1« On sut encore le même jour que la veuve du secrétaire d’État de Lionne était morte à Paris dans un état bien différent de l’éclat où elle s’était vue autrefois »1. Les paroles du marquis de Sourches sont sans appel : Paule Payen, épouse d’un secrétaire d’État des Affaires Étrangères et ministre d’État de Louis XIV, a connu un revers de fortune certain. La lecture de son parcours propose d’observer la chute d’une femme noble dont la réputation et la fortune ont été ébranlées. Interroger les logiques qui sous-tendent cette déchéance et définir ce qui la caractérise permet de comprendre les ressorts du déclassement social dans la France du XVII^e siècle et, en négatif, d’envisager quels sont les piliers du positionnement social dans la haute robe.

2Porter le regard sur la possibilité même du déclassement, compris comme perte de position sociale et économique, permet d’envisager la complexité des hiérarchies et de la construction de la société d’Ancien Régime2. L’ordre social n’est pas figé, contrairement à ce que pourrait laisser penser le modèle de la tripartition de la société : la chose a été bien établie dans l’historiographie, malgré de vifs débats sur la catégorisation sociale3. Les études les plus récentes, menées notamment par Robert Descimon et Fanny Cosandey, ont montré que la société d’Ancien Régime ne constitue pas une donnée brute et ne répond pas à « un principe classificatoire unique »4. La complexité des critères qui fondent les hiérarchies doit toujours être envisagée pour comprendre la structuration de la société, ses logiques et ses mouvances. En effet, l’ordonnancement social est davantage le résultat d’une combinaison de facteurs multiples, quantifiables tout autant que subjectifs. L’activité des individus, leur niveau de fortune, la valeur de leurs biens, mais également leur titre, leur réputation, les privilèges dont ils disposent, en un mot, leur condition sociale, se mêlent pour définir le positionnement de chacun. Ces critères, à l’image de la société elle-même, ne constituent pas des données intrinsèques qualifiant une personne de sa naissance à sa mort : leur caractère mouvant autorise à penser l’ascension sociale autant que le déclin5. En outre, l’ordonnancement social doit être pensé à plusieurs échelles, y compris à l’intérieur même du second ordre : François Bluche, Jean-François Solnon ou Laurent Bourquin ont démontré l’existence d’une noblesse plurielle6. Le déclassement est alors d’autant plus aisé que les catégories sociales sont nombreuses et leurs différences ténues.

3Paule Payen est la fille d’un riche bourgeois parisien, Paul Payen, propriétaire de plusieurs offices de finances. Son mariage avec Hugues de Lionne en 1645 la fait entrer dans le second ordre, tandis que l’immense dot qu’elle apporte (500 000 livres) offre au couple de quoi s’établir dans la plus haute robe7. Cependant, l’année 1671 précipite le sort de la dame : elle est accusée d’adultère par son époux. Son itinéraire est alors celui d’une déchéance globale, voire totale, au sens où tous les domaines de son existence sont attaqués. En effet, elle connaît un déclassement aux accents multiples : individuel, conjugal, familial, économique et social. Ainsi, tous les critères définissant la place de la dame dans les catégories et hiérarchies qui parcourent le second ordre sont fissurés, fragilisant grandement sa position sociale. Paule Payen n’est plus reconnue comme une bonne épouse, comme une bonne mère, comme une femme respectable et se trouve conduite à « la dernière indigence »8 selon le duc de Saint-Simon.

4Comprendre les conséquences de ce déclassement invite dans un premier temps à s’interroger sur les formes qu’il emprunte. Cependant, observer seulement les modalités du déclassement ne permet pas de prendre en compte l’intégralité du processus : il faut également questionner ce qui est moins visible et ce qui cause le déclin de cette femme. Car il s’agit bien d’un déclassement individuel, décidé par la famille, qui est incarnée par l’époux. Dans une société qui efface l’individu au profit du groupe (famille, lignée, corps), quel est le sens du déclassement personnel de Mme de Lionne ?

Une ascension sociale à l’épreuve du déshonneur

Une ascension sociale aux fissures sous-jacentes

Héritage social et établissement politique d’Hugues de Lionne

5Hugues de Lionne a su construire auprès de Louis XIV une place enviable dès les premières années du règne : commis des bureaux de la Guerre dans les années 1640, il est nommé ministre d’État en 1659, puis secrétaire d’État des affaires étrangères en 1663. Sa carrière a été patiemment bâtie ; elle est en réalité le fruit d’une ascension sociale sur plusieurs générations, que le ministre a cherché à confirmer. Hugues de Lionne n’est pas un homme nouveau : il peut compter sur l’héritage social et pécuniaire de son grand-père Sébastien de Lionne, homme de finances et serviteur du roi Henri IV9. En acquérant plusieurs terres et seigneuries près de Grenoble, ce dernier a donné une impulsion essentielle à l’ascension sociale de ses descendants : aux charges, il joint la terre10. Cet arrière-plan sociologique est favorable à l’établissement du jeune Hugues, fils unique du couple formé par Artus de Lionne et Isabeau Servien, fille d’un puissant avocat au Parlement de Grenoble. Il bénéficie en effet d’une éducation de qualité et de la protection d’un oncle en faveur à la cour dans les années 1630, Abel Servien. Homme de confiance du cardinal de Mazarin, Servien est l’une des « créatures » fidèles du principal ministre. Devenu dans les décennies 1630 et 1640 un éminent spécialiste des questions diplomatiques et militaires, il forme Lionne à l’art de la négociation ainsi qu’à l’exigence du travail des bureaux11. Hugues poursuit l’œuvre d’ascension de son grand-père en réalisant un mariage financièrement heureux : il épouse en 1645 Paule Payen qui apporte une dot de 500 000 livres, montant considérable qui la rapproche des sommes habituellement inscrites dans les contrats de mariage des familles de la plus haute noblesse12. La capacité de la famille Payen à mobiliser autant de liquidités – bien que la dot n’ait en réalité pas été versée immédiatement dans son intégralité – s’explique par les activités exercées par le père de la jeune mariée, Paul Payen, conseiller ordinaire du roi, riche financier de Paris. Alors qu’Hugues de Lionne réalise une opération financière de grande envergure, la famille de la jeune mariée espère profiter de la faveur curiale d’Hugues de Lionne. La maison de Lionne, au sens donné par Claude Lévi-Strauss13, se trouve bien établie, ce qui paradoxalement la place dans une situation de fragilité : l’ascension a été telle que la chute ne peut être que retentissante et particulièrement crainte.

Les faiblesses du couple de Lionne : endettement et mésentente ?

6Hugues de Lionne ne dispose pas, à titre personnel, d’un patrimoine matériel important, les biens de son grand-père ayant été répartis entre les branches aînée et cadette de la famille. Davantage encore, il se trouve dans une situation de dépendance vis-à-vis de la fortune de son beau-père. Lorsqu’en 1678 Paule Payen argue en faveur de sa place dans la succession de son époux, elle affirme : « Hugues de Lionne était né gentilhomme, mais il est certain qu’il n’avait aucun bien lorsqu’il épousa en 1645 la suppliante »14. L’exagération de la formule ne masque pas la réalité : Hugues de Lionne doit compter sur les deniers de sa femme entrant dans la communauté afin de poursuivre son établissement dans les sphères politiques. En effet, s’il est appelé par le souverain à siéger dans son conseil restreint dès 1659 sans que cela n’engage de frais immédiats, il est dans l’obligation de débourser 900 000 livres en 1663 pour acheter la charge de secrétaire d’État aux Affaires Étrangères jusqu’alors détenue par Henri-Auguste Loménie de Brienne15. Cet investissement s’inscrit fondamentalement dans l’entreprise d’ascension et d’affirmation sociale menée par la famille de Lionne depuis au moins trois générations, mais elle conduit Hugues de Lionne et son couple à un endettement certain. Exercée pendant huit années à peine, cette charge a grevé la fortune du couple de Lionne, ainsi que l’affirme Paule Payen après la mort de son mari :

[…] le sieur de Lionne étant décédé et le sieur marquis de Berny ayant seul profité de la charge de ministre et secrétaire d’État qui avait coûté à la famille 900 000 livres, il ne se trouve au plus du bien que pour restituer à la suppliante ses conventions matrimoniales et pour payer les dettes légitimes auxquelles elle s’est obligée16.

7En outre, Hugues de Lionne a procédé à la fin des années 1640 à des placements et investissements maritimes aux résultats variables. Profitant de son expérience politique et administrative dans les bureaux du ministère de la guerre, Hugues de Lionne peut envisager d’utiliser ses connaissances fines en diplomatie et les deniers de son beau-père pour acheter des navires : « les besoins maritimes […] de la France offrent finalement à des hommes bien placés l’occasion d’investir massivement dans le secteur de la mer », affirme Jérôme Cras17. Lionne, Servien et Payen s’associent en 1648 pour acheter plusieurs navires placés au service de la République de Venise. Cependant, la Sérénissime doit à la même période faire face à un conflit ouvert contre les Turcs qui fragilise grandement son économie déjà précaire. Les difficultés financières de Venise associées à cette tension diplomatique empêchent Venise d’honorer le paiement de la location des navires qu’elle emploie, y compris ceux armés avec le concours d’Hugues de Lionne et de ses associés. Si cette affaire n’entraîne pas leur ruine, ces derniers se trouvent tout de même dans l’obligation de réorienter leurs investissements, de vendre une partie de leur flotte ou de louer leurs navires à d’autres puissances, afin de ne pas perdre leur capital18. Ainsi, il n’est plus question de gagner de l’argent, seulement de ne pas en perdre. L’on note ainsi combien la fortune du ministre de Lionne, si importante qu’elle fût en valeur, était en réalité soumise à diverses pressions qui la fragilisaient.

8La seconde faiblesse du couple apparaît lorsque l’on observe leur vie conjugale. Si Paule Payen parvient à donner rapidement naissance à six enfants19, elle est également la principale protagoniste de scandales qui menacent la famille de tomber dans les affres du déshonneur. Primi Visconti par exemple indique que Paule Payen « a dépensé cinquante mille écus pour le comte de Sault, aujourd’hui duc de Lesdiguières […] ce qui la mit mal avec son mari20 ». Le conflit conjugal est sobrement rapporté ici : l’observateur italien n’a pas besoin d’expliquer la raison pour laquelle Paule Payen consent ce don en argent au duc de Lesdiguières, leur relation adultère ne semblant faire aucun doute. Cette affaire n’est pas la première ni la dernière qui met en scène Mme de Lionne. L’historiographie a retenu de façon très nette ses infidélités et la débauche dont elle a fait preuve : adultère, paiement des amants et corruption de sa propre fille qu’elle aurait entraînée dans ses turpitudes en partageant avec elle le même amant21. Arrêtée le 26 juillet 1671, Mme de Lionne est enfermée pour une année au couvent de Port-Royal22. La femme fautive est ainsi rejetée et son péché avec elle, hors du cadre de la famille ; elle est la cause et le seul réceptacle du déshonneur, qui épargne le mari trompé puisqu’il a su dénoncer son épouse.

Lutter contre le déshonneur de la famille : rejeter la femme fautive

L’adultère et sa punition : affirmer l’autorité de l’époux

9L’adultère n’est pas seulement envisagé comme une trahison personnelle sous l’Ancien Régime, il est une faute qui menace l’ordre social établi. Il s’agit d’abord d’une grave transgression de la règle sacramentelle qui fonde le mariage, la fidélité, tandis qu’il brise le fonctionnement du couple en tant que cellule humaine et sociale. L’honneur du mari et de la lignée est engagé puisque la femme prend le risque d’une grossesse illégitime et outrepasse alors sa position. Selon les conceptions de l’Ancien Régime, elle est subordonnée à un homme (père, frère, mari) et juridiquement inférieure à lui. Ainsi, la femme adultère représente une tentation de liberté incontrôlable qui fait sécession avec les règles morales, religieuses et sociales établies dans la France du XVII^e siècle23. Cela explique que l’adultère féminin connaisse un traitement punitif bien plus sévère que son équivalent masculin : seule la femme peut être menée en justice pour raison d’adultère. Une législation spécifique est d’ailleurs envisagée en Europe : la condamnation est inspirée de la punition nommée « l’authentique » dans le Code Justinien. Elle engendre la perte de la dot et des conventions matrimoniales, ainsi que l’enfermement dans un couvent pendant deux ans, au terme desquels le mari peut choisir de pardonner à son épouse. Dans le cas contraire, cette dernière voit sa peine commuée en enfermement à vie24.

10L’enjeu est de taille : le mari trompé, exposé aux moqueries de son entourage, doit rejeter son épouse fautive afin d’éloigner de la famille le déshonneur que seule recueille alors la femme adultère. Une fois l’adultère révélé, Hugues de Lionne n’est plus connu comme un fier ministre de Louis XIV, mais comme un homme cocu, particulièrement dans le texte de chansons spécifiquement composées pour l’occasion :

Un jour la Lionne, dit-on,
Trouva Saint-Pol en caleçon.
D'abord il voulut faire gille.
Si vous cherchez ma fille,
Profitez du rendez-vous
Faisons c. mon époux.

Puis je la laisse avec vous ;
Je suis mère facile.
Qui l'eût cru, qu'après quarante ans,
Un ministre des plus grands
S'aperçût qu'une vieille rosse
Tâchait de le faire c…25

11Ce terme satirique appelle au rire et à la moquerie, ce que le mari trompé ne peut accepter26. Condamner l’adultère répond à deux nécessités : il s’agit de punir les manquements au sacrement du mariage, mais également de réparer l’honneur blessé de l’époux bafoué. Ainsi, parfaitement conscient de la force de la lignée dont les intérêts dépassent de loin les destins individuels27, l’époux crée les conditions d’un déclassement personnel, pensé comme un rempart contre la mise en cause de la réputation de la famille dans son intégralité. Hugues de Lionne s’est alors adressé à Louis XIV à la fin du mois de juillet 1671 pour demander l’arrestation de son épouse, ce qui a lieu huit jours plus tard28. Aucune demande ne semble avoir été déposée devant un tribunal civil ou ecclésiastique : le ministre fait appel à la justice retenue du roi, ainsi que le lui permet certainement sa position dans le gouvernement du royaume, faisant ainsi entrer dans la sphère politique une affaire privée. Pour le règlement de cette affaire, c’est d’abord une autorité masculine, incarnée par l’alliance du mari et du roi, qui s’exprime ; il s’agit également d’une autorité civile, incarnée par le pouvoir de l’État sur la famille et réclamé par elle29.

L’adultère et sa punition : l’alliance de l’Église et de l’État

12D’abord confiée au couvent des filles Sainte-Marie à Paris à la fin du mois de juillet 1671, Paule Payen est finalement placée sous la surveillance des dames de Port-Royal ; une lettre de Louis XIV à l’abbesse, Marie-Dorothée Perdereau, atteste de la présence de Mme de Lionne à Port-Royal au mois d’octobre 167130. Cet enfermement punitif n’a rien d’original : il est perçu et mobilisé par les familles désireuses de canaliser un membre déviant comme une possibilité de surveiller et punir cet élément à rééduquer31. Erica-Marie Bénabou a livré à la fin des années 1980 une étude importante sur les logiques organisant le fonctionnement de la police des mœurs au XVIII^e siècle. Elle insiste notamment sur la sévérité exprimée sous le règne de Louis XIV vis-à-vis de la débauche féminine (prostituées, femmes galantes ou entretenues)32. La seconde moitié du XVII^e siècle est caractérisée par la politique du « Grand Renfermement » qui débute avec la création de l’hôpital général de Paris en 165633, mais l’enfermement des femmes licencieuses n’est pas une nouveauté du XVII^e siècle et la création des hôpitaux généraux dans le royaume de France à partir de 1662 ne met pas fin au rôle fondamental des couvents féminins qui poursuivent leur mission de redressement des mœurs. La capitale du royaume compte d’ailleurs de nombreux couvents capables d’accueillir et d’encadrer les femmes reconnues coupables de dépravation34. Puissance de l’État et force de l’Église s’allient donc pour favoriser la famille et punir les individus déviants : l’objectif vise à « protéger l’harmonie et le respect des règles naturelles de la société civile » affirme Claire Châtelain35. En outre, l’enfermement au couvent n’est pas anodin, « il rappelle que seuls deux destins sont offerts à la femme : la vie maritale ou la vie conventuelle. Si elle a failli dans la première, elle doit se racheter dans la seconde » explique Agnès Walch36.

13Les autorités civiles et religieuses élaborent ensemble la répression de l’adultère et des comportements déviants de façon générale. Dans le cas de Paule Payen, plusieurs courriers ont été échangés entre les représentants de l’État et ceux des autorités religieuses en charge de son enfermement. Un échange entre Jean-Baptiste Colbert et François Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, précise les ordres de Louis XIV et la responsabilité de l’ecclésiastique. La lettre de Colbert est particulièrement éclairante quant à l’autorité du souverain.

Monsieur, vous verrez par la lettre du Roi ci-jointe l'intention de S. M. sur ce qui regarde madame de Lionne; vous aurez, s'il vous plaît, la bonté d'y tenir la main, et donner vos ordres nécessaires à l'abbesse du Port-Royal, afin qu'elle ne laisse point sortir ladite dame de Lionne de son couvent jusqu'à nouvel ordre […]37.

14Quelques jours plus tard, le 20 août 1671, l’archevêque de Paris exprime son engagement à collaborer avec le roi et à obéir à ses commandements.

Monsieur je ne manquerai pas d'exécuter les ordres du Roi, touchant la personne de madame de Lionne, de la manière que vous me le marquez […]38.

15Ces courriers permettent d’illustrer ce que Sylvie Steinberg a nommé les « pressions croisées sur le mariage » de l’Église et de la monarchie39. Pour l’Église comme pour l’État, la vie maritale est un moyen d’encadrement des laïcs. Les deux institutions œuvrent dans le sens d’une moralisation plus grande du mariage et d’un encadrement plus important des époux : la condamnation individuelle de l’épouse adultère semble nécessaire pour assurer le positionnement favorable du mari dans les mentalités. L’honneur de la lignée repose ainsi sur le désaveu de l’épouse, qui entraîne son déclassement social. Celui-ci s’exprime par une privation de sa liberté autant que par la mise en cause de sa réputation.

La performativité de la rumeur : le déclassement social et ses ressorts discursifs

16« Ce que la langue commune désigne par le terme rumeur recouvre […] un éventail très varié et assez mal assorti de choses telles que des ragots malveillants, des révélations douteuses, des bruits insolites » affirme Philippe Aldrin40. Les rumeurs sont des discours dont la véracité est peu assurée, diffusés par des biais détournés, souvent sous le sceau du secret, presque toujours dans un but médisant. Médire, mal dire : Arlette Farge a montré comment le mécontentement populaire avait contribué à forger les prémisses d’une opinion publique au XVIII^e siècle41. L’affaire de Mme de Lionne n’a pas, évidemment, la même résonnance que les discours politiques analysés par Arlette Farge, mais elle présente des traits similaires. En effet, elle a donné lieu à une libération de la parole, dans le cadre de correspondances privées, de créations de chansons populaires, autant que dans les colonnes de la presse clandestine dont Arlette Farge a mesuré le poids42. La condamnation de cette femme n’est pas seulement familiale et juridique, elle est plus vaste, inscrite sous la plume de ses contemporains et présente dans les discours que cette affaire a fait naître. La diversité des auteurs et des supports discursifs qu’ils emploient (lettres, mémoires, gazettes) donnent à voir la façon dont cette affaire est traitée à différentes échelles.

La diabolisation de la femme adultère

17Le jugement de Mme de Sévigné sur Paule Payen est sans appel : « sa sorte de malhonnêteté était une infamie si scandaleuse, qu’il y a longtemps que je l’avais chassée du nombre des mères […]43. » On comprend aisément que cette condamnation est double. Paule Payen présente à ses enfants l’image de la dépravation et échoue ainsi dans son rôle d’éducatrice. Pire encore, elle a entraîné avec elle l’une de ses filles : « le public, qui ne manque jamais de vouloir être le mieux informé, a fait courir le bruit qu'elle était fort entêtée du comte de Sault, et que pour l'avoir elle lui avait sacrifié sa fille, la marquise de Coeuvres, et qu'on l'avait surprise au milieu d'eux » peut-on lire dans des nouvelles à la main du 30 juillet 167144. Mme de Lionne ne semble pas commettre à cette date son premier adultère : plusieurs amants lui sont connus ou attribués, tels que le comte de Fiesque45, le chevalier de Rohan46, le comte de Champlâtreux et son fils M. de Lassy47, ou encore M. de Saint-Paul et le comte de Saulx48. Selon Mme de Sévigné, le nombre des amants de Mme de Lionne doit être encore évalué à la hausse : « tous les jeunes gens de la cour ont pris part à sa disgrâce » indique-t-elle49. Ainsi, l’identité et le nombre des amants de Paule Payen donnent lieu à certains fantasmes, certaines exagérations ou erreurs. D’ailleurs, en ce qui concerne l’identité de l’homme que Paule Payen a partagé avec sa fille, le doute est de mise : s’agissait-il du comte de Champlâtreux, du comte de Saulx ou de M. de Saint-Paul ? Les nouvelles à la main, les témoins et les chansons satiriques écrites à ce sujet ne permettent pas de trancher la question et la rende plus opaque encore. Plus que l’identification précise des amants, c’est leur foisonnement sous la plume des contemporains de Paule Payen qui est remarquable car il construit l’image d’une femme dirigée par des appétits sexuels inacceptables. La disgrâce de Paule Payen – le terme est employé par la marquise de Sévigné – est alors motivée par les manquements individuels commis au sein de sa famille. Son déclassement doit être compris dans le cadre de la cellule conjugale et de la société curiale dans laquelle la fonction ministérielle de son époux l’inscrivait. La dame perd avec la révélation de ses turpitudes sa liberté, son couple, mais également sa réputation. Or les jugements des contemporains sont essentiels dans le fonctionnement de la société française d’Ancien Régime : l’estime sociale, l’honneur et l’honorabilité, fondés sur le respect des codes sociaux et les bonnes mœurs, sont des notions abondamment commentées qui fondent la distinction sociale50. Mauvaise épouse, mauvaise mère, femme licencieuse voire dangereuse, Paule Payen devient la cible de rumeurs fantaisistes dont la naissance prouve combien sa déchéance est complète : aucun vice ne saurait lui être étranger.

18Dès le mois d’août 1671, des nouvelles à la main italiennes affirment que Paule Payen a été arrêtée sous un faux prétexte afin de dissimuler sa véritable faute : la trahison. On peut alors lire : « [elle] a été mise en prison pour avoir vendu sous main, aux Hollandais, des écrits importants de son mari »51. A cette date, le royaume de France se trouve à l’aube d’un important conflit contre les Provinces-Unies : la révélation des stratégies et volontés françaises confinent donc au crime de lèse-majesté. Par conséquent, cette accusation ne semble pas pouvoir être prise au sérieux : un acte si grave aurait certainement entraîné un procès retentissant, voire la condamnation à mort. Toutefois, l’existence même de cette rumeur, propagée depuis Rome, prouve combien la femme adultère effraie, au point de renouer avec les discours de diabolisation qui entourent le féminin à l’époque moderne. Ambivalente, oscillant entre les figures de Marie et d’Ève, la femme est perçue comme dangereuse. Femme adultère, mauvaise mère, Paule Payen a perdu tous les traits la rapprochant de la Vierge Marie : ne reste en elle pour ses contemporains que les défauts et la menace du péché. Ce bruit qui court donne davantage d’indication sur la situation anxiogène dans laquelle la France et les Provinces-Unies sont plongées, que sur l’implication supposée de Mme de Lionne : « les rumeurs puisent dans la réalité immédiate et leur puissance symbolique dans le fonds imaginaire commun » rappelle Philippe Aldrin52.

Réflexions sur les enjeux de l’accusation d’adultère

19D’un point de vue méthodologique, les documents et sources qui révèlent l’adultère de Paule Payen font naître un soupçon quant à la véracité de l’accusation portée par Hugues de Lionne à l’encontre de son épouse. En effet, il s’agit de sources subjectives : les Nouvelles à la main, les récits de Primi Visconti, les jugements de la marquise de Sévigné. Aucune procédure juridique n’est entamée par Hugues de Lionne, aucun document produit par le Châtelet ne peut donc donner de poids aux accusations qui mènent à la chute de Paule Payen. Si l’on peut envisager que le ministre, du fait de sa place dans le gouvernement du royaume, a bénéficié du soutien idéologique et policier du souverain, il faut noter qu’aucune lettre de cachet concernant cette affaire n’a pu être retrouvée. Sans connaître les motivations profondes des acteurs, l’historien ne peut qu’observer le résultat de la comparaison des discours : si Mme de Lionne est condamnée, elle le doit à la performativité de la parole de son époux et non à l’exposition de preuves établissant sa culpabilité. Plus que les sources qui affirment l’adultère de Mme de Lionne, il faut analyser la nature de celles qui manquent.

20De plus, il est peu aisé de comprendre pourquoi la dénonciation opérée par Hugues de Lionne intervient précisément au mois de juillet 1671, alors que la dame semble infidèle depuis de longues années et de façon répétée, si l’on en croit à nouveau les médisances de Mme de Sévigné. Pourquoi son époux n’a-t-il pas mis fin à ses agissements plus tôt ? Deux hypothèses peuvent être avancées. Premièrement, c’est la dépravation de Paule Payen plus que le simple adultère qui a conduit à sa chute : ses tromperies étaient, sinon acceptées, au moins ignorées par son époux, jusqu’à ce que cette dernière outrepasse toutes les règles de la bienséance53. La seconde hypothèse réclame d’envisager l’affaire dans son ensemble, du type d’accusation prononcé aux répercussions qu’elle entraîne. Paule Payen est accusée d’adultère : l’attaque en elle-même ne fait pas de doute et est lancée par Hugues de Lionne. Paule Payen a-t-elle réellement commis l’adultère pour laquelle elle est accusée ? La question doit être posée en d’autres termes : quel est l’intérêt premier d’Hugues de Lionne à révéler cette affaire privée muée alors en scandale ? Paule Payen entre dans la spirale de la déchéance, favorable à son époux en deux points. Sa qualité de femme respectable lui est retirée : elle devient la seule cible du déshonneur qui entachait jusqu’alors sa famille ; sa qualité de bonne épouse lui est déniée également, ce qui implique la privation de ses conventions matrimoniales. Voici exprimé l’un des enjeux fondamentaux de cette affaire : lorsque Paule Payen est envoyée à Port-Royal, elle perd la possibilité de restitution de sa dot, ses propres sont fondus dans la communauté définie par son contrat de mariage et le douaire qu’elle aurait dû percevoir au décès de son époux lui est confisqué. La dénonciation d’Hugues de Lionne cache donc peut-être des implications financières de taille : la dot de Paule Payen s’élevait à 500 000 livres tandis que son douaire avait été fixé à 8000 livres. En captant ces sommes tout à fait considérables, Lionne permet à ses héritiers de conserver l’ensemble des apports maternels, composés essentiellement de deniers comptants et de rentes. Envisager l’accusation pour adultère dans le contexte de l’histoire conjugale et personnelle d’Hugues de Lionne permet d’entrevoir les potentielles motivations de ce dernier à livrer ainsi son épouse au déshonneur : il s’agit à la fois de rejeter la femme fautive et d’opérer une action financière d’envergure pour consolider une fortune fragilisée.

User du déclassement social et économique : l’affrontement des intérêts individuels et lignagers

21Hugues de Lionne meurt le 1^er septembre 1671, alors que Paule Payen est enfermée à Port-Royal ; elle ne quitte le couvent qu’au mois d’octobre 167254. Dans ce délai, la succession du ministre est préparée : Paule Payen reçoit à Port-Royal une procuration à signer afin qu’aient lieu la levée des scellés, l’inventaire, la prisée et l’estimation des biens du défunt55. Cependant, Paule Payen affirme en février 1685 que les affaires de la succession ne sont pas encore réglées, ce qui a des répercussions néfastes sur sa vie, voire, sa survie56.

Mère et fils face à la justice : crainte du déclassement et désunion des familles

22La succession d’Hugues de Lionne est rendue difficile par le long conflit juridique qui oppose Paule Payen à son fils aîné, Louis-Hugues, marquis de Lionne et de Berny57. L’analyse des factums et requêtes qui documentent cette affaire permet de connaître les points d’opposition majeurs entre mère et fils et de comprendre les enjeux du déclassement social de l’individu et de la famille58.

23Si Louis-Hugues de Lionne refuse à sa mère la possibilité de participer à la succession, c’est pour mieux affirmer son statut d’héritier bénéficiaire. Il faut remarquer cependant que l’adultère n’est jamais mentionné tel quel par le marquis dans les requêtes qu’il présente aux juges, peut-être pour préserver la famille de l’humiliation et du déshonneur associés à cette condamnation. Selon le marquis, sa mère condamnée ne peut donc prendre part à la succession, tandis que ses frères et sœurs y ont renoncé, du fait de la lourdeur des dettes qui grèvent cet héritage. La revendication du statut d’héritier bénéficiaire participe d’une stratégie financière et patrimoniale lisible à plusieurs échelles dans le parcours du marquis de Lionne : son combat pour faire valoir sa place de seul héritier rappelle les impératifs qui ont prévalu à l’arrangement de son mariage. En effet, alors que la position dans le gouvernement royal d’Hugues de Lionne pouvait laisser présager la conclusion d’alliances prestigieuses pour leurs enfants, celle qui est négociée pour le fils aîné est modeste. Si sa sœur Madeleine a été mariée dans la famille d’Estrées avant que le scandale maternel n’éclate, Louis Hugues est quant à lui contraint d’épouser une cousine, Jeanne Renée de Lionne Claveson en 167559. Cette dernière, fille héritière, apporte en dot la terre de Claveson, une seigneurie érigée en marquisat en 1658. L’intérêt familial des Lionne est évident : il s’agit de concentrer le patrimoine immobilier des deux branches. Il est alors intéressant de noter que Louis-Hugues de Lionne cherche, à la suite de son père, à rassembler les éléments du patrimoine familial autour de sa personne, afin d’éviter leur dispersion et le déclassement de la maison.

24Le marquis de Lionne déclare, dans un second temps, être subrogé de la majorité de ces dettes, rachetées aux créanciers de ses parents. Son argumentaire est simple : il est le seul héritier au sein de la succession de son père qui comprend l’ensemble de la communauté des biens partagée avec Paule Payen à laquelle a été ajoutée la dot de cette dernière, et il réclame à sa mère le paiement des dettes qu’il a rachetées auprès de divers créanciers. Paule Payen au contraire affirme ne pas pouvoir être tenue des dites dettes, notamment parce qu’elle a renoncé à la communauté des biens le 27 janvier 167360. A cela, elle ajoute une revendication de taille : la réclamation du paiement de ses droits matrimoniaux, tels que définis dans une transaction passée avec son fils le 11 février 167361. Dans cette transaction, « les reprises, remplois, préciput, deuil et autres conventions matrimoniales de la suppliante ont été réglées à la somme de 534 924 livres », tandis que son douaire et clause d’habitation sont fixés à 8000 livres par an62. Pour le paiement de ces sommes, Louis-Hugues de Lionne aurait accepté de délaisser à sa mère l’hôtel de Lionne, d’une valeur de 350 000 livres, et d’annuler certaines dettes contractées entre eux plus tôt : la stratégie des hommes de Lionne afin de capter la dot de Paule Payen est alors mise en échec. Cependant, cet accord n’est en réalité jamais appliqué : tandis que Paule Payen réclame son exécution, Louis-Hugues de Lionne s’y refuse tant qu’il n’est pas payé des dettes subrogées pesant sur la communauté de ses parents. Or ces dettes, nous l’avons dit, ne sont pas reconnues par la dame de Lionne… La querelle semble impossible à régler, ce qui précipite le déclassement économique de Paule Payen et achève d’organiser sa chute.

De l’épouse du « plus grand ministre du règne de Louis XIV »63 à l’indigente pensionnée

25Plusieurs arrêts du Conseil montrent Paule Payen en fâcheuse posture, contrainte de compter sur les libéralités du roi pour vivre décemment64. La dame s’est adressée au moins sept fois au souverain pour obtenir des provisions sur la succession de son époux afin que les intérêts de son douaire lui soient délivrés65. Cela témoigne de la difficile situation dans laquelle Paule Payen est embourbée, lisible à la même période par la multiplication des requêtes dans le procès qui l’oppose à son fils. L’arrêt du 17 décembre 1682 indique : « la suppliante ne jouit de rien, non pas même de son douaire »66. Le douaire, qu’il soit préfix ou coutumier est « une clause de survie » puisqu’il doit permettre à la veuve d’assurer sa subsistance, de mener un train de vie décent et de subvenir aux besoins des éventuels enfants mineurs du couple67. Il est une convention matrimoniale dont les effets sont automatiques à la mort de l’époux : nul besoin pour la veuve de le réclamer68. Paule Payen affirme au contraire que malgré la mort de son mari elle n’a pas eu accès aux effets des conventions habituellement définies dans les contrats de mariage. Cependant, elle omet un élément essentiel dans son argumentation : le caractère tout à fait classique de sa situation compte tenu de la condamnation pour adultère69. Il n’est donc pas étonnant que Mme de Lionne ait elle-même perdu ses droits sur la dot et sur le douaire ; pourtant elle en use comme d’un argument pour faire valoir son dénuement matériel d’alors. En outre, les requêtes et jugements rassemblés dans les factums traitant des affaires de Mme de Lionne n’évoquent jamais sa condamnation pour adultère ; tout au plus peut-on y lire la trace de son passage par le couvent de Port-Royal. Il semble que la mort d’Hugues de Lionne en septembre 1671, puis la libération de la dame en octobre de l’année suivante, aient permis certains accommodements : puisque l’enfermement a été levé, la veuve doit pouvoir retrouver une vie civile décente, permise par le paiement de ses conventions matrimoniales. Cependant, la mort précipitée d’Hugues de Lionne et la libération de Paule Payen ne permettent pas aux héritiers de profiter des fruits de la stratégie familiale visant au déclassement individuel de Paule Payen pour éviter la déchéance familiale. En 1683, un état de ce qu’elle a perçu annuellement a été dressé en regard de la somme qui lui est due. Le constat est sans appel : alors qu’elle peut revendiquer l’obtention de 304 363 livres 9 sols, elle n’a obtenu entre 1673 et 1683 que 78 074 livres, grâce à l’intervention récurrente du souverain pour ordonner des provisions, tandis que lui restent dues 226 290 livres 9 sols. La veuve de Lionne témoigne alors se trouver dans une situation de dénuement, qui la conduit à emprunter régulièrement des sommes d’argent dont elle ne peut honorer le remboursement. Son déclassement économique ne fait alors pas de doute, puisqu’elle se trouve contrainte à chercher des expédients qui trahissent le désespoir de sa situation et cause son surendettement.

26Paule Payen a connu un déclassement total, puisque l’ensemble des éléments construisant sa position sociale ont été attaqués. Le parcours de cette femme montre que le déclassement social de l’individu, réellement fautif ou présumé coupable, devient une stratégie familiale pour lutter contre le déclassement de la maison. Hugues de Lionne est l’héritier d’une ascension sociale certaine qu’il a contribué à maintenir. Pourtant, plusieurs de ses actions ont fragilisé la position économique et sociale de sa famille : la lecture du contexte global qui entoure la chute de Paule Payen permet d’envisager l’existence d’une stratégie dont elle serait la victime. En effet, sa déchéance permet à ses héritiers de bâtir un rempart contre leur propre déclassement économique et social par la captation de la dot maternelle. Par conséquent, dans la société d’Ancien Régime, le poids du groupe, du corps, de la famille conjugale et de la lignée peut venir briser les destins individuels et un déclassement personnel peut masquer la crainte d’un déclassement lignager aux conséquences désastreuses. Pourtant, rien n’y a fait si l’on en croit le jugement du duc de Saint-Simon, coutumier des paroles tranchantes :

Sa fille avait été première femme du duc d'Estrées, fils de l'ambassadeur à Rome. De ses trois fils, l'aîné survivancier de son père perdit avec lui la charge de secrétaire d'État qui fut donnée à Pomponne, et il eut une charge de maître de garde-robe dont il ne fit pas deux années de fonctions quoiqu'il l'ait gardée longtemps. […] Et voilà ce que deviennent les familles des ministres ! Celles des derniers de Louis XIV ont été plus heureuses, les Tellier, les Colbert, les Chamillart, les Desmarets surtout à bien surprendre70.