1819 », « La chasse au daim à Verrières, le débucher, 29 avril 1819 », « La chasse au daim dans la forêt de Compiègne, 27 avril 1818 », lithographies en noir avec rehauts de gouache blanche sur papier chamois, 39 x 41 cm chacune. Paris, musée de la Chasse et de la Nature, inv. 63.69.1.75., 63.69.1.76., 63.69.1.77. et 63.69.1.74.

 

 

 

Figure 47. — Carle Vernet (d’après), Jean-Pierre Feuillet, La curée du daim au bois de la Malmaison, 20 mai 1818, vase ovoïde, vers 1820, porcelaine à pâte dure, manufacture Darte, 26 x 46,3 cm. Paris, musée de la Chasse et de la Nature, inv. 93.1.1.

79Au moment de l’avènement de Charles X, la chasse servit à présenter le roi à ses nouveaux sujets. Le lundi 8 novembre, il partit ainsi à Compiègne en faisant éclater l’enthousiasme sur son passage128. Le lundi 22 novembre, à Fontainebleau, il fut accueilli par des arcs de triomphe et la foule le suivit jusqu’au rendez-vous de chasse. Le soir, le public fut admis à circuler autour de sa table129. Le 25 :

[…] la population entière s’est portée sur le passage de S. M. Elle a manifesté, par ses acclamations, un enthousiasme difficile à décrire. Au rendez-vous, la foule étoit immense. S. M. a accueilli avec bonté les pétitions qui lui ont été présentées. M. le dauphin avoit donné ordre à la gendarmerie de ne point empêcher le peuple d’approcher.

80Le même jour, le roi rentra à Paris, où il visita la Bourse, et retourna chasser le lendemain à Versailles, à nouveau accueilli par la foule130. Le lundi 29, en revenant d’une chasse à Vincennes, il fut acclamé faubourg Saint-Antoine131. Il y eut encore une scène de joie populaire le 21 avril 1825 dans la forêt de Sénart132. Le 1^er juin, en arrivant à Compiègne, première étape avant le sacre, Charles X fut accueilli par « dix mille âmes »133.

81Après les chasses, le dîner du roi avait lieu souvent en présence d’un public muni de billets délivrés par le premier gentilhomme de la Chambre134. Un orchestre jouait devant les fenêtres, et les personnes présentées attendaient dans un salon voisin135. À Rambouillet, où le roi dînait au rez-de-chaussée, la foule se pressait aux carreaux des fenêtres136. Il arrivait à Charles X d’autoriser tous ceux qui se présenteraient à entrer, sans avoir besoin de billet. Ainsi, le 2 décembre 1824, toute la population de Versailles fut admise à circuler autour de la table du roi à Trianon137.

82La chasse fut également un but de promenade pour les riverains, curieux d’assister à l’« émouvant spectacle d’une chasse royale sous les ombrages séculaires »138. En 1817, le Journal des débats expliqua qu’à l’époque où les princes chassaient à Rambouillet, « on dirige plus volontiers sa promenade sur la route de Saint-Cyr, afin de jouir de leur présence »139. Lors de son tour de France, le compagnon Agricol Perdiguier put traverser le parc de Rambouillet et observer les gardes140.

83Les riverains gâchaient parfois la chasse. Le sous-préfet de Rambouillet signala les colères du duc de Berry à chaque interruption141. En mai 1817, une chasse s’acheva quand le cerf fut attrapé par des villageois142. Le 12 février 1820, le duc de Berry ne put prendre le cerf à Boulogne en raison de l’affluence du public143. Le 20 mai 1828, à Compiègne, le duc d’Angoulême arrêta la chasse « parce [que le cerf] avait voulu traverser la rivière et que les deux rives étant couvertes de monde il n’a su par où s’échapper »144. Le Journal de Paris rapporta un drame advenu en forêt de Sénart : « pendant la chasse du roi, le cerf que S. M. poursuivait s’était jeté dans un étang, lorsqu’un paysan qui l’avait aperçu a voulu le rattraper à la nage dans ce même étang, et a eu le malheur d’y périr »145. Il évoqua également les accidents arrivés aux spectateurs, comme à la baronne de Chastaignier, qui mourut d’une chute de calèche en revenant d’une chasse à Marly146. Les chasses étaient aussi le rendez-vous des « fashionables » des faubourgs Saint-Germain-des-Prés et Saint-Honoré147, où se retrouvaient « beaucoup d’Anglais et des dames en costume d’amazone »148. Les chasses de la Saint-Hubert faisaient figure d’événement mondain. Par exemple, le jeudi 5 novembre 1818, le cerf fut forcé de se jeter à l’eau en raison de l’affluence « extrême »149.

84À part quelques moments privilégiés comme le retour des Bourbons en 1814 ou l’avènement de Charles X en 1824, la chasse était donc davantage perçue comme un spectacle que comme un moment d’allégresse royaliste. À la fin de la Restauration, les promeneurs venaient surtout par curiosité ou dans l’espoir de gagner de l’argent.

3.2. Des chasses lucratives

85Les aubergistes furent les premiers à bénéficier des chasses. À la Halte de Charles X, à Bezons, près de Saint-Germain, se retrouvaient tout aussi bien les curieux et les voyageurs tentant d’approcher le roi que les mouches de la police150. Anselme de Barante, dans ses tournées d’inspection, préférait loger à l’enseigne de La chasse royale151. Les habitants de Saint-Germain profitaient de la présence des équipages royaux et des curieux : « Toute la ville soupait de la chasse du roi […]. Ici vous frappiez au Rendez-vous des gardes, là au Grand cerf, là encore à la Chapelle royale […]. Aussi, avant de demander au ciel un roi chrétien, St.-Germain lui demandait-il un roi chasseur »152.

86Pour les sujets les plus démunis, les chasses étaient aussi un moyen de gagner de l’argent. Plusieurs budgets permettaient à la famille royale d’exprimer sa générosité : celui des « indemnités, secours et grâces », qui montait environ à 1,5 million tous les ans, celui de la Cassette du roi, d’environ un million de francs, et enfin la caisse des fonds particuliers du roi, beaucoup plus modeste – 18 000 francs153.

87C’est dans les comptes de la Cassette du roi que se retrouve, parmi d’autres dons, l’argent distribué lors des sorties à l’extérieur du palais. Les dons du roi et du dauphin étant prélevés sur le même budget, il est impossible d’identifier qui des deux donnait le plus d’argent. Une analyse des registres de 1818, 1825 et 1828 permet néanmoins de mieux comprendre vers qui s’orientait la générosité royale.

88Pour la chasse du 28 juillet 1818 à Rambouillet, on peut relever douze dons. Louis XVIII donna 150 francs à la comtesse de Capello, 100 francs à la « demoiselle Thomas de Saint-Mars, clarisse », 100 francs à d’Espinette, 80 francs à Fraisse, 200 francs au chevalier d’Herbais, 100 francs à Landras, 200 francs au chevalier Lapanouze, 80 francs à Pey, 30 francs à Ambroise Magnin, 100 francs à Silardy, 100 francs à la veuve Pellager, 200 francs à La Tour du Pin de Beauchamp, soit en tout 1 440 francs, dont cinq dons faits à des nobles, un à une religieuse, et six à des pauvres de Rambouillet154.

89En 1825, deux cent soixante et onze personnes profitèrent de 18 960 francs de dons, distribués au cours de trente-huit chasses par Charles X ou par son fils, soit une moyenne de 69,96 francs par don. Parmi ces nécessiteux, cent vingt-six étaient des femmes, dont soixante étaient des veuves et trente-deux des aristocrates. Ces derniers repartaient avec des dons plus élevés que la moyenne, comme la comtesse de La Tour du Pin (300 francs) ou le comte Foulques de Villaret (150 francs). Parmi les solliciteurs, il y eut aussi cinq ecclésiastiques, trois groupes d’enfants orphelins, et même une « famille vendéenne »155. En deux circonstances, les dons furent plus importants. Le 25 janvier 1825, à Saint-Germain, une des forêts les plus fréquentées par les promeneurs, le dauphin distribua 1 375 francs à seize personnes. Lors d’un tiré au même endroit le 3 mars, Charles X donna 1 610 francs à dix-huit individus. En revanche, lors du tiré du roi à Saint-Cloud le 26 juillet 1825, il n’y eut que 90 francs donnés à deux personnes : dans l’enceinte du petit parc, peu de gens pouvaient accéder au souverain.

90En 1828, quatre cent vingt-trois personnes profitèrent de la générosité royale, pour un total de 30 930 francs, distribués au cours de vingt-cinq chasses, soit une moyenne de 74 francs par don. Cette augmentation s’explique par une présence accrue des catégories privilégiées par la générosité royale. On relève en effet cent soixante-neuf femmes, dont quatre-vingts veuves, mais aussi trente-cinq noms aristocratiques et treize ecclésiastiques156.

91Cette typologie des nécessiteux de la Restauration avait été exposée dès les débuts du régime : « Chacune des parties de plaisir de nos princes à Rambouillet est marquée par des bienfaits continuels ; tantôt c’est un ancien serviteur qui sollicite leur générosité ; tantôt c’est une veuve qui croit avoir droit à des secours particuliers ; tantôt, enfin, ce sont des communes entières »157. Ces bénéficiaires formaient un échantillon des sujets dans le besoin : veuves des guerres de l’Empire, aristocrates ruinés, orphelins, et personnes malades, démunies ou sans travail. La presse n’évoqua que quelques cas particulièrement émouvants, comme le don remis le 27 août 1821 par le comte d’Artois à un officier d’artillerie en poste à Vincennes, blessé lors d’un feu d’artifice aux Tuileries, qui reçut 150 francs158.

92La proportion importante d’ecclésiastiques et d’aristocrates parmi les bénéficiaires ne doit pas être imputée à une attitude dédaigneuse des princes envers les non-nobles. Les aristocrates devaient se présenter avec plus de tenue que les solliciteurs d’origines plus modestes, dont l’acharnement à soutirer de l’argent aux princes tenait du harcèlement. Certains exemples, comme celui du journalier Popinet, qui prétendait avoir été mordu par un chien et qui suivit « partout » le duc d’Angoulême jusqu’à obtenir 20 francs en prétendant venir le voir de la part de D’Hanneucourt159, prévinrent les princes contre les contacts trop rapprochés avec des solliciteurs avides. Le 28 mai 1819 à Rambouillet, les princes furent aussi abordés par « une femme portant un enfant à son cou, ayant à côté d’elle son mari revêtu d’un uniforme d’officier vendéen », qui firent une scène pour attirer l’attention. Le sous-préfet dut les éloigner en leur accordant un « petit secours »160. De même, une « dame Minus, veuve Tanchon », petite-fille d’un sellier-bourrelier de Louis XV, se rendit en 1827 à Compiègne avec sa petite-fille sous le bras, et tenta d’obtenir de Charles X un secours. Ses efforts furent ruinés car elle avait été repérée s’enivrant la veille au rendez-vous de chasse, invitant « les soldats-rabatteurs et les gendarmes à boire tout le vin des cantinières ». L’année d’après, elle fut repoussée par la dauphine, qui connaissait les visages des importuns161.

93Ces incidents expliquent que les placets furent moins volontiers acceptés par les princes, qui avaient conscience de n’avoir que peu de poids pour appuyer les demandes de grâce, d’emplois dans l’administration ou d’avancement dans l’armée auprès des ministres. Le 29 mars 1816, le duc de Berry refusa ainsi de lire la pétition d’un soldat et lui répondit « cela ne me regarde pas, je ne suis pour rien dans ces intrigues de ministres et je ne veux pas m’en mêler. Mais je suis maître de ma bourse et la voilà »162. Le geste était spectaculaire, ce qui est une exception dans les dons princiers, généralement plus discrets. Charles X fit preuve de plus d’autorité en montant sur le trône, et il accepta plus souvent de prendre des placets avant chaque chasse163. S’il repoussa toujours les solliciteurs les plus désagréables, tous les sujets purent trouver auprès de lui et de son fils un secours généreux, qui était encore complété par des dons indirects.

94En outre, le roi et les princes choisissaient souvent de s’en remettre à un intermédiaire, comme le curé, l’évêque, le maire ou le sous-préfet, qui remettaient de l’argent aux nécessiteux en leur nom. Ces dons indirects, souvent consécutifs à des chasses, furent ceux dont la presse parla le plus.

95Le 1^er août 1817 et le 10 janvier 1818, le duc d’Angoulême remit ainsi au maire de Maisons 180 francs pour les indigents164, puis 200 francs à celui du Perray-en-Yvelines le 8 juin 1819165. Le comte d’Artois donna 500 francs en novembre 1819 au sous-préfet de Rambouillet pour l’école des Frères de la doctrine chrétienne166, puis 1 000 francs le 9 août 1821167. Dès 1819, le comte d’Artois donna chaque année 2 000 francs au maire de Rambouillet le jour de sa dernière chasse de l’année. Il autorisa aussi la mise à disposition du fournil de la vénerie lors des absences de l’équipage, ce qui permit aux municipalités de Rambouillet, Compiègne et Fontainebleau de faire cuire du pain à bas coût pour les nécessiteux168.

96Les dons les plus importants datent du début du règne de Charles X. Le 10 novembre 1824, à Compiègne, le roi remit ainsi :

[…] à M. le préfet de l’Oise une somme de 6 000 fr. pour les pauvres de son département, une somme de 4 000 fr. à M. le sous-préfet de Compiègne, et 2 000 fr. à M. le maire de Compiègne pour le soulagement des pauvres. S. M. a donné aussi à M^gr l’évêque de Beauvais une somme de 3 000 fr. pour satisfaire aux besoins de son séminaire.

97À Fontainebleau, le lundi 22 novembre 1824, le roi donna encore 12 000 francs au préfet169.

98C’est en effet par le préfet que transitait la partie la plus importante de l’argent. Puymaigre, préfet de l’Oise, rendit ainsi compte au premier gentilhomme de la Chambre de l’usage qu’il avait fait d’une somme de 6 000 francs remise par le roi à Compiègne le 13 mai 1826. En cinq mois, il avait confié 2 000 francs au maire de Compiègne et fait des dons aux « pauvres de la commune de Notre-Dame du Thil ; 90 fr. », « à la com[mune] de Bois-de-l’Eau, incendiée en 1825, pr. une maison d’école : 500 fr. » et « pr. la veuve d’un homme mort de la rage : 100 fr. » Le reste de la somme fut réparti entre cinq nobles locaux pour leurs bonnes œuvres, trois sous-préfets, quatre maires, deux juges de paix et un procureur170.

99Des dons moins conséquents furent aussi confiés aux sous-préfets et aux curés. Le 8 novembre 1824, Charles X remit 300 francs au curé de Verberie, près de Compiègne171. Le 21 avril 1825, le sous-préfet de Corbeil reçut 1 000 francs après une chasse à Sénart172. En août puis en novembre 1828, Charles X donna 1 500 francs au sous-préfet de Rambouillet, à charge de les distribuer aux pauvres173. Le 17 août 1829, le dauphin remit 200 francs au curé de Bonnelles, où il était passé au cours d’une chasse174. En 1828 et 1829, Charles X accorda 6 000 francs pour la construction d’une route à Rambouillet et offrit un lavoir à la commune, ainsi qu’à celles de Fontainebleau et de Compiègne175.

100C’est lors de ses séjours à Fontainebleau que Charles X fit ses dons les plus importants : en 1827, 20 000 francs furent répartis entre le préfet, le sous-préfet et l’évêque176. Le 27 octobre 1828, à Fontainebleau, il fit un don semblable177.

101Toutefois, ces dons transitant par les autorités locales ne bénéficièrent pas à la popularité de Charles X : la multiplication des acteurs faisait écran à la générosité royale, la reconnaissance allant aux notables qui donnaient réellement l’argent.

102L’organisation des chasses à tir servit aussi à exprimer la générosité royale, les tirés demandant entre cent et trois cents rabatteurs. Tous portaient autour du bras des plaques en fer-blanc pour les distinguer des promeneurs178. Le 21 octobre 1821, les trois cents rabatteurs furent payés 1,50 franc chacun179. L’état des avances du conservateur de Saint-Germain pour le mois d’avril 1827 indique que les soixante-dix rabatteurs furent payés 1,50 franc pour les tirés du 6 et du 9 avril 1827. Pour les battues qui préparaient les tirés fermés, ils étaient payés 1,75 franc la journée, pour un travail plus pénible et plus dangereux180. Les Suisses de la Garde royale furent également employés pour les chasses, mais leur habitude de s’enivrer la veille au soir obligeait à recourir à des civils au dernier moment181. À Vincennes, le 26 août 1826, le conservateur dut engager vingt-sept paysans payés 2,25 francs en remplacement des militaires182.

103En plus de fournir du travail à une main-d’œuvre importante, Charles X fut donc un monarque généreux, donnant beaucoup d’argent au cours de ses chasses et de ses apparitions publiques. Cependant, cela ne fut pas suffisant pour garantir un soutien populaire à la monarchie restaurée.

4. Le retournement de l’opinion

4.1. La remise en question du régime

104Au début de la Restauration, l’opinion s’était montrée très sensible au sujet des loisirs de la famille royale. En particulier, la chasse servit plusieurs fois à conforter l’opinion selon laquelle les Bourbons étaient revenus « dans les fourgons de l’étranger » pour rétablir l’Ancien Régime. Le 1^er octobre 1814, les Parisiens furent choqués de voir le duc de Berry se promener rue de Rivoli en habit de chasse alors que des soldats autrichiens travaillaient à l’enlèvement des chevaux de l’arc du Carrousel183. De plus, certains Parisiens confondirent la livrée bleue de la Maison du roi avec un uniforme ennemi, prussien ou autrichien et pensèrent que Louis XVIII était exclusivement servi par des étrangers184. En 1816, une brochure diffamante racontait :

[…] lors de la seconde restauration, le duc de Berri courait le cerf dans la forêt de St.-Germain ; le cerf, épuisé de fatigue, vint tomber au milieu d’un bivouac de soldats anglais qui le dépecèrent et s’en partagèrent la curée ; le duc de Berri […] leur dit en fureur : Vous êtes bien heureux ; si vous étiez Français je vous ferais fusiller185.

105Ce récit vint enrichir la légende de la « soif de vengeance » des Bourbons, aimant à contempler les souffrances de leurs ennemis186.

106Cependant, l’importante propagande des débuts de la Restauration, notamment au moment de la chasse de Louis XVIII à Rambouillet en 1818 et après l’assassinat du duc de Berry, explique que les critiques furent plus rares que celles proférées sous Charles X, où l’exaspération provoquée par les chasses peut presque se mesurer au jour le jour.

107Le règne de Charles X avait pourtant commencé sur des signes positifs : la vigueur physique du roi lui attirait des sympathies, et ses chasses furent surtout l’objet d’inquiétudes autour d’un prétendu complot. En 1824, après l’annonce par les journaux d’un voyage de chasse, la rumeur se répandit que des individus suspects se réunissaient dans la forêt de Fontainebleau. Le sous-préfet finit par en identifier la source : des promeneurs occupés à cueillir du raisin187. À la fin de 1826 et au début de 1827, la rumeur de la mort de Charles X au cours d’une chasse, colportée par un amidonnier parti d’un cabaret de la rue Quincampoix pour Nancy puis pour les Ardennes, se répandit dans le Pas-de-Calais, à Alençon, Nantes, La Châtre, puis dans l’Indre, la Creuse, la Vienne, les Deux-Sèvres, à Bordeaux, dans le Cantal, à Sète, Montpellier, les Landes, et enfin dans l’Ariège et le Var188. L’émotion fut réelle, signe de la popularité du roi. De même, en février 1826, dans un théâtre des boulevards, un spectacle d’ombres chinoises représentant « une chasse royale, une revue de la Garde nationale, un voyage de Madame à Dieppe et la cérémonie du sacre » connut un certain succès dans Paris189.

108Cependant, dans les mois qui suivirent, la pratique de la chasse du roi et sa dévotion furent de plus en plus associées à la critique de la politique menée par le Gouvernement, en réaction aux annonces des journaux libéraux et aux décisions impopulaires prises par Charles X, comme le vote de la loi sur le sacrilège en 1825, le rétablissement partiel du droit d’aînesse en 1826 ou la dissolution de la Garde nationale en 1827. S’il y eut une « fabrication de Charles X », comme il y eut une « fabrication de Louis XVIII »190, ce fut au travers des annonces de journaux décrivant ses activités quotidiennes, où la chasse et la messe figuraient en bonne position. Ces éléments combinés de caricature et de critique politique finirent par donner naissance à un Charles X entièrement fictif, qui obéra la personnalité du personnage réel.

109La critique commença par s’exprimer dans l’historicisme en vogue dans le théâtre et la littérature : la figure positive du monarque du Moyen Âge ou de l’Ancien Régime commença à être attaquée après le sacre de 1825, cérémonie qui ramena l’histoire de France sur le devant de la scène politique, s’attirant les critiques de la presse libérale. De nombreuses pièces historiques contribuèrent ainsi à saper les « fondements du mythe » royal191. Charles X commença par être assimilé dans certains vaudevilles à Robin des Bois, héros d’un opéra à succès192. Doudeauville fit interdire les représentations de Robin des Bois au théâtre de l’Odéon en juin 1825. Il regretta de n’avoir pas fait interdire la pièce Louis XI à Péronne, représentée en 1827, qui évoquait le goût du souverain pour la chasse193. Il ne fit pas non plus arrêter une comédie de 1827, où un jésuite fredonnait des chants religieux accompagné du « chœur des chasseurs de Robin des Bois »194. Stendhal nota en revanche en 1828 que le Gouvernement avait interdit une « représentation de Tibère de peur que certaines allusions ne soient appliquées au gouvernement de notre bon roi chasseur »195. Quelques allusions échappèrent à la censure : le chapitre X du Charles IX de Prosper Mérimée, paru en 1829, était consacré à la chasse et le portrait du responsable présumé du massacre de la Saint-Barthélemy pouvait évoquer son lointain successeur : « il était habillé en chasseur, avec un grand cor de chasse passé autour du cou […]. Son expression est plutôt stupide et inquiète que dure et farouche »196.

110De nombreux mémoires, vrais ou faux, servirent aussi à répandre des opinions défavorables. Ceux de M^me Campan, ancienne femme de chambre de Marie-Antoinette, parus en 1822, débutaient, dès le premier chapitre, par un portrait peu flatteur de Louis XV, qui « ne pensait qu’à la chasse »197. L’image du « voltigeur de Louis XIV », vieil émigré rêvant de retrouver son droit de chasse et son pigeonnier, déjà présente en 1814, fut utilisée à la fin de la Restauration afin de tourner le parti ultra en ridicule198. Malgré tout, on trouva aussi quelques écrits cherchant à défendre Charles X, comme la Vie de l’abbé Jean-François Marmiesse199.

111L’appropriation populaire de ces éléments issus du théâtre et de la littérature explique leur intégration à un corpus de vers, de chansons et de caricatures, ainsi que le développement d’un faisceau de rumeurs défavorables. À la fin de 1825, suite à un procès qui opposa les rédacteurs de La quotidienne et du Courrier au gouvernement Villèle200, le bruit courut que les juges, pour se faire pardonner auprès de Charles X de l’acquittement des deux journaux, lui avaient offert des chiens d’arrêt201. En 1826, une caricature représenta Charles X « remettant sa couronne à M. de Villèle et recevant en échange de celui-ci une permission de chasse »202. Cette caricature réapparut en décembre 1827203. Les faits et gestes de Charles X furent aussi observés et moqués : pour se protéger du froid, le roi avait l’habitude d’enfiler sous sa veste un gilet « de flanelle de Reims ». Rapportée par des curieux qui avaient pu le voir changer de veste après une chasse, la rumeur se répandit qu’il s’agissait en réalité d’une haire, chemise d’étoffe rugueuse et piquante portée en signe de mortification204. À partir de 1827, les rumeurs défavorables au roi circulèrent avec davantage de force, montrant la montée de son impopularité dans l’opinion. En janvier, Delécluze nota dans son Journal :

[…] il n’y a pas de bruits ridicules qui ne courent sur le compte de ce monarque imbécile. Après l’avoir désigné longtemps sous le nom de Robin des Bois, à cause de son amour ridicule pour la chasse, on assure aujourd’hui qu’il est prêtre, que le pape l’a nommé évêque dernièrement, et que le roi de France s’amuse à dire la messe205.

112La dissolution de la Garde nationale le 29 avril, puis le débat autour de la loi « de justice et d’amour » en juin expliquent la montée du mécontentement206. L’opposition se fit plus virulente et visa souvent le roi lui-même, et non plus ses ministres, au désespoir de Doudeauville, qui avertit encore une fois Charles X :

La bourgeoisie croit que le roi est prêtre depuis longtemps ; le peuple est convaincu qu’il dit la messe tous les jours, et qu’il en entend une autre par politique. Cette opinion gagne aussi le soldat. Il est encore répandu parmi le peuple que, depuis le sacre de Charles X, le pape l’a fait évêque ; il a paru des pièces de monnaie où Votre Majesté est représentée en jésuite, un bonnet sur la tête. Dans un café, avant-hier, au Palais-Royal, des jeunes gens disaient tout haut : « Il ne peut plus, il ne sait plus régner : qu’il se retire dans un couvent ! »207.

113Selon la duchesse d’Abrantès, le grand veneur, Lauriston, tenait les mêmes propos quelques mois avant sa disparition : « le roi suit une route mauvaise pour la gloire de son règne. On croit [que] ce qui lui importe, c’est de savoir si le veneur a bien fait son devoir… si le cerf qu’il a détourné avec son limier est un daguet, un jeune cerf, un dix cors »208.

114Durant l’été 1827, « les autorités firent face à une véritable épidémie » antimonarchique209. En juin, une pièce injurieuse répandue dans Paris évoquait « ce roi chasseur qui deux fois fut chassé, puisqu’il veut être saint, devrait être enchâssé »210. Au même moment, dans une série de caricatures intitulée Charles X surnommé le Robin des Bois, le roi était représenté en tenue de chasse, ses chiens à ses côtés, avec une gibecière et un fusil, et à genoux devant un autel, fessé par un prêtre211. Le 27 août 1827, lors d’un tiré, les gardes-chasses de Saint-Cloud arrêtèrent un homme « qui avait tenu de mauvais propos contre la famille royale »212. Loin d’améliorer la situation, le roi commit une erreur lors de l’exposition des produits de l’industrie française, en refusant l’hommage d’un fusil offert par l’armurier Lepage et en lui répondant qu’il ne se servait que de fusils anglais, ce qui fut mal perçu par l’opinion213.

115La défaite de Villèle aux élections du 17 novembre 1827 fut à l’origine de rumeurs autour des déplacements royaux. Le 7 décembre, après un voyage à Compiègne, l’adjudant des Tuileries nota que « l’esprit public est si mauvais en ce moment que l’on a à peu près accrédité dans Paris le bruit que le roi avait peur et que la route de Compiègne avait été jalonnée de troupes pour le voyage ». Le 15 décembre, en revenant de Fontainebleau, le dauphin s’entendit dire par des riverains : « vous feriez bien mieux de nous donner du pain que d’aller à la chasse »214.

116Au Salon de 1827, une peinture représentant la voiture de chasse du duc d’Angoulême, réalisée par Louis-Joseph Schmitz, fut violemment critiquée par Augustin Jal, qui rappela le portrait de Louis XVIII peint par Gérard en 1823, où le roi était représenté dans son cabinet de travail des Tuileries, installé devant la modeste petite table de bois blanc dont il s’était servi durant ses années d’exil : « La table de sapin auprès de laquelle M. Gérard a placé Louis XVIII est un détail tout philosophique ; il était bien de la peindre, elle rappelait l’exil au milieu des témoignages de la puissance actuelle. Mais un coupé de chasse, quel souvenir éveille-t-il ? »215. L’auteur ne se priva pas d’une allusion au tableau de Charles-Auguste de Steuben, également exposé, qui représentait le bicorne de Napoléon, en comparant ces deux objets de la vie quotidienne, le couvre-chef rappelant le souvenir exaltant de la gloire impériale et la calèche de chasse du dauphin, qui n’évoquait rien « au cœur ou à l’esprit ».

117Les attaques continuèrent l’année suivante. En août 1828, la visite que Charles X fit au duc de Rivière à l’agonie après avoir renoncé à chasser fut mise en chanson216. En novembre, un « troubadour » présent à Compiègne lors du séjour du roi vint près du palais pour chanter ses propres compositions, qui parlaient « d’épurer les préfectures » et de chasser les prêtres, avant d’être arrêté217. À la fin de 1828, les ouvriers ébénistes du faubourg Saint-Antoine crièrent « Vive l’empereur ! » devant la voiture royale qui revenait d’une chasse à Vincennes218. Cependant, un certain respect pour le roi perdura pendant quelque temps : le 20 décembre 1828, une délégation d’ouvriers au chômage souhaitant profiter d’une chasse à Vincennes pour lui présenter une pétition en fut pacifiquement dissuadée par un agent. Mais au retour de la chasse, une boutique du faubourg Saint-Antoine qui avait affiché au-dessus de sa porte une copie de la peinture exposée en 1805 au Salon par Jean-Baptiste Debret, Napoléon rendant hommage au courage malheureux, provoqua un mouvement de foule qui vint ralentir la voiture du roi qui retournait aux Tuileries219.

118Dans les villes de résidence royale, malgré les préjudices causés par les chasses, l’hostilité au régime fut plus longue à s’installer car la présence de la cour était encore associée à une source de profits. En février 1828, les paysans des alentours de Saint-Germain ne trouvèrent pas mieux pour protester contre les dégâts du gibier que de jeter du fumier sur la route empruntée par la voiture du roi220. En mai, l’adjudant du palais remarqua « que les habitants de Compiègne paraissent infiniment mieux disposés que ceux de Fontainebleau, et surtout que le mauvais peuple de Saint-Cloud »221. Malgré les dons généreux du roi, l’annonce d’une chasse était de plus en plus perçue comme « une mauvaise nouvelle pour les habitants de Rambouillet », qui protestaient contre l’obligation d’héberger les Gardes suisses, accusés de maltraiter leurs hôtes après s’être enivrés222. Pire encore, des gendarmes des chasses furent accusés de renforcer le mauvais esprit en chantant des hymnes bonapartistes223. Preuve de cette impopularité, le 2 août 1830, les Suisses placés sous les ordres de Marmont refusèrent de camper au Perray-en-Yvelines, près de Rambouillet, où cent cinquante paysans les attendaient les armes à la main224.

119Chasse et messe : perçu comme un jésuite, un chasseur sanguinaire, un vieillard aigri aspirant au retour de la monarchie absolue, Charles X fut confronté bien avant 1830 à l’hostilité de ses sujets. Toutes les thématiques de l’impopularité royale se cristallisèrent autour des chasses. Le fait de faire garder les processions que suivait la famille royale par la gendarmerie des chasses, comme pour la Fête-Dieu de 1829 à Saint-Cloud, ne fit que renforcer leur association avec la dévotion du roi225. Les affiches, placardées pour la première fois en 1829, qui annonçaient que « de par le roi », il était interdit de s’introduire dans les forêts royales entre le 15 avril et le 1^er août, en vertu « de l’ordonnance d’août 1669 relativement à la chasse », firent aussi penser à une tentative de retour à l’Ancien Régime226.

120Là où la propagande royale avait tenté, depuis dix ans, d’associer les activités cynégétiques aux qualités de la dynastie, les critiques la lièrent de plus en plus à la remise en question du régime.

4.2. Les chasses dans « l’esprit de Juillet »

121À la fin de la Restauration, la chasse avait fini par incarner les excès d’une cour occupée à comploter pour rétablir l’Ancien Régime et le désintérêt du roi pour le bonheur de ses sujets. Les allusions défavorables aux chasses se multiplièrent dans la presse et leur effet fut amplifié par une brusque augmentation des lectures populaires, avec les distributions gratuites de journaux libéraux dans Paris, notamment du National227. En juin, le Journal des débats annonça l’arrestation de la « fille Charlotte » lors d’une émeute à Neuilly, tout en expliquant qu’elle avait été depuis 1815 protégée par la duchesse d’Angoulême et qu’elle venait depuis offrir au roi des fleurs à chaque chasse : il s’agissait d’un moyen détourné de montrer que les aumônes et secours n’étaient plus suffisants pour assurer à la famille royale un soutien populaire228.

122La même évolution fut perceptible dans les départements. En janvier 1830, le capitaine de la gendarmerie du département de l’Oise nota ainsi que « les bienfaits que le roi et les princes de sa famille répandent dans le dép[artemen]t de l’Oise qu’ils parcourent si fréquemment contribuent pour beaucoup à en faire l’un des dép[artemen]ts de France les plus tranquilles »229. Pourtant, en juin, lors de la dernière chasse de Compiègne, la foule était plutôt hostile : « parmi les spectateurs s’élevaient qu[el]ques voix criant “vive le roi”, chapeau bas. Tout le monde a ôté son chapeau, très peu de monde répétait le vivat »230.

123Quelques semaines plus tard, l’effervescence éditoriale qui accompagna la révolution de Juillet se traduisit par une multiplication des images et des textes satiriques, dont une part importante faisait référence aux chasses. Les éditeurs les plus virulents étaient des soutiens bonapartistes, comme Hautecœur-Martinet et les « marchands de nouveautés ». Une telle activité, facilitée par l’introduction de la lithographie, qui permettait de produire rapidement des estampes pour un coût modique, était inédite. À la fin de l’Ancien Régime et pendant la Révolution, une seule estampe avait visé spécifiquement les capitaineries des chasses231, Louis XVI n’avait été caricaturé qu’une fois en chasseur232 et seule une caricature avait fait allusion aux chasses au moment de la prise de la Bastille233. La satire contre Charles X fut plus imaginative.

124L’importance de la chasse dans l’opinion explique que dans le corpus de deux cent vingt-trois caricatures représentant le souverain déchu identifié par Annie Duprat pour l’année 1830, pas moins de vingt-deux estampes eurent pour sujet principal « le thème ancien et glorieux du roi-chasseur »234. Toutes ne sont pas conservées, mais la Bibliographie nationale de la France permet d’en retrouver la trace.

125Une partie de ce corpus dérive du mythe de la « grande chasse royale de Rambouillet », c’est-à-dire la chasse du monarque métamorphosé en gibier par ses sujets révoltés. Cette chasse révolutionnaire devait exorciser une autre « chasse royale », celle projetée par le roi assoiffé de sang humain. Ce double mythe tire son origine de deux événements réels. D’abord la dernière chasse royale du 26 juillet, jour de publication des ordonnances, au moment où les premiers soulèvements avaient lieu dans Paris. Ensuite les scènes de liesse populaire qui eurent lieu le 29 juillet à Versailles, où des braconniers organisèrent une fausse chasse royale235, puis à Rambouillet au matin du 4 août, après le départ précipité de Charles X, où les révolutionnaires parisiens, déçus de n’avoir pu en découdre avec la Garde royale, se rabattirent sur le gibier des tirés et où les huit derniers chevaux de la Vénerie, attelés aux voitures abandonnées par la cour, furent ramenés en triomphe à Paris236. La métaphore cynégétique fut partagée par les retardataires des troupes royales, qui eurent l’impression d’être « canardés gratis » par les révolutionnaires237.

126Ces deux réinterprétations révolutionnaires des chasses servirent de canevas à un grand nombre de caricatures. Certaines revêtirent la forme de faux témoignages, d’autres s’attachèrent à décrire les chasses du monarque déchu dans son nouvel exil.

127Beaucoup de textes et de caricatures commencèrent par jouer sur une assimilation entre le gibier et les révolutionnaires, nourrie par les témoignages de témoins ou pseudo-témoins. Dans le court opuscule Une semaine de 1830, on put lire qu’« au milieu des fusillades du 28 [juillet], on avait intercepté un ordre adressé au comte de Girardin à l’effet d’organiser une partie de chasse pour le lendemain »238. Cette « chasse » était en réalité une allusion au supposé massacre du peuple révolté projeté par Charles X et ses ministres. Dans le récit anonyme intitulé La grande partie de chasse de Rambouillet, le roi jouait ainsi le rôle du chasseur amateur de sang humain, se préparant à tirer sur la foule parisienne tout en dialoguant avec son fils : « Permettez-moi, mon père, de vous observer que le gibier que vous apercevez en si grande quantité, est de toutes sortes d’espèces, et qu’il ne paraît pas, comme de coutume, aussi apprivoisé »239. Dans la caricature Le tirant, parue le 3 août, Charles X était en tenue de chasse, avec guêtres, casquette et fusil, visant des lapins en fuite240. Le 11 août, la Grande chasse à l’homme ordonnée par Charles X, ex-roi et premier tireur de France241 représentait Charles X en tenue de chasse dans les rues de Paris. Le 19 août, lors de la première de la pièce de vaudeville intitulée 27, 28 et 29 juillet, plusieurs couplets évoquaient la chasse : « je n’aime pas un roi chasseur ; cet exercice endurcit trop le cœur ; verser le sang avec indifférence, vous voyez ou cela conduit, c’est par le gibier qu’on commence ; c’est par le peuple qu’on finit »242. Quelques jours plus tard, La silhouette décrivit le roi en train de faire l’éloge de la violence de la chasse « cette image de la guerre civile », tout en réclamant la présence de Girardin et de ses « roquets » pour organiser un massacre de gibier humain243.

128La perspective fut renversée quand le peuple parisien fut décrit en gibier se mettant à poursuivre le roi, comme dans la Chasse aux ordonnances244, parue le 9 août, La chasse de Rambouillet, parue le 31 août245, ou Qui va à la chasse perd sa place246. Dans Jeunes et vieux lapins, nous sommes libres !, les animaux de la forêt étaient représentés rassemblés autour d’un arbre de la liberté surmonté d’un drapeau tricolore247. Cependant, la foule garda le plus souvent son apparence humaine, comme dans l’Adjudication définitive du balayage de notre bonne ville de Paris, où le roi, en tenue de chasse, perché sur les épaules d’un jésuite, suivi par sa meute de chiens et portant un éteignoir en guise d’étendard, prenait la fuite devant les Parisiens248. Dans la Grande et sublime complainte, Rambouillet était présenté comme le rendez-vous de la foule parisienne, venue chasser un gibier de sang royal249. Dans Le chasseur chassé, on lut un récit des journées révolutionnaires suivi d’un chant patriotique250. Certaines enveloppes pour bonbons furent gravées de vignettes intitulées Un coup de balai ou Chasse à la grosse bête251.

129Quelques caricatures représentèrent Charles X sous une apparence de gibier. Parue le 14 août, la lithographie S. M. Charles X a été chassé à Rambouillet252 reprenait d’une façon détournée l’annonce habituellement insérée dans les journaux. Dans Chasse nationale sur les terres royales – l’ex-et-lent roi253, parue le 7 août, Charles X, métamorphosé en lapin portant sa tenue de chasse à galons, fuyait devant la foule parisienne, accompagné du duc d’Angoulême, représenté en âne, et de Polignac, transformé en serpent. Dans La revanche, ou Grande chasse au tir, Charles X, transformé en âne, prenait la fuite après avoir laissé tomber à terre les ordonnances, son fusil et sa gourde de chasse254. Il faudrait aussi mentionner Est-ce que les lapins se douteraient que je ne suis plus roi ? et Entrez, Messieurs, Mesdames, c’est ici que l’on voit le grand roi chasseur, où il était représenté comme un fauve en cage255. La silhouette remarqua ironiquement que jamais le peuple n’avait été « aussi affamé de voir le roi »256 qu’en envahissant Rambouillet : le monarque était donc bien considéré comme un gibier comestible.

130Les chasses de Charles X furent aussi représentées sous un jour ridicule : le roi était décrit comme impotent et faible d’esprit, envoyé à la chasse par ses ministres ou par des jésuites gouvernant le royaume à sa place. Une caricature parue le 3 août s’inspirait ainsi de deux fables de Jean de La Fontaine : « L’ours et les trois chasseurs », d’où vient l’expression « ne pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué », et « La laitière et le pot au lait », d’où vient l’expression « Adieu, veau, vache, cochon, couvée », et enfin de Colas, un personnage de benêt mis à l’honneur dans le vaudeville Les deux chasseurs et la laitière : Charles X y figurait en tenue de chasse, arborant un sourire niais et tenant un moineau mort dans sa main257. Dans Jean-Jean saint Charlot endormi, paru le 3 août, le roi, au visage stupide, était représenté assoupi sous un arbre après une chasse258. Dans Il nous gouvernait en tirant, parue le même jour, Charles X était dépeint comme un vieillard voûté sur un trône dressé en plein milieu d’une clairière et tirant sur des lapins259. Enfin dans Sire, si c’est le dauphin qui commande nous sommes f…, le roi, en costume de chasse avec un col romain et un chapelet, confiait le commandement de ses troupes à son fils affolé, sous les yeux d’un grenadier à l’air atterré260.

131La parole fut aussi donnée au gibier. La Lettre d’un lapin de Saint-Cloud261 reprochait au roi d’avoir trop chassé, trop été à la messe, d’avoir suivi le mauvais exemple de Louis XV et d’avoir mal choisi ses ministres. Le lapin conseillait au monarque déchu de se faire marchand de gibier, seul métier où il ne devait jamais manquer de perdrix et de lapins. La morale, elle aussi tirée de la fable, était facile à comprendre : qui va à la chasse perd sa place. La même idée était suggérée dans la caricature Polignac, enfant de mon cœur, es-tu mort ?, où Charles X, rentrant de la chasse, portant un tricorne de jésuite et un fusil en bandoulière, était informé par une paysanne que son ministre avait pris la fuite262.

132Les critiques portèrent aussi sur le passé de Charles X263. Parue le 14 août, une caricature intitulée Avant, pendant et après le représentait ainsi à trois époques de sa vie : jeune, buvant du champagne en compagnie d’une courtisane, en roi, agenouillé près d’un autel en tenue de chasse, et lors de sa fuite, emportant un bouquet de lys et un crucifix264. Dans une Histoire scandaleuse et anecdotique du « digne petit-fils de Louis XV », Louis XVIII conseillait à son frère de « courre quelques cerfs de plus, ou bien d’entendre deux messes par jour au lieu d’une » pour s’occuper en attendant son tour de régner265. Sur le mode pseudo-biographique, il y eut encore une Vie de Charles X, « surnommé Robin des Bois, [qui] passait presque tout son temps à la chasse, à la messe, à suivre les processions »266.

133La dénonciation du coût des chasses fut aussi utilisée contre Charles X. Quelques mois après la révolution de Juillet, dans la Revue encyclopédique, un exemplaire du Livret des chasses de 1829 pillé aux Tuileries permit d’exposer en détail le budget de la Vénerie au grand public, tout en critiquant les « niaiseries de l’étiquette ». Cet article introduisait une notion nouvelle, en considérant le Livret des chasses non pas comme une publication récente mais comme le témoignage historique d’une période déjà lointaine. À ce titre, sa valeur documentaire devait aussi servir d’« avertissement pour les peuples et pour ceux qui les gouvernent ; les rois se livreront peut-être un peu moins au luxe des grandes véneries, et les peuples sauront encore mieux ce que leur coûtent les rois chasseurs »267. Cette utilisation du discours historique s’explique par l’assimilation, dès 1830, de la Restauration avec l’Ancien Régime, et de Charles X avec ses prédécesseurs, dans une continuité sanglante mêlant chasses et crimes contre le peuple.

134De nombreux parallèles furent ainsi dressés entre Charles X et ses prédécesseurs, renversant le discours positif tenu par le gouvernement royal sur les figures tutélaires de la monarchie depuis 1814. Les Crimes des Bourbons rapportaient ainsi qu’Henri IV faisait condamner aux galères les braconniers qui volaient ses lapins, une attitude digne de son lointain successeur Charles X, « le chasseur de bêtes fauves et le mitrailleur d’hommes ». L’ouvrage faisait également un parallèle entre la Saint-Barthélemy et la révolution de Juillet, et entre Charles IX et Charles X, qui avait « soif de sang et [qui] se proposait de chasser une fois dans l’enceinte de Paris »268. Le parallèle entre les deux monarques fut développé par plusieurs caricatures269. Dans la plupart d’entre elles, Charles X, vêtu de ses guêtres, de sa casquette et de sa veste de chasse, un cor autour du cou, ressemblait assez à la description de Charles IX par Mérimée.

135Enfin, le dernier parallèle, le plus inattendu, fut celui fait avec Napoléon : le 3 août, Charles X fut représenté en Robin des Bois dans les Adieux de Rambouillet, faisant aux animaux de la forêt des adieux émus, écho déformé de ceux de l’empereur à sa Garde à Fontainebleau le 20 avril 1814270. Dans la caricature anglaise intitulée Mad Dog, qui représentait Charles X en lévrier chassé par la foule, on apercevait également Louis XVI et Napoléon en arrière-plan, comme deux rappels du sort réservé aux monarques déchus : la mort ou l’exil271.

136Les articles et caricatures consacrés aux chasses de Charles X permirent aussi de mettre en scène le roi déchu et sa famille en exil et de suggérer que malgré leur chute, les Bourbons n’avaient pas appris de leurs erreurs et que Charles X continuait à trop chasser et à afficher une piété excessive.

137La première caricature de l’exil, parue le 3 août, montrait Charles X et son fils lisant les journaux dans une auberge, peu après leur départ de Rambouillet. Le duc d’Angoulême s’y exclamait « le comité directeur va faire fusiller tous vos lapins comme suspects de royalisme » et le roi lui répondait « hélas, mon cher fils, le grand saint Hubert veuille avoir leurs âmes ! »272. Les courtisans qui accompagnaient Charles X en exil étaient représentés sous l’apparence d’un troupeau d’oies et de dindons, et le monarque déchu était dépeint comme un éleveur de volailles coiffé d’une calotte : les animaux domestiques – les courtisans – étaient montrés comme plus faciles à mener que le gibier sauvage – le peuple français273. Un autre récit mit en scène le roi se repentant auprès de son confesseur jésuite de « prendre trop de plaisir à la messe, et surtout à la chasse » en attendant la « troisième Restauration »274. En novembre, une caricature intitulée La 3^e Restauration mettait en scène Charles X contemplant d’un air approbateur le duc d’Angoulême juché sur un cheval à bascule et muni d’un crucifix et d’un cor de chasse sur lequel était perché un petit lapin, semblant mener une charge de cavalerie contre un ennemi invisible, dans une pièce remplie d’ecclésiastiques en soutane et de vieux gentilshommes sonnant du cor275. Elle assimilait la chasse à un jeu enfantin, tout juste bon pour les vieillards séniles comme Charles X, ou les adultes restés en enfance comme son héritier.

138Plus loin dans la chronologie imaginaire de l’exil, une caricature représenta une chasse de Charles X en 1840 : le roi y vise avec un tromblon un lapin à roulettes tiré au bout d’une ficelle par un vieux domestique, tandis qu’un valet à l’air aviné fait office de porte-arquebuse aux côtés du dauphin, assis au pied d’un crucifix, et qui se bouche les oreilles. À l’arrière-plan, la dauphine, coiffée d’un shako et équipée d’un fusil, fait office de gendarme d’élite surveillant la chasse276.

Figure 48. — Alexandre-Gabriel Decamps, L’an de grâce 1840 du règne glorieux de Charles X le 16^ème. Aujourd’hui, après la messe, S. M. a chassé au tir dans ses appartements. L’état moral de la famille royale est toujours le même, Paris, Gihaut, [29 août] 1830, lithographie, 34,2 x 20,5 cm. BNF, Estampes, de Vinck 11138.

139En septembre 1830, Le globe et Le compilateur annoncèrent que Charles X, à peine arrivé en Angleterre, s’était lancé dans des achats de fusils de chasse277. Rapportant la même anecdote, un autre journal fit allusion à l’exil du « vieux Nemrod […], passant de la chasse à la messe, quittant le fusil pour le rosaire, et la chapelle pour la faisanderie »278. Dans le périodique bonapartiste L’aigle, la correspondance imaginaire entre une perdrix de Compiègne et un lapereau de la forêt de Lulworth, lieu de l’exil écossais de Charles X, permit de revenir sur le passé du roi : « sa véritable vie n’était pas dans la politique, mais dans la chasse, […] il était plus souvent à Rambouillet qu’aux Tuileries »279. Un autre récit satirique mettait en scène Charles X et son fils à Lulworth, se comportant toujours comme aux Tuileries :

Charles X […] – Antoine !
Le duc d’Angoulême – Papa ?
Charles X – Avise à te procurer quelques douzaines de lapins, mon garçon, nous te nommons notre grand veneur. Tu lâcheras tout ce gibier dans la cour, et nous pourrons nous procurer encore de temps en temps le noble plaisir de la chasse. La chasse, image de la guerre ! Le plus beau passe-temps d’un souverain. Veille surtout à ce qu’aucun ne soit assez osé pour giboyer sur les domaines de notre Couronne280 !

140Le Mémorial de Lulworth, paru à la fin de l’année, annonçait « qu’au sortir des chasses de Saint-Germain et de Fontainebleau, Charles X se délecte en bon pays de chasse, et qu’il s’y gaudit avec toute la dignité qui convient à un monarque. Il ne lui manque pas même le ménestrel : M. le baron de Damas est là »281. Derrière la moquerie, il était suggéré que Charles X n’avait pas renoncé à ses habitudes, n’avait rien appris de la Révolution, et l’emploi d’un vocabulaire médiéval suggérait que son séjour au pays de Walter Scott ne faisait qu’encourager sa vision archaïque d’une monarchie de droit divin. Par contraste, le roi déchu fut aussi représenté en simple braconnier, « avec la casquette à la rifflard, les guêtres, la veste de chasse et le fusil », discutant avec le dey d’Alger282, comme la caricature Et vous aussi dépossédé !, parue le 3 août 1830283.

141Le reste de la famille royale fut épargné. Tout au plus peut-on mentionner la caricature représentant la dauphine, intitulée Harpie chassée de la forêt de Rambouillet284. Cependant, Charles X fut aussi accusé d’avoir voulu éduquer le duc de Bordeaux selon ses idées, en l’initiant dès l’enfance à la chasse : « oui, cher enfant, tu tueras tout ce que tu voudras »285. Ses courtisans furent également moqués, notamment dans le roman Le drapeau tricolore, dont l’action se déroule durant les journées de Juillet, où un personnage de député ultra caricatural ne parlait que des chasses du début à la fin des quatre volumes, en entrecoupant ses récits des tirés royaux d’éloges en faveur du maréchal Marmont, commandant de la Garde royale chargé de réprimer les émeutes parisiennes : « dans huit jours, les droits seigneuriaux seront rétablis. Vous pourrez faire pendre un paysan comme vous tueriez une bécassine à la chasse »286.

142Pourtant, dès l’automne 1830, les chasses disparurent de l’actualité politique, au grand soulagement de la presse légitimiste287. Afin de calmer les esprits, Louis-Philippe prit plusieurs mesures symboliques. Il fit vendre le matériel du grand veneur et le 4 septembre, il supprima la conservation des chasses de Paris, avant de mettre les gardes forestiers à la retraite. Le 11 septembre, trois gardes de la forêt de Marly furent encore assassinés par des braconniers288. Le procès des ministres de Charles X, qui eut lieu en décembre, fut une dernière occasion pour l’opinion de s’indigner sur les chasses : « cette trahison […] peut paraître incroyable ; il est difficile néanmoins de la révoquer en doute, lorsqu’on voit le journal officiel des 27 et 28 juillet, imprimé dans Paris ensanglanté, nous apprendre qu’à deux lieues de là on s’occupait de chasse et de réceptions »289.

4.3. La dissolution du service des chasses

143Ce fut un journal de mode, dirigé par le journaliste Émile de Girardin, fils illégitime du premier veneur de Charles X, qui se soucia le premier de la suppression de la Vénerie, par une allusion à la fin d’un article sur les tenues de chasse à la mode : « la chasse à courre a cessé d’être presqu’une prérogative royale, elle est tombée tout-à-fait dans le domaine public, par l’adjudication des chevreuils et des faisans »290. Le Journal des débats évoqua aussi les « chevreuils à l’enchère »291.

144Voulue par Louis-Philippe, la dissolution de l’équipage constitué par Napoléon et utilisé par les Bourbons passa par trois étapes. La première fut le transfert des attributions du grand veneur en matière de chasse et de louveterie à l’administration des forêts de l’État292. La deuxième fut la vente des domaines que les Bourbons possédaient à titre privé293. La dernière fut la mise aux enchères du matériel.

145Jusqu’en 1831, la Vénerie continua donc d’exister, le temps d’organiser sa propre fin. Il fallut regrouper à Versailles les chiens et les chevaux dispersés par les événements de juillet 1830. Le marquis de Bonneval, général dans la Garde royale, avait prélevé plusieurs montures à Rambouillet, malgré les protestations de Girardin294, et le 3 août, en quittant Rambouillet, Charles X avait fait donner trente-quatre chevaux de la Vénerie à ses proches295. Louis Froidure, chargé d’organiser la vente, ne réussit à retrouver que soixante-douze chevaux sur quatre-vingt-huit. Le 22 septembre, il fit annoncer dans le Journal des débats que « les officiers-généraux et gardes du corps auxquels des chevaux de la Vénerie ont été prêtés à Rambouillet pour l’escorte du roi Charles X sont invités à les rendre ».

146Les 6, 7 et 8 septembre, l’adjudication des chiens et chevaux rapporta 83 847,52 francs296. Le piqueur La Trace, mis à la retraite, évoqua dans le court récit de sa vie la dispersion de la Vénerie :

[…] l’année n’était pas finie que cet excellent équipage, composé de cent-trente chiens et de trente-quatre limiers, était vendu à bas prix aux écuries du Roule. Ainsi disparut, après vingt-huit ans d’améliorations successives, une Vénerie qui, formée sous le Premier consul, était alors parvenue à son apogée297.

147En octobre, la presse annonça ensuite :

[une] vente à Versailles, hôtel de la Vénerie, près la rue Saint-Pierre, enclos du Tribunal, les jeudi 28, vendredi 29, samedi 30 octobre 1830 et jours suivants, heure de midi précis. Cette vente consiste en objets de sellerie, voitures, calèches, caissons, selles, brides, couvertures de laine, harnais avec garnitures plaqués en cuivre, caparaçons en cuir et draps avec chiffres en argent, bridons en or, housses galonnées en or, toiles, panneaux, fusils de chasse, lances, carabines, habits de livrée, quantité de draps, de toiles, de cretonne, et un nombre considérable de bois de cerfs298.

148La vente du matériel rapporta 52 864 francs. Seul le feuilletoniste du Journal des débats déplora la mise à l’encan :

[des] plus vulgaires dépouilles de ces fugitifs, flottant au gré des vents en attendant un acheteur. Nous qui avons si longtemps fatigué la Maison de Bourbon de nos conseils inutiles, nous lui dirons encore cette fois que si c’est elle qui fait vendre ainsi ses vieux meubles, c’est une grande faute de plus contre le respect qu’elle se devait à elle et à ses malheurs. Il est des personnages si haut placés dans le malheur, que le brocanteur est pour eux une honte à éviter.

149Sans savoir que la vente avait été ordonnée par Louis-Philippe, l’auteur y voyait un argument pour les détracteurs de la monarchie :

Charles parti (c’est là une des suites de cette fatalité qui a fait une honte de tout pour les rois qu’elle veut perdre), on a trouvé à vendre chez lui non pas des armures de fer, non pas des casques ou des épées de chevalier, non pas des chevaux de guerre ou autres meubles royaux qui font reconnaître un roi même dans l’exil ; mais des objets de chasse et de gourmandise, des fusils à deux coups, des chiens courants, des chevaux pour le sanglier, des œufs de perdrix, des faisans, de jeunes chevreuils, des lapins à foison, et dans l’intérieur du palais seize cents pots de confiture, et des pralines par boisseaux299.

150L’équipage de chasse du duc de Bourbon, disparu le 27 août 1830, fut également dispersé. La plupart des trois cent quatorze chiens des chenils de Chantilly furent achetés par des bouchers300. En 1834, le prince Lobanoff, qui avait acquis une partie de la meute, proposa à l’ancien piqueur La Trace de monter un équipage de chasse au chevreuil dans la forêt de Chantilly, mise en location par Louis-Philippe.

151La Liste des pensionnaires de la Liste civile montre qu’entre le 31 octobre 1830 et le 1^er avril 1831301, trente-neuf anciens veneurs ayant servi depuis Louis XVI furent pensionnés. Jean-Louis Aubert, garçon de sellerie, toucha 100 francs par an, Louis-Jean Simon 210 francs par an pour dix-sept ans de service, Jean-Baptiste Nocus, « postillon à la Vénerie de Louis XVI », 400 francs par an, Jacques-Louis-Rémi Candeley, « ramasseur de gibier à la Vénerie de Louis XVI », 500 francs par an. Adolphe de Saint-Pern, ancien officier, toucha une pension annuelle de 1 296 francs et Leroux, ancien premier piqueur, une autre de 216 francs302.

152Conséquence indirecte de la disparition des chasses, une nouvelle loi sur la Liste civile fut votée le 2 mars 1832. Les domaines de Neuilly, Eu et Dreux et le Palais-Royal, qui faisaient partie de l’apanage des Orléans, dépendirent désormais de l’administration du Domaine privé, séparée de l’intendance des biens de la Couronne. Seul Chantilly appartint en propre au duc d’Aumale et fut géré à part. En revanche, Rambouillet fut mis en location. À Versailles, dès 1831, l’hôtel du Grand Veneur fut transformé en tribunal, tandis que le chenil devenait une école303. Sous le Second Empire, les lieux furent rachetés par le conseil général, qui y fit construire la préfecture304. La fin de la Restauration signifia pour la ville de Versailles, comme en 1789 avec le départ de la cour, une perte de revenus, mais aussi une perte de sens. « Veuf de l’ancienne cour, Versailles manquait de tout, excepté de jets d’eau, de Tritons, de Neptunes, d’Apollons, de grandes et petites écuries, de jardins à perte de vue, de forêts magnifiquement sablées, de véneries, de ménageries, de faisanderies »305. Privé de la Vénerie, des Écuries et de la Garde royale, qui maintenaient une illusion d’Ancien Régime, Versailles devint un « tombeau romantique »306, consacrant la dépolitisation des symboles monarchiques. La muséification du château entreprise dans les années qui suivirent s’explique aussi par la rupture du lien entre Versailles et la monarchie, et par la nécessité de combler le vide laissé par la disparition de la cour et de la machine administrative et humaine de la Maison du souverain.

4.4. Une menace pour Louis-Philippe ?

153Durant toute la monarchie de Juillet, la chasse revint ponctuellement sur le devant de la scène. En 1831, Girardin, « dont le nom est, depuis quatorze ans, l’épouvantail des cerfs et l’effroi des faisans », fut invité à une chasse offerte par le président du Conseil Casimir Périer, ce qui déchaîna les moqueries et le fit accuser de légitimisme307. En 1832, la tentative de soulèvement menée par la duchesse de Berry éveilla également l’ironie308. Au moment du vote de la Liste civile, si le député républicain Louis-Marie de Lahaye de Cormenin sembla louer, dans ses Lettres sur la Liste civile, le fait que Louis-Philippe ne possédât « ni chiens, ni chevaux, ni spectacles, ni chambellans, ni confesseur, ni maîtresse », il accusa vite le monarque d’hypocrisie, en détaillant ses revenus et en les comparant à ceux de son prédécesseur309.

154Cette sensibilité de l’opinion explique la discrétion des Orléans. Les fils de Louis-Philippe apprirent vite à apprécier les champs de chasse à tir aménagés sous la Restauration, mais ils évitèrent de s’y divertir avec trop d’ostentation, par peur de raviver « l’esprit de Juillet ». À part quelques remarques moqueuses de journalistes310, presque rien ne transpira de leurs loisirs cynégétiques. Seule la presse légitimiste se risqua à comparer les chasses des Orléans à celles d’avant 1830. L’invitation d’Adolphe Thiers à un tiré à Versailles le 15 septembre 1840 indigna particulièrement le Journal des chasseurs, qui rappela l’élégance des chasses de Charles X tout en blâmant l’absence de cérémonial de la nouvelle dynastie311.

155Les critiques dirigées contre les Orléans eurent même pour conséquence paradoxale d’amener un début de réhabilitation de Charles X. En 1836, quelques jours après la mort du roi déchu, Le figaro finit par suggérer qu’il n’était peut-être pas pire que son cousin Louis-Philippe :

On commence à croire généralement qu’il n’allait pas plus souvent à la chasse qu’un simple particulier, mais surtout qu’il n’y traquait que rarement des citoyens au lieu de gibier. On s’est aperçu qu’il n’était au bout du compte qu’un brave homme de roi comme tous les rois, et qu’il n’avait de penchants criminels qu’à conserver son trône312.

156En 1837, la brochure La Liste civile de la branche aînée dévoilée, rédigée par plusieurs anciens proches de Charles X, tenta de le réhabiliter en mettant l’accent sur ses dons lors des chasses313. La même année, au moment du mariage du duc de Nemours, le second fils de Louis-Philippe, le projet de lui former un apanage comprenant le château et la forêt de Rambouillet, détachés de la Liste civile en 1832 et mis en location, fut violemment repoussé à la chambre des députés314. En 1847, Émile de Girardin créa un scandale dans tout Paris en accusant Guizot de n’avoir pas tenu sa part du marché en nommant son père Alexandre de Girardin à la chambre des pairs, en échange du soutien de son journal, La presse, à la politique royale315.

157À la différence de Charles X, amateur de chasse, Louis-Philippe fut souvent caricaturé en dresseur ou en chasseur de dindons, animal domestique, moins noble et plus ridicule que le gibier sauvage316, censé représenter les soutiens au nouveau régime, les députés et pairs de France, appâtés à l’aide de pensions et de décorations.

158Malgré ces quelques réminiscences, Charles X et sa monarchie devinrent vite des souvenirs historiques317. Les chasses royales n’intéressèrent dès lors plus qu’un cercle réduit de puristes amateurs de vénerie et de légitimistes nostalgiques. À partir de ce moment, les chasses royales entrèrent réellement dans l’historiographie, tout comme celles de Napoléon.

III. — De 1830 à nos jours : écriture et représentation des chasses

1. Napoléon, le mauvais chasseur

1.1. La légende précédant l’histoire

159Avec la grande vague des récits autobiographiques et des travaux historiques publiés à la suite du Mémorial de Sainte-Hélène en 1823, la légende napoléonienne commença à se construire, autour des thématiques liées à « la figure du souverain, du nouveau chef d’État, du guerrier, du héros »318. L’historiographie romantique privilégiant les évocations de la gloire militaire, les allusions à la vie de cour se limitèrent aux descriptions des grandes cérémonies de l’Empire, envisagées comme le prolongement des victoires militaires, à commencer par le sacre, et aux anecdotes évoquant la générosité de Napoléon. Autour de ce mythe des « clémences »319, l’ouvrage d’Auguste de Chambure, Napoléon et ses contemporains, paru en 1824, rapporta deux anecdotes liées aux chasses censées montrer la générosité impériale : « La fille du garde-chasse »320 et « Asseyez-vous mes braves gens »321. Les deux récits et les gravures qui les accompagnent procèdent en réalité d’une reconstruction de la réalité visant à souligner la générosité de Napoléon, son sens de l’équité et de la justice :

En 1806, l’empereur ordonna une chasse dans la forêt de Fontainebleau. Arrivé au rendez-vous, il semble chercher des yeux, comme par un simple mouvement de curiosité, si tous les gardes de chasse sont présents. N’y voyant pas le nommé Prodhomme, il demande s’il est malade. L’inspecteur des chasses s’empresse de répondre que depuis un mois Prodhomme a été rayé du service pour motifs très graves. En effet le malheureux garde avait été témoin d’une coupe de bois que l’inspecteur commandait pour son propre compte, et ce motif avait suffi au supérieur pour destituer un père de famille, chargé de huit enfants. Napoléon savait tout, et lui-même avait préparé la scène. Il se retourne du côté opposé à l’inspecteur, et demande ce que veut une jeune personne d’une quinzaine d’années, qui tenait un papier à la main, et que le grand-duc de Berg semblait encourager à s’approcher de l’empereur. Il l’invite lui-même à s’avancer, et prend la pétition qu’elle présente en pleurant. C’était une des filles du garde Prodhomme. L’empereur lit la pétition, regarde fixement l’inspecteur, et, la lui remettant, lui dit sèchement : « Monsieur, vous me rendrez compte, de suite, de cette affaire ». La chasse finie, on vient lui apprendre la mort de l’inspecteur, qui s’était suicidé. « Il s’est fait justice lui-même », dit froidement Napoléon ; et il donna sa place au garde Prodhomme322.

160Ce récit est en réalité une version distordue d’un événement réel, puisque le pivot de l’anecdote, le suicide de l’inspecteur, est repris d’un fait divers : en 1805, dans le cadre de l’investigation menée par Réal, chargé par Napoléon d’enquêter sur des abus dans la forêt de Fontainebleau, le capitaine forestier Lucien Noël, injustement mis en cause, s’était effectivement suicidé323.

161La réalité fut recomposée par l’adjonction des personnages secondaires du garde injustement accusé et de sa fille, en une touchante anecdote mettant en valeur Napoléon. Le second récit relève de la même reconstruction de la réalité :

Napoléon, chassant dans la forêt de Compiègne, était descendu de cheval, et se promenait avec un grand officier de sa Maison. Il rencontre deux bûcherons assis sur un tronc d’arbre : c’étaient deux anciens soldats de l’armée d’Égypte ; l’un deux reconnut son général, et se leva aussitôt. Le grand officier qui accompagnait l’empereur fit un signe à l’autre bûcheron pour qu’il se levât comme son camarade. « Non, dit l’empereur : ne voyez-vous pas qu’ils sont fatigués ? ». Il s’assit entre eux, causa de l’expédition d’Égypte, leur fit des questions sur leur famille et sur leur manière de vivre. L’un avait inutilement sollicité une pension de retraite ; l’empereur la lui accorda. En les quittant, il donna à chacun d’eux vingt napoléons : « Cela fera bouillir votre marmite, leur dit-il, et vous fera boire à ma santé »324.

162Si l’anecdote s’inspire bien d’une rencontre qui eut lieu à Compiègne le 6 septembre 1811, son déroulement fut reconstruit et enjolivé, en se focalisant sur la familiarité de l’empereur. Ce récit fut repris en 1828 par la générale Durand dans ses Mémoires, en même temps qu’un autre sur le goût de Berthier pour les chasses de Grosbois325. La même année, le Journal de Stanislas de Girardin dévoila une anecdote sur la chasse au lapin du Premier consul à Ermenonville326. Tous ces récits furent compilés quelques mois plus tard dans un recueil de cent vingt-huit anecdotes sur Napoléon327.

163L’idée de rencontrer par hasard l’empereur en forêt semble avoir inspiré les artistes. Nicolas-Toussaint Charlet dessina en 1826 La maison du garde-chasse, lithographie représentant Napoléon à cheval, de dos, entouré d’une meute de chiens et arrivant en vue d’une maison forestière noyée sous le lierre328. Plus ironique, Hippolyte Lecomte grava en 1834 une scène de séduction, la rencontre entre Napoléon offrant une fleur à une jeune paysanne en forêt, intitulée Je te promets de te faire rosière329 (fig. 10).

164Quelques années après la mort de Napoléon, le corpus des récits de chasse était donc en voie de constitution. Il fut encore enrichi par les Mémoires de Bausset (1827) et ceux de Constant (1830). Ces anecdotes furent tour à tour recopiées et déformées par les nègres littéraires en mal d’inspiration, plagiées ou instrumentalisées par les hagiographes ou les détracteurs de Napoléon, ce qui finit par fausser la perception des chasses impériales.

1.2. Des sources primaires imparfaites

165Tous les mémorialistes de l’Empire ont donné leurs témoignages sur les chasses, mettant en scène la maladresse de Napoléon, considérée comme un piètre imitateur de Louis XVI et des monarques européens. Pour la quasi-totalité des historiens, cette masse de souvenirs peu fiables a tenu lieu de source primaire.

Figures 49-50. — Jean Boscq [dessinateur], Étienne Devilliers le Jeune [graveur], « Asseyez-vous mes braves gens, dit-il aux bûcherons », lithographie, 21,9 x 15 cm ; Alexandre-Joseph Desenne [dessinateur], Pierre-Joseph Tavernier [graveur], « L’empereur remet la pétition à l’inspecteur avec ordre de faire son rapport sur le champ [trait de bienfaisance de l’empereur envers le garde-chasse Prodhomme] », lithographie, 10,8 x 12,6 cm, dans Auguste de Chambure, Napoléon et ses contemporains, Paris, 1824, pl. XXII et XXX. BNF, département des Estampes et photographie, QE-29-4, fol. 51.

 

166La préparation de la mémoire des chasses impériales n’a pas échappé à l’empereur en exil. Certaines des anecdotes du Mémorial, comme celle sur le coût réduit des chasses, furent par exemple reprises par un des premiers biographes sérieux de Napoléon, Walter Scott330. À Sainte-Hélène, Napoléon semble lui aussi avoir voulu se mettre en scène comme un glorieux chasseur :

Une autre fois, à Marly, à la chasse du sanglier, tout l’équipage étant en fuite, en véritable déroute d’armée, disait l’empereur, il tint bon avec Soult et Berthier contre trois énormes sangliers qui les chargeaient à bout portant. « Nous les tuâmes roides tous les trois, disait-il ; mais je fus touché par le mien, et j’ai failli en perdre le doigt que voilà ». En effet, la dernière phalange de l’avant-dernier doigt de la main gauche portait une forte blessure. « Mais le risible, disait l’empereur, c’était de voir la multitude, entourée de tous les chiens et se cachant derrière les trois héros, crier à tue-tête : À l’empereur ! Sauvez l’empereur ! À l’empereur ! Mais pourtant personne n’avançait, etc., etc. »331.

167Volontairement ou par oubli, Napoléon accumulait les invraisemblances en reprenant un événement connu : s’il fut effectivement blessé au doigt le 23 juin 1802, c’est avec sa propre arme. Ce récit peu glorieux, une fois transposé sur le mode militaire par l’emploi d’un vocabulaire approprié, se transforma en victoire des « héros » sur un ennemi mortel. Napoléon se souvint du lieu de la chasse, Marly, mais il décala l’époque de l’anecdote du Consulat à l’Empire. Il semble ainsi avoir voulu magnifier le souvenir de ses chasses en profitant de la plume de Las Cases, volontiers crédule.

168Les chasses impériales, au lieu de devenir un objet historique, revêtirent dès lors l’apparence d’images d’Épinal. La gravure sur bois par Charlet de l’édition de 1842 du Mémorial montra Napoléon à pied, armé d’un simple fusil, face à un sanglier aussi gros que lui, représentation naïve qui a pu autant nourrir sa réputation de « surhomme » auprès d’une catégorie de lecteurs friands d’exploits napoléoniens, que celle de mauvais chasseur pour un lectorat plus averti. Pourtant, ces illustrations « frappaient l’imagination populaire par leurs représentations créatives de la saga napoléonienne »332.

169Émile-Marco de Saint-Hilaire, fils d’une femme de chambre de Joséphine, s’inventa un passé de page de l’empereur, narrant ses pseudo-souvenirs dans de nombreux ouvrages qu’il fit passer pour des témoignages authentiques et qu’il imposa d’emblée comme des sources primaires. Il fit ainsi figurer dans presque toutes ses œuvres le récit d’une chasse à tir de Napoléon, en réalité repris presque mot pour mot d’un article sur les chasses de Charles X paru dans le Journal de Rouen en 1829333 (annexe I). De plus, il n’hésita pas à inventer des exploits que l’empereur n’aurait probablement pas pensé s’attribuer :

Napoléon fut assez heureux pour sauver la vie à un enfant. Il chassait le daim dans les bois de Ville-d’Avray. La meute renverse, en se précipitant, une petite fille qui portait dans ses bras un enfant de six mois ; la vie de la petite fille et celle de l’enfant étaient en grand péril : Napoléon se jette à bas de son cheval, se précipite au milieu des chiens, ramasse l’enfant, et le remet sain et sauf dans les bras de sa mère334.

Figure 51. — Emmanuel de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, 1842, t. I, p. 590, gravure sur bois par Nicolas-Toussaint Charlet. BNF, 4-LB48-1954.

170Ce récit, qui n’est rapporté nulle part ailleurs, montre surtout le souci de faire de Napoléon un personnage surhumain. Le texte de l’édition de 1843 est en effet accompagné d’une gravure sur bois en pleine page, composition réduite à sa plus simple expression, destinée à marquer les esprits, plus importante par l’idée qu’elle porte d’un Napoléon sauveur que par sa qualité artistique.

171Les récits des exploits imaginaires ou les anecdotes sur la maladresse de Napoléon, vrais ou faux, abondent donc chez les mémorialistes. Certains, plus inspirés que d’autres, tirèrent leur récit vers le burlesque. Parmi les pseudo-témoins dont les souvenirs furent rédigés par un teinturier, on peut aussi citer le comédien Joseph-Abraham Bénard dit Fleury, pour qui les chasses se résumaient à la vision de Napoléon tirant à bout portant sur un cochon d’Inde égaré sous les fenêtres de son bureau335. Après de tels récits, il n’est pas étonnant que les historiens ne tinrent en haute estime ni les performances cynégétiques de Napoléon ni leurs propres sources.

1.3. Les historiens et les chasses

172Les premiers historiens de l’Empire préférèrent axer leurs propos sur le versant militaire du régime, ce qui explique que les chasses, comme les autres cérémonies de cour, furent longtemps considérées comme des réminiscences monarchiques peu dignes d’intérêt. Alexis Durand constatait déjà en 1850 que les fastes de la cour n’éveillaient guère la curiosité des historiens : « outre l’abdication et la scène des adieux, que sait-on des séjours de l’empereur dans notre ville ? Ces chasses à outrance, ces fêtes originales, ces festins splendides n’ont pas paru, aux historiens, dignes d’être mentionnés »336.

173Cependant, les premiers historiens de l’Empire n’ont pas toujours été moqueurs. Certains furent plus nuancés dans leurs interprétations, en considérant que Napoléon, « génie » par excellence, ne pouvait pas s’abaisser à des considérations aussi basses que celles relatives à la vénerie. Il s’agit d’une hagiographie inversée, où l’exposé des défauts du personnage physique vient exalter ses qualités morales337. Ces réflexions ont pu être encouragées par certains passages du livre d’Émile-Marco de Saint-Hilaire, qui décrivit Napoléon dictant des décrets du fond de sa calèche sans prêter attention à la chasse se déroulant autour de lui338. De même, pour le dramaturge Charles-Maurice Descombes, Napoléon méditait pendant ses chasses « comme s’il eût été à la place la plus isolée de ses appartements »339. La chasse fut aussi évoquée par Eugène Chapus, qui introduisit un lien entre son mépris apparent pour la chasse et son ambition, qui l’empêchait de se concentrer sur quelque chose d’aussi futile340. De même, chez Elzéar Blaze, ancien officier de la Grande Armée et auteur d’un traité de vénerie et d’une Vie militaire sous l’Empire, les éléments du vocabulaire cynégétique sont fréquemment combinés à des allusions aux campagnes impériales. Blaze semble partagé entre son admiration pour le génie militaire de l’empereur et son enthousiasme pour le raffinement cynégétique de la Restauration, entre Napoléon, bon soldat et piètre chasseur, et son contraire, Charles X, brillant veneur mais mauvais militaire341.

174Après la première vague de publications entre la fin de la Restauration et le début du Second Empire, la parution de mémoires inédits à la fin du xix^e siècle ne permit pas de réviser cette conception des chasses. En 1893, les Mémoires du général Thiébault renouèrent par exemple avec les anecdotes dérisoires en mettant en scène Napoléon renversé par des lapins domestiques affamés342. Conséquence de ces publications, dans Le figaro du 1^er septembre 1904, un long article intitulé « Napoléon I^er chasseur », documenté uniquement par des mémoires de contemporains, reprit tous les clichés sur les maladresses de Napoléon :

[…] quand l’empereur, les maréchaux, les princes et les hauts dignitaires passaient dans les forêts de Fontainebleau et de Compiègne, ce n’était peut-être pas une réunion de veneurs bien émérites, mais les nombreux curieux qui suivaient les chasses pour les voir saluaient en eux quelque chose de plus grand : le souvenir de leurs victoires343.

175Un autre exemple de « cliché bibliographique »344 fut le court article consacré aux chasses de Napoléon dans L’abeille de la Nouvelle-Orléans en septembre 1895, encadré par une publicité de vêtements pour enfants et par l’horoscope du président Félix Faure par le mage Papus345. Le seul historien à s’être basé sur les archives fut Frédéric Masson, qui fit quelques allusions à la chasse dans Napoléon chez lui, paru en 1894, avant de consacrer un article entier à la Vénerie impériale dans Jadis et aujourd’hui, recueil d’études paru en 1908. Quelques années auparavant, Masson avait communiqué à Pierre-Amédée Pichot, historien spécialiste de la fauconnerie, des documents d’archives qui servirent à un article publié dans Le chenil et l’écho de l’élevage346.

176Par la suite, une des évocations les plus fidèles fut celle de Charles-Otto Zieseniss dans son Napoléon et la cour impériale, paru en 1980, qui, en se basant uniquement sur des mémoires et sur des extraits de l’Étiquette du palais impérial, sut soulever des problèmes intéressants sur la maladresse de Napoléon, sa myopie ou sa pratique de l’équitation. Néanmoins, il conserve un ton moqueur :

Les pauvres petits lapins font souvent la culbute, mais ô déception ! Presque tous les oiseaux, au lieu de tomber, poursuivent leur vol précipité, en faisant entendre des gloussements du plus mauvais effet. Il faut en convenir : Napoléon tire bien mal […]. Néanmoins, il lui arrive d’abattre quelques pièces. On imagine quelles peuvent alors être sa joie et sa fierté347 !

177Plus récemment, Thierry Lentz a évoqué les chasses impériales comme un enjeu de pouvoir et de représentation, ce qui était une nouveauté dans l’historiographie napoléonienne348. Pierre Branda a quant à lui également brossé un tableau des chasses à mi-chemin entre l’analyse politique et l’anecdote, dans son ouvrage Napoléon et ses hommes.

178Loin de donner lieu à une étude objective de la représentation du pouvoir et du quotidien de la cour, la chasse a ainsi servi aux historiens et aux biographes à décrire des petits défauts de Napoléon, qui viennent contraster avec sa puissance intellectuelle : contrairement aux historiens romantiques, qui exaltaient le « génie » de l’empereur en insistant sur son incapacité à pratiquer une activité physique, ceux du xx^e siècle se contentèrent de mettre en scène le contraste entre les aptitudes physiques et intellectuelles de l’empereur. L’anecdote rapportée par le général Thiébault et citée par Zieseniss, de l’empereur renversé par des lapins domestiques, eut ainsi un succès durable. Elle fut reprise par Jean Tulard dans ses cours magistraux à la Sorbonne et par le romancier Patrick Rambaud dans La bataille, prix Goncourt 1997349.

2. L’écriture de l’histoire des chasses de la Restauration

2.1. Une nostalgie cynégétique

179Après 1830, l’association des Bourbons à la chasse se maintint dans l’esprit des partisans de la monarchie, se chargeant rapidement de connotations positives. Au moment de l’exil de Charles X à Édimbourg, dans le palais d’Holyrood, le souvenir des chasses royales subsista quelque temps dans la mode des « pendules légitimistes », qui représentaient le duc de Bordeaux en habit de chasse écossais350.

180La littérature cynégétique perpétua le souvenir de Charles X en déplorant la déshérence des traditions de la vénerie française. Dans le Journal des chasseurs, publié de 1836 à 1870, des dizaines de chroniques décrivirent les chasses des princes d’Orléans puis celles de Napoléon III, avec de longs apartés évoquant celles de la Restauration. Les évocations des ducs d’Angoulême et de Berry contenues dans le recueil de 1841 figuraient ainsi en bonne place dans des articles décrivant le haras de Meudon et les chasses des princes d’Orléans de l’été 1840. Dans le même numéro, le récit d’une chasse du duc d’Orléans à Saint-Germain servait à présenter les « souvenirs du plus haut intérêt qui se rattachent aux fréquentes visites que le roi Charles X faisait au château de La Muette », faisant passer l’équipage de chasse du fils aîné de Louis-Philippe au second plan351. Le Journal des haras, des chasses et des courses de chevaux, qui parut, avec des éclipses, de 1828 à 1862, afficha la même nostalgie de la Restauration : « Charles X et le prince de Condé resteront les derniers représentants du noble art de la vénerie en France, comme Louis XIV est demeuré le dernier représentant de la monarchie absolue »352. Dans La mode, organe légitimiste dirigé par Édouard Mennechet, l’ancien lecteur de Louis XVIII, puis par Alfred Nettement, marqué dans son enfance par le souvenir de Napoléon, les fêtes organisées à Compiègne dans les jours qui suivirent le mariage du duc d’Orléans furent moquées par un journaliste, qui déclarait préférer se souvenir du « bruit des fanfares, quand passait la chasse brillante [du] vieux roi qui dort aujourd’hui dans l’exil »353. Dans le numéro de septembre 1848, entre plusieurs attaques contre la Seconde République, un article intitulé « La Muette, rendez-vous de chasse de la forêt de Saint-Germain » évoquait Charles X, « dernier roi de la vieille France de qualité » et dénonçait la « parodie royale » des chasses des Orléans et la parodie républicaine du « Club des chasseurs », nouvellement établi dans le pavillon354. En parlant de la chasse, les auteurs pouvaient évoquer, sans craindre la censure, le souvenir de la Restauration et des grandes familles légitimistes.

181C’est dans ce contexte qu’on vit paraître les premières études historiques sur la Restauration notamment celles, fortement romancées, d’Eugène Chapus : Les chasses de Charles X. Souvenirs de l’ancienne cour (1837), Les chasses princières en France de 1589 à 1841 (1853), les Soirées de Chantilly (1855), les Haltes de chasse (1860), qui véhiculaient une image idéalisée. Par la suite, certains historiens légitimistes, comme Jean-Baptiste-Honoré-Raymond Capefigue, continuèrent de répandre l’image du vieux monarque « toujours matinal et vigilant [et qui] faisait retentir le son du cor dans les épais sentiers de la forêt, même aux froides journées d’hiver »355.

182La nostalgie de la Restauration toucha aussi les écrivains. Honoré de Balzac, dans Modeste Mignon (1844), décrivit plusieurs chasses, inventant même un grand veneur, le prince de Cadignan, « un des derniers grands seigneurs français »356. Émile de Bonnechose, auteur de Christophe Sauval ou La société en France sous la Restauration (1845), exprima lui aussi le regret des chasses aristocratiques357. Dans Le médecin du Pecq (1839), roman de Léon Gozlan, proche de Balzac, les personnages visitaient le pavillon de La Muette en forêt de Saint-Germain et l’évocation des anciens tirés royaux servait à une leçon sur l’évolution de la société, la disparition des privilèges et l’émergence de nouvelles catégories dominantes, le notaire et le médecin358.

183Même la presse libérale manifesta à l’occasion une certaine nostalgie devant la disparition des anciennes traditions de la cour. L’indépendant publia un article regrettant l’ambiance désuète qui régnait dans les rues de Saint-Germain les jours de chasse de Charles X, en la comparant à la foule des Parisiens venus prendre l’air le dimanche dans la forêt359 : la promenade, plus égalitaire, avait remplacé le spectacle de la contemplation du monarque et des traditions de l’Ancien Régime.

2.2. Charles X et le temps des regrets

184Dans la lignée des anecdotes commémorant la générosité du duc de Berry, les chasses de la Restauration furent mises en scène par des historiens légitimistes, soucieux de reconstruire une image royale positive. Double positif du « Robin des Bois » des caricaturistes de 1830 qui chassait son peuple comme du gibier, le roi paternel et débonnaire partant chasser le lapin seul, coiffé d’une simple casquette, avec son chien et son vieux fusil, fut une figure construite a posteriori, notamment par Eugène Chapus360.

185Deux anecdotes vinrent appuyer la légende de ces chasses « quasi bourgeoises, campagnardes et privées ». La première met en scène Charles X, pris pour un braconnier par un paysan aviné finissant par réaliser son erreur, finalement pardonné par le roi. La seconde décrit Charles X à pied sur une route du parc de Saint-Cloud, détourné de sa chasse par une jeune femme lui demandant de jouer le rôle du parrain de son neveu dans l’église du village. Ne pouvant refuser de « faire un chrétien », Charles X finit, à la fin de la cérémonie, par être reconnu par l’assistance qui éclate de joie. La figure du roi déguisé en sujet pour semer le bonheur dans ses campagnes s’impose comme le message le plus important délivré par l’ouvrage, qui revêt ainsi le caractère d’un pamphlet légitimiste sous couvert d’une étude historique : ce n’est plus de l’histoire que l’auteur raconte, c’est en fait le « bon vieux temps ».

186Une seule chasse de la Restauration fut l’objet de citations fréquentes : la dernière chasse à courre de Charles X le 26 juillet 1830 à Rambouillet, envisagée comme la fin d’un monde. Le républicain Edgar Quinet fit même le lien, au début de la monarchie de Juillet, avec la chasse de Louis XVI à Saint-Germain à laquelle Chateaubriand avait assisté en 1787361. Eugène Chapus en donna aussi un récit détaillé362. Dans Les chasses de Rambouillet, au début de la III^e République, l’auteur remarquait que cette chasse marquait « en même temps la chute de ce monarque et la dernière journée de la monarchie légitime »363. La dernière chasse de Charles X fut même présente dans la littérature enfantine : dans les Scènes de la vie privée et publique des animaux, l’histoire du petit lapin enlevé à sa famille lors de la dernière chasse de Rambouillet et emmené prisonnier aux Tuileries où il assiste à la révolution de Juillet, illustrée par Jean-Jacques Grandville364, se situe dans la continuité des caricatures de 1830, tout en étant un signe de la fascination exercée par cet événement symbolique : profondément liée aux traditions de l’Ancien Régime, cette dernière chasse avait paradoxalement annoncé la renaissance de la liberté.

3. La postérité artistique

3.1. Les copies et remplois de cartons

187Dans le même temps que les anecdotes des chasses de Napoléon et de Charles X servaient à nourrir une histoire de France romancée, de nombreux peintres de chasses et de chevaux, sur toile ou sur porcelaine, qui travaillaient depuis le début du siècle, continuèrent leur carrière, assistés par leurs élèves.

188À la manufacture de Sèvres, les cartons laissés par Jean-François Robert pour la Table des résidences impériales commandée en 1812 furent souvent repris pour la décoration de pièces en porcelaine commandées pour les résidences de la Couronne. En 1816, la vue du château de Stupinigi (planche IV, en haut) à l’origine prévue pour la Table des résidences avait déjà été réutilisée pour décorer une assiette du service des Vues diverses, livré pour Louis XVIII aux Tuileries365. La vue de Fontainebleau esquissée par Robert pour une scène de chasse impériale (planche IV, en bas) fut utilisée sur une soucoupe peinte par Lamarre en 1822, accompagnant une tasse ornée du portrait du dauphin Louis, père de Louis XVIII366, et sur une des plaques d’un coffret en porcelaine réalisé en 1841 pour la reine Marie-Amélie par Lebel et Langlacé367. Cet objet venait s’insérer dans la tradition, inaugurée par la Table des résidences impériales de 1812, d’énumérer à la suite différents paysages de résidences royales. Le coffret rassemblait les palais de la branche aînée comme Fontainebleau et ceux des Orléans, Neuilly et Eu. Les esquisses de Robert furent également utilisées pour des gravures et pour les décors de certaines des cent vingt-huit assiettes du Service historique de Fontainebleau, commandées à partir de 1834 par Louis-Philippe pour être encastrées dans les boiseries de la galerie des Assiettes du château. Elles furent livrées dix ans plus tard, après un choix attentif des scènes par le roi. On y retrouvait des copies de tableaux célèbres, des vues des résidences royales comme Fontainebleau (planche IV, en haut) et Trianon (fig. 37) et plusieurs scènes de chasse de l’Ancien Régime368. Les cartons de Jean-François Robert servirent donc à l’élaboration de scènes nouvelles, assurant la postérité artistique de l’art cynégétique de l’Empire et de la Restauration.

3.2. Le développement des chasses historiques

189Sous la monarchie de Juillet, les œuvres faisant référence simultanément à l’Ancien Régime et à la Restauration, qui associaient les chasses de Charles X avec des périodes perçues comme irrémédiablement disparues, se multiplièrent, permettant d’ancrer les Orléans dans l’histoire de France. Jean Vatout, bibliothécaire de Louis-Philippe, fit ainsi paraître de 1837 à 1848 chez Firmin-Didot ses Souvenirs historiques des résidences royales de France, qui mêlaient, dans un propos très romancé, les souvenirs de tous les régimes, en plaçant sur le même plan les palais de la branche aînée et ceux de la branche cadette : Versailles, le Palais-Royal, Eu, Fontainebleau, Saint-Cloud, Amboise, Compiègne, avec des récits des chasses royales s’étendant du Moyen Âge à 1830. L’histoire de France était ainsi intégrée au « présent orléaniste »369.

190Le musée Condé à Chantilly conserve plusieurs œuvres produites pour les Orléans dont les sujets faisaient référence aux Bourbons. Un projet de plat en porcelaine du peintre Develly intitulé Bat-l’eau en présence de Louis XV aux étangs de Commelles en 1722370 accumulait ainsi plusieurs niveaux de références en mêlant Ancien Régime et passé proche, en s’inspirant à la fois des œuvres récentes de Carle Vernet et d’Adolphe Ladurner, et du bat-l’eau de Louis XV en forêt de Compiègne peint par Oudry. Il s’agissait d’une scène de la jeunesse du roi, ce qui évoquait le souvenir du régent, et le choix de Chantilly permettait d’évoquer les Condé, dont le duc d’Aumale était l’héritier.

191Plus ancré dans l’histoire lointaine, le service dit des Pressoirs du roi, également peint par Develly, jouait sur le souvenir de François I^er, en revenant sur une anecdote selon laquelle des vignerons lui auraient offert une coupe de vin après une chasse au cerf. Daté de 1840, ce service fut livré à Louis-Philippe le 10 novembre 1843 pour la somme de 3 025 francs371. La scène du plateau montre le roi se faisant offrir à boire, avec à sa droite le cerf mort et les veneurs. Les autres pièces montraient des paysages de forêts, des cerfs, sangliers, lièvres et canards, en conformité avec les goûts de l’époque : l’ensemble est vivement coloré et les godrons des différentes pièces évoquent l’orfèvrerie de la Renaissance.

192On peut citer enfin les vases de Sèvres de la série des « Chasses historiques à la cour de France », qui devaient « montrer la continuité des lignées royales françaises »372. Deux vases formant une paire, dispersés entre la Cité de la céramique de Sèvres et le château de Chantilly, représentaient plusieurs scènes historiques. Le premier, offert au duc d’Aumale par Louis-Philippe, montrait La dauphine Catherine de Médicis dirige[ant] la petite bande de dames qu’elle a formé pour la chasse (1538), Louis XIV, pour adoucir les malheurs du roi et de la reine d’Angleterre donne des fêtes au château de Saint-Germain (1689), Louis XIII fait construire un repos de chasse. Origine de Versailles (1622), Le prince de Condé donne à l’empereur de Russie la surprise d’une chasse aux flambeaux dans la forêt de Chantilly (1781). L’autre vase, offert au bey de Tunis, représentait Dagobert ne peut forcer un cerf réfugié au tombeau de Saint-Denis (vii^e siècle), Charles IX reçoit au bois de Vincennes le Livre des chasses rédigé par ses ordres (1570), François I^er et Charles-Quint à Fontainebleau, départ pour la chasse (1540), La réconciliation entre Louis XV et le prince de Condé (1771)373. En plus de la continuité, c’est le rôle des princes du sang, notamment des Condé, propriétaires de Chantilly, et de François I^er, issu de la branche des Valois-Angoulême, qui était mis en avant. On retrouve là l’une des notions les plus souvent évoquées en filigrane dans les descriptions des chasses de la Restauration : le lien entre pouvoir et histoire.

IV. — Conclusion : un décalage temporel

193Le rapport entre la Restauration et le passage du temps est étonnamment complexe et conditionné par un objectif permanent de « réactivation de rituels d’Ancien Régime auxquels la Révolution avait mis fin »374. Les références historiques et les allusions aux grandes figures empêchèrent la création d’une véritable histoire du régime : la fusion perpétuelle des époques fit « de la Restauration une époque sans histoire, car submergée de mémoire et travaillée par le mythe, une époque uchronique, car résolument anachronique »375. Cet anachronisme évoque l’incapacité de la monarchie à enclencher sa propre dynamique historique, que ce soit en renouant résolument avec l’Ancien Régime ou en adoptant de nouvelles traditions. En particulier, la Restauration ne sut pas s’adapter au rythme rapide de l’actualité376, au fonctionnement du Gouvernement et aux exigences calendaires d’un régime parlementaire. L’examen des annonces des chasses dans la presse montre ce double échec du régime, qui ne parvint pas à imposer au pays le temps long, l’aspect cyclique et immuable du quotidien du roi et la « dilution absolue d’un présent inactuel » qui rythmait la vie de l’Ancien Régime377.

194En réaction à la « hantise de la refondation radicale » de la Révolution, la Restauration voulut imposer la « double structure fondamentale de l’imaginaire monarchique : la continuité et la réitération »378. Si cette dimension idéalisée du quotidien royal s’accorda avec Louis XVIII, roi podagre que son immobilité semblait condamner au travail assidu, tout changea avec Charles X, dont les allées et venues perpétuelles finirent par inquiéter, en suggérant que le roi délaissait le gouvernement pour chasser et assister à la messe dans des châteaux loin de la capitale, où il pouvait tout aussi bien comploter le rétablissement de l’Ancien Régime.

195En quittant la capitale au moment où la Chambre travaillait, le roi donnait de plus l’impression de s’éloigner volontairement des députés. En novembre 1827, les rumeurs répétaient ainsi que le roi était parti chasser pour mieux préparer un coup d’État, et c’est en juillet 1830, au moment où la cour résidait loin de Paris, à Saint-Cloud, où la Chambre n’était pas encore réunie et où les chasses royales recommençaient, que Charles X jugea le moment favorable pour faire paraître ses ordonnances. La temporalité royale fut ainsi considérée comme une menace pour la vie parlementaire.

196La Restauration échoua enfin à faire de la vie quotidienne du souverain un instrument de prestige. La foule qui se massait dans les clairières et le long des routes forestières pour voir passer Charles X venait en réalité assister aux chasses par curiosité ou par goût du spectacle et non pour acclamer la famille royale.