Chapitre IV
Les effets des catégorisations juridiques et judiciaires à l’œuvre dans l’institution pénitentiaire
Comparaison des expériences carcérales d’un prisonnier de « droit commun » et d’un prisonnier « terroriste – DPS »
Texte intégral
Introduction
1Si les conditions matérielles d’enfermement sont un des éléments constitutifs de l’expérience carcérale1 des prisonniers2, le sens donné à la peine de privations de libertés apparaît comme le second pan déterminant « comment vivre » l’enfermement. Dans ce chapitre, nous comparerons les expériences carcérales de deux prisonniers : l’un condamné pour des faits de droit commun, l’autre dans le cadre de la législation antiterroriste. Cette comparaison permet de mettre en lumière l’implication des catégories institutionnelles dans le régime de détention, mais également ce qu’elles suggèrent comme subjectivités, conscientes ou non. En effet, les régimes de détention sont distincts lorsque l’on est désigné comme « terroriste » avec un statut de détenu particulièrement signalé (DPS)3, ou lorsque l’on est un prisonnier de droit commun – ce qui est le cas de la majorité de la population carcérale. Le sens que l’on donne à la peine diffère également si l’on se revendique comme prisonnier politique ou non. Les différentes significations accordées à l’incarcération induisent par ailleurs des rapports différents à l’enfermement et à l’institution carcérale. En cela, ce chapitre s’intéresse aux effets des catégories institutionnelles sur les expériences carcérales. Des catégorisations informelles s’exercent également sur les individus en fonction de leur classe sociale, de leur genre et de leur racisation. Ces dernières ont par ailleurs des répercussions sur le parcours pénal des prisonniers et leur façon de le vivre. La variable du genre ne fera pas l’objet d’une analyse singulière ici. Néanmoins, elle reste une dimension essentielle dans la prise en compte de la construction des masculinités dans les parcours carcéraux.
2Les travaux de recherche ont étudié l’expérience carcérale à travers différentes dimensions et selon des publics distincts : dans les maisons d’arrêt pour hommes (Chantraine, 2004 ; Fassin, 2015), dans des prisons pour femmes (Rostaing, 1997), ou dans le cadre d’incarcérations de mineurs (Le Caisne, 2009 ; Kossari & Ait Dra, 2021). L’expérience carcérale a aussi été abordée sous le prisme de la sexualité (Joël, 2017), des relations avec les surveillants (Chauvenet, Orlic & Benguigui, 1994 ; El Magrouti, 2014), ou encore à travers l’élargissement aux proches de prisonniers (Ricordeau, 2008 ; Touraut, 2012). Les recherches sur ceux qui sont désignés comme « terroristes » en prison s’intéressent principalement aux prisonniers jugés dans le cadre du terrorisme islamiste ou pour radicalisation religieuse (Khosrokhavar, 2016 ; Crettiez & Ainine, 2017). Un ouvrage se démarque néanmoins de cette littérature en cherchant à déconstruire la notion de radicalité à partir des dossiers judiciaires de mineurs suivis par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), après avoir fait l’objet de signalement pour « radicalisation » (Bonelli & Carrié, 2018). Les travaux sur l’expérience carcérale des prisonniers et prisonnières politiques sont plus rares, bien qu’existants (Latte Abdallah, 2013), et font le lien entre le dedans et le dehors (Harlouchet-Gratien, 2020). Des recherches se sont aussi questionnées dans une perspective de genre, en reconstituant les trajectoires et en interrogeant l’impact de la prison sur l’engagement politique4 (Gimenez, [en cours]), ou bien en analysant la manière dont des prisonnières ex-participantes d’Euskadi ta Askatasuna (ETA, Pays basque et liberté) se sont saisies du dispositif pénal (Chetcuti-Osorovitz, 2021). D’autres chercheurs et chercheuses travaillant sur le militantisme ont rencontré des anciens prisonniers politiques basques, mais n’ont pas spécialement interrogé leur expérience carcérale (Crettiez, 2006 ; Lacroix, 2009 ; Guibet Lafaye, 2020).
3Dans la mesure où la comparaison entre les expériences carcérales des prisonniers de droit commun et ceux auto-définis politiques n’a pas fait, à notre connaissance, l’objet de recherches en sociologie, ce chapitre souhaite y contribuer. Alors que les prisonniers dont il est question ici – Mehdi et Eki – ont tous deux été enfermés dans des maisons d’arrêt, comment comprendre que leur expérience carcérale diffère tant au niveau des conditions d’incarcération, que du sens donné à leur peine ? En effet, nous ne pouvons appréhender l’élaboration de ces expériences carcérales sans interroger le poids et le rôle des catégories institutionnelles dans leur construction.
4Cette étude s’appuie sur des données récoltées lors d’une enquête de terrain menée dans le cadre d’un travail de recherche entre 2016-2017 (Haurat--Perez, 2016). Des entretiens non-directifs5 ont été réalisés auprès de différents acteurs qui sont en contact avec des prisonniers ou anciens prisonniers : un directeur régional d’un Service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), une employée dans une association laïque d’hébergement d’urgence, un aumônier intervenant en prison, une bénévole et un salarié d’une association religieuse proposant des activités en prison, une salariée de la branche « Justice » de Pôle emploi suivant des prisonniers, ainsi qu’un visiteur de prison. Une observation participante dans une structure d’accueil de proches de prisonniers, située en face d’une maison d’arrêt, a également été conduite pendant deux mois et demi – de mi-février à fin avril 2016. Enfin, quinze entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès d’anciens prisonniers. Dans cet échantillon, la moitié était d’anciens prisonniers de droit commun et l’autre moitié d’anciens prisonniers politiques basques. Ce chapitre s’attache ainsi à la mise en perspective de deux participants de l’enquête et de leur récit : Eki et Mehdi. Leurs entretiens ont été retenus d’une part en raison de leur expérience de la détention en maison d’arrêt à un moment similaire de leur parcours biographique, et d’autre part du fait de la représentativité de leurs parcours par rapport à leur catégorie.
5Eki, la trentaine bien installée au moment de l’entretien, a été libéré il y a moins de deux ans suite à sa dernière peine. Il a été incarcéré pour la première fois au début de la vingtaine, en raison de son engagement politique pour l’indépendance du Pays basque dans une organisation clandestine. Après cette première incarcération, il poursuit son engagement pendant plusieurs années avant d’être de nouveau arrêté, condamné et emprisonné. Il est issu d’une famille qui partage les mêmes aspirations d’indépendance pour le Pays basque, mais pas son mode d’engagement. Après sa dernière libération aux alentours de 35 ans, il cesse son engagement politique.
6Mehdi a été incarcéré pour la première fois à l’âge de 22 ans et a été libéré pour la dernière fois aux alentours de 35 ans. Placé en foyer depuis l’âge de 11 ans jusqu’à sa majorité, il est issu d’une famille modeste. Une fois majeur, il revient vivre chez ses parents d’origine algérienne qui habitent dans une cité HLM6 située en milieu urbain. Malgré son certificat d’aptitude professionnelle (CAP) de menuiserie, ainsi que ses multiples tentatives pour trouver un travail, il reste sans-emploi. Il explique que pour survivre économiquement, il commettra les délits qui l’ont amené plusieurs fois en prison : vols et infraction à la législation sur les stupéfiants (ILS). Mehdi avait 50 ans lors de la conduite de l’entretien.
7Mehdi et Eki ont tous deux été uniquement incarcérés en maison d’arrêt et leur peine la plus longue a duré plus de trois ans. En revanche, la distance temporelle entre le moment de leur libération et la prise de parole dans le cadre de l’entretien diffère : moins de deux ans pour Eki et plus de dix ans pour Mehdi. De même, ils n’ont pas été incarcérés durant la même décennie : Mehdi l’a été dans les années 1990 et Eki7 durant les années 2000.
8Afin d’analyser comment les catégorisations institutionnelles impliquent des expériences carcérales différenciées, il s’agit ici de penser deux axes en particulier : d’une part, la manière selon laquelle les conditions matérielles d’enfermement se cristallisent autour de l’encellulement – individuel ou non –, mais aussi dans quelle mesure les relations sociales entretenues avec autrui sont constitutives de l’expérience carcérale ; d’autre part, en prêtant attention au cadre de lecture adopté par les prisonniers pour considérer leur peine. Nous verrons ainsi que si les moyens alloués à la réinsertion apparaissent comme inexistants, ce sont les attentes vis-à-vis de l’État qui diffèrent entre les prisonniers politiques basques et ceux relevant du droit commun. Enfin, nous interrogerons la notion d’inutilité en prison afin de la mettre en perspective avec le sens donné à la peine.
Comment vivre son enfermement ?
9La question de l’encellulement se pose différemment selon la catégorisation institutionnelle des prisonniers. Si les prisonniers politiques basques sont seuls en cellule en raison de leur statut DPS et peuvent ainsi préserver leur intimité au quotidien, les prisonniers de droit commun doivent, quant à eux, composer avec des co-cellulaires et faire l’expérience de la promiscuité – si ce n’est la surpopulation8. Mais au-delà de la question de l’encellulement individuel, l’intégration forte à un groupe permet de minimiser la remise en cause identitaire (Rostaing, 2006) dans l’espace carcéral.
L’espace de la cellule : entre surpopulation et solitude
10L’encellulement individuel en maison d’arrêt, inscrit dans le Code pénal depuis 1875, est de nouveau mentionné dans l’article 87 de la loi pénitentiaire9 n° 2009-1436 du 24 novembre 2009. L’encellulement doit être individuel, excepté dans trois cas10 : si le prisonnier en fait la demande, s’il y a un risque de suicide, ou pour des questions d’organisation – si des prisonniers partagent une formation ou un travail. Cependant, cette loi n’est pas toujours respectée dans les maisons d’arrêt en raison de la surpopulation chronique11. Généralement, dans une cellule de deux, on ajoute un matelas par terre destiné au dernier arrivé.
11La vie en cellule de Mehdi s’est toujours expérimentée à plusieurs : qu’il s’agisse de cellules initialement prévues pour deux, quatre ou huit personnes, le nombre d’occupants était souvent supérieur aux places disponibles. Il précise que s’il a vécu cette surpopulation, il n’est « pas resté longtemps » à dormir sur un matelas au sol. Lorsque je lui demande combien de jours cela a duré, il éclate de rire et répond que la durée se compte « en mois ». La banalisation de ses conditions d’incarcération en dit long sur la surpopulation structurelle en prison. Dans le cas d’une peine de privation de liberté en maison d’arrêt – comme pour Mehdi et Eki – le temps de vie en cellule est de 22 heures sur 24, en déduisant les deux heures de promenade journalière. Dans une cellule partagée ou surpeuplée, il est question d’apprendre à vivre sans intimité : les toilettes sont dans la cellule, à la vue de tous. Il convient également de s’accorder sur des règles de vie communes, ce qui entraîne des renégociations permanentes du climat et des règles internes – hygiène, ménage, cuisine, partage de la télévision. L’expérience carcérale met à mal l’identité de l’individu par l’imposition d’un numéro d’écrou12. Cela fait écho à la dimension tridimensionnelle de l’expérience carcérale décrite par Corinne Rostaing : la prise en charge institutionnelle entraîne une « déresponsabilisation prolongée », à laquelle s’ajoute la remise en cause identitaire, ainsi que l’atteinte à la dignité (Rostaing, 2006). Le prisonnier n’a pas de « prises » sur sa vie quotidienne puisque ce sont les règles pénitentiaires qui rythment la journée : lever, repas, promenades, douche, fermeture des portes, etc.
12Pour les anciens prisonniers politiques basques rencontrés, l’encellulement individuel a été respecté, même en maison d’arrêt, de par le statut DPS qui leur était assigné13. Ce fut le cas d’Eki. Le statut DPS implique des mesures de sécurité renforcées, notamment liées à la surveillance. Par exemple, une escorte supplémentaire est obligatoire lors des différents déplacements dans l’enceinte de l’établissement pénitentiaire, mais également à l’extérieur de celui-ci14. À ces occasions, les prisonniers sont entravés aux pieds, en plus d’être menottés. Dans les établissements pénitentiaires, les prisonniers DPS sont placés dans des cellules à proximité des postes de surveillance et en changent plus souvent que les autres – Eki fait état d’un changement tous les quatre mois. Être seul en cellule lui a permis de « mettre à profit » l’espace et le temps pour des activités qui nécessitent de la concentration, telles que la lecture, la reprise d’études ou encore l’écriture. Il souligne l’impossibilité de s’impliquer dans ces activités dans une cellule partagée. Dans ce régime des portes fermées en maison d’arrêt, on comprend comment le fait d’être seul, à deux ou en surnombre dans la cellule impacte positivement ou négativement l’expérience de l’enfermement.
13Certaines pratiques mettent en lumière la socialisation carcérale et les adaptations secondaires (Goffman, 1968) des prisonniers au sein de leur cellule : mettre un drap devant les toilettes pour préserver un tant soit peu d’intimité, définir des roulements pour le choix du programme de télévision, prendre un miroir et le tenir à travers les barreaux pour voir et discuter avec les prisonniers des cellules avoisinantes, récupérer des ingrédients dans les plats distribués pour les cuisiner à nouveau après, coller du papier avec du dentifrice sur les murs des cellules pour cacher la moisissure, etc. Les prisonniers réutilisent ce qui est disponible pour améliorer leurs conditions de vie au quotidien.
14Les anciens prisonniers que nous avons rencontrés dressent un constat commun : l’état des établissements pénitentiaires est déplorable, notamment en ce qui concerne la vétusté et la saleté, caractéristiques des lieux. Quelle que soit leur catégorisation – droit commun ou DPS – leurs descriptions des conditions matérielles d’enfermement convergent : l’humidité est omniprésente, la nourriture insuffisante en quantité et nutritionnellement pauvre. Les cours de promenade, plus ou moins grandes selon l’établissement pénitentiaire, sont vierges de toute végétation, mais bétonnées et entourées de barbelés et de filets de sécurité. Les douches sont décrites comme étant les lieux les plus « répugnants », avec de la moisissure présente du sol au plafond. Les prisonniers y restent chaussés et prennent garde à ne pas toucher les parois, « parce que tu perdais le bras là ! ».
15Comme nous venons de le voir, les catégorisations institutionnelles produites par l’AP impliquent des conditions matérielles d’enfermement distinctes pour Mehdi et Eki. Étant donné que les prisonniers de droit commun ont une expérience collective de l’encellulement, on pourrait également faire l’hypothèse d’une plus grande intégration au sein de leur groupe. Or, il s’avère que les prisonniers basques jouissent d’une intégration plus forte à leur groupe, et ce malgré l’encellulement individuel.
Une intégration différenciée couplée à un rapport différent à la peine
16Les effets des catégorisations révèlent également l’accès différencié à des ressources matérielles et sociales. L’intégration en prison se tisse à la fois à l’intérieur des murs à travers les relations interpersonnelles entretenues avec les autres prisonniers, mais aussi par le biais des relations avec l’extérieur. Dans l’univers contraint de la prison, les identités antérieures sont occultées (Rostaing, 2008). Pour autant, Eki, en se définissant comme « prisonnier politique », en mobilise une : celle de militant. Cette identité se maintient notamment à travers l’appartenance à l’Euskal Preso Politikoen Kolektiboa (EPPK, Collectif des prisonniers politiques basques), créé dans les années 1980.
17Ce collectif, dont faisait partie Eki, mène des luttes à l’intérieur des prisons, à la fois pour protester et pour obtenir certains droits15. Suivant la ligne de conduite définie par EPPK, Eki n’a pas souhaité travailler durant ses détentions. Ce refus s’inscrit dans le cadre de l’engagement anticapitaliste des membres du collectif : travailler pour l’AP entrerait en effet contradiction avec les principes de justice sociale qu’ils défendent. Le travail pénitentiaire est exempt du droit du travail et se déroule dans des conditions particulières, à savoir aucun droit social ouvert et une rémunération particulièrement faible. Mehdi en a fait l’expérience en travaillant dans un atelier où il était rémunéré à la pièce16. Pour lui, seuls les prisonniers ne recevant pas de mandat acceptent de travailler dans ces conditions. Pour sa part, il a préféré arrêter de travailler, étant donné qu’il pouvait compter sur les mandats envoyés par sa famille. Eki a bénéficié du soutien d’une structure de solidarité qui lui envoyait des mandats mensuels. Ainsi, son intégration à EPPK lui a permis de limiter les coûts de sa détention et, de manière générale, a réduit la défection au sein du groupe. En effet, c’est l’idée d’entraide qui prédomine : plusieurs membres du groupe ont par exemple expliqué avoir trouvé lors de leur première arrivée en cellule un carton contenant des objets leur permettant de ne manquer de rien avant de pouvoir cantiner17.
18Une distance s’est installée avec les prisonniers de droit commun selon Eki, d’une part parce qu’ils n’utilisent pas la même langue – puisqu’ils parlent en euskara, la langue basque – et d’autre part en raison de leur posture militante à l’intérieur de la prison, notamment à travers les actions menées en son sein : manifestations, revendications, occupation du mitard. L’ensemble des prisonniers politiques basques rencontrés opposent le « eux » – comprendre les prisonniers de droit commun – et le « nous » (Hoggart, 1970). Mehdi mobilise également le « eux » et le « nous », mais pour se distinguer d’une autre catégorie de prisonniers de droit commun : ceux condamnés pour des délits et crimes sexuels, qu’il nomme « les pointeurs ». La hiérarchie carcérale se construit notamment à partir du délit pour lequel la condamnation a été prononcée. Ceux que Mehdi désigne selon ce terme sont ostracisés et se retrouvent tout en bas de cette hiérarchie. Les prisonniers sont producteurs de normes d’intégration et définissent des procédés de disciplinarisation intra-muros (Foucault, [1975] 1993).
19Pendant ses incarcérations, Eki a pu compter sur un soutien moral et logistique fort. À l’image de ses camarades de lutte, il a reçu beaucoup de lettres durant ses incarcérations et avait des parloirs réguliers : deux fois par mois – quand ce n’était pas toutes les semaines – de la part d’ami·e·s, de parents ou de la famille élargie. Eki était dans une logique de politisation collective de sa peine, appuyée par son intégration au groupe à deux échelles : d’abord à travers l’intégration au sein de l’établissement pénitentiaire avec EPPK ; puis à l’extérieur avec les ramifications organisationnelles existantes du collectif au Pays basque et le soutien de ses proches. Il lit son incarcération comme la conséquence de son engagement politique et s’identifie à ses pairs en prison. Cette intégration au groupe lui permet de maintenir une identité antérieure et de retourner le stigmate du prisonnier (Goffman, 1975 ; Lacroix, 2013) : les ressources collectives auxquelles il accède de par son engagement sont réinvesties dans le cadre de son expérience carcérale. Mehdi a fait l’expérience de la peine de manière plus individuelle qu’Eki. Il analyse ses incarcérations comme des conséquences de sa situation de jeune chômeur. Il ne cesse de répéter que s’il avait eu un travail, il n’aurait pas commis ces délits. Il m’indique qu’il avait été incarcéré en même temps que ses amis « parce que quand y’avait une perquisition à la maison, y’en avait une chez eux aussi », mais pas dans les mêmes cellules. Il préférait « faire sa peine » sans autre contact avec l’extérieur que sa fratrie au parloir – où il retrouvait le plus souvent sa sœur cadette.
20Les rapports aux parloirs de Mehdi et Eki se rejoignent toutefois sur leur double fonction utilitaire et affective. Si les visites sont l’occasion de prendre et de donner des nouvelles, elles sont aussi le moyen d’améliorer les conditions d’enfermement, soit parce que le ou la proche du prisonnier apporte des objets matériels, soit pour être le relais d’une situation. Pour Eki, ces parloirs utilitaires étaient l’occasion de recevoir des informations ou d’en diffuser, comme la dénonciation d’une situation. Puisqu’il pouvait échanger avec ses camarades dans la prison, il explique que ce n’étaient pas les interactions verbales qui lui manquaient le plus. Pour Mehdi, le parloir était l’occasion d’obtenir de la résine de cannabis. Fumer lui permettait en effet de supporter l’emprisonnement et de « s’évader ».
21Même si la méfiance s’exprime largement dans les discours des anciens prisonniers de droit commun – et d’autant plus si le prisonnier était en cours d’instruction –, Mehdi évoque deux règles tacites. Tout d’abord, il raconte des « coups de main », des « dépannages » avec les autres prisonniers. Il fait le récit d’un certain devoir envers l’autre prisonnier co-cellulaire, surtout si celui-ci est primo-arrivant18 :
C’est-à-dire que le gars qui arrive pour la première fois en prison, on se doit en tant que détenu de lui donner des clopes, du café. […] Je vais lui dire : tiens tu veux une cigarette, tu veux un peu de café et tout, le temps que tu cantines, j’te dépanne. Et après lui il me rendra. Et normalement, c’est la règle du détenu.
Il exprime la notion de devoir envers le co-détenu en tant qu’individu soumis aux mêmes restrictions de libertés et conditions d’incarcération de la part de l’AP à travers la formule « on se doit en tant que détenu ». De plus, il affiche l’existence de « la règle du détenu », évoquant ainsi un code tacite entre les prisonniers. Le fait de partager une condition commune, celle de prisonnier, ainsi qu’un espace, la cellule, permet de faire un pas vers l’autre.
22L’autre règle tacite est de ne pas « se mêler des histoires des autres ». Mehdi suit cette règle implicite, tout en précisant que, s’il entretient des bonnes relations avec un autre prisonnier et que ce dernier a des ennuis, il s’investira :
La prison, c’est chacun pour sa gueule. Déjà toi tu te bats pour toi, tu vas pas commencer à aller dans d’autres histoires. Parce que ça peut finir très mal, ça peut aller très loin. Après si la personne, je la connais, c’est différent. Si on essaye de dépouiller mon collègue, je vais me tremper.
Ici, la formule « c’est chacun pour sa gueule » pourrait faire émerger une contradiction avec les propos que Mehdi tenait vis-à-vis des primo-arrivants dans sa cellule. Or, il convient de distinguer ce qui relève de l’intérêt pour l’autre de ce qui relève de l’intérêt pour soi. « Donner un coup de main » au sens matériel du terme à un prisonnier qui est un co-cellulaire n’engendre pas les mêmes conséquences que prendre parti pour défendre un autre prisonnier qui serait en difficulté ailleurs que dans la cellule. « Dépanner » son co-cellulaire le temps qu’il puisse cantiner, c’est aussi le moyen de pacifier l’espace partagé. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un don (Mauss, [1925] 2007), mais plutôt d’un échange : une avance dont la pareille sera rendue. Alors que prendre parti hors de sa cellule pour un prisonnier qu’on ne connaît pas engage sa personne vis-à-vis d’autres prisonniers – puisque prendre parti pour l’un revient à s’opposer à l’autre, voire aux autres. On le saisit avec l’extrait d’entretien qui suit : « si on essaye de dépouiller mon collègue, je vais me tremper ». Chaque individu étant inséré dans une sorte de « maillage social », s’engager contre une personne peut entraîner des conséquences en chaîne. Somme toute, on distingue deux niveaux d’espace qui vont de pair avec deux types de relation : d’un côté, l’échange dans l’organisation interne de la cellule avec les co-détenus ; de l’autre, les différents espaces de la prison (promenade, douches, ateliers, etc.) avec les amis ou les inconnus, régis par les règles suivantes : « ne pas se mêler des histoires des autres », mais également « se tremper pour son collègue ».
23Les catégorisations par l’institution judiciaire d’Eki (terroriste et DPS) et de Mehdi (prisonnier de droit commun) ont profondément impacté leur expérience carcérale, notamment au travers de la question de l’encellulement : individuel pour Eki et surpeuplé pour Mehdi. Si l’expérience carcérale se construit à partir des conditions matérielles d’enfermement, elle dépend également du sens que les prisonniers donnent à leur peine.
La question du sens au centre de l’expérience carcérale
24Les entretiens menés auprès de Mehdi et d’Eki témoignent d’une lecture politique du système judiciaire et carcéral. Le premier l’a construite au fur et à mesure de ses condamnations et en éprouvant le fonctionnement de l’institution depuis l’intérieur ; le second était préalablement inséré dans un milieu militant structuré politiquement. L’inscription d’Eki dans un collectif dont la lutte s’inscrit dans le temps long lui permet de situer son engagement et son incarcération dans le cadre du politique. C’est dans cette continuité d’engagement qu’il adopte une posture combative vis-à-vis de l’AP. Bien que le retour réflexif de Mehdi laisse apparaître une lecture politique du système carcéral en général et de ses incarcérations en particulier, elle ne donne pas accès aux mêmes ressources. Il développe alors un rapport à la peine et à l’AP différent de celui d’Eki. Là où ce dernier va adopter une posture de « résistance » contre l’institution pénitentiaire, Mehdi va naviguer à partir des ressources personnelles dont il dispose.
Mission de réinsertion sociale en panne, deux lectures différentes
25Selon l’article 130-1 du Code pénal19, la peine a deux fonctions. Premièrement, elle permet de sanctionner l’auteur de l’infraction. Deuxièmement, elle doit « favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion ». Néanmoins, l’absence de préparation à la réinsertion dans les prisons françaises est patente. Certains enquêtés regrettent en effet l’absence de suivi à la libération. Mehdi a toujours quitté la prison en sortie sèche20 et précise : « vraiment en “sortie débrouille-toiˮ ». Son récit est représentatif de celui des autres prisonniers de droit commun rencontrés, pour qui les demandes de libération conditionnelle n’ont pas été possibles, faute de pouvoir attester d’un hébergement ou d’un emploi pour la constitution du dossier à présenter au juge d’application des peines (JAP). Mehdi explique que c’est justement le fait de ne pas avoir d’emploi qui l’a conduit en prison, puisqu’il devait survivre d’un point de vue économique. Alors trouver un travail pendant son emprisonnement lui semble antinomique :
Mais comment ? Comment ? Faut m’expliquer comment tu fais. Tu crois que c’est ma sœur ou mon frère qui vont aller demander à ma place : « Oui bonjour, mon frère est en prison, vous pouvez le prendre pour qu’il ait une conditionnelle ? » Ben non. Je la demandais même pas.
La posture de retrait de Mehdi témoigne de sa résignation : il ne souhaite pas « jouer le jeu » en constituant le dossier, puisque même libre et sans les contraintes de la prison, il ne parvenait pas à trouver un emploi. Il accepte cette situation et fera ses peines sans aménagement.
26Au fil de ses jugements et incarcérations, il développe une lecture en termes de classe, où les personnes en marge de la société économique se retrouvent en prison, alors que les personnes ayant davantage de capitaux – économiques, culturels, symboliques – peuvent se saisir des codes du monde judiciaire pour éviter la prison (Israël, 2020). Mehdi fait le récit de son impuissance et analyse le système judiciaire et carcéral comme un marché capitaliste qui, pour assurer son fonctionnement, s’attelle à maintenir un flux continu d’entrants et de sortants de prison (Wacquant, 2015). Il considère la justice et l’AP comme des pourvoyeurs d’emplois qui n’auraient aucun intérêt à ce que le nombre de condamnés diminue. Cela rejoint sa critique à propos des modalités insuffisantes prévues par l’État pour accompagner la réinsertion. Il distingue la masse de petits délinquants des personnes qui « ont fait des choses très dangereuses ». Les premiers, s’ils étaient réinsérés par l’État, ne récidiveraient plus selon lui :
T’imagine tout ça c’est de l’argent. […] Mais si on fait de la réinsertion qu’avec des petits délinquants, ils retourneront pas en prison. Et comment tu fais travailler tous les juges et tous les matons ?
Dans l’analyse des récits des autres prisonniers de droit commun, l’idée selon laquelle le jugement rendu dépend autant de l’infraction commise que du profil de la personne jugée est prégnante. En mobilisant ce cadre de lecture, Mehdi impute la sévérité de ses condamnations à son passé judiciaire ou encore à son enfance en foyer, ce qui génère à la fois colère et rancœur.
27Le témoignage de Mehdi met également en avant des discriminations liées à sa racisation (Guillaumin, 1984 ; Mazouz, 2020) : il explique que dès que la juge entendait son nom, c’était joué : « Et quand ils entendaient mon nom, c’était même pas la peine. Et là je savais que j’allais finir en prison. » Il dénonce avoir fait l’expérience de discriminations, mais aussi de violences policières en garde à vue. Mehdi a toujours été jugé en comparution immédiate et l’issue était systématiquement la même : mandat de dépôt. Son témoignage rejoint ce que les analyses statistiques ont déjà révélé : le jugement en comparution immédiate multiplie par huit la probabilité d’une incarcération (Gautron & Retière, « La justice pénale est-elle discriminatoire ?... » ). Il dénonce avec amertume le manque de clémence de la justice française à son égard. Lors de ses auditions au tribunal, il remarque que ses caractéristiques socio-démographiques ne jouent pas en sa faveur. En prison, il y a une sur-représentation de jeunes hommes non ou peu diplômés, sans-emploi et issus d’un milieu modeste et/ou de l’immigration (Combessie, 2018). Lors de son passage devant les tribunaux, Mehdi est un jeune homme domicilié dans une cité HLM qui rassemble les caractéristiques précitées. Il est issu de l’immigration et a été placé en foyer durant son enfance. Il est diplômé d’un CAP de menuiserie et est sans-emploi lors de chacun de ses passages devant la justice. En cela, il considère qu’auprès de l’institution judiciaire, ses caractéristiques sociales deviennent des stigmates (Goffman, 1975). Puisqu’il ne dispose pas de moyens économiques suffisants pour assurer sa défense en choisissant lui-même un avocat, il est toujours représenté par un avocat commis d’office, ce qui, d’après lui, renforce encore davantage le stigmate : « Et la justice, elle voit que t’as un avocat comme ça, déjà t’es un peu sur le côté. » Il pense ne pas avoir été jugé uniquement à partir de l’acte qu’il a commis, mais aussi en raison de sa position dans l’espace social. Par la suite, son casier judiciaire et ses mandats de dépôt précédents le desservent :
En gros, si t’as déjà fait une connerie et que tu t’es tenu à carreaux après et ben si un jour y’a un truc qui s’est passé et que tu l’as vraiment pas fait, et ben ils vont se baser sur l’ancienne condamnation.
Il est bien conscient d’être à l’intersection de plusieurs dominations (Buscatto, 2016) : de racisation et de classe. Les propos de Mehdi manifestent un profond sentiment d’injustice, décrit par François Dubet comme source de souffrances lorsque l’individu « a le sentiment d’être écrasé par elles [les injustices], quand il sent qu’il ne peut réagir » (Dubet, 2006, p. 410).
28La réinsertion est également considérée comme un leurre par les prisonniers politiques basques. Ils observent les allers et retours en détention des prisonniers de droit commun qu’ils ont côtoyés et cela témoigne selon eux de l’absence de réinsertion. À ce propos, les discours de Mehdi et d’Eki diffèrent principalement à l’égard de leurs attentes personnelles vis-à-vis de l’État pour organiser la réinsertion. Là où Mehdi s’insurge contre le manquement de la puissance publique, Eki n’en attendait rien. En effet, ce dernier a pu bénéficier du tissu associatif actif au Pays basque nord. Il existe des structures, telles qu’Harrera (L’accueil) pour ne citer qu’elle, dont la mission est de favoriser l’insertion des prisonniers et exilés basques par l’accompagnement à la formation professionnelle, le logement ou encore dans les soins et démarches administratives. Les condamnations d’Eki ne sont donc pas un obstacle à sa réintégration locale d’un point de vue social. Au contraire, il est intégré dans des groupes militants qui lui permettent d’avoir des ressources plurielles : qu’elles se manifestent lors de ses détentions (mandats envoyés) ou bien à sa sortie (mobilisations, propositions d’emploi…). Eki ne rejette pas les accusations qui lui sont portées et c’est davantage autour de ses conditions d’incarcération – la dispersion – qu’il s’insurge. Plusieurs de ses droits n’ont pas été respectés et lorsqu’il les énumère durant l’entretien, il met surtout en avant ses droits familiaux. En raison de ses incarcérations à plusieurs centaines de kilomètres de chez lui, les visites pour ses proches représentaient en effet un coût financier et organisationnel certain.
Rapport au temps et notion d’inutilité
29La perception du temps est singulière en prison : c’est un constat présent dans les discours de tous les enquêtés. Le repas du soir, distribué avant 18 heures, est une illustration de la temporalité différente de celle du quotidien en dehors de la prison. Les récits des anciens prisonniers rendent ainsi compte de cette vision du temps « hors-sol », comme suspendu ou bien encore étiré. Certains qualifient ce temps de circulaire, alors qu’ils le considéraient comme linéaire à l’extérieur. Cette notion de circularité témoigne de la répétition inlassable de journées où la projection dans l’avenir est mise à mal par la nécessité d’occuper le temps présent. Le temps carcéral a été analysé par Gilles Chantraine (2004) afin de formuler son absence de consistance. Les journées sont semblables et pour déjouer cette routinisation du temps, le prisonnier doit s’appliquer à instaurer son propre rythme.
30De façon à contrer les difficultés liées au rythme imposé par le système carcéral, Eki s’est attaché à être acteur de ses détentions en décidant notamment des temps de sa journée : choisir l’heure du lever, étudier ou encore correspondre sont autant de manières de conserver une autonomie, facilitée par son encellulement individuel. Rappelons ici qu’Eki recevait une quantité non négligeable de lettres en prison et que la correspondance prenait donc une part importante de l’organisation de son temps. Parmi les individus rencontrés, seuls les anciens prisonniers politiques basques nous ont dit qu’ils manquaient parfois de temps dans leur journée par rapport aux objectifs qu’ils s’étaient fixés au quotidien. Comme beaucoup de prisonniers, Mehdi faisait beaucoup de sport et de musculation, dans sa cellule comme dans la cour de promenade : dans la perspective de se fatiguer, de se vider l’esprit mais aussi de se maintenir en forme physiquement en raison du sentiment de « faire du sur place » en prison. Cette pratique quotidienne du sport, couplée à la consommation de cannabis, lui permettait de faire passer le temps plus rapidement. Il s’attachait à ne pas penser à ses proches et à l’extérieur : « Parce que je me la fais mieux, la prison, quand j’ai pas à penser. »
31Les effets des catégorisations juridiques (terroriste – DPS/de droit commun) ne suffisent pas à expliquer les différents rapports des prisonniers vis-à-vis du temps carcéral et de la manière de l’occuper. Entre les parcours d’Eki et de Mehdi, on distingue en effet des inégalités biographiques. Eki est titulaire d’un baccalauréat général et a décidé de commencer des études universitaires en prison. Et parce qu’il était seul dans sa cellule, il était plus aisé pour lui de se concentrer et d’étudier. Il est issu d’une famille de la classe moyenne, ses parents ont fait des études. Mehdi est quant à lui titulaire d’un CAP et ses parents n’ont pas de diplôme. Il avait commencé à suivre des cours en prison, mais a rapidement arrêté, ne parvenant pas à y trouver un sens ni une perspective professionnelle. Eki avait repris ses études dans une double logique : de professionnalisation, mais également d’occupation de son temps.
32Là où Mehdi ne parvient pas à identifier quelque chose de positif de ses incarcérations et décrit le sentiment d’inutilité du prisonnier comme intrinsèque à son statut, les prisonniers politiques basques rencontrés disent ne pas avoir éprouvé ce sentiment. La lecture politique de ses incarcérations, pensée en amont, donne davantage de ressources à Eki pour les supporter : « Je savais pourquoi j’y étais, pourquoi je l’avais fait, et que ça rentrait dans une stratégie politique. » De plus, appartenir à EPPK lui a permis de prendre des « initiatives », qui ne sont pas à confondre avec les « marges de manœuvre » (Chantraine, 2003, p. 382). Via le collectif, les prisonniers basques peuvent ainsi entretenir un rapport de force avec l’AP, en adoptant collectivement une attitude revendicatrice et en faisant perdurer leur engagement en prison. Les anciens prisonniers politiques basques rencontrés ne se sont pas perçus comme inutiles, étant donné que leur présence en prison témoignait d’une situation politique particulière au Pays basque.
33Le rapport à la souffrance relève de l’intime et une relation de confiance est indispensable pour l’aborder. Aussi, les degrés de proximité qui nous lient à ces deux enquêtés diffèrent. Bien que nous évoquions pour la première fois ensemble ses années d’incarcérations à l’occasion de notre entretien, je connais Mehdi personnellement depuis des années. La prise de parole a été facilitée par le degré de confiance mutuelle entre nous. Il n’y avait que peu d’enjeux de représentation à « garder la face » et à dissimuler sa souffrance. En revanche, j’ai rencontré Eki grâce à une connaissance commune et notre première rencontre dans un lieu public a été l’occasion de discuter de ses incarcérations, dans le cadre de l’entretien. La question de l’indicibilité de la souffrance vécue en prison, en partie due à la posture revendiquée de « prisonnier politique », se pose ici pour Eki. Comme d’autres, il a fait référence à des militants condamnés dans le cadre de leur engagement à des peines plus longues, des tortures, des situations d’exil etc., tout en relativisant sa situation.
Conclusion
34Pour conclure, les catégorisations juridiques et judiciaires à l’œuvre dans l’institution pénitentiaire, « terroriste – DPS » et de « droit commun », renseignent sur les modalités de l’expérience carcérale. La question de l’encellulement s’avère cruciale en maison d’arrêt en raison du régime des portes fermées. Seul ou à plusieurs, l’organisation de la vie quotidienne n’est pas régie par les mêmes enjeux pour les prisonniers. D’un côté, les (re)négociations sont permanentes avec les co-détenus ; de l’autre, l’encellulement individuel facilite l’occupation de l’espace et la concentration. Si cette « prise » individuelle à la fois spatiale et temporelle préserve l’intimité du prisonnier, elle le contraint également à apprivoiser sa solitude. En outre, les catégorisations institutionnelles donnent à voir les divergences en termes de ressources mobilisées et mobilisables pour faire face à l’enfermement et préparer la réinsertion. L’élaboration politique de la peine en amont de l’incarcération pour Eki, ainsi que l’intégration au sein de EPPK lui permettent d’entretenir une « fidélité à soi » (Collovald, 2002) et de replacer son histoire personnelle dans une histoire collective (Cheynis, 2013). Il est inséré dans des réseaux structurés qui l’aident à se réinsérer, indépendamment des modalités prévues par les institutions étatiques. Quant à Mehdi, c’est au fur et à mesure de ses incarcérations, à partir de son expérience personnelle, qu’il a construit une analyse critique du système judiciaire et carcéral. Bien que non conceptualisée, sa lecture est politique et met en exergue différents enjeux d’oppression et de discriminations dans sa trajectoire. Il est en colère vis-à-vis de la justice et de l’État de manière plus large, en raison de l’absence de réinsertion et des conditions d’incarcération. Il n’a pu compter que sur lui-même et sur le soutien financier de sa famille pour « faire ses peines » et rompre le cycle de ses incarcérations. Analyser les expériences carcérales par le prisme des catégories institutionnelles permet de voir leur prégnance dans l’élaboration du « comment vivre l’enfermement ». Celles-ci impliquent des régimes de détention distincts, et ces derniers prennent une place centrale dans la façon de vivre l’enfermement. Les catégorisations institutionnelles, mais aussi informelles (classe, racisation, genre), suggèrent ainsi des ressources plurielles et différenciées selon la position de l’acteur dans l’espace social.
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Notes de bas de page
1 Sur le déplacement d’une sociologie de la prison à une sociologie de l’expérience carcérale, voir Chantraine, 2003.
2 Dans une démarche compréhensive, nous privilégierons dans ce chapitre les termes que les individus utilisent pour se définir eux-mêmes, plutôt que le langage officiel de l’Administration pénitentiaire (AP).
3 Cf. Circulaire de la direction de l’Administration pénitentiaire (DAP) 2007 du 18 décembre 2007 d’application de l’instruction ministérielle relative au répertoire des détenus particulièrement signalés : « Les critères d’inscription au répertoire des détenus particulièrement signalés sont liés au risque d’évasion et à l’intensité de l’atteinte à l’ordre public que celle-ci pourrait engendrer ainsi qu’au comportement particulièrement violent en détention de certains détenus. » Cf. également l’article D490 du Code de procédure pénale (CPP) qui prévoit que soient inscrites au régime spécial de détention : « Les personnes poursuivies ou condamnées pour atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation. » En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006516523 [consulté le 27 juillet 2021].
4 Dans le présent ouvrage, voir chapitre II : Irène Gimenez, « Les prisonnières politiques ne sont-elles pas des femmes ? Construire des solidarités féministes transnationales avec les prisonnières politiques en sortie de dictature (État espagnol, années 1970-1980) ».
5 Il s’agissait du terrain exploratoire, dans une volonté de questionner très largement les différents acteurs qui gravitaient autour des prisonniers durant leur parcours de peine. Ces entretiens visaient à interroger la pratique professionnelle en lien avec le milieu carcéral.
6 Habitation à loyer modéré.
7 Entre la période à laquelle j’ai recueilli ces données et aujourd’hui, la situation des prisonniers politiques basques n’est plus la même. En 2016, l’organisation ETA n’était ni désarmée, ni dissoute. Le nouveau contexte politique, ainsi que des discussions entamées entre le ministère de la Justice français et une délégation officielle du Pays basque composée de représentants d’associations et d’élus du territoire, ont engendré des rapprochements de prisonniers politiques basques incarcérés en France en les transférant dans les centres de détention de Mont-de-Marsan et de Lannemezan. À la fin du mois de mai 2016, le nombre de prisonniers était deux fois plus important qu’aujourd’hui. Pour des informations concernant les nombre et lieux d’incarcération des prisonniers politiques basques, voir le site des proches de prisonniers Etxerat (À la maison) : http://www.etxerat.eus/index.php/eu/ [consulté le 27 juillet 2021].
8 En maison d’arrêt ou en quartier maison d’arrêt, le taux d’occupation moyen pour la France au 1er mars 2021 est de 123,8 %. Au 1er janvier 2020 ce taux était de 138,1 % (cf. ministère de la Justice, 2021).
9 En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000021312348 [consulté le 27 juillet 2021].
10 Cf. l’article 716 du CPP. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000021332469/ [consulté le 27 juillet 2021].
11 La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a d’ailleurs produit un arrêté le 30 janvier 2020 pour condamner l’État français face à ses conditions de détention « inhumaines et dégradantes » et le « non-respect du droit à un recours effectif », en violation des articles 3 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme. Cf. l’arrêt de la CEDH du 30 janvier 2020. En ligne : https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-200446%22]} [consulté le 27 juillet 2021].
12 Le numéro d’écrou est celui que l’on attribue à un prisonnier une fois effectué l’acte d’écrou qui légalise la détention d’un individu.
13 Cf, l’article D493 du CPP selon lequel : « Les détenus bénéficiaires du régime spécial sont séparés des détenus appartenant aux autres catégories dans toute la mesure du possible. » En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000006516529 [consulté le 27 juillet 2021]. L’exception concerne des prisonnières politiques basques qui ont dû parfois – même en préventive – partager la cellule avec des prisonnières de droit commun, ainsi que des incarcérations de prisonniers politiques basques au début des années 1980 dans l’État français.
14 Des exemples nous ont été donnés par des anciens prisonniers politiques basques où, faute d’avoir assez de surveillants disponibles, des rendez-vous médicaux prévus à l’extérieur de la prison ont tout simplement été annulés.
15 Comme refuser de se baisser et de tousser durant une fouille à nue, ou obtenir des parloirs doubles dans certains établissements, les proches des prisonniers provenant de plusieurs centaines de kilomètres de la prison.
16 Pour plus d’informations, voir le dossier « Travail en prison : une mécanique archaïque », Dedans-Dehors, revue de l’Observatoire international des prisons (OIT), n° 98, 2018, https://oip.org/publication/travail-en-prison-une-mecanique-archaique/ [consulté le 27 juillet 2021]. Cf. plus particulièrement l’article : Laure Anelli, « Salaires : l’État hors la loi », entretien avec Sylvain Gauché, Dedans-Dehors, n° 98, 2018, https://oip.org/analyse/salaires-letat-hors-la-loi/ [consulté le 27 juillet 2021].
17 Dans le cas où plusieurs prisonniers politiques basques étaient dans le même établissement.
18 Ce terme est utilisé pour désigner ceux qui se retrouvent en prison pour la première fois.
19 En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000029363621/2020-08-12 [consulté le 27 juillet 2021].
20 C’est-à-dire sans aménagement de peine.
Auteur
Lauréna Haurat--Perez est doctorante en sociologie au Centre Émile Durkheim (UMR 5116). Elle est également rattachée à l’université de Bordeaux.
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