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Regards croisés sur la réforme du secondaire I à Neuchâtel 

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Kilian Winz-Wirth

Le contexte éducatif des années 2000

Texte intégral

1Dans plusieurs cantons, le début du 21e siècle est marqué par un ensemble de réformes majeures qui ont contribué à engager différentes réflexions quant à la structure du secondaire I. Nous pensons notamment à l’harmonisation de la scolarité obligatoire (concordat HarmoS), aux réformes relatives à l’école intégrative ou encore à l’instauration des études PISA en Suisse romande. Nous discuterons de la nature des réformes dans trois cantons romands, Genève, Vaud et le Valais. La réforme entreprise dans le canton de Neuchâtel, qui représente le cœur de cette étude, occupera une place à part et fera l’objet d’une analyse plus fine.

PISA Suisse

2Les enquêtes PISA (Program for International Student Assessment) sont un élément qui est peut-être moins directement lié aux enseignant·es ou aux pratiques pédagogiques : les études existantes ne permettent pas d’affirmer que les enquêtes PISA Suisse soient des éléments initiateurs de réformes (Felouzis & Hanhart, 2011 ; Mons, 2007 ; Revaz, 2016). Ces enquêtes demeurent néanmoins un élément clé des débats éducatifs dans les années 2000.

3L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est, depuis les années 2000, commanditaire des enquêtes PISA. Ces enquêtes évaluent « dans quelle mesure les élèves qui approchent du terme de leur scolarité obligatoire possèdent certaines des connaissances et compétences essentielles pour participer pleinement à la vie de nos sociétés modernes » (OCDE, 2016, p. 3). Pour parvenir à cette fin, l’OCDE fait passer des tests à des élèves âgé·es de 15 ans dont les pays ont accepté de participer au programme. Les élèves sont évalué·es dans trois domaines : les sciences, la compréhension de l’écrit et les mathématiques. Sur cette base, la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin (CIIP) a chargé ses services de recherche, notamment l’Institut de recherche et de documentation pédagogique (IRDP), de mener une enquête relativement similaire sur échantillon.

4Certains éléments de ces enquêtes diffèrent de l’enquête menée par l’OCDE. Contrairement à PISA international où le critère de sélection demeure l’âge de l’élève, c’est l’ensemble des élèves en dernière année obligatoire qui sont interrogé·es par l’enquête de la CIIP. Puisque le paysage suisse romand demeure hétérogène en termes de politique éducative, cela signifie que tou·tes les élèves n’avaient pas le même âge au moment des tests. Ici, il s’agira de saisir dans quelle mesure ces enquêtes ont contribué à inspirer des réformes structurelles au secondaire I.

5Divers auteurs et autrices montrent que ces données ont été mobilisées par les législateurs pour piloter les systèmes éducatifs (Felouzis & Hanart, 2011 ; Ferrari & Wentzel, 2017 ; Lessard & Carpentier, 2015 ; Mons, 2007, 2009 ; Pelletier, 2009). À Genève par exemple, un rapport de la Commission de l’enseignement et de l’éducation indique que « les résultats de la recherche en éducation ont mis en évidence ­l’insuffisance des résultats des élèves de 9e en compétences de lecture et en mathématiques (enquêtes PISA 2000 et 2003) » (Barrillier, 2008, p. 6). Dans le texte du Conseil d’État vaudois traitant de la réforme structurelle du secondaire I, une partie importante est consacrée aux enquêtes PISA. Le Conseil d’État fait état de « recouvrement des voies mis en relief déjà au cours des enquêtes PISA » (Conseil d’État du Canton de Vaud, 2010, p. 41.) Le corps politique neuchâtelois ne reste pas non plus indifférent aux enquêtes PISA et mentionne également des « recouvrements de résultats » dans son rapport (Conseil d’État du Canton de Neuchâtel, 2012, p. 6).

6Les recouvrements de résultats – lorsqu’un ou une élève intégrée dans une classe à exigences basses peut avoir de meilleurs résultats dans certaines disciplines qu’un ou une élève suivant des cours dans une classe à exigences élevées – ou l’accroissement des inégalités font partie des phénomènes mis en lumière par les enquêtes PISA Suisse. Les arguments mobilisés en politique, qui parfois insistent sur ces phénomènes, ainsi que l’agenda des réformes, permet de déceler que l’instauration des enquêtes PISA a largement inspiré la phase de réforme structurelle qu’a traversée la Suisse romande dans les années 2010.

7La réforme neuchâteloise est donc à replacer dans une dynamique de changements en Suisse romande. Le propos s’organise ici en fonction de la chronologie des réformes cantonales. Il a notamment pour objectif d’identifier les limites des systèmes qui ont poussé les législateurs et les législatrices à réformer, même si évoquer l’ensemble des raisons est impossible, la mise sur agenda d’un problème public dépendant d’un vaste ensemble de facteurs (Hassenteufel, 2014 ; Knoepfel, Larrue, Varonne, & Svard, 2015).

Genève

8Avant la réforme, le cycle d’orientation genevois était « mixte » : un système filiarisé dans certaines régions, un système de niveaux et options dans d’autres (Revaz, 2016).

9La réflexion sur le cycle d’orientation émane d’une initiative populaire cantonale intitulée « Pour un cycle qui oriente ». Selon le texte de l’initiative, le système rassemblait 80 % des élèves dans le regroupement A – filière la plus exigeante –, les autres élèves se voyant rassemblés dans le regroupement B (Secrétariat du Grand Conseil, 2006). Le comité d’initiative déplorait une trop grande hétérogénéité au sein du regroupement B posant des problèmes d’insertion une fois l’école obligatoire terminée. Concernant le regroupement A, le comité soulignait les problèmes que causait l’orientation tardive, avec un nombre important d’élèves qui se voyaient déçu·es ne pas être en mesure de poursuivre les études alors qu’elles et ils fréquentaient la filière la plus élevée. Pour corriger ces différents problèmes, l’initiative proposait trois filières d’orientation vers une maturité (littéraire, langues vivantes, scientifique) ainsi que quatre filières vers des diplômes ou des certificats de capacité (commerciale, technique et informatique, arts et métiers, classe-atelier). L’objectif était de mieux séparer les élèves pour mieux les orienter.

10Le parlement a opposé à cette initiative un contreprojet intitulé « un cycle d’orientation exigeant et formateur pour tous », guidé par six objectifs : une école plus exigeante, mais pas plus sélective, une orientation renforcée, une structure unique, une volonté de lutter contre les inégalités sociales et d’améliorer la prise en charge des élèves les plus faibles, des débouchés clairement définis, et la valorisation de la formation professionnelle. Afin de remplir ces objectifs et après des dizaines de séances et d’auditions en commission, et en recourant aux évaluations du Service de la recherche en éducation (SRED) et aux résultats de PISA Suisse, le parlement a retenu un système à trois filières séparant les élèves à l’issue de l’école primaire selon leurs résultats scolaires. Quant aux deux années restantes au cycle d’orientation, trois filières sont également présentes : la section communication et technologie, la section langues vivantes et communication, la section littéraire-scientifique. Sont couplées avec ces sections différentes options possibles pour l’élève suivant la carrière qu’il ou elle souhaite mener par la suite. Les député·es ont donc proposé un système filiarisé, mais individualisé avec des options possibles. Ce système cherche à lutter contre les inégalités sociales et à aider les élèves les plus en difficulté.

11C’est ce contreprojet qui a été accepté par le peuple.

Valais

12Le corps politique s’est chargé d’entamer une réforme sans que le peuple valaisan soit appelé à se prononcer. Revaz (2016) fait état de deux systèmes qui avaient cours dans le canton : un système filiarisé et un système de classes hétérogènes avec des cours à niveau dans certaines disciplines. Concrètement, l’adoption de l’un ou l’autre système dépendait du choix des communes. Les motifs évoqués pour réformer, selon le message du Conseil d’État au Grand Conseil, sont les suivants : 1) la juxtaposition de deux types de structures 2) le glissement du concept d’orientation vers celui, plus fermé, de sélection 3) la mise en place d’une « voie rapide » et d’une « voie lente » différenciant peu les programmes proposés aux élèves, indépendamment de leurs facilités ou difficultés.

13Le système retenu propose des classes hétérogènes avec deux niveaux dans certaines disciplines :

Le nouveau CO [cycle d’orientation] propose une seule structure pour l’ensemble du canton, à savoir l’introduction progressive d’un enseignement à niveaux, permettant une meilleure différenciation des apprentissages, une orientation moins précoce et de meilleurs éventuels changements de parcours de formation.

En première année, la langue maternelle et la mathématique seront enseignées à niveau, les autres disciplines, en classes hétérogènes. En deuxième et troisième années, la langue maternelle, la mathématique, la deuxième langue nationale et les sciences seront offertes à niveaux et le reste en classes hétérogènes. Ce faisant, il y aura constant équilibre entre disciplines liées aux langues et celles liées aux sciences dans le processus d’orientation. (Conseil d’État du Canton du Valais, 2009, p. 7)

Vaud

14Comme à Genève, c’est une initiative populaire qui est à l’origine des changements au sein de l’école vaudoise. Intitulée « École 2010 : sauvons l’école », cette réforme scolaire est extrêmement vaste. Au travers de ces quelques lignes, seul l’aspect structurel du secondaire I sera traité.

15Avant la réforme, les élèves étaient orienté·es dans trois filières distinctes : voie secondaire baccalauréat (VSB), voie secondaire générale (VSG) ou voie secondaire à options (VSO). Le contreprojet, intitulé LEO, proposé par le parlement, prévoit une voie prégymnasiale (VP) pour « les élèves qui font preuve des meilleures compétences » (Conseil d’État du Canton de Vaud, 2010, p. 43) et une voie générale (VG) avec des cours différenciés sur deux niveaux dans certaines disciplines. Des options accompagnent ce projet afin de permettre aux élèves une certaine spécialisation en vue du postobligatoire. Selon les député·es, la force de ce système de niveau réside dans le fait qu’il permet une certaine individualisation des parcours des élèves. De plus, « Grâce à ce système, les effets de recouvrements des résultats sont également moindres » (Conseil d’État du Canton de Vaud, 2010, p. 40).

16Le peuple vaudois a accepté le contreprojet à 52 %.

Neuchâtel

17La réforme structurelle du secondaire I dans le canton de Neuchâtel émane d’une motion du groupe socialiste intitulée « Pour un nouveau modèle du secondaire I » datée de 2010. Ce n’est pas la première fois qu’une proposition de modification du système est déposée : en 1997, une motion du même type avait été déposée, puis abandonnée. Avant la modification du système, un système filiarisé prévalait : maturité, moderne, préprofessionnelle. Telles étaient les trois filières dans lesquelles les élèves pouvaient être répartis en fonction de leurs résultats scolaires.

18Selon les signataires de la motion, une entame de réforme se justifie par différents arguments. Tout d’abord, ils pointent « des recouvrements importants des résultats entre filières » (Bertschi, et al., 2010, p. 1) et dénoncent le caractère arbitraire de l’attribution des élèves à l’une ou l’autre section. Concrètement, les analyses proposées par Nidegger (2008) à propos de PISA 2006 montrent qu’un ou une bonne élève de classe préprofessionnelle peut avoir de meilleurs résultats dans une discipline qu’un ou une élève de section maturité ayant des difficultés dans cette même discipline. En matière de perspective professionnelle et de justice scolaire, ces recouvrements doivent faire l’objet d’une attention particulière.

Figure 1. Recouvrements des résultats

Figure 1. Recouvrements des résultats

En abscisse, scores des élèves en lecture ; les barres montrent la dispersion des résultats à l’intérieur des sections

Source : Rapport PISA Suisse 2009 (Nidegger, 2011, p. 97).

19La figure 1, tirée du rapport PISA Suisse 2009, traite des résultats moyens des élèves en lecture et illustre parfaitement ce phénomène de recouvrement des résultats que les initiant·es dénoncent. Certain·es élèves en section préprofessionnelle ont des résultats largement meilleurs que leurs camarades en section maturité. Ce phénomène se retrouve dans les autres domaines testés par PISA, à savoir les mathématiques et les sciences.

20Enfin, la motion déposée par le groupe socialiste traduit une situation très pénalisante pour les élèves suivant la filière préprofessionnelle et ce, à plusieurs niveaux. Le groupe fait état d’un sentiment de « dévalorisation » chez les élèves et met en lumière leurs difficultés à trouver une place d’apprentissage, ceci étant lié à « leur parcours scolaire » (Bertschi, et al., 2010).

21Pour remédier à ces manquements du système, les signataires proposent un système de classes hétérogènes avec des niveaux dans certaines disciplines. Ce système se rapprocherait fortement du système valaisan.

22Dans le rapport du Conseil d’État qui abonde dans le sens des dépositaires de la motion, les constats justifiant le changement sont les suivants : le système de filière n’est plus adapté à la réalité sociale et professionnelle ; les filières ne sont pas en phase avec les réalités pédagogiques ; ce changement s’inscrit dans une rénovation romande globale. Dès lors, le Conseil d’État a fixé six grands objectifs, présentés dans la figure 2. En regard de ces constats et objectifs à atteindre, un système de classe hétérogène avec deux niveaux dans certaines disciplines a été retenu.

Figure 2. Points essentiels de la réforme

Réforme structurelle neuchâteloise du secondaire I

Ancien système

Système filiarisé : trois filières

— Maturité : exigences élevées

— Moderne : exigences intermédiaires

— Préprofessionnelle : exigences de base

Date premier postulat

10 février 1997

Date première motion

30 juin 2010

Facteurs clés nécessitant un changement

— Recouvrements importants des résultats entre les filières.

— Forte dévalorisation des élèves fréquentant la filière préprofessionnelle.

— Difficultés pour certains élèves de trouver des places d’apprentissage après l’école obligatoire au vu de leur profil (facteur particulièrement important. pour les élèves ayant suivi des cours en classe préprofessionnelle).

Objectifs de la réforme

— Valoriser les élèves de l’ensemble des sections.

— Renforcer les compétences de l’ensemble des élèves du cycle 3.

— Diminuer les redoublements sur l’ensemble des élèves du cycle 3.

— Améliorer la motivation des élèves, notamment par la constitution de profils plus individualisés.

— Favoriser l’orientation des élèves tant au cycle 3 que dans les formations post obligatoires.

— Développer des équipes pédagogiques.

Nouveau système

Système de classes hétérogènes avec 2 niveaux dans certaines disciplines et options. Une formation spéciale est maintenue avec des classes terminales pour des élèves en grande difficulté scolaire.

Date de l’entrée en vigueur

Rentrée scolaire d’août 2015 pour les 9es HarmoS.

23Après ces considérations d’ordre structurel liées au système, analysons les conditions pédagogiques cadres. Le nombre de disciplines à niveau croît au fur et à mesure que l’élève progresse dans sa scolarité. Dans un premier temps, uniquement le français et les mathématiques sont enseignés dans deux niveaux distincts. Par la suite, l’allemand, les sciences de la nature ou encore l’anglais viennent s’ajouter.

Figure 3. Le cycle 3 et ses disciplines

9e  

Disciplines communes

Disciplines à niveaux

fra – mat

10e  

Disciplines communes

Disciplines à niveaux

fra – mat – all – ang – scn

11e  

Disciplines communes

Disciplines à niveaux

fra – mat – all – ang – scn

Disciplines
à option

Disciplines
à choix

RPN, 2019

24De plus, le corps politique a souhaité un système flexible afin que l’élève puisse passer d’un niveau à l’autre. Une moyenne supérieure à 4,95 dans une branche à niveau donne à l’élève la possibilité de passer au niveau 2. Toutefois, ce passage n’est pas automatique : l’élève peut le refuser. Notons que le système ne prévoit pas un passage automatique au niveau 1 en cas de moyenne insuffisante dans une branche à niveau. Il faut encore mentionner que le système prévoit des périodes de soutien, six au total, pour les élèves qui passent du niveau 1 au niveau 2.

Figure 4. Les conditions d’entrée aux niveaux 1 et 2

Figure 4. Les conditions d’entrée aux niveaux 1 et 2

SEO, 2019, p. 7

25Enfin, pour permettre aux élèves de mieux s’orienter en fonction de leur projet professionnel, des choix d’option sont à faire en 11e HarmoS. Pour cela, le choix d’utiliser un système à options en dernière année de scolarité obligatoire a été retenu.

Figure 5. Les options

Figure 5. Les options

SEO, 2019, p. 11

26Ce nouveau système engendre des flux d’élèves au sein des établissements scolaires. Contrairement au mode de fonctionnement par filière, les élèves ne sont plus attribué·es à une classe spécifique, mais changent de salles en fonction des leçons.

27En ce qui concerne le suivi des élèves, le texte du Conseil d’État neuchâtelois (2013) indique : « Le suivi des élèves sera renforcé à travers la collaboration entre les enseignant·es d’une même ­discipline à niveaux. La réorganisation du travail, induite par cette rénovation, sera rétribuée par l’équivalent d’une demi-période de décharge par enseignant » (p. 13). Les législateurs et les législatrices ont fixé une durée à ces décharges : jusqu’à trois ans après la mise en œuvre de la réforme. La thématique de la collaboration au sein de l’établissement questionne l’autonomie du travail enseignant. Nous le verrons, cet aspect du métier pose des difficultés aux enseignant·es.

Entre systèmes et effets

28Quel système éducatif produit quels résultats ? Quelles différences entre un système filiarisé et une méthode de classes hétérogènes avec des niveaux ? Lequel se veut le plus efficace, efficient ? De nombreux chercheurs et chercheuses (Duru-Bellat & Mingat, 1997 ; Felouzis, 2015 ; Kronig, Haeberlin, & Eckhart, 2000 ; Meyer, 2015) ont traité de ces interrogations, que sous-tendent des questions sociales vives. En somme, comme l’affirme Felouzis (2015) il s’agit « de comprendre comment les modes de scolarisation des élèves influent sur l’efficacité et l’équité des systèmes » (p. 18).

29Les spécialistes s’accordent à dire que les systèmes filiarisés renforcent les inégalités ainsi que le poids de l’origine sociale sur les résultats (Meyer, 2015). Ces recherches viendraient confirmer les thèses de Bourdieu et Passeron (1964) ou encore Boudon (1973) dénonçant une école reproductrice de la stratification sociale déjà établie. Ces systèmes sont utilisés pour des avantages qui semblent être doubles : le corps enseignant bénéficierait d’une classe relativement homogène, élément qui vient faciliter ses conditions de travail et, deuxièmement, grâce à l’homogénéité des classes, les élèves jouiraient d’une meilleure marge de progression (Felouzis, 2015 ; Mons, 2007). En ce sens, les élèves avec difficulté ne souffrent pas de décrochage scolaire du fait que le rythme scolaire leur correspond. En ce qui concerne les élèves avec plus de facilité, leur évolution n’est pas ralentie par des élèves plus en difficulté. Toutefois, trois effets pervers sont bien documentés au sein de la ­littérature scientifique (Felouzis, 2015 ; Felouzis, Charmillot, Fouquet-Chauprade, & Service de la recherche en éducation, 2010) : un problème d’effets de composition lié à la ségrégation systémique, des effets de stigmatisation des élèves suivant des cours au sein de filières à exigences basses et, enfin, un fort « effet Matthieu ». Nous allons y revenir.

30Quant au système sans filière, parfois appelé « tronc commun », la recherche (Van Zanten, 2009) a également montré toutes les limites du modèle de l’intégration uniforme (Mons, 2007) avec, in fine, une forte ségrégation. En effet, les parents n’hésitent pas à déménager ou à intégrer leurs enfants au sein d’un établissement ayant meilleure réputation.

31À la croisée de ces deux systèmes apparait une troisième option : les classes hétérogènes avec niveaux ou système « mixte » (Felouzis, 2015 ; Revaz, 2016). Le parlement neuchâtelois a précisément choisi de réformer le système filiarisé en adoptant cette option. Dans le cadre de son étude comparative entre les différents systèmes scolaires suisses, Felouzis (2015) observe que « les situations de moindre ségrégation (Jura, Appenzell, Valais francophone) produisent moins d’inégalités sociales d’apprentissage. Notons que ces trois cantons proposent soit des systèmes « mixtes » soit « des systèmes de classes exclusivement hétérogènes » (p. 38). Les réformes menées dans l’autres cantons ont sans doute été étudiées de près par le parlement neuchâtelois, dont l’un des objectifs était d’amoindrir la stigmatisation que subissaient les élèves en classe préprofessionnelle et de valoriser l’ensemble des élèves. La recherche (Bressoux, 1995 ; Dumay, Dupriez, & Maroy, 2010 ; Duru-Bellat, 2003 ; Thrupp, 1995) a abondamment traité d’effets liés aux systèmes et c’est précisément ce qui va constituer la dernière partie de ce chapitre. Ils permettront de comprendre encore un peu plus les choix du parlement.

32Le premier effet que nous retiendrons est l’effet Matthieu, nommé ainsi par le sociologue américain Robert King Merton. Plus tard, Walber et Tsaï (1983) ou encore Perrenoud (1995) évoqueront ce phénomène. Crahay (2000) en propose une définition large :

ceux qui sont avantagés sur un aspect, le sont souvent sur beaucoup d’autres. Ainsi, les enfants issus de familles socio-économiquement avantagées seraient également favorisés sur le plan de la motivation, des capacités et, peut-être même, de la qualité de l’école fréquentée. (p. 99)

33Le propos qui nous intéresse particulièrement ici porte sur la « qualité de l’école fréquentée ». En d’autres termes, Crahay nous parle de la qualité de l’enseignement, et souligne que la qualité des cours donnés par un·e enseignant·e varierait en fonction du niveau de ses élèves. Duru-Bellat (2003) souligne également que les élèves sont confronté·es à une inégalité de traitement en fonction des niveaux dans lesquels elles et ils suivent un cours. Enfin, Oakes (1992, cité par Crahay, 2000) affirme que « les élèves placés dans un groupe ou une filière “faible”, reçoivent un enseignement de moindre qualité » (p. 292). Utiliser un système de classes hétérogènes avec des niveaux au lieu d’un système filiarisé contribuerait à réduire cet effet Matthieu et, ainsi, tendrait à offrir la même qualité d’enseignement à chaque élève, indépendamment de son niveau. Toutefois, l’atténuation de l’effet Mathieu n’est pas la seule conséquence recherchée par le législateur. Qu’en est-il de la progression des élèves en classe hétérogène ?

34La figure 6 émane d’une recherche menée par Duru-Bellat et Mingat (1997) qui visait à mesurer l’évolution du niveau individuel des élèves en regard du niveau moyen de leur classe.

Figure 6. Performances des élèves en fonction du niveau moyen de la classe

Niveau individuel en début de 6e

    <85    

  85‑95  

  95‑105  

  105‑115  

    >115    

Niveau Moyen de la classe  

<90

82,6

91,8

96,7

104,9

109,9

90‑96

84,6

93,6

100,2

106,6

115,6

96‑103

85,2

94,7

100,9

107,6

115,2

103‑108

86,7

94,6

100,9

108,2

116,4

>108

86,6

97,4

103,1

109,8

117,0

Duru-Bellat & Mingat, 1997, p. 775

35Nous pouvons observer que des élèves faibles (niveau individuel <85) progresseront davantage si elles et ils sont intégrés dans une classe où le niveau moyen est élevé (103 – <108) que dans une classe où le niveau est faible. Concernant les élèves très fort·es (>115), nous pouvons noter une baisse de leur niveau individuel uniquement dans les classes faibles (<90). Toutefois, aucune baisse du niveau n’est observée dans les autres classes. Par ailleurs, nous notons une évolution relativement faible de leur niveau, quelle que soit la classe dans laquelle elles et ils sont immergés. L’auteur et l’autrice concluent : « il semble que les élèves progressent d’autant mieux qu’ils sont scolarisés dans une classe de niveau moyen élevé » (p. 775). Plus récemment, Thrupp et Lupton (2006, 2011) ont abondé dans la même direction.

36Pour comprendre ce phénomène, il ne suffit pas d’évoquer l’effet Matthieu. Un autre processus intervient également, largement relaté par la littérature scientifique : l’effet pair ou peer effect :

les travaux des psychologues et des psychologues sociaux permettent de formuler des hypothèses : le groupe majoritaire fonctionnerait comme le groupe de référence pour tous les élèves ; la composition du groupe majoritaire jouerait sur l’image de soi et les motivations des élèves à réussir. (Duru-Bellat, 2003, p. 202)

37En résumé, les élèves s’influencent mutuellement. Toutefois, les comportements tendraient à s’aligner sur la majorité des attitudes adoptées par le groupe dominant. Si nous esquissons un rapprochement avec les politiques éducatives, intégrer des élèves issu·es d’un milieu socioéconomique faible au sein de classes composées majoritairement d’élèves issu·es d’un milieu plus aisé provoquerait une adaptation des comportements et, très probablement, une amélioration des résultats. Ceci serait dû à une accommodation aux comportements attendus dans les classes composées d’élèves ayant de la facilité (Sanchez-Mazas, Mechi, & Giesch 2014 ; Sanchez-Mazas, Mechi, & Fernandez-Iglesias, 2016).

38La littérature évoque en outre l’effet de composition : « L’analyse de l’effet de composition a pour objectif de saisir dans quelle mesure deux élèves semblables au début d’une période de formation vont évoluer différemment en fonction des caractéristiques des autres élèves de leur école » (Dumay, Dupriez, & Maroy, 2010, p. 463). Nous sommes là sur un effet assez semblable à l’effet pair, avec toutefois des considérations d’ordre plus général, à un niveau macro.

39Nous pouvons clore ce chapitre en affirmant que l’abandon des filières au profit d’un système de classe hétérogène avec des niveaux contribue à réduire l’effet Mathieu, sans l’atténuer complètement. En ce sens, le fait que des différences de niveaux persistent contribue à enclencher des mécanismes, plus ou moins conscients chez les enseignant·es, qui engendrent une différence de qualité de l’enseignement en fonction du niveau des élèves (Crahay, 2000). ­Concernant l’effet pair, il sera intéressant de voir dans quelle mesure il s’applique aux réalités quotidiennes et quelles sont les observations des enseignant·es. La littérature scientifique n’est pas unanime sur ce point (Dumay, Dupriez, & Maroy, 2010 ; Duru-Bellat & Mingat, 1997). Néanmoins, le cadre de ce travail ne nous permettra pas de vérifier ces effets.

Table des illustrations

Titre Figure 1. Recouvrements des résultats
Légende En abscisse, scores des élèves en lecture ; les barres montrent la dispersion des résultats à l’intérieur des sections
Crédits Source : Rapport PISA Suisse 2009 (Nidegger, 2011, p. 97).
URL http://books.openedition.org/eie/docannexe/image/1192/img-1.png
Fichier image/png, 63k
Titre Figure 4. Les conditions d’entrée aux niveaux 1 et 2
Crédits SEO, 2019, p. 7
URL http://books.openedition.org/eie/docannexe/image/1192/img-2.png
Fichier image/png, 199k
Titre Figure 5. Les options
Crédits SEO, 2019, p. 11
URL http://books.openedition.org/eie/docannexe/image/1192/img-3.png
Fichier image/png, 181k

CC-BY-NC-ND-4.0

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