1Le déclassement social est en soi un phénomène difficile, sinon à définir, du moins à mesurer. À défaut d’un critère exclusif d’évaluation de la position sociale ou d’une pondération incontestable des différents éléments (revenu, patrimoine, réputation, niveau éducatif, etc.) qui forment une position sociale, le déclassement social est toujours une donnée relative qui s’apprécie à l’aune de la position des autres. Or, cette position se modifie en elle-même au fur et à mesure du temps mais aussi au fur et à mesure des évolutions de la position des autres. Si on ajoute la part de subjectivité dans la manière dont chaque individu se perçoit et perçoit les autres, le déclassement social peut apparaître assez rapidement comme une donnée insaisissable. C’est en particulier le cas pour les populations du passé pour lesquelles les informations relatives, par exemple, à la fortune et au revenu sont souvent incomplètes et pour lesquelles nous ignorons le plus souvent la façon dont les individus se percevaient socialement, sauf pour quelques rares personnages qui ont laissé des témoignages ou des écrits abordant leur condition sociale et son éventuelle dégradation.

2De ce point de vue, il n’est pas surprenant que l’historiographie du monde paysan aborde peu la question du déclassement social pour elle-même. Cette grille de lecture semble plus facilement utilisée pour des catégories de population plus distinguée, telle la noblesse au XIX^e siècle ou des catégories réputées plus mobiles socialement tel le monde des marchands, comme l’atteste la majeure partie des chapitres de ce volume.

3L’historiographie du monde paysan semble osciller entre deux perspectives : celle du statu quo1 d’une part, celle de la chute, d’autre part2. En d’autres termes, le monde paysan n’aurait le choix qu’entre un destin social immuable et un grand plongeon dans la pauvreté. Une double option qui laisse peu de place au déclassement, qui lui prend plutôt la forme d’une érosion de la position sociale, d’une détérioration progressive du statut et pas nécessairement la forme d’une chute brutale dans les profondeurs du classement social.

4Les historiens du rural à l’époque moderne ont fait une large place à l’histoire des crises frumentaires et de mortalité en particulier pour le XVII^e siècle3. Dans ce schéma, la crise frumentaire se traduit par une hausse vertigineuse des prix du grain, parfois spéculative, et conduit fréquemment le paysan à s’endetter et à devoir se séparer de ses biens les plus précieux – sa vache, puis ses parcelles et enfin sa maison – pour parer au plus pressé, à savoir se nourrir. C’est ainsi que le paysan sombre dans la plus grande pauvreté et vient prendre sa place dans la file des indigents qui frappent aux portes des villes dans l’espoir de profiter des dispositifs de secours aux pauvres. Dans cette mécanique implacable, peu de place pour le déclassement social à proprement parler mais un changement de statut radical où l’on passe de petit propriétaire à indigent sans transition car, en même temps qu’il est dépossédé de son capital foncier, le paysan perd son outil de travail et donc son revenu.

5La difficulté à envisager le déclassement social pour le monde paysan, même en contexte préindustriel, tient aussi, à l’inverse, à la relative immobilité qu’on lui prête. Cela tient à la fois à longue tradition historiographique de l’étude des structures économiques des campagnes qui a été souvent plus attentive aux caractéristiques du « village immobile » qu’aux signes de ses évolutions ou de ses transformations mais aussi à la manière dont a été envisagée la relation entre structures familiales et mode d’exploitation dans les travaux d’anthropologie historique de la famille et des sociétés rurales traditionnelles4. L’analyse des trajectoires sociales des familles paysannes en contexte préindustriel est généralement articulée autour de la notion de « reproduction sociale à l’identique »5 et de celle de perpétuation des exploitations agricoles. Les modes d’organisation familiale, les façons de corésider ou pas et les modalités de transmission successorale forment, aux yeux d’une longue tradition historiographique, un système de valeurs et de pratiques cohérent qui a pour but de permettre la perpétuation d’une génération à l’autre de l’exploitation familiale6. La famille-souche pyrénéenne7 constitue à cet égard une sorte de modèle indépassable assurant le maintien et la transmission intacte, au moins théoriquement, de l’exploitation familiale d’une génération à l’autre. Dans un tel schéma là aussi peu de place pour le déclassement (ou le « reclassement ») social puisque les positions sociales sont faiblement individualisées mais assignées à chacun par un mode de reproduction sociale à l’identique du groupe familial et de l’exploitation.

6Bien entendu, ce schéma général comporte une série d’exceptions et ne rend pas compte de l’intégralité des approches historiographiques. L’histoire des grands fermiers d’Île-de-France étudiés par J.-M. Moriceau est celle de la dynamique sociale sur plusieurs générations d’un groupe entreprenant qui s’éloigne largement du modèle d’une simple reproduction à l’identique8, mais ce contre-exemple emblématique porte sur une sous-classe particulière de la paysannerie (exploitante et non propriétaire du sol). Le schéma de la reproduction sociale et familiale à l’identique9 en revanche a constitué un angle d’approche explicite ou implicite commun à beaucoup d’études s’agissant de la petite exploitation familiale, c’est-à-dire de la ferme du paysan propriétaire partiellement auto-subsistant grâce aux produits de ses terres et au travail familial10.

7C’est à partir du groupe central de la paysannerie française, celui des petits paysans propriétaires, en tout cas central pour l’historiographie et dans la construction politique de la France de la Révolution et d’une large partie du XIX^e siècle, que nous souhaiterions interroger la notion de déclassement social. Pour cela nous prenons appui sur un échantillon qui par, sa situation géographique et temporelle, présente l’avantage de connaître une transformation importante de son environnement économique et sociale qui bouscule le positionnement traditionnel de cette paysannerie propriétaire. Nous analysons dans ce chapitre le « repositionnement social » des familles paysannes anciennement installées dans un village limitrophe du sud de Paris – Ivry –, à travers un indicateur principal : le niveau de fortune foncière. Ces vieilles familles du village disposent, nous le verrons, d’un atout majeur, un patrimoine foncier relativement plus important que celui des autres familles d’installation plus récente ou que celui des migrants. Pourtant, au cours du premier XIX^e siècle, cet avantage s’érode. Cette évolution peut a priori se lire comme le symptôme du déclassement d’un monde paysan victime d’un bouleversement économique global : l’urbanisation et l’industrialisation. Le déclassement de cette petite paysannerie propriétaire était-il pour autant écrit ? Bien des éléments conduisent à discuter une vision trop linéaire de cette évolution et notamment le fait que l’industrialisation et l’urbanisation sont des processus progressifs qui laissent, durant le XIX^e siècle, encore de larges espaces pour l’activité agricole et créent même des opportunités nouvelles pour la paysannerie avec la croissance continue des besoins alimentaires de la capitale. C’est donc à comprendre la complexité d’un processus de « déclassement » de ces familles paysannes, qui ne peut se résumer à l’effet exogène d’une Révolution industrielle et urbaine que nous nous attacherons dans ce chapitre.

Une petite paysannerie bousculée par l’urbanisation/industrialisation de son territoire : le cas d’Ivry dans le premier XIX^e siècle

8Ivry est une commune limitrophe du sud de Paris formant aujourd’hui une ville de plus de 50 000 habitants mais qui au début du XIX^e siècle était encore un gros village d’un peu moins de mille habitants (986 en 1806) 11. La proximité avec Paris se lit dans l’histoire administrative de la commune puisque la partie nord du village a été rattachée à Paris en 186012 pour former la partie sud de l’actuel 13^e arrondissement de la capitale13. Au cours de cette première décennie du XIX^e siècle, la commune se caractérise par trois éléments principaux sur le plan de son développement économique : les habitants d’Ivry restent encore très majoritairement liés au travail agricole ; l’intensité des liens avec Paris est cependant ancienne14 car les activités agricoles sont orientées par la proximité du marché de consommation parisien15; le début du XIX^e siècle voit l’émergence d’activités industrielles et d’une nouvelle population résidente.

9Une liste électorale de l’an IX (1801) donne un bon aperçu des caractéristiques socioprofessionnelles de cette commune. La population est encore très largement agricole en 1801 : elle compte 15 cultivateurs, 62 laboureurs, 28 vignerons sur un total de 200 électeurs et encore 4 journaliers. Si on ajoute les métiers de l’artisanat classique (tonnelier, charron, etc.) près des 3/5 de la population appartiennent en quelque sorte à un monde rural apparemment ordinaire. Les liens avec Paris sont cependant également manifestes à travers la présence, certes minoritaire mais non négligeable, d’une petite population de rentiers ou d’activités liées à la demande parisienne. Le village compte 11 marchands de vin dont la fonction n’est pas seulement d’écouler la production locale mais qui, depuis Ivry, abreuvent les Parisiens à l’extérieur du mur des fermiers généraux. Enfin, la liste électorale met en évidence la présence d’une population nouvelle liée à l’émergence de la première activité industrielle dans ce village : la verrerie Saget, fondée vers 1786, qui s’installe dans le quartier de Ivry-Gare au nord du village. D’où la présence d’une vingtaine de fondeurs, souffleurs, potiers et autres apprentis dans la liste électorale de 1801.

10Dans les années 1830, la commune a déjà changé de dimension, sa croissance s’accélérant vivement dans les années 1820. En 1831, la population a plus que doublé avec 2875 habitants et croît encore considérablement dans les deux décennies suivantes (3956 en 1836 ; 5172 en 1841, 7671 en 185116). Elle profite notamment du développement de la verrerie, d’activités industrielles dans le domaine du bois de charpente, de la chimie, de la fabrication de tuiles et de briques mais également de l’essor des activités de négoce lié à la proximité du fleuve17 .

11Si l’on s’en tient à l’analyse des structures de la population agricole la situation a considérablement changé en un demi-siècle. La liste électorale de 1851 compte 647 électeurs, reflet de l’explosion démographique de la commune. La part du monde agricole s’est considérablement réduit puisqu’on compte seulement 52 cultivateurs et surtout 13 vignerons mais il s’est aussi diversifié : 30 électeurs se déclarent désormais jardiniers. Cette réorientation des activités agricoles se lit également dans la part des surfaces consacrées à cette activité, nous y reviendrons.

12Pour ce qui de la population paysanne, le changement fondamental entre le début et le milieu du XIX^e siècle ne réside donc pas dans la disparition de l’activité agricole, le nombre de cultivateurs et vignerons augmente globalement d’une liste électorale à l’autre ; il est lié au développement des jardins, c’est-à-dire des parcelles mises en cultures maraichères. Ces espaces prennent une place importante dans le territoire agricole de la commune. La terre n’est donc pas affectée seulement par l’emprise des activités industrielles mais aussi par une transformation des usages culturaux des sols qui restent encore vers 1850 majoritairement à usage agricole.

13De ce point de vue, il y a donc matière à interroger le repositionnement social du groupe paysan puisque le mouvement d’urbanisation industrialisation ne le fait pas disparaître mais transforme l’environnement économique et, par là, le socle de son assise sociale. En d’autres termes, l’industrialisation de la commune crée dans un premier temps des obstacles à l’activité agricole mais aussi des opportunités nouvelles pour la paysannerie et fournit un observatoire privilégié du re/déclassement social à l’épreuve d’un changement économique de grande ampleur.

14Les sources utilisées ici sont de deux ordres : d’une part, les cadastres des propriétés foncières de 1816 et celui de 1840 ; d’autre part, un fichier généalogique reconstitué à partir des registres paroissiaux et de l’état civil, qui permet de situer les familles propriétaires dans le village en termes d’enracinement géographique et généalogique dans la commune.

15Le premier type de source permet d’établir la distribution socioéconomique de la population et le niveau de fortune foncière des propriétaires. Ces cadastres fonciers soulèvent cependant un certain nombre de difficultés liées notamment au manque d’information détaillée sur les propriétaires ; il faut noter en particulier que la profession des propriétaires fait rarement l’objet d’une mention dans les matrices cadastrales. Les deux sources sont mises en relation afin d’établir des corrélations entre le niveau de fortune et le degré d’ancienneté de présence dans le village des habitants et de leur famille.

Classer avant de déclasser

16La première difficulté pour apprécier un déclassement social ou même un simple reclassement, dans un sens ou dans l’autre, est bien entendu d’établir un classement initial. Les paramètres d’une situation sociale sont multiples et pas toujours aisément quantifiables. Nous nous contenterons donc ici d’établir une liste d’indices de la position sociale des « vieilles » familles paysannes du village d’Ivry, en nous concentrant particulièrement sur un d’entre eux : le niveau de fortune foncière.

17Il faut donc d’abord préciser ce que nous entendons par « vieilles familles ivryennes » et en quoi cela permet de définir une catégorie spécifique d’individus appartenant pour l’essentiel à la paysannerie propriétaire dont nous souhaitons observer la trajectoire sociale au XIX^e siècle. On peut définir ces individus comme étant, au XIX^e siècle, les habitants de la commune qui disposent d’un « enracinement » généalogique dans le village qui remonte au moins à la première moitié du XVIII^e siècle, c’est-à-dire très en amont de l’explosion démographique de la ville à compter des années 1820. Précisément cela signifie que, en procédant à la reconstitution des familles, les individus présents dans les cadastres du XIX^e siècle (ou tout autre document de cette période) appartenant à des vieilles familles ivryennes sont ceux qui ont des ancêtres en ligne directe qui se mariés et/ou sont nés à Ivry avant 1750, que ce soit par la branche paternelle et/ou maternelle. Ce critère permet de définir de manière stricte un groupe d’individus qui partagent à différents degrés un certain nombre de caractéristiques communes qui les différencient des individus appartenant à des familles arrivées de manière plus récente à Ivry ou qui sont eux-mêmes des migrants récemment installés dans la commune.

18Ils disposent généralement d’un domicile situé au cœur du village c’est-à-dire dans une des rues qui entourent l’église et plus rarement dans les parties de la commune qui se développent au cours du XIX^e siècle (Ivry Port, Petit Ivry). Ils s’inscrivent dans un réseau dense de relations familiales au sein du village18vsignalé par le choix des parrains et marraines (enquête en cours) et une forte endogamie géographique au mariage. Ils participent fréquemment, comme leurs apparentés, à la vie collective de la commune qu’il s’agisse des confréries ou encore de la participation au conseil municipal dans la première moitié du XIX^e siècle. Enfin, ils affectionnent certaines professions, au premier rang desquelles vignerons et cultivateurs, et possèdent un patrimoine foncier au sein de la commune.

19Ces différents critères dessinent un groupe d’individus qui, au début du XIX^e siècle, dispose d’une solide position dans la vie économique et sociale du village à une époque où ses caractéristiques rurales, malgré la proximité de Paris, l’emportent largement ; le processus d’urbanisation et d’industrialisation n’en étant alors qu’aux prémisses. De manière intuitive, par fréquentation des sources paroissiales et de l’état civil, ces individus sont en fait assez aisément identifiables par leur patronyme : les Leroy, Pillet, Bourdilliat, Cochet, Jolly, Noblet, etc. forment la petite dizaine de patronymes qui permet de retrouver aisément les individus qui disposent d’un enracinement généalogique dans la commune depuis au moins la première moitié du XVIII^e siècle.

20Face à l’arrivée massive de nouveaux habitants et au développement de nouvelles activités commerciales et industrielles, ce groupe appartenant aux vieilles familles bénéficie d’une série d’avantages comparatifs sur le plan social, économique et symboliques initiaux. Dans quelle mesure ce groupe parvient-il à maintenir ses positions dans un contexte de profondes transformations ou au contraire la nature de ces avantages comparatifs ne sont-ils pas également, à terme, pour eux des handicaps ouvrant la voie au déclassement social de ces individus ?

21S’agissant d’une population de petits et moyens paysans propriétaires et exploitants, la nature et la taille de leur patrimoine foncier, à la fois capital et outil de travail, sont apparues comme un indicateur incontournable (et disponible) pour observer leurs trajectoires sociales.

La propriété foncière en 1816 : les bénéfices de l’enracinement

22Le tableau 1 fait état du lien entre la profondeur de l’enracinement généalogique d’un propriétaire ivryen et la fortune foncière. Pour comprendre les avantages que constitue l’enracinement généalogique dans le village en termes de position sociale il nous a en effet paru utile d’aller au-delà de la distinction classique dans les analyses de distribution de la propriété entre résidents et non résidents ou entre natifs et non natifs et d'étudier le degré de présence généalogique des propriétaires19. Cet enracinement généalogique parce qu’il se traduit par un réseau de parenté important dans la commune constitue aussi un indice proxy du capital social dont peut jouir par ailleurs ce propriétaire (tab. 1).

23La distribution des fortunes en fonction du lieu de résidence (données disponibles seulement pour le cadastre de 1816) signale tout d’abord une prime aux indigènes en revenu cadastral moyen (118 contre 28.3 fr.). En valeur médiane, la réalité est très différente et montre que les non-résidents disposent de biens de plus grande valeur. La structure des fortunes est donc très différente selon qu’on est résident ou non. La présence des élites (un général d’Empire, des aristocrates etc.) contribue à tirer vers le haut la propriété horsine. Ce résultat relativement classique était attendu : la propriété des élites diffère de celle des paysans.

24Mais si l’on observe les fortunes en fonction du lieu de naissance, des différences apparaissent qui mettent en évidence les bénéfices de la sédentarité. La distinction entre résident et non-résident conduit en effet à assimiler parmi les résidents des individus au profil très différents : des Ivryens dont la famille est présente depuis plusieurs générations et de tout nouveaux venus.

25La propriété des non-natifs a de ce point de vue toujours une valeur moyenne supérieure à celle des natifs (242 contre 193 fr.) mais cela tient uniquement à la présence des élites (cf. valeur moyenne du 4^e quartile [9 336 contre 1 011 fr.]). Dans les trois premiers quartiles, où se trouve l’essentiel du monde paysan, les natifs ont toujours un patrimoine supérieur à celui de ceux qui sont nés ailleurs. La distribution est différente dès le 1^er quartile. On observe deux structures différentes : dans le cas des natifs une propriété plus équilibrée dans sa répartition (petite et moyenne), plus inégale pour les non-natifs (micropropriété ou grande propriété, peu de petite ou moyenne propriété).

26Cette démarche permet de mettre en évidence les avantages de l’enracinement généalogique en termes de fortunes. De manière systématique, on observe que plus un individu est enraciné, plus le patrimoine moyen, médian ou quel que soit le quartile, augmente. Ceux qui sont mariés hors d’Ivry et sont d’installation plus récente ont un patrimoine médian de 47,02 fr., ceux qui se sont mariés à Ivry un patrimoine médian de 87,4 fr., ceux dont les parents se sont mariés à Ivry 91,1, ceux dont les grands-parents paternels ou maternels se sont marié à Ivry de 99,8 fr.

27On observe ainsi une prime à l’ancienneté de la présence familiale : plus sa famille est présente depuis longtemps dans la commune, plus le patrimoine de l’individu est élevé. La sédentarité « paie »20.

28Le cadastre, on l’a dit, n’indique que très rarement la profession des propriétaires mais ce groupe d’individus issus de familles anciennement présentes dans le village se déclarent principalement « cultivateur » ou « vigneron » quand nous les rencontrons dans d’autres sources et notamment à leur mariage ou lors de la déclaration de naissance de leurs enfants à l’état civil.

La mesure de la dégradation de la position foncière

29Cette approche de la propriété par degré d’enracinement en 1816 permet de mettre en évidence la singularité d’un sous-groupe de vignerons-cultivateurs qui sont généalogiquement enracinés dans le village et, à ce titre, disposent d’un réseau social dense sur place mais aussi d’une assise foncière plus solide que celle des autres propriétaires. Pourtant, en 1840, soit après deux décennies d’explosion démographique, d’urbanisation partielle et d’industrialisation de la commune cet avantage s’est assez nettement érodé comme le montre le tableau 2.

30L’effet cumulatif pour le groupe des paysans généalogiquement enracinés observable en 1816 en termes de niveau de revenu cadastral disparaît en 1840. La fortune moyenne du groupe des mariés à Ivry est du même ordre que celle des propriétaires dont parents et grands-parents se sont aussi mariés dans le village (entre 17,2 et 19,1 fr.). Plus significatif, la valeur médiane est identique quel que soit le degré de sédentarité (de 9,1 à 9,5 fr.) (tab. 2).

31Ce résultat est dans une large mesure le reflet d’une modification de la structure démographique de la commune. Les propriétaires mariés sur place sont en plus grande proportion en 1840 qu’en 1816 issus de familles d’Ivry, si bien que le groupe des mariés sur place et le groupe de ceux qui ont des grands-parents mariés sur place tend à se confondre encore davantage ; cela signifie que les autres propriétaires sont aussi plus souvent mariés avant d’acquérir à Ivry, la migration est devenue massive entre 1816 et 1840, rappelons-le. La migration agricole a changé de forme de ce point de vue, mais au-delà de ce « biais » lié à la démographie des mariages de la commune, la réduction de l’effet de l’enracinement est corroborée par le rapprochement des niveaux de fortune entre natifs et non natifs.

32Comment expliquer dès lors la diminution de l’avantage comparatif en termes de niveau de fortune foncière dont bénéficiait le groupe généalogiquement enraciné ?

33L’hypothèse qui vient immédiatement à l’esprit est celle de l’explosion démographique et urbaine et d’une concurrence des activités industrielles contre lesquelles de petits paysans ne pouvaient pas lutter faute de ressources financières suffisantes. Les paysans incapables de suivre l’évolution des prix du foncier seraient peu à peu dépossédés de leur patrimoine foncier ; l’industrialisation serait la cause première de leur déclassement relatif dont la valeur des propriétés détenues en 1840 serait un indice.

34Pourtant cette hypothèse butte sur plusieurs objections : d’une part, l’activité agricole ne décline que lentement au XIX^e siècle dans la commune21. D’autre part, leur situation est certes négative au sens où ils sont plus souvent vendeurs qu’acheteurs de biens-fonds, mais elle se dégrade assez lentement au cours des années 1810-1840 sur le marché foncier22. Ensuite, au milieu du XIX^e siècle, l’emprise urbaine et industrielle est effective surtout aux marges de la commune, laissant encore à l’agriculture l’essentiel du finage autour du centre du village ; enfin et surtout l’activité agricole tout au long du XIX^e siècle bénéficie d’une nouvelle dynamique liée au développement des cultures maraichères à destination du marché parisien.

Assise paysanne traditionnelle versus nouvelles dynamiques agricoles

35Le déclin de la part des anciennes familles paysannes dans la part des fortunes foncières n’est donc pas écrit par l’industrialisation dans le premier XIX^e siècle. En effet, la part de l’agriculture est encore majoritaire dans l’usage des sols de la commune au milieu du XIX^e siècle mais, surtout, se développe, à côté des traditionnels labours et des vignes, une nouvelle activité dynamique de maraîchage.

36Les parcelles de « jardins » se multiplient en effet durant les premières décennies du XIX^e siècle. Ainsi dans le cadastre de 1816 on recense à peine une dizaine de parcelles de jardins23 pour l’ensemble de la commune. En 1840, dans la seule partie centrale du village sur les 1 212 parcelles cadastrées, on compte 114 occurrences de jardins (contre encore 553 de vignes). Les jardins restent donc minoritaires mais augmentent fortement. Ce mouvement se poursuit ensuite puisque dans le cadastre de 1851 pour lequel nous disposons d’un récapitulatif les jardins deviennent majoritaires par rapport aux vignes ; ils occupent alors près de 68 hectares tandis que la vigne continue son déclin (18 ha) (les terres labourables restant largement dominantes avec 578 ha).

37En d’autres termes, on voit apparaître une nouvelle activité agricole, le maraîchage, plus lucrative, car très commerciale, et portée par l’expansion du marché alimentaire parisien dont le groupe le plus à même de profiter, puisqu’il possède initialement une part relativement plus importante des terres agricoles, ne semble pas bénéficier, au moins de manière relative, puisque sa position dans l’échelle des fortunes foncières recule entre 1816 et 1840.

38Cette montée en puissance des cultures maraichères est corroborée par la valorisation de ce type de bien au fur et à mesure des révisions du cadastre. Dans le cadastre de 1816 tous les types de terres « terres, vignes, vergers et pépinières » sont fondus en une seule et même catégorie divisée en quatre classes de revenu, la mention « jardin » en tant que telle n’apparaît pas de le tableau des tarifs de revenu cadastral des parcelles.

39Le tableau récapitulatif des tarifs d’évaluation des revenus cadastraux contenus dans le cadastre foncier de 1851 (celui de 1840 est perdu) montre d’abord l’apparition d’une catégorie propre pour les jardins et leur forte valorisation. Les jardins et maraîchages par rapport aux autres types de cultures ont un revenu cadastral supérieur aux autres usages agricoles des parcelles et, notamment, 3 à 4 fois supérieure à celui de la vigne (tab. 3).

40L’hypothèse que nous formulons est donc que le déclassement des paysans issus des vieilles familles ivryennes résulte non pas d’un bouleversement économique et industriel global qui emporte l’ensemble du monde agricole mais bien du fait que, parmi l’ensemble de ceux qui vivent du travail de la terre au milieu du XIX^e siècle dans cette commune, les plus enracinés sont ceux qui peinent le plus à s’adapter aux nouvelles pratiques agricoles. Autrement dit leur déclassement (que l’évolution des patrimoines fonciers permet de mesurer partiellement) est le résultat d’une incapacité à modifier leurs cultures pour profiter du changement économique en cours. Ces paysans issus des vieilles familles du village n’auraient pas su saisir les opportunités offertes par la production maraichère.

41La vigne est sans doute plus que tout autre, par le savoir-faire et l’investissement qu’il exige un bien de famille24. Sur ce type de bien moins valorisé, les propriétaires les plus enracinés sont aussi certainement les plus présents. À l’inverse, le jardin attire davantage une population plus récemment installée. Cette activité se pratique sur ces espaces plus réduits, par définition davantage à la portée d’individus qui n’ont rien reçu par héritage dans la commune.

42Un premier indice de cette difficulté à saisir ces nouvelles opportunités du marché agricole est perceptible dans le choix de dénomination de profession. Les cadastres, on le sait, sont avares en information sur la profession des propriétaires, cela est vrai pour celui de 1816 comme pour ceux de 1840 et de 1851. Les autres sources disponibles, notamment l’état civil, font apparaître que les personnes qui se déclarent jardiniers sont, plus souvent des migrants nés ailleurs. Ces individus, disposent d’un réseau familial limité dans la commune comme l’attestent les généalogies établies25. Les individus qui disposent, d’après le fichier généalogique, d’un enracinement généalogique antérieur à 1750 ne se déclarent jamais, à quelques exceptions près, comme « jardiniers » mais, pour ceux qui appartiennent au monde paysan, comme cultivateur ou encore vigneron.

43Ce premier indice est cependant fragile puisqu’une dénomination de profession, qu’elle soit le fait de l’employé de l’administration ou le résultat d’une auto-déclaration, n’est pas une information immuable. Elle varie selon la période du cycle de vie et tel individu qui se déclare journalier à son mariage peut fort bien à la naissance de ses enfants se dire cultivateur parce qu’il a acquis quelque bien par le marché ou par héritage. Un autre peut se dire vigneron parce que l’acte qu’il signe est rédigé au moment des vendanges et se déclarer cultivateur à un autre moment de l’année car cela correspond mieux à son activité.

44On peut néanmoins à ce stade avancer quelques données chiffrées (tab. 4) qui montrent que le jardinage occupe une place plus importante dans les patrimoines des nouveaux venus.

45Le maraîchage apparaît comme une activité plus présente dans la composition des patrimoines des nouveaux venus, ce qui corrobore le fait que la plupart de ceux qui se déclarent jardiniers n’ont pas d’enracinement généalogique dans la commune. Dans le cas des paysans appartenant aux vieilles familles ivryennes, 20 % d’entre eux cultivent un jardin à vocation maraichère quand 80 % n’en ont pas. Si on compare ces deux sous-groupes on constate immédiatement des écarts de fortune importants. Ceux qui ont des parcelles de jardin disposent d’un revenu cadastral moyen de 33,03 francs, ceux qui n’en ont pas de 13,29 francs seulement. Cette différence de profil de fortune est confirmée par la valeur médiane 7,26 francs pour les sans jardin contre 15,53 pour ceux qui font du maraîchage. Cette conclusion n’est pas en soi surprenante puisque les jardins ont une valeur cadastrale supérieure aux terres à labours et aux vignes, mais l’amplitude de l’écart et le fait qu’aucun de ces propriétaires ne possèdent que des parcelles de jardin mais toujours un patrimoine composite, dans lequel le maraîchage occupe une place minoritaire, incite à considérer ces deux sous-groupes de manière différenciée. Il semble que bien que ceux des plus enracinés qui n’ont pas pris le tournant du maraîchage soit aussi les plus pauvres ou les plus appauvris.

46L’examen individuel de la composition des patrimoines permet de préciser les profils de ces deux groupes. Il est intéressant notamment d’essayer de suivre nominalement les vieilles familles présentes au XVIII^e siècle, voire plus tôt et qui ont formé le cœur de la vie villageoise sur le plan agricole mais aussi social et politique. Si l’on s’attache au suivi de leurs patronymes dans le cadastre de 1840 on retrouve des descendants des familles Cochet, Collet, Jolly, Leroy, Noblet26 dans les deux groupes. Parmi ceux qui disposent de parcelles en maraîchage cette part du patrimoine est cependant toujours minoritaire, la place la plus importante étant toujours occupée par les labours et secondairement les vignes. Cela n’est pas surprenant en soi. À l’inverse des nombreux migrants venus de la Nièvre ou de la Côte-d’Or pour s’installer comme « jardinier » et qui ne possèdent aucun bien dans le village avant d’acquérir de petites parcelles à mettre en culture maraichère, les individus issus de ces vieilles familles disposent de terres reçus par héritage et traditionnellement mises en labours ou en vigne, mais cette répartition culturale des patrimoines peut également se lire comme une difficulté à faire évoluer un patrimoine sur lequel était fondé, depuis plusieurs générations, leur assise économique et sociale au sein du village.

47Il faudrait se livrer – mais la place manque – à une analyse fine du parcours de chacun de ces individus et de leurs ascendants directs pour comprendre pourquoi certains ne font que reproduire un mode de fonctionnement de l’exploitation familiale identique à celui des générations précédentes. À ce titre, ils ne semblent pas tenir compte des dynamiques et des bouleversements économiques qui affectent leur commune quand d’autres semblent mieux les prendre en compte même si, considérée globalement, la transition du statut de village à celui de ville de banlieue dans les premières décennies du XIX^e siècle se traduit en moyenne pour tous ces individus issus des vieilles familles villageoises par un appauvrissement accompagné d’une réduction de leur influence sociale27.

48Un cas mérite cependant qu’on s’y attarde : celui des Bourdilliat. De tous les patronymes villageois du XVIII^e siècle, c’est le seul qui ne compte aucun propriétaire d’une parcelle de jardin alors qu’on compte encore en 1840, 11 propriétaires portant ce patronyme dans le cadastre. Cela ne signifie pas qu’aucun membre de cette famille est dans ce cas car la voie féminine n’est pas analysée ici mais il est en soi intéressant, toutes choses égales par ailleurs, que ce soit le seul patronyme à présenter cette particularité. Quelles sont les caractéristiques qui singularisent cette « famille » au sens large ? Le patronyme compte 116 individus dans le fichier démographique. Le premier Bourdilliat présent dans le village d’après le fichier généalogique se prénomme François. Il y meurt en 1761 à un âge inconnu. Il a quatre enfants au moins nés ailleurs mais qui se marient à Ivry avant 1750. Ce premier Boudilliat apparaît à son décès comme vigneron et est ancien marguillier de la paroisse. Ses trois fils déclarent au cours de leur vie la même profession et deux d’entre eux apparaissent dans un acte au moins comme marguillier ou ancien marguillier.

49Les Bourdillat occupent à l’évidence une place importante dans le village durant la période. Ils sont présents sans discontinuer au conseil municipal durant tout la Révolution et l’Empire et présentés, pour l’un d’entre eux, soit comme notable soit comme propriétaire. Après une longue éclipse on trouve en 1837 Jean-Marie Bourdillat parmi les membres du conseil. Il est alors dit marchand de vin.

50La situation des Bourdilliat s’est globalement dégradée au cours de la période. En 1816, le revenu cadastral moyen des 10 propriétaires Bourdilliat est de 310 fr. et le patrimoine médian de 290 fr quand les revenus cadastraux moyen et médian sont respectivement de 224 et 50 fr. environ. En 1840 les Bourdilliat se maintiennent dans le village. On compte encore 11 propriétaires qui portent ce nom, mais leur situation est beaucoup moins avantageuse. Leur revenu cadastral moyen est inférieur à 9 fr. contre un revenu moyen pour l’ensemble des propriétaires de 54 fr. environ. En réalité à l’exception de Jean-Marie et de Pierre-Gilles Bourdilllat qui affichent des revenus cadastraux de 18 et 25 fr., les 9 autres ont des revenus cadastraux inférieurs à 11 fr. et majoritairement inférieurs à 5 francs. Dans ce groupe patronymique, le plus frappant est la place occupée par la vigne, que ce soit par le nombre des parcelles possédées ou par les dénominations professionnelles glanées dans les registres d’état civil.

51On peut faire l’hypothèse que cette forte implication dans la vigne explique la situation singulière des Boudilliat, seul groupe patronymique parmi les vieilles familles à ne posséder aucune parcelle de jardin et à connaître une telle dégradation de sa position économique dans la commune. Certes, le revenu cadastral n’est qu’un indicateur parmi d’autres des fortunes qui ne rend pas compte de la place dans l’échelle sociale de bon nombre de professions, à commencer par celle de Jean-Marie Bourdilliat qui est marchand de vin et non pas vigneron. Cependant, il est intéressant de constater que chez les Bourdilliat, à l’inverse d’autres vieilles familles telles que le Noblet ou les Leroy, la vigne occupe une place plus importante que les labours dans la composition des patrimoines. Les deux Bourdilliat qui échappent à l’appauvrissement ont d’ailleurs d’autres professions que vigneron (cultivateur et marchand).

52On connait depuis les travaux de Marcel Lachiver les caractéristiques particulières des vignerons en termes d’endogamie, d’identité professionnelle, d’attachement à des savoir-faire et à des territoires. Cela peut expliquer l’appauvrissement plus prononcé de certaines familles anciennement implantées dans la commune. Toutes voient leur situation globalement se dégrader mais avec une intensité différente selon les professions. Les vignerons sont sans doute ceux qui ont le plus de difficultés à se convertir à ces nouvelles activités liées au développement du maraîchage, malgré son intérêt économique évident.

Conclusion

53Au terme de cet article, on peut à la fois conclure sur le cas envisagé ici, d’une part, et tirer quelques enseignements et réflexions sur la manière dont l’historien peut appréhender le problème du déclassement dans les sociétés préindustrielles.

54La première conclusion tient à la mise en évidence du processus qui conduit à déstabiliser la position économique et sociale des paysans en contexte d’urbanisation et d’industrialisation de leur espace. Il faut insister sur le caractère très partiel de ce schéma explicatif par des causes exclusivement exogènes. Même dans le cadre de l’explosion démographique que connaît Ivry particulièrement entre 1820 et 1840, les possibilités offertes à l’activité agricole restent importantes. Malgré le quintuplement de la population en deux décennies à peine, l’espace communal reste très majoritairement agricole. En outre, la croissance de la population parisienne offre un marché en plein développement pour les petits propriétaires exploitants du village d’Ivry. Cette opportunité se lit dans l’usage des sols qui fait une part croissante au maraîchage. Pourtant force est de constater que les individus qui bénéficient d’un avantage initial sur ce plan par une maitrise d’une partie du foncier et une assise économique et sociale vérifiable par de multiples indicateurs (fortune foncière, réseaux de parents et alliés sur place, présence dans les instances de décisions politiques et collectives) se révèlent globalement incapables d’en tirer parti et voient leur position fragilisée. On peut dès lors dans le cas de ce groupe des paysans issus des vieilles familles ivryennes qui ont constitué le cœur du village durant tout le XVIII^e siècle parler de déclassement social.

55Ce qui fait la force du groupe au XVIII^e siècle et sa cohésion, particulièrement dans le monde des vignerons, semble finalement constituer un obstacle pour prendre en compte les nouvelles opportunités qui permettraient le maintien d’une position sociale au moins équivalente d’une génération à l’autre, malgré les transformations profondes, mais progressives à beaucoup d’égards, du contexte économique.

56De ce point de vue, le déclassement social résulte largement des mécanismes de reproduction familiale à l’identique qui permettent au modèle de l’exploitation familiale de perdurer de génération en génération. À cet égard, le déclassement ne traduit pas un échec de ce processus mais un bon fonctionnement des mécanismes de reproduction avec transmission d’une partie des biens et installation d’une partie importante des enfants à la tête d’exploitation semblables à celle de leurs parents. Le nombre d’individus issus de ces familles se maintient d’un cadastre à l’autre en nombre absolu (même s’il se réduit en chiffres relatifs de population totale). De ce point de vue, dans cette zone de partage égalitaire, la fragilisation de la position sociale des paysans exploitants ne provient pas d’une rupture du processus de reproduction familiale à l’identique mais de sa perpétuation, contrairement, par exemple, au modèle des familles souches pyrénéen que la revendication des cadets à s’établir eux aussi à la tête de maisons au XIX^e siècle est venu fragiliser28. Dans le cas des familles vigneronnes d’Ivry le mode de fonctionnement traditionnel et le cadre protecteur du village, au lieu de constituer un frein au déclassement, semble plutôt favoriser son accélération29.

57Sur un plan plus général, cette approche quantitative du déclassement est nécessairement incomplète car elle s’appuie sur un indicateur unique, la fortune foncière, qui est loin de permettre d’approcher le complexe d’attributs qui font une position sociale et éventuellement un déclassement. Cette approche notamment ne permet pas une appréciation directe du sentiment de déclassement social, mais quelles sources le permettent pour ce type de populations ?

58Cette approche partielle, et essentiellement quantitative, a cependant, un certain nombre de mérites. Elle tente de mesurer la position sociale et l’ampleur du déclassement sur un indicateur. Apprécier l’écart entre la perception et la « réalité », même d’un seul indicateur mesurable, n’est pas en soi sans intérêt, y compris pour analyser une perception. Elle permet de prendre en compte la dimension collective du déclassement qui, certes, en tant que perception est en partie un sentiment individuel mais se nourrit, par nature, du collectif. La position et le déclassement restent des notions relatives, qui s’apprécient à l’aune de la position des autres.

59Cette démarche de fait interroge plus globalement les logiques d’identité d’un groupe social bien défini – les paysans propriétaires exploitants issus des anciennes familles d’un espace qu’elles ont durablement maitrisé, se forgeant ainsi une identité de groupe forte. En resituant les parcours individuels et familiaux dans le récit plus large des évolutions économiques et en comparant avec d’autres groupes sociaux, cette démarche permet enfin de mettre en évidence les logiques internes de déclassement propre à un groupe d’individus et d’insister sur le fait que, même relatif à d’autres groupes, la trajectoire sociale n’est pas que le fruit de phénomènes exogènes. Elle résulte également de choix – ici celui de persister à faire de la vigne et à prolonger des modes de cultures traditionnels – qui certes à terme se révèlent de mauvais choix mais qui sont des choix qui peuvent apparaître tout à fait judicieux au moment où ils sont faits. Les avantages initiaux, en termes de fortunes foncières, que procure le fait d’appartenir à ces anciennes familles et la cohésion social du groupe confèrent en réalité une grande « rationalité » à ces mauvais choix au moment où ils sont effectués.