Un essai qu’il faut connaitre

p. 31-37

Note de l’éditeur

Les noms suivi d’un astérisque font l’objet d’un renvoi vers une notice descriptive en fin d’ouvrage.


Texte intégral

1L’intérêt des anarchistes pour les questions éducatives est ancien et il fut un temps où les établissements éducatifs fondés par des militants libertaires furent nombreux. Paul Robin* et l’orphelinat de Cempuis (fondé en 1880), La Ruche de Sébastien Faure* (fondée en 1904) et l’école de Summerhill au Royaume-Uni (fondée en 1921) en sont des exemples notables. Ces expériences ont émergé dans le sillage de la pensée d’autres pédagogues : Rousseau, Pestalozzi*, Maria Montessori* ou encore Adolphe Ferrière* (Heimberg & Wintsch, 2009). C’est de l’une de ces expériences éducatives alternatives que traite le présent ouvrage. De 1910 à 1919, il a existé dans le canton de Vaud une petite école privée libertaire et alternative : l’École Ferrer de Lausanne. Issue des milieux ouvriers et anarchistes de Suisse romande, elle a été fondée par le médecin lausannois Jean Wintsch* avec l’aide de syndicats ouvriers et portée par les instituteurs qui se sont succédé dans sa classe unique. Son nom est un hommage au libre penseur et pédagogue catalan Francisco Ferrer*, fusillé le 13 octobre 1909, un an avant l’ouverture du petit établissement vaudois. En empruntant son nom au fondateur de l’École moderne de Barcelone, cette école s’inscrivait explicitement dans le mouvement d’éducation libertaire de son époque. Soutenue par des syndicats et provenant du monde ouvrier, elle avait pour ambition de former des enfants issus de la classe ouvrière et de leur proposer des contenus pédagogiques pouvant être utiles et pertinents non seulement pour leur condition actuelle d’existence, mais également dans la perspective d’une future émancipation sociale.

2L’objectif de ce livre n’est pas de reconstruire l’histoire de cette école à proprement parler, puisque ce travail a déjà été effectué par l’historien Charles Heimberg dans plusieurs articles (2000, 2006, 2022). Ce qui distingue le présent ouvrage des travaux qui viennent d’être mentionnés (qui ont été, par ailleurs, une grande source d’inspiration) réside dans le croisement entre ses deux sources principales (le Bulletin de l’École Ferrer et le journal anarchiste genevois Le Réveil) et l’outil qui a été utilisé pour les analyser : la typologie des pratiques anarchistes de Gaetano Manfredonia (2007). Le fil rouge est le rôle de l’éducation au sein du mouvement anarchiste et ouvrier romand au début du XXe siècle. Autour de cet axe central, plusieurs questions ont émergé. La première concerne la place de l’éducation au sein du mouvement anarchiste. Quelle importance lui accordaient les militants libertaires relativement aux autres moyens de lutte, tels que la grève générale ou l’insurrection armée ? Cette question initiale s’est affinée progressivement, au fur et à mesure des allers-retours entre les sources primaires et la littérature secondaire. Ce mouvement de va-et-vient a permis de la complexifier, et de faire émerger de nouvelles questions, plus précises et plus pertinentes. L’analyse au centre de cet ouvrage s’est donc articulée autour de questions émergentes, qui ont pris forme tout au long du processus de recherche.

3L’une de ces questions concerne le type d’éducation que souhaitaient promouvoir et mettre en œuvre les acteurs de l’École Ferrer. Le débat sur la discipline que l’on retrouve dans le Bulletin de l’École Ferrer et qui a animé les pédagogues de la petite école libertaire durant plusieurs mois interroge quant à la conception de la liberté chez ces militants anarchistes. L’une des autres réflexions qui a émergé concerne la place respective à accorder au travail intellectuel et au travail manuel dans une école dont la pédagogie se veut à la fois tournée vers l’intérêt de l’enfant et vers l’adaptation au monde ouvrier. L’un des constats principaux à propos de cette question est que les acteurs de l’École Ferrer avaient à cœur d’offrir aux enfants un enseignement qui soit progressiste et réaliste. Ce souci du réalisme constitue une réponse à l’une des critiques les plus souvent adressées aux anarchistes : celle d’être des utopistes.

4Le mouvement ouvrier s’est également beaucoup questionné sur l’utilité des écoles libertaires à cette époque. Questionnement que l’on retrouve aussi bien dans le Bulletin que dans les pages du Réveil. La mission de diffusion des idées libertaires en éducation constitue l’une des réponses à cette question. Après l’échec et la fermeture de l’école, en 1919, elle paraissait même être la seule.

5La lecture et l’analyse du journal anarchiste Le Réveil (créé par Louis Bertoni* et publié entre 1900 et 1946) et du Bulletin de l’École Ferrer permettent de se faire une idée relativement précise du rôle que les anarchistes romands accordaient aux pratiques éducatives. S’intéresser à l’histoire de l’anarchisme implique de s’intéresser également à celle du mouvement ouvrier durant la période allant de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle. L’histoire de l’École Ferrer étant intimement liée à celle de ce mouvement, il parait important de comprendre les dynamiques historiques et sociales qui l’ont animé pendant cette période pour les mettre en perspective avec l’histoire de l’établissement lausannois. Le dépouillement du Bulletin de l’École Ferrer permet de connaitre en détails les intentions pédagogiques et les buts poursuivis par les fondateurs de l’École Ferrer. Les rapports pédagogiques, les débats sur des questions concrètes d’enseignement, les descriptions du fonctionnement de la classe et les présentations d’activités scolaires nous donnent accès à la vision de l’enseignement au sein de cette école. Pour les animateurs du petit établissement libertaire, les innovations pédagogiques mises en œuvre – allant de la coéducation des sexes aux méthodes actives d’apprentissage, en passant par l’absence de punition et de récompense ou encore l’enseignement hors des murs de la classe – devaient être orientées vers un objectif concret et pratique pour qu’ils puissent considérer leur école comme « réaliste ». Cet objectif était la formation et la conscientisation de la classe ouvrière de demain dans une perspective émancipatrice.

6Le présent ouvrage est divisé en deux grandes parties. La première présente la démarche de recherche ainsi que la méthode et les sources utilisées afin de réaliser ce travail. La démarche qualitative et inductive ainsi que la méthode historique y seront décrites avant de présenter les sources dépouillées, en prenant soin de détailler leurs apports et limites respectives. L’outil principal d’analyse sera également décrit de manière détaillée. Il s’agit d’une typologie des pratiques anarchistes élaborée par l’historien Gaetano Manfredonia (2007) et issue de son ouvrage Anarchisme et changement social. Enfin, le contexte historique et social dans lequel l’expérience de l’École Ferrer de Lausanne a émergé sera présenté. Il y sera question de syndicalisme, d’anarchisme (évidemment), mais aussi de la vision que ce mouvement avait de l’éducation. La seconde partie débute par une description de l’expérience de l’École Ferrer de Lausanne elle-même. Puis vient le cœur de cet ouvrage qui consiste en une analyse, aussi fine que possible, du corpus de sources, appuyée par l’outil conceptuel choisi et guidée par la méthode de recherche présentée plus haut. Plusieurs thèmes ont émergé de cette analyse. Parmi eux, celui de l’utopie, celui du lien entre travail intellectuel et travail manuel, celui de l’épineuse question de la discipline en classe (d’autant plus épineuse que nous avons affaire à une école libertaire) et enfin celui de l’utilité d’une école comme celle-ci. Cette thématique évoluera significativement au fil du temps, mais aussi des évènements et les acteurs de l’École Ferrer de Lausanne finiront par la considérer exclusivement comme une œuvre de propagande1. Cet ouvrage se conclut par un retour réflexif sur les questions qui ont guidé la recherche, en abordant les apports et limites de celle-ci, avant de tenter une ouverture sur de possibles perspectives théoriques et pratiques plus contemporaines.

Notes de bas de page

1Terme qu’il faut entendre ici au sens strict de diffusion des idées.


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