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Le genre carcéral

 | 
Natacha Chetcuti-Osorovitz
, 
Sandrine Sanos

Première partie. Désobéissance de genre et politisation collective

Introduction

Désobéissance de genre et politisation collective

Texte intégral

1La première partie de cet ouvrage concerne les politisations, l’action et les dynamiques collectives permettant de faire face aux expériences carcérales.

2Les normes de genre conditionnent aussi bien l’appréhension des femmes criminalisées que la manière dont elles vivent leur enfermement. Ainsi, l’incarcération des sujets pénaux féminins n’échappe pas aux aprioris du sens commun, eux-mêmes aux prises avec les catégorisations pénales qui considèrent le « crime féminin » comme une « désobéissance de genre », c’est-à-dire comme une transgression de l’ordre établi et d’un appareillage normatif structurant l’imaginaire social, politique et judiciaire. Cet appareillage normatif conditionne les discours autour des femmes incarcérées, dans lesquels elles n’apparaissent que comme dociles, victimes passives, ou bien dangereuses, cruelles et sanguinaires – représentations de genre qui façonnent leurs trajectoires. De la même manière, ce dispositif conditionne les stratégies auxquelles les femmes emprisonnées peuvent avoir recours face à l’institution carcérale et ses mécanismes disciplinaires. Qu’il soit question d’accommodement aux règles de vie carcérale ou de résistance collective, il s’agit de comprendre comment, coupées du monde extérieur, les recluses peuvent mener ensemble une vie dans un espace contraint où les modalités sont plus ou moins explicitement réglées. Les prisonnières ainsi assujetties aux normes de genres sont sommées de rendre compte à l’institution carcérale de leur comportement et de leur caractère (moral ou psychologique).

3Interroger les normes de genre et leurs effets est d’autant plus difficile lorsqu’il s’agit de violence exercée par les femmes, qu’il soit question de violence ordinaire ou politique, car elle demeure objet de fantasmes. Les prisonnières condamnées pour violence politique ne sont pas, quant à elles, reconnues comme sujets politiques légitimes, aussi bien par l’institution carcérale que par la société, comme on peut le voir dans le cas des militantes de l’organisation Euskadi Ta Askatasuna (ETA, Pays basque et liberté). Une fois en prison, les faits de rébellion des jeunes filles ou des femmes ne sont pas renvoyés aux mêmes catégorisations de jugement que pour les hommes. L’invisibilisation de la violence des femmes (comme l’auto-mutilation ou la grève de la faim) se prévaut d’une logique qui remonte à la naissance même de ces institutions d’encadrement de la peine, interprétant davantage les gestes individuels de révolte comme des signes de déséquilibres mentaux et moins comme des gestes de révolte et traités comme tels. La maîtrise du droit en prison est aussi considérée comme un instrument de résistance, voire de subjectivation politique (Charbit & Ricordeau, 2020).

4Bien que fortement réprimés, il existe des conflits dans les relations entre administration et prisonnières, que l’on peut considérer comme des formes de contestation en prison. On observe d’autres composantes dans les formes d’auto-organisation des femmes détenues, dans des modes opératoires collectifs issus d’une socialisation politique pré-carcérale. Les répertoires d’actions de ces femmes nous amènent à réfléchir à la réception de ces dynamiques en prison, notamment dans la compréhension de l’agir des femmes dans les institutions disciplinaires.

5Les champs des études féministes et de l’histoire des femmes ou du genre ont depuis longtemps conceptualisé la question de l’agentivité. Comment rendre compte des capacités d’action de femmes prises dans un système institutionnel et discursif qui les assujettit ? Afin d’échapper à une lecture simpliste de l’agentivité qui opposerait soumission et résistance, il s’agit d’appréhender et d’analyser les registres et répertoires d’actions dont se saisissent ces femmes emprisonnées dans des contextes, des moments et selon des subjectivités et des expériences différentes. Il faut donc rendre compte de l’articulation entre les différentes formes de pouvoir assujettissant aussi bien en dehors qu’en dedans de la prison. Ces mouvements dictent les conditions des registres d’actions entendues ici comme stratégies de contournement, de retournement et de résistance (ouverte ou non), comment elles sont rendues possible et comment les femmes s’en emparent. Élaborer une telle grille d’analyse qui se préoccupe des conditions d’agentivité est essentiel afin que les prisonnières soient comprises comme sujets et non simplement comme objets de recherche.

6Pour ce faire, les contributions de cette première partie questionnent chacune l’invisibilisation des femmes, qui opère à différents niveaux d’analyse : tout d’abord, en s’attachant à rendre visible la spécificité des femmes incarcérées comme objet propre, alors que leur présence numérique minoritaire les a trop souvent laissées de côté en sciences humaines et sociales. Ce constat pose la question des sources : si l’on peut se reposer sur les entretiens et témoignages de prisonnières pour la période contemporaine, le problème de l’absence dans les archives perdure, tout comme l’impossibilité d’avoir accès à la parole directe des prisonnières. En effet, comment entendre ces prisonnières alors qu’au xixe siècle, par exemple, comme le montre Anna Le Pennec (chapitre III), nombre d’entre elles ne savent ni lire ni écrire et la « parole » qui émerge ne l’est que dans les documents institutionnels ? Ce « problème » est cependant depuis longtemps théorisé par les historiennes des femmes qui proposent de lire « le long du grain de l’archive » institutionnelle afin de ressortir ce qui n’apparaît qu’en creux (Farge, 1997 ; Stoler, 2009 ; Fuentes, 2016).

7Si les normes de genre sont toujours en jeu dans l’appréhension du crime et de la violence des femmes, elles s’articulent différemment du xixe au xxie siècles. Une approche socio-historique permet de mieux cerner la relation entre parole et action des femmes aux prises avec les contraintes de l’institution carcérale. Penser le contexte et l’évolution de la prison est essentiel, selon Anna Le Pennec (chapitre III), pour mieux comprendre les résistances et les oppositions de femmes emprisonnées. Contrairement aux discours dominants qui s’attachent peu à cette population car elle est, tout au long du xixe siècle, minoritaire, pour Le Pennec, seule une « approche au ras du sol » permet de rendre visible le propre de ces résistances – révoltes, mutineries, insubordinations, plaintes, ou même suicides – et de les comprendre comme autant de résistances à des régimes disciplinaires. Il faut donc retracer le fonctionnement même de l’organisation carcérale dans ses localités et ses temporalités afin de comprendre comme elle dicte les capacités d’action des prisonnières. Ainsi, celles-ci ne sont jamais simplement « passives » ou « dociles » face à un personnel surveillant qui évolue, d’abord masculin et laïc, ensuite féminin et religieux, pour devenir, avec l’avènement de la Troisième République, féminin et laïc. Elles agissent différemment face à ces régimes et mécanismes disciplinaires. Les lettres enregistrant leurs plaintes face à de mauvais traitements ou abus nous permettent de voir « les souffrances quotidiennes endurées par les prisonnières » et comment celles-ci se constituent en sujets et non en simples objets de l’institution carcérale.

8Questionner les modes d’invisibilisation est également au cœur de l’article d’Isabelle Lacroix (chapitre Ier) pour qui « représentations et normes de genre ont déterminé la manière dont l’engagement [des femmes militantes de l’organisation armée basque ETA] a été conçu et compris », aussi bien dans le discours public et politique que, dans une certaine mesure, dans le champ scientifique. De même, ces discours normatifs doivent être analysés dans la durée car ils précèdent l’incarcération de ces militantes. Lacroix explique ainsi comment commentateurs, témoins et chercheurs ont, jusqu’à récemment, minoré et même passé sous silence la présence et le rôle des femmes au sein de ETA. Cette absence est largement le fait de l’incapacité à penser la violence politique sous un autre jour que celui de stéréotypes hétéronormés, véhiculés par la presse espagnole et française. En s’attachant aux cas de Marie Dolores Gonzalez Catarain (« Yoyes »), Idoia López Riaño (« La tigresse ») et Maria Soledad Iparraguirre (« Anboto »), Lacroix souligne les difficultés qui perdurent dans l’appréhension des parcours et expériences de ces militantes loin de ces discours normatifs, afin de faire ressortir la subjectivité de ces militantes. Elle démontre comment l’évolution de l’organisation ETA, des rôles que les femmes y jouent, et plus généralement de leurs rôles dans la société espagnole, permet de saisir ce qu’il en est de l’importance et de l’agentivité de ces militantes contre leur « effacement » historique.

9Il est un sujet peu abordé, paradoxalement : celui du rapport entre mouvement féministe et prisonnières politiques. Or, Pour Irène Gimenez (chapitre II), comprendre les tentatives de liens et de solidarités ainsi que leurs « limites » permet de mieux voir la difficulté à « constituer [la prison] en problématique féministe ». Elle retrace comment, en temps de sortie de dictature espagnole, différents mouvements féministes transnationaux ont tenté de forger ces relations et réseaux. En effet, il est alors question de « reproblématiser la répression contre les femmes » et contre la violence qu’elles subissent et donc leur incarcération. Or, les prisonnières politiques constituent une question spécifique de ce discours et un point aveugle pour nombre de ces féministes. Si la maison française des Éditions des femmes engage, dans les années 1970, une campagne de soutien des prisonnières politiques espagnoles telles que Lidia Falcón et Eva Forest, elles invisibilisent les militantes de base en ne valorisant que l’oppression des femmes en tant que femmes aux dépens d’autres rapports sociaux telles que la classe. L’amnistie pour les femmes incarcérées revendiquée par les collectifs féministes espagnols, bien qu’incluant l’amnistie pour les prisonnières politiques, fait ressortir ce que Gimenez identifie comme points de tension autour de la difficulté pour les féministes d’appréhender la violence politique. Cette amnistie demeure un impensé et nourrira la méfiance de nombre de prisonnières politiques envers un mouvement féministe « bourgeois ». Gimenez démontre que le sujet collectif « femmes » ne suffit pas pour nouer durablement des solidarités féministes et qu’il est important de penser le dispositif pénal et carcéral comme une question féministe – impératif que revendique encore de nos jours le mouvement féministe abolitionniste (Davis et al., 2022).

Bibliographie

Charbit Joël & Gwenola Ricordeau, 2020, « La prison, un espace de résistances et de mobilisations », Champ pénal/Penal field, vol. 21, https://doi.org/10.4000/champpenal.12041 [consulté le 21 mars 2022].

Davis Angela, Dent Gina, Meiners Erica R. & Beth E. Richie, 2022, Abolition. Feminism. Now., Chicago, Haymarket Books.

Farge Arlette, 1997, Le Goût de l’archive, Paris, Éditions du Seuil.

Fuentes Marisa J., 2016, Dispossessed Lives: Enslaved Women, Violence, and the Archive, Philadelphie, University Of Pennsylvania Press.

Stoler Ann Laura, 2009, Along The Archival Grain: Epistemic Anxieties and Colonial Common Sense, Princeton, Princeton University Press.

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