Préface
p. 13-16
Texte intégral
1Cet ouvrage de Kilian Winz-Wirth est le fruit d’une recherche exploratoire sur la mise en œuvre de la dernière réforme de l’enseignement secondaire obligatoire à Neuchâtel. Par la nature de son questionnement et ses choix méthodologiques, l’auteur vient enrichir la compréhension des réformes scolaires.
2Entrée en vigueur en 2015, cette réforme substitue des classes hétérogènes avec groupes de niveau au système de filières antérieur.
3Au plan méthodologique, Kilian Winz-Wirth s’est attaché à interroger les acteurs et les actrices très tôt après la promulgation de la réforme, ce qui lui permet de saisir leurs réactions « à chaud » et ainsi de mieux comprendre la nature et les raisons de leur action. Ce recueil précieux d’informations par interviews donne à voir les mécanismes d’adaptation des enseignants et des enseignantes dans le contexte par nature changeant d’une réforme structurelle d’ampleur.
4Au plan théorique, ce texte se situe dans un courant de recherche qui considère les réformes en éducation non pas comme le seul fruit des décisions politiques, mais aussi de l’action combinée de l’ensemble des acteurs et actrices de terrain. Cette idée permet à l’auteur d’analyser, dans une perspective compréhensive, la réforme de l’enseignement secondaire à Neuchâtel non pas comme un pur ensemble de directives et règles officielles, mais aussi comme une transformation profonde du travail des enseignants et des enseignantes, de leur action pédagogique, des gestes professionnels.
5Cet angle que propose Kilian Winz-Wirth permet de penser la réforme neuchâteloise comme une œuvre collective qui mobilise plusieurs types d’acteurs et actrices : les représentants et représentantes politiques et membres de l’administration scolaire, les chefs et cheffes d’établissement, les enseignants et les enseignantes. Or, comme le souligne Kilian Winz-Wirth, ces acteurs et actrices ne pensent pas l’école selon les mêmes cadres cognitifs et normatifs (les « référentiels » selon le vocabulaire des sciences politiques), ce qui est source de désaccords et d’incompréhensions.
6Dans ce cadre, comprendre les conditions de mise en œuvre d’une réforme implique de définir les référentiels des différents groupes d’acteurs et actrices. Pour cela, Kilian Winz-Wirth se centre sur les décideurs et décideuses politiques et les enseignants et enseignantes. Pour les premiers et premières, il s’agit d’un référentiel modernisateur de l’école, en lien avec les évolutions de la société, un souci d’équité entre les élèves dans l’espoir d’éviter toute stigmatisation des plus faibles. Les seconds et secondes ne refusent pas a priori ces grands principes. Le problème qui se pose à eux est tout autre car directement ancré dans la classe : comment enseigner devant une classe hétérogène alors que l’on a œuvré durant des années dans des classes scolairement homogènes ? Pour qui faut-il enseigner ? Les meilleur·es ? Celles et ceux qui ont davantage de difficultés ? Pour un ou une élève « moyen·ne » qu’il est si difficile de définir ? Autant de questions qui deviennent des dilemmes si la mise en œuvre de la réforme n’est pas accompagnée sur le terrain par des actions de formation.
7Comme le donne à voir Kilian Winz-Wirth, les enseignants et les enseignantes n’appliquent pas seulement des directives : elles et ils « interprètent, réajustent et modèlent à leur façon des politiques en fonction de leurs expériences, interactions et cadres de pensée » (p. 42). Cette place reconnue aux acteurs et aux actrices permet de dépasser les approches trop simplistes en termes de « résistance au changement » pour aller vers une approche compréhensive, ouverte aux motivations des individus et à leur vision du monde. Une conception de la recherche que n’aurait pas reniée le sociologue allemand Max Weber (1864‑1920).
8Armé de ces questions et de cette vision novatrice des réformes scolaires, Kilian Winz-Wirth centre son regard sur la façon dont les enseignants et les enseignantes ont reçu et ont mis en œuvre la réforme de 2015. La démarche qualitative ne prétend pas à l’exhaustivité, ni même à la représentativité. Elle s’attache à interroger des « cas typiques », non pour définir la proportion d’enseignants et d’enseignantes qui seraient « pour » ou « contre » la réforme, mais pour observer les mécanismes d’adaptation des acteurs sociaux et actrices sociales au nouveau contexte d’enseignement produit par la réforme scolaire. L’approche compréhensive se justifie donc pleinement ici par les possibilités qu’elle offre d’accéder à la façon dont les acteurs et actrices vivent et interprètent la réforme, comment ils et elles la pensent, la questionnent, la détournent parfois au gré des contextes et des circonstances.
9La recherche révèle ainsi les ambivalences et les malentendus à la source du découplage entre les attendus de la réforme d’une part et les pratiques réelles des enseignants et enseignantes de l’autre. Analysant la source de ces malentendus, Kilian Winz-Wirth souligne par exemple que
les acteurs et actrices politiques, sous prétexte d’autonomie pédagogique notamment, laissent le soin au corps enseignant d’imaginer les solutions pédagogiques liées à leurs problèmes quotidiens, alors que, pour le corps enseignant, l’intégration de solutions à des problèmes pédagogiques concrets est du ressort du politique et doit s’opérer lors de l’élaboration de la réforme. Ces deux logiques d’action s’opposent donc sur le périmètre de compétence des un·es et des autres. C’est un vecteur d’insatisfaction auprès des enseignant·es qui attendent que le corps politique résolve des problèmes qui ne sont pas de son ressort et qu’il ne peut prendre en charge sans entamer l’autonomie et la revendication d’expertise du corps enseignant. (p. 59)
10Au cœur des mécanismes de découplage, la question des cadres cognitifs et normatifs est centrale, mais ce n’est pas la seule. Derrière ces cadres se profilent les enjeux relatifs à l’autonomie professionnelle du corps enseignant, la légitimité du politique à intervenir au plan pédagogique et in fine l’identité enseignante elle-même. On comprend que la tâche est immense. On lira donc ce texte comme un premier pas vers une approche théorique et empirique de la mise en œuvre d’une réforme scolaire. Attentif à mener à bout son projet de recherche, Kilian Winz-Wirth s’attèle désormais à un travail de thèse pour apporter toutes les réponses à cette question complexe et difficile de l’implémentation d’une réforme structurelle en éducation.
11En attendant les résultats de cette recherche doctorale, le présent ouvrage donne à réfléchir aux attentes divergentes des différents acteurs et actrices impliquées dans cette réforme, et aux nécessaires adaptations pédagogiques qu’il reste à trouver.
Auteur
Professeur, Université de Genève

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