Une égalité des chances illusoire ?
p. 173-177
Texte intégral
1Depuis la mise en place de l’impératif scolaire de partenariat, les enseignants et les parents devraient collaborer, être partenaires afin de lutter contre l’échec scolaire et la reproduction des inégalités sociales à l’école. Cependant, l’analyse de nos observations et de nos entretiens de recherche montre que les relations entre ces deux acteurs ne sont encore ni symétriques, ni basées sur l’établissement d’une confiance mutuelle. L’égalité des chances recherchée à travers cet idéal collaboratif s’apparenterait ainsi plus à une illusion dessinée par l’institution, les enseignants ne semblant toujours pas croire en la possible réussite de tous les enfants, peu importe leur niveau social. Les rapports que les enseignants et les parents entretiennent ne sont donc pas toujours de type collaboratif, la méfiance et la mise à distance d’autrui entravant leurs relations. Malgré des représentations et des attentes à priori similaires, nous avons relevé des ambivalences et des contradictions dans leurs discours et leurs pratiques, montrant une croyance limitée en leur collaboration. Pris dans des logiques d’action plurielles et des dilemmes, ils sont confrontés à des tensions et à des malentendus, rendant difficile la constitution, pourtant tant souhaitée, de ce « monde commun » (Payet & Giuliani, 2014).
2De leur côté, les enseignants de notre recherche se situent aussi bien dans une logique de collaboration que dans une logique de délégation (Favre & Montandon, 1989). Ils ont tous conscience de l’importance de l’implication des parents dans la scolarité de leur enfant, bien que certains aient une vision déficitaire des parents de milieux populaires. C’est pourquoi ils mènent majoritairement les interactions, ne considérant pas les parents comme des partenaires à part entière et ce, peu importe ce qu’ils font, tout en attendant qu’ils se conforment à la norme de participation (Giuliani, 2009). De ce fait, il arrive que les enseignants tiennent les parents à distance, se méfient de leurs pratiques et mettent en place des stratégies qui « ont l’avantage d’éviter le conflit dans l’interaction, mais peuvent créer des malentendus au sujet du jugement scolaire et des enjeux du suivi de la scolarité » (Chartier, et al., 2014, p. 53). En dépit d’une prise en charge de plus en plus individualisée et de la reconnaissance des difficultés que peuvent rencontrer certaines familles face à la culture scolaire et ses normes, les enseignants continuent de les catégoriser et de se mobiliser différemment en fonction de leur situation sociale. Ils semblent également avoir tendance à expliquer les mauvaises performances des élèves par le milieu familial, comme le suggèrent Payet, et al. (2011) : « Démission parentale, pauvreté culturelle, carences éducatives, pathologie familiale sont déclinées pour déresponsabiliser l’école et l’enseignant dans la production de l’échec scolaire » (p. 30). Nous observons dès lors une superposition des cadres de références de l’agir enseignant (Payet, et al., 2011), les professionnels oscillant entre une posture d’indifférence aux différences et une posture d’individualisation.
3Au contraire de ce que pensent la plupart des enseignants, tous les parents de notre enquête souhaitent être considérés comme de réels partenaires qui pourraient permettre aux professionnels de mieux comprendre et d’aider leur enfant. Cependant, du fait de leur sentiment d’illégitimité à intervenir dans sa scolarité et leur manque de compétences (Delay, 2013), les parents de milieux populaires n’ont pas la possibilité de démontrer leur implication dans le travail scolaire de leur enfant. Ils mettent alors l’école à distance, lui faisant entièrement confiance pour que leur espoir d’ascension sociale se réalise. En outre, face aux enseignants, ils n’ont pas tous les mêmes potentialités, ni les ressources nécessaires pour faire valoir leurs droits et exprimer clairement leurs attentes. Ce sont donc les inégalités de participation inhérentes à leur situation sociale qui colorent la prise en charge de la scolarité de leur enfant par les enseignants, les parents ne pouvant que leur faire confiance. Néanmoins, certains parents se méfient tout de même des jugements professoraux, ce qui accentue leur retrait des relations, mais ne signifie pas qu’ils se désinvestissent de la scolarité de leur enfant comme le pensent la majorité des enseignants. Cela montre qu’ils oscillent entre des rapports de confiance et de méfiance.
4Ces attitudes ambivalentes et contradictoires ont pour conséquence le maintien de l’asymétrie des relations école-familles. L’hybridation des postures dans lesquelles se situent les enseignants et les parents ne permet pas de donner les mêmes chances de réussite scolaire à tous les enfants. Elle aurait tendance, au contraire, à maintenir et à reproduire les inégalités sociales à l’intérieur de l’école. Les différences culturelles et sociales présentes entre les parents influencent ainsi les relations avec les enseignants, surtout lorsque « le principe de proximité se décline selon les missions dévolues à l’institution scolaire auxquelles il se combine, celles-ci se justifiant par les caractéristiques sociales et culturelles attribuées à ces ‘différents’ publics scolaires » (Giuliani & Payet, 2014, p. 18). À ces difficultés s’ajoute le fait que la définition de la collaboration est floue et que les normes qui s’y réfèrent sont implicites, non explicitées et allant de soi. Payet (2015) montre effectivement que
la forme officielle de symétrie attendue de manière règlementaire – la « collaboration » entre école et familles – est en fait une coquille vide ou une injonction floue et paradoxale : elle oblige les acteurs à sortir de leur rôle traditionnel, mais sans vraiment leur donner des ressources d’action adaptées au contexte et aux situations d’interaction dans lesquels ils doivent s’engager. (p. 138)
5Dans ce contexte institutionnel qui est à la fois flou, pluriel et incertain, plusieurs questions se posent : comment faire pour rendre plus symétriques les relations entre les enseignants et les parents ? Comment aider les parents de milieux populaires, sans pour autant entrer dans un rapport d’asymétrie et de compensation ? Comment, dans ce climat de mise à distance des parents et de méfiance à l’égard de leurs pratiques qui ne correspondent pas à la norme de participation, ces derniers pourraient-ils développer un sentiment suffisant de légitimité et de confiance pour intervenir dans l’école et dans la scolarité de leur enfant ? Nous avons montré qu’ils faisaient souvent confiance en l’école et aux jugements professionnels des enseignants. Cependant, la plupart des parents – principalement ceux de milieux populaires – craignent encore d’être stigmatisés et catégorisés. Certains enseignants les jugent, bien qu’ils éprouvent de la compassion. Nous assistons donc à une régression à l’infini de la perception mutuelle (Goffman, 1963/1975), c’est-à-dire à un jeu de miroirs des perceptions mutuelles qui influencent en continu les interactions entre les individus.
Tout ce qui peut être pour lui [l’individu stigmatisé] source de désagréments tandis que nous [les « normaux »] sommes avec lui se transforme ainsi en quelque chose dont nous percevons qu’il est conscient, conscient que nous en sommes conscients, voire conscient de notre conscience de sa conscience. (p. 30)
6C’est cette perception mutuelle s’étendant indéfiniment qui rend difficile la recherche d’une définition commune de la situation et la négociation d’un sens commun. Le risque du stigmate et de l’activation des jugements professoraux ne permet pas à tous les parents de faire suffisamment confiance aux acteurs scolaires pour intervenir dans la scolarité de leur enfant, ni pour construire un sentiment de compétence. De ce fait, s’ils n’interviennent pas dans l’école et ne s’expriment pas lors des entretiens trimestriels, ce n’est pas juste en raison du fait qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires, mais bien parce que tout un contexte de jugements autour de leurs pratiques et de leur rôle subsiste. Afin de sortir de ces malentendus et de ces contradictions, pour construire cette confiance si importante à l’établissement de relations collaboratives, il serait bénéfique de supposer que c’est à l’école et aux enseignants de faire évoluer les choses. Pour cela, une remise en question de l’école, de sa forme, de ses normes, de ses valeurs et de ses principes est nécessaire. Il n’y a que les acteurs scolaires qui pourraient redéfinir leurs attentes envers les parents avec qui ils sont en interaction pour que leurs relations deviennent plus symétriques, s’adapter à leurs possibilités et à leurs ressources. Cela les aiderait à prendre plus de pouvoir et à gagner en confiance dans leurs interactions avec les enseignants pour pouvoir participer sur un pied d’égalité avec ces derniers à la scolarité de leur enfant.

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