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Du genre déviantes

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Olivia Vernay

Préface

Joëlle Droux

Texte intégral

1En avril 2013, lors d’une cérémonie de commémoration tenue à Berne, la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga exprimait au nom du Conseil fédéral les excuses de la nation envers les ancien.nes enfants placé.es de force et les autres victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance. Son discours affirmait nettement le devoir de mémoire et de reconnaissance des préjudices subis, qu’il était selon elle nécessaire et urgent d’alimenter : non seulement en proposant des compensations financières aux personnes ayant été visées par de tels dispositifs, mais aussi en faisant la lumière sur les tenants et aboutissants des politiques qui les avaient rendus possibles.

2« Une société qui ne se confronte pas aux épisodes désagréables de son histoire court cependant le risque de répéter les mêmes erreurs – aujourd’hui ou demain. La maturité d’une société se mesure au regard qu’elle est capable de porter sur son passé », déclarait-elle alors.

3C’est à éclairer un des épisodes méconnus de cette histoire que s’est engagée Olivia Vernay, répondant ainsi à quelques années de distance à la soif de connaissance que la conseillère fédérale appelait de ses vœux. Prenant pour objet l’évolution d’une institution genevoise d’éducation destinée aux jeunes filles « difficiles » durant les années 1960 à 1980, la vénérable institution privée La Pommière, fondée en 1821, la recherche d’Olivia Vernay comble un vide historiographique.

4En effet, si on est de mieux en mieux renseigné.es sur l’histoire des dispositifs suisses de politiques de protection de l’enfance durant la période de leur affirmation (la première moitié du 20e siècle), les décennies d’après-guerre sont moins aisées à cerner. Tout d’abord parce qu’accéder à des archives pour des périodes relativement récentes (du moins aux yeux de la profession historienne) représente un véritable défi, en raison des dispositions qui en limitent légitimement la consultation, au nom de la protection des données sensibles. Il faut donc ici saluer la pugnacité d’Olivia Vernay qui a su transcender ces difficultés pour nous livrer ces faits inédits ; et souligner aussi la clairvoyance de l’Association de La Pommière qui a bien compris le rôle salutaire de ces regards rétrospectifs, en autorisant l’accès à ses archives et matériaux de première main, conservés aux Archives d’État de Genève.

5Par ailleurs, les archives de l’institution en question, et des dispositifs administratifs dans lesquels elle s’insère, ne sont pas d’un accès aisé, ni d’une lecture facile : la masse seule des échanges entre services suffirait à décourager, si elle n’était pas en outre redoublée par la foison de règlementations et situations auxquelles ils font référence, et dont il faut s’efforcer de reconstituer le puzzle, des décennies plus tard… L’auteure arrive pourtant à les faire parler. De fait, l’ouvrage ne porte pas sur les phénomènes les plus révoltants de cette triste époque de notre histoire contemporaine. On n’y trouvera pas de récits poignants sur le tragique parcours d’enfants placé.es contre leur gré ou celui de leurs parents ; pas de détails douloureux sur des mauvais traitements infligés par des familles d’accueil tortionnaires ou des éducatrices et éducateurs pervers. On y trouvera par contre un pan de l’histoire des politiques de placement en Suisse et des pesanteurs qui ont ­contribué à en maintenir vivaces les facettes les plus traditionnalistes, sinon les plus rétrogrades.

6Au fil d’un récit minutieusement documenté, Olivia Vernay ­s’attache à décrire comment cette institution de placement genevoise a pu continuer à perdurer dans ses dysfonctionnements, au moment même où le monde des politiques sociales se révolutionnait tout autour d’elle. Mieux même (ou pire, c’est selon) : ce que donne à voir ce récit, ce n’est pas l’absence de volonté de changement, mais tout le contraire. L’auteure dévoile les efforts multiformes fournis par les membres d’un comité de direction convaincu.es de la nécessité de se réformer, démontrant de façon récurrente leur appétence à prendre le train de la modernité, et à répondre aux injonctions réformatrices issues des autorités et des expert.es. Vainement. On ne réforme pas en un clin d’œil un établissement presque cent-cinquantenaire. Et de fait, ce que détaille l’ouvrage, c’est la chronique d’un échec : celle d’une métamorphose avortée sur les écueils des contraintes bureaucratiques, financières, règlementaires qui pèsent sur ce secteur d’activité.

7Olivia Vernay livre ainsi des éléments essentiels à la compréhension d’un phénomène qui ne cesse d’interpeler les chercheuses et chercheurs comme le grand public et les professionnel.les : comment comprendre la lenteur qu’a mis le champ de l’éducation sociale et surveillée à se réformer, alors même que le diagnostic de ses principales lacunes avait été clairement posé dès les années 1950 ?

8La faute d’abord au fourmillement normatif qui se déploie à partir d’instances de décision multiples : la Confédération, qui édicte des règles pour le subventionnement des établissements éducatifs, lesquelles sont mal connues des acteurs et actrices de terrain, confronté.es par ailleurs à des demandes ou attentes changeantes issues des autorités cantonales. Se transformer, certes, s’adapter, bien volontiers. Mais à quoi, dans une telle opacité ?

9Les dirigeant.es de l’institution sont tiré.es à hue et à dia dans ce chahut réformateur. Il est bien normal dès lors qu’ils et elles s’adressent à des expert.es pour y voir plus clair : mais là aussi, c’est une relative cacophonie qui les attend. Entre le monde savant, qui exprime sa soif de connaissances voire d’expérimentations, et les services placeurs, sans compter l’intervention d’expert.es locaux et internationaux, le sens à donner aux réformes s’obscurcit, les hésitations se multiplient, les changements d’orientation se succèdent.

10Avec quels effets sur le terrain ? Des équipes éducatives désorientées, peu et mal informées des échanges qui se font au-dessus de leur tête quant aux destinées de leur établissement, jamais vraiment entendues non plus. Quant aux jeunes filles placées, pendant que les expert.es et les administrations rivalisent de rapports et de débats prospectifs, elles subissent. Elles subissent d’une part la persistance de certains réflexes autoritaires et disciplinaires bien ancrés dans l’ADN des institutions correctionnelles depuis leur création, d’autre part les contrecoups des incertitudes qui pèsent sur les équipes éducatives : changements d’orientation pédagogique construits à la va-vite, turn-over des directions et des personnels éducatifs malades de cette valse-hésitation réformatrice, cafouillages budgétaires et organisationnels divers et variés. Le tout pendant plus de vingt années.

11Enfin, ce que montre avec clarté le livre d’Olivia Vernay, c’est le poids du facteur genre dans cette irrésistible déliquescence de La Pommière. En s’appuyant sur une étude comparée des fondements pédagogiques de deux institutions voisines, destinées à des publics similaires, mais bien distincts sur leur identité genrée, l’auteure nous guide vers cette conclusion implacable : si La Pommière n’a pas réussi à se réformer, si les métamorphoses attendues et réclamées n’ont pas pu ni su être menées à bien durant ces deux décennies de Sturm und Drang, c’est bien parce qu’au fond l’établissement n’était dédié « qu’à » des filles. Et des filles « difficiles » de surcroît : perçues comme profondément perturbées, psychologiquement instables, fondamentalement abîmées. Alors que des institutions se créent avec des programmes rééducatifs forts et innovants autour du public des garçons en échec scolaire, qu’on s’efforce à grands renforts d’ambition de les réinsérer dans le tissu social, rien de tel pour les filles de La Pommière. ­Quantité négligeable parce que peu nombreuses ? Mais elles aussi avaient en principe des droits à l’éducation et à la protection, tout comme leurs homologues masculins…

  • 1 Voir à ce propos le documentaire de Sylvain Louvet « Enfants placés : les sacrifiés de la Républiqu (...)

12L’ouvrage qu’on va lire ouvre sur bien des questions, dont d’autres recherches, on l’espère, se saisiront : combien de « Pommière » a pu compter le paysage institutionnel suisse dans la seconde moitié du 20e siècle ? Combien d’équipes éducatives ballottées au gré de normes qui se suivent et ne se ressemblent pas ? Combien de réformes fracturées par des impasses budgétaires ou bureaucratiques ? Combien de jeunes placé.es laissé.es pendant ce temps à la dérive ? Et combien de jeunes filles, du genre déviantes – pour reprendre l’expression de l’auteure – enfermées dans des institutions en perte de sens, avec quels effets sur leur devenir ? De récentes alertes laissent à penser que de telles configurations ne sont hélas pas reléguées dans les couloirs du temps, mais se déploient, ici ou là-bas1.

13L’histoire comme antidote au « risque de répéter les mêmes erreurs », comme y invitait la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga ?

14C’est ce qu’on peut souhaiter après la lecture du livre d’Olivia Vernay.

Notes

1 Voir à ce propos le documentaire de Sylvain Louvet « Enfants placés : les sacrifiés de la République », diffusé le 16 janvier 2020 dans l’émission « Pièces à conviction » (France 3). https://www.francetelevisions.fr/pac-enfants-places

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