1Dans la grammaire sociale de l’Ancien Régime, l’aînesse est une règle commune qui organise la place de chacun au sein du système hiérarchique1. Le fait a nourri une littérature2 et des études sur les cadets de la noblesse et leur pauvreté. Michel Nassiet a ainsi pu montrer qu’en Bretagne, le partage inégal était le facteur principal d’appauvrissement dans la petite noblesse et conduisait, au moins jusqu’au XVII^e siècle, à l’existence d’une plèbe nobiliaire contrainte aux alliances roturières3, confirmant les dires de Chateaubriand. Plus récemment, à partir de la noblesse seconde champenoise, Laurent Bourquin a cherché à nuancer le sort fait aux cadets au XVII^e siècle en insistant sur les choix de vie des individus4, mais son étude montre qu’il n’est pas possible de nier le fait que les carrières et les fortunes sont le plus souvent inférieures aux aînés. Pour autant, comme M. Nassiet le pointait déjà, les modalités et les conséquences sociales de l’aînesse au sein du second ordre n’ont pas toujours été les mêmes dans le temps.

2Cet article vise précisément à interroger les effets sociaux de la différence dans les héritages entre aînés et cadets au sein de la noblesse française entre XVI^e et XVIII^e siècles, dans une perspective dynamique tenant compte des transformations dans l’organisation domestique des familles nobles5. En partant d’une vingtaine de familles prises comme exemples de logiques plus générales (Mesgrigny, Vassé, Gouffier, Potier, Lamet, etc.), il s’agit de savoir si le fait d’être cadet conduit à un déclassement social relatif systémique, produit des parcours sociaux spécifiques, restreint les horizons de carrière ou non. Une telle étude nécessite de prendre en compte la démographie, les alliances et la possibilité de fonder des branches cadettes, de les comparer avec les branches aînées pour voir quelle différenciation sociale produit l’aînesse sur plusieurs générations et si, éventuellement, la place des cadets change au cours de la période considérée. Certaines de ces familles, comme les Mesgrigny et les Potier, ont des branches aussi bien dans la noblesse de robe que dans la noblesse d’épée, ce qui permet d’interroger les distinctions entre les deux. Enfin, point crucial, cette analyse des conséquences sociales de la différenciation aînés/cadets doit être envisagée en relation avec le genre pour évaluer si des processus similaires ou non affectent les aînées par rapport à leurs cadettes ainsi que par rapport à leurs cadets.

3J’essaierai de confronter les parcours sociaux que l’on peut retracer aux références que l’on peut trouver, dans quelques mémoires, à la question des cadets, afin de mesurer de quelle façon était perçue cette différenciation sociale ainsi que les conséquences de cette perception emic sur les caractérisations sociales que nous produisons dans notre propre travail d’historien.

Cadets, branches cadettes et alliances

Approche démographique

4On sait la difficulté à connaître le nombre d’enfants dans les familles d’Ancien Régime, même dans la noblesse, particulièrement pour le XVI^e siècle : absence de registres paroissiaux, sources de la pratique lacunaires qui ne mentionnent pas toujours l’existence de frères et sœurs6. Dans les généalogies, établies par la suite, l’ordre des naissances et les enfants morts jeunes apparaissent de manière aléatoire et font passer le critère du rang de naissance derrière celui du sexe. Les hommes sont présentés en premier, dans l’ordre de naissance s’il est connu ; les femmes en second, dans l’ordre de naissance également, ce qu’il faut noter, puisque cela signifie que cet ordre est considéré comme ayant aussi une pertinence pour les filles.

5L’aînesse s’applique à l’enfant le plus âgé à un moment donné, les autres enfants étant considérés comme cadets. Les mémoires montrent la conscience aiguë de ce caractère potentiellement non définitif de la place de cadet en raison de la mortalité. Bassompierre écrit : « Je suis issu troisième enfant en ordre de feu Christophe de Bassompierre et de Louise de Radeval, et premier de ceux qui les ont survécus, qui étoient cinq de nombre »7. Il faut ajouter que l’aînesse peut se décliner de manière relative ou absolue en fonction de la prise en compte ou non des filles dans la fratrie. Ainsi, il est possible de parler d’un fils aîné en ne mentionnant pas qu’il a une sœur aînée. Inversement, il est possible de parler de la sœur aînée relativement aux autres filles. Nicolas Goulas évoque ainsi volontiers « l’aisé des masles » mais parle aussi, à propos des enfants de son père et de sa mère, de « leur fille aisnée », Louise, mariée à Pierre Sublet, seigneur de Romilly8.

6La présence des cadets est bien évidemment liée au premier chef aux caractères démographiques généraux9. En raison de la forte mortalité infantile et juvénile, ainsi que de la mortalité adulte, le nombre moyen d’enfants atteignant l’âge adulte par couple était de trois au XVI^e siècle. Les chiffres ne furent pas très différents dans la première moitié du XVII^e siècle, les familles nobles ayant en moyenne six enfants dont on peut penser que trois survivaient10. En revanche, la fin du XVII^e siècle représenta un tournant : commença alors une baisse importante du nombre d’enfants dans le second ordre11. Les 12 lignages composant 168 fratries pour lesquels j’ai fait le compte des enfants corroborent ces tendances, même si les chiffres sont faussés par les biais de la documentation. Ainsi, sur 802 enfants au total, on compte 467 garçons et 333 filles – marque de leur sous-enregistrement dans les documents et les généalogies. Ils donnent une moyenne de 2,12 cadets et de 1,47 cadette (par rapport à une sœur aînée) par fratrie au XVI^e siècle, 1,68 cadet et 1,21 cadette au XVII^e siècle, 1,28 cadet et 0,83 cadette au XVIII^e siècle. Ces chiffres ne comprennent pas les couples restés stériles et incluent de manière aléatoire les enfants nés avant d’avoir atteint l’âge adulte. Ils n’ont donc aucune valeur démographique mais permettent de donner une idée de la tendance générale à la baisse du nombre d’enfants.

Les branches cadettes

7La création de branches cadettes ne dépend pas seulement de l’existence de cadets, mais également de leur accès au mariage. Sur les 197 cadets que Laurent Bourquin comptabilise dans la noblesse seconde champenoise au XVII^e siècle, 134 ne se marient pas, soit 68 %12. Michel Nassiet a également insisté sur cette difficulté pour les cadets à accéder au mariage. Mon corpus permet de montrer que l’ensemble de la période moderne n’est pas homogène de ce point de vue. Ainsi, au XVI^e siècle, on compte 3,34 mariages par fratrie, 2,07 au XVII^e, et seulement 1,69 au XVIII^e. Cette baisse du nombre de mariages a déjà été étudiée. Les conséquences sur les alliances des cadets sont importantes. Ainsi, au XVI^e siècle, environ 61 % des enfants sont mariés (52 % des garçons, 76 % des filles, ce différentiel étant sans doute dû au fait que les filles mariées sont celles qui sont mentionnées alors que les autres tombent davantage dans l’oubli), mais seulement 38 % des cadets et 56 % des cadettes. Au siècle suivant, le taux de mariage par enfant tombe à 44 % (45 % pour les garçons, 41 % pour les filles), mais à 19 % pour les cadets et les cadettes. Au siècle des Lumières, le taux de mariage des enfants est de 42 %, mais de 15 % pour les cadets et les cadettes. L’alliance s’est fermée à ces derniers au cours du XVII^e siècle. Si Jean de Saulx-Tavannes tenait un discours sur la restriction du nombre de mariages, particulièrement des filles13, il pensait néanmoins que plusieurs alliances étaient possibles et, dans les faits, c’est bien ce qui se passait, mais un siècle plus tard, le mode dominant dans la noblesse est de ne plus marier qu’un garçon et une fille.

8Toutes les alliances de cadets n’entraînaient pas la constitution de branches cadettes. Dans la noblesse seconde champenoise du XVII^e siècle, 10 % seulement des cadets parviennent, grâce à l’achat ou l’héritage d’une seigneurie et à une descendance, à constituer une lignée cadette14. Les chiffres de mon corpus sont plus importants mais donnent une tendance à la baisse : au XVI^e siècle, ils sont 33 % des cadets à fonder une branche cadette, au XVII^e siècle, 25 %, et 17 % au XVIII^e siècle. Le nombre de branches cadettes a donc logiquement diminué, tant du fait de la restriction des alliances pour les cadets que de la diminution du nombre d’enfants.

Quelles alliances pour les cadets ?

9Reste enfin à savoir s’il existait une différence dans les alliances contractées par les aînés et celles des cadets. Fanny Cosandey a montré que, dans les familles princières, les aînés étaient mariés à des aînées et les cadets à des cadettes15. Qu’en était-il dans la noblesse ? Répondre à cette question suppose de reconstituer des généalogies avec l’ordre exact des naissances, ce qui est loin d’être évident. Il est notamment difficile de savoir si une fille aînée est première née de l’ensemble des enfants, mâles et femelles confondus.

10Les résultats de l’étude de mon corpus sont moins nets que dans les familles princières. La recherche d’alliances entre aînés fonctionne bien, avec comme corrélat une alliance des cadets entre eux le plus souvent, mais la recherche de l’aînesse pour des cadets ou des cadettes existe : il faut pour cela que la différence sociale entre les familles le permette. Il y a bien sûr des aléas en fonction des décès mais aussi en fonction des capacités individuelles, que ce soit pour les militaires, les robins ou les religieux, à condition que ces capacités trouvent à s’exprimer et soient remarquées, ce qui n’est pas assuré. Cependant, de nombreux cas n’entrent pas dans ce schéma. L’explication est sans doute à chercher dans les jeux de la transmission des biens qui font intervenir de multiples variables qui peuvent venir atténuer la prime à l’aînesse. Une forte ascension sociale, notamment, est sans doute un élément déterminant qui favorise les mariages avec des aîné(e)s.

Cadets, branches cadettes et transmission au XVI^e et au début du XVII^e siècle

Le partage inégalitaire et la fabrique de l’aîné(e)

11Dans la noblesse, l’aînesse masculine est une conséquence des coutumes et de la manière dont elles règlent le partage. Laurent Bourquin a montré que l’on pouvait distinguer trois ensembles de coutumes différents16. Dans l’Ouest de la France, le partage repose sur le statut des personnes. Pour les familles nobles, l’aîné est avantagé par un préciput (généralement la principale demeure) et reçoit en outre la majeure partie de la succession ainsi amputée (généralement les deux tiers). Les cadets se partagent le reste : plus ils sont nombreux, moins ils reçoivent de leurs père et mère. Dans les coutumes d’Île-de-France, de l’Orléanais et de Picardie, l’avantage de l’aîné repose sur la nature des biens : l’aîné emporte la moitié ou les deux tiers des fiefs ; les autres biens sont partagés également entre les enfants. Enfin, dans les coutumes du Nord-Est et du Massif Central, davantage influencées par le droit romain, le chef de famille dispose d’une grande latitude pour avantager ou non un de ses enfants, généralement l’aîné, à condition de le prévoir dans son testament. Le préciput accordé à l’aîné lorsque la succession ne comporte qu’un fief est limité.

12La question de l’aînesse féminine dans le cas où seules des filles viennent à hériter est elle aussi tranchée de manière différente selon les coutumes (en pays de droit écrit, il est de toutes façons possible de « faire une aînée » au même titre qu’un aîné)17. Les coutumes de l’Ouest et celles des Pyrénées reconnaissent l’aînesse parmi les filles. Ce n’est pas le cas ailleurs où les filles partagent les fiefs à part égale. Les juristes discutent cependant pour savoir si l’aînée doit ou non avoir un avantage quant au choix des lots et à l’héritage des papiers de famille. C’est le cœur de la question : celle qui héritait de la seigneurie principale donnant son nom à la maison était celle qui accédait à la place de chef de maison, qui n’était pas seulement héritière mais aussi successeur18. La question des espérances se posait donc a priori différemment pour une aînée et pour une puînée, quelle que soit la coutume dont relevaient les biens.

13Les coutumes orientaient le devenir social des enfants. Les textes de l’époque ne laissent aucun doute sur le fait que les parents, dans la noblesse, prévoyaient pour chacun de leurs enfants une carrière. Les aléas pouvaient cependant venir modifier ces projets, et parfois l’ordre de naissance. Dans ses mémoires parus en 1656, Michel de Marolles, quatrième né de sept enfants, relate la maladie qui, à l’âge de deux ans, atteignit son œil gauche et affecta sa vue. Le médecin du roi chargé de le soigner indiqua à ses parents qu’il était « plustost destiné à une condition paisible ». Ces derniers « eurent donc dessein de me faire Abbé, ayant d’ailleurs un Aisné assez bien fait, qui donnoit de grandes esperances de maintenir la famille, & jugerent à propos de faire mon frere Louys plus ieune que moy d’un an, Chevalier de Malthe »19. On voit qu’il y a une destinée familiale prévue pour chacun, avec une répartition nette, mais qui s’adapte. Les aléas démographiques jouent. Les placements comme chevaliers de Malte servent ainsi de position d’attente, au cas où un aîné viendrait à mourir précocement. Bassompierre indique que lorsque son second frère décède en 1604, sa mère et lui rappellent le puîné, envoyé se faire chevalier de Malte, avant qu’il ne prononce ses vœux, pour le marier en Lorraine20.

14Les projets des familles dépendaient aussi des occasions. Goulas, aîné, rapporte ainsi que son père tenta d’obtenir pour lui l’abbaye de Saint-Barthélemy, lorsque son possesseur, qui était le beau-frère du père, mourut en 160621. Goulas écrit que son père prétendait faire de lui un ecclésiastique, mais l’anecdote laisse surtout penser que son père souhaitait conserver l’abbaye dans la famille en profitant du fait que Villeroy était le parrain de son fils aîné. La présence d’un fils ou d’une fille premier né entré en religion et laissant la place de l’aîné(e) à un frère ou une sœur plus jeune n’est pas rare. Les désirs des enfants pouvaient être pris en compte : Mergey, dernier de quatorze enfants, relate qu’il était destiné à l’état ecclésiastique mais, constatant qu’il n’avait aucun goût pour cela, sa mère le fit rentrer dans les armes22.

15Enfin, les dynamiques sociales des familles jouaient, pouvant aboutir parfois à une alliance avantageuse pour un cadet ou une cadette. Le cas des deux frères, Artus et Guillaume Gouffier, est intéressant de ce point de vue. Le premier, aîné, est marié en 1499 à Hélène de Hangest, fille de Jacques, seigneur de Genlis, chambellan du roi : elle a deux frères au moment du mariage. Son douaire est de 500 livres23. Sept ans plus tard, Guillaume épouse, sous le patronage d’Arthus, Bonaventure du Puy du Fou, d’une noblesse inférieure à celle des Hangest mais héritière de sa maison. Le douaire est de 400 livres24. La remarquable carrière de leur père, gouverneur de Touraine à la fin de sa vie, a permis cette alliance importante d’un cadet, sans compter le mariage de trois filles. Au XVI^e siècle, le partage inégalitaire était donc modulé au sein des familles où l’on faisait un et une aînée – et des cadets et cadettes, dont les devenirs sociaux étaient eux-mêmes différenciés.

Les compensations de l’inégalité et la fabrique de plusieurs héritiers

16En effet, les coutumes n’avaient pas de caractère absolument contraignant et laissaient une marge de décision aux acteurs dans l’organisation de la transmission25. Dans la pratique, il était toujours possible à un père, une mère, un oncle, une tante, d’avantager un fils ou une fille, un neveu ou une nièce, par des donations ou par des accommodements, mais aussi de limiter l’inégalité entre héritiers par les mêmes moyens.

17Or, au XVI^e siècle, dans la haute et la moyenne noblesse, possédant plusieurs seigneuries, les possibilités de fabriquer plusieurs héritiers sont largement utilisées. Ainsi, dans son testament rédigé en 1495, Guillaume Gouffier institue son héritier universel Artus Gouffier, son fils aîné, mais il fait plusieurs legs à ses autres enfants et, surtout, il donne à son cinquième fils, aussi appelé Guillaume, la terre et les acquêts qu’il a faits sur les biens de son cousin Jacques Gouffier, ce qui permet audit Guillaume de posséder une base domaniale pour fonder une lignée26. On jugera de la réussite de cette lignée en prenant pour second exemple celui de François Gouffierle fils aîné de Guillaume II. François contracte en 1544 un beau mariage avec Anne de Carnazet, fille d’honneur de Catherine de Médicis, et réussit une belle carrière. En août 1576, il marie son fils aîné, Henri, à Jeanne de Bocholt. Ce dernier reçoit en avancement d’hoirie la baronnie de Thiennes et d’autres seigneuries situées en Picardie, en Artois et en Italie27. Trois semaines plus tard, il fait devant notaire une donation par laquelle il donne à ses filles Claude et Françoise, déjà mariées, 10 000 livres, et à Anne, pas encore mariée, 40 000 livres, dont sera déduite la somme qu’il payera pour son mariage et ses vêtements nuptiaux. Ses fils cadets reçoivent chacun un ensemble de terres : Thimoléon la châtellenie de Thoix, près d’Amiens ; Charles les seigneuries de Saint Omer, Belloy, et d’autres au comté de Clermont et bailliage d’Amiens ; et Charles Maximilien des seigneuries situées dans la prévôté de Mondidier, en plus de la châtellenie de Catheu dont il jouit déjà28. Ces donations permettent à Thimoléon d’épouser deux ans plus tard Anne de Lannoy, fille du gouverneur de Boulogne29, et à Charles Maximilien de se marier en 1581 avec Marguerite de Hodicq, fille d’un noble picard également allié à la famille Halluin30. François Gouffier a clairement corrigé l’inégalité du partage nobiliaire, réussissant à fonder trois branches dans sa descendance.

18La présence structurelle d’oncles et de tantes laissant leur héritage, en raison de la démographie et des mises en religion, était également un facteur qui permettait la création de branches cadettes par l’apport d’héritages en ligne collatérale, particulièrement lorsque l'oncle ou la tante était également parrain ou marraine de son neveu ou de sa nièce. Un exemple suffira : en 1614, Antoine de Lamet, seigneur du Plessis-Saint-Just, sans descendance et sans alliance, donne cette terre qui se situe dans la prévôté de Montdidier, en Picardie, à son neveu, Charles, fils cadet de son frère aîné, terre qu’Antoine avait lui-même reçue en donation de son père. Il reproduit ainsi en ligne collatérale la tentative de son père de maintenir une deuxième branche des Lamet, fondée sur la possession de cette seigneurie du Plessis-Saint-Just. Preuve en est qu’il assortit cette donation d’une condition par laquelle il interdit au donataire de céder, d’aliéner ou d’hypothéquer cette terre et, en cas de décès, d’une substitution pour que la terre passe d’aîné en aîné et de mâle en mâle31.

L’autonomisation des maisons issues de branches cadettes

19La fabrique de plusieurs héritiers entraînait la constitution de différentes « maisons », entendues au sens anthropologique comme le complexe formé par un nom et des biens transmis ensemble, y compris par les femmes à défaut de mâle32. Antoine de Lamet, pour reprendre l’exemple précédent, cherche à perpétuer la maison du Plessis-Saint-Just, nom sous lequel il est connu, en la transmettant à son neveu.

20Les branches du patrilignage qui forment autant de maisons au XVI^e siècle peuvent conserver des liens intenses entre elles, mais elles prennent parfois leur indépendance. C’est ainsi que Louis II de Crevant, issu d’une branche cadette de cette famille noble de Touraine, profita du hasard qui vit sa femme, Jacqueline d’Humières, devenir héritière à la toute fin du XVI^e siècle, pour fonder sa propre maison, en écartelant ses armes avec celles de sa femme et en rompant toute relation avec la branche aînée33. Chez les Potier, au XVII^e siècle, à une époque où, on va le voir, l’idéologie du patrilignage triomphe, les deux branches des présidents à mortier et des ducs et pairs, si elles conservent des relations entre elles, se comportent cependant de manière parfaitement autonome l’une de l’autre, sans que jamais il ne soit question d’alliances ou de transmission entre les deux qui forment ainsi des maisons nettement séparées.

21Un cadet pouvait enfin prendre son autonomie par rapport à sa maison en se trouvant dans la situation de reprendre une maison sans descendance. C’est ce qu’on appelait « relever le nom et les armes », condition dont étaient assorties certaines alliances avec des héritières et certaines donations. Cette option de transmission cherchant à préserver l’existant en maintenant les maisons menacées d'extinction était fréquemment retenue34. Dans le cas des alliances entre une héritière et un noble de même niveau, l’héritage maternel avec son nom et ses armes était souvent repris par le fils cadet, tandis que l’aîné se retrouvait à la tête de la maison de son père. La clause était inscrite dans le contrat de mariage qui prévoyait la double succession. Ainsi, lorsque Bernard Potier, seigneur de Blérancourt, fils de Louis, secrétaire des commandements, épouse Charlotte de Vieuxpont, fille unique et héritière de Gabriel de Vieuxpont et de Françoise Desbours, en 1600, le contrat de mariage prévoit que « celluy des enffans masles qui proviendra dudit mariage qui aura la terre de Chaillons sera tenu de porter le nom et les armes de Vieupont »35. Le cadet était alors amené à prendre la tête de la maison qui aurait sinon disparu, et à sortir de celle de son père.

22Il était également possible qu’un oncle ou une tante maternelle procédât de même. En 1576, Antoine de Bouchavannes, seigneur dudit lieu, « considerant qu’il n’a aucuns hoirs procréez de son corps, est veuf, & n’est en volonté de se remarier, pour la bonne & singuliere affection & amitié qu’il dit avoir & porter à Iosias de Lamet son Filliol & Nepveu », second fils de défunt Christophe de Lamet, seigneur de Lamet, et de dame Isabeau de Bouchavannes, sœur d’Antoine, lui fait donation de tous ses biens fonciers, notamment la seigneurie de Bouchavannes, à la condition que« ledit Iosias de Lamet donnataire sera tenu dés maintenant & à toûjours, luy & ses enfans & descendans, prendre & porter le nom & armes pleines de Bouchavannes, telles que les porte ledit Seigneur, & comme feroit son propre fils […] »36. Josias de Lamet, cadet, était grâce à son oncle maternel et parrain mis en position d’héritier et de successeur de la maison de Bouchavannes.

23On le voit, si la grammaire sociale favorisait l’aînesse et contraignait nombre de cadets et de cadettes à des carrières inférieures à celles de leurs frères et de leurs sœurs aînés, le régime démographique, la parenté, l’organisation domestique nobiliaire et les pratiques de transmission conduisaient, au moins dans la noblesse moyenne et haute, possédant des biens suffisants, à compenser pour certains les effets de l’inégalité, à chercher à fonder des branches cadettes par des alliances, voire à mettre les cadets en situation d’héritiers des maisons qui auraient sinon disparu. L’ensemble de ces éléments explique des réussites de cadets qui, parfois, pouvaient fonder des maisons plus brillantes que celles de leurs aînés. Le déclassement social n’était donc pas systématique.

Différenciation sociale et idéologie familiale aux XVII^e et XVIII^e siècles

Patrilignage et renforcement de l’aînesse

24La fin du XVI^e et le XVII^e siècles sont caractérisés par un renforcement de l’idéologie patrilignagère qui prend d’abord la forme d’un accent mis sur la famille noble comme patrilignage, fondée sur le sang, minorant la part des biens, et notamment des fiefs, dans la définition de la continuité de ces familles37. Le sens du mot « maison » tel qu’il est utilisé à partir de cette époque renvoie au groupe de descendance patronymique.

25Cette montée en puissance de l’idéologie patrilignagère s’accompagne de changements dans les modes de transmission du patrimoine au sein des familles. La progressive disparition des relèvements de nom et d’armes en est un élément important. Un des principaux moyens pour les cadets de succéder à une maison disparaît ainsi. La fermeture de l’alliance aux cadets et aux cadettes en fait également partie. Le corolaire en est la concentration des investissements – et des biens – sur les aînés et les aînées. Cela passe par différents moyens qui accentuent l’inégalité de la transmission38 : donations entre vifs, libre disposition des biens meubles pour un testateur, mises en religion, renonciation de certains enfants aux successions paternelle et/ou maternelle. En 1636, par exemple, il est spécifié dans le contrat de mariage d’Anne du Puy du Fou avec Hiérosme de Disimieu que, moyennant la dot qui lui est accordée, la future renonce à la succession de ses père et mère en faveur de son frère, se contentant de ce qui lui est donné pour tout droit de légitime et supplément d’icelle39. Cette clause transforme les apports de la future en part d’héritage qui l’exclut des successions à venir, contrairement aux dispositions de la coutume de Paris qui prévoit que les biens donnés lors du mariage le sont en avancement d’hoirie et doivent donc être rapportés lors de la succession. Il était même possible de renoncer à une succession, voire à tout héritage, par simple acte passé devant notaire, en dehors de toute circonstance particulière. Or les généalogies enregistrent la multiplication, liée à la restriction du nombre d’enfants mariés, de célibataires non placés en religion – filles majeures, chevaliers de Malte, militaires sans alliance – qui se traduit par une augmentation de ce type d’actes par lesquels un individu, généralement un cadet, délaisse tous ses droits sur des successions échues ou à venir. L’ensemble de ces procédés réduisit la part reçue par les cadets et les cadettes dans les héritages.

26Conséquence des investissements sur l’aîné, on note une diminution des pratiques de compensation de la part des pères et mères envers leurs cadets mariés ou qui souhaitent se marier, mais aussi de la part des oncles et tantes qui, structurellement, sont moins en position d’avantager un neveu ou une nièce et ont peut-être moins tendance à le faire. Or, lorsqu’aucun mécanisme de compensation ne joue, la différenciation sociale entre deux branches d’un même patrilignage peut être rapide. L’exemple des Vassé permet d’illustrer le phénomène. En 1587, Lancelot de Vassé, fils aîné de Jean Groignet de Vassé, capitaine de cinquante hommes d’armes, gouverneur et lieutenant général de Chartres et du pays chartrain, fait un brillant mariage avec une fille d’Albert de Gondi, pair et maréchal de France40. Le 7 avril 1618, Charles et François, ses deux frères puînés, partagent ce qu’ils ont obtenu de leur frère par un accord passé en 1609, par lequel Lancelot a réaffirmé son droit d’aînesse suivant les coutumes du Maine et de Normandie41. Charles reçoit une métairie ainsi que plusieurs rentes constituées sur des particuliers (au moins 250 livres de rente). François reçoit les seigneuries de Châtillon (près de Châteaudun) et de Brueil, ainsi que deux fiefs et quelques terres42. Dès le 5 mai suivant, il épouse Renée de Courterne, dame de La Josselinaye, fille d’un simple écuyer d’une médiocre noblesse de province. En 1647, il se dit « seigneur de Classé, de Chastillon, […] chevalier de l’ordre du roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre ». Il demeure au château de Châtillon avec sa femme43. Il ne s’agit évidemment pas là de terres titrées, mais François a pu maintenir une présence à la cour. En 1648, peu après sa mort, un partage provisoire entre sa veuve et ses enfants confirme le déclin relatif de la branche cadette par rapport à la branche aînée44. Ses alliances se restreignent alors à la moyenne noblesse provinciale, ses carrières militaires sont inférieures à celles de la branche aînée, ses membres sont éloignés des charges, notamment des gouvernements. En 1708, l’aîné descendant de cette branche cadette, François René, épouse Jeanne de Tudert. La dot n’est que de 16 000 livres45, à comparer avec les 170 000 livres reçues par Emmanuel Armand, héritier de la branche aînée, en 1701 lors de son mariage avec Anne Bénigne Fare de Béringhen46.

27Dans les familles robe, l’investissement principal était dans l’office, transmis à la ligne aînée, tandis qu’un ou plusieurs cadets passaient généralement à l’épée, avec parfois une descendance. L’examen des lignées cadettes issues des Potier de Novion, famille de la robe mais qui envoie des enfants à l’armée, frappe par le fait que ces branches ne parviennent pas à s’élever comme cela a été le cas au début du XVII^e siècle. L’exemple des Mesgrigny montre que cela conduit aussi à un déclassement relatif de la branche cadette, malgré un partage initial moins inégalitaire que chez les Vassé. D’une façon générale, le passage à l’épée ne semble pas avoir été le meilleur moyen de se maintenir47, sauf à bénéficier d’apports substantiels par les femmes ou à ce que la branche aînée en voie d’extinction transfère ses biens à la branche cadette – mais le cas est rare. La norme est plutôt une coupure entre les différentes branches existantes. Ainsi, l’idéologie du patrilignage se traduit pratiquement par une restriction sur les patrilignées aînées.

28Le XVII^e siècle voit donc un renforcement de l’inégalité entre aînés et cadets, ainsi qu’entre branches aînées et branches cadettes, lorsque ces dernières existent. Leur réussite tient avant tout à des carrières exceptionnelles dans la robe ou dans l’épée. Ce modèle de comportement reste en vigueur au XVIII^e siècle.

Quelle perception de l’inégalité ?

29M. Nassiet a insisté sur le fait que l’inégalité coutumière était essentielle dans le caractère asymétrique de la relation aîné/cadet et engendrait une conflictualité dans les fratries48. Celle-ci est évidemment perçue par les contemporains qui ne la rapportent pourtant jamais au déclassement social produit par l’inégalité. Ils élaborent en revanche un discours sur l’union nécessaire entre les enfants que l’on trouve dans certains mémoires mais aussi dans des testaments ou des actes notariés. Cheverny commence ainsi ses mémoires par une sorte de testament qui comprend un passage où l’on retrouve les termes fréquemment employés pour exhorter les enfants à conserver une bonne entente : « Et pour plus grand et asseuré bien qu’ils sçauroient avoir, je leur encharge et recommande, de toute affection et puissance paternelle, la paix et parfaite union entr’eux, avec l’amitié et concorde fraternelle qui les entreliera et conservera »49. Le testament de René Potier, duc de Tresmes, passé le 22 juin 1659, exhorte ses enfants à mettre fin au conflit qui les divise. Pour « nourrir la paix dans sa maison », il veut que son fils, le marquis de Gesvres, fasse raison à des sœurs des 5 000 livres de rente portées à son contrat de mariage en raison de la prière qu’il lui en avait fait en présence du président de Novion (un Potier de la branche aînée), ce dont son fils, aux dires de Tresmes, était demeuré d’accord par un acte passé devant notaire50.

30Tous ces éléments viennent rappeler que les sentiments au sein de la famille sont le produit d’une genèse sociale dont les résultats ne sont évidemment pas mécaniques mais orientent les dominantes des rapports de parenté51. Il est ainsi frappant de constater qu’au XVI^e siècle, les mémoires ne commentent quasiment pas la position de cadet et encore moins les rapports avec les frères et sœurs52. En revanche, ils apparaissent dans les mémoires de cadets au XVII^e siècle, même si l’expression des tensions familiales reste peu importante. C’est toujours au début qu’est commentée cette place dans la fratrie (ce qu’un aîné ne fait jamais), mais l’auteur n’y revient jamais ensuite. Les Mémoires de Pontis commencent ainsi au moment où, à quatorze ans (vers 1592), orphelin de père et de mère, il décide d’apprendre le métier de la guerre, sert une année dans un régiment avant de revenir à Pontis pour obtenir l’aide de son frère aîné « qui avait selon la coutume du pays tout le bien de la maison », afin d’aller tenter sa chance à Paris.

Je demandai à mon frère l’argent dont j’avais besoin pour cela, mais la dureté qu’il me témoigna en ne me donnant qu’une réale, que j’ai toujours gardée depuis pour marque de sa générosité, m’obligea d’aller trouver mes autres parents et de m’adresser particulièrement à une tante que j’avais, qui m’aimait beaucoup.
Elle me donna les habits dont j’avais besoin et vingt-cinq écus pour faire mon voyage. J’avais un oncle qui m’affectionnait aussi beaucoup, lequel me donna un petit cheval ; et avec cet équipage de cadet, je partis après avoir pris congé de mes parents (…)53.

31Très peu d’éléments, une simple marque d’ironie à l’égard du frère aîné, et une écriture qui fleure déjà le topos littéraire, c’est tout ce que Pontis dira jamais sur sa condition de cadet qui l’aurait exclu de tout héritage.

32Les Mémoires du comte de Forbin, parus cinquante ans plus tard, relatent une expérience semblable : souhaitant entrer dans les armes contre l’avis de sa mère et de son frère aîné, il tente de voler ce dernier puis finit par s’enfuir et s’engage à bord de la galère de son oncle paternel, frère cadet de son père, commandeur de Malte et commandant d’une galère. Encore un conflit, encore une intervention d’un collatéral de la génération précédente manifestant une solidarité de cadet. Ce qui n’empêche pas, selon l’auteur, que « grâce à la destinée des cadets, ma finance était souvent épuisée »54. Les mémoires n’évoquent cependant plus la question par la suite.

33Nul discours tenu par ou sur des cadettes dans cet ensemble de textes unifiés sous le nom de mémoires55. Les tensions et les conflits évoqués sont entre frères. Malgré le renforcement de l’inégalité, ces évocations restent ténues et mesurées. L’ordre familial et hiérarchique n’est jamais remis en cause. Surtout, la position de cadet n’est jamais rapportée à un déclassement social : elle est pensée comme un désavantage qui doit être compensé.

Entre volonté de parvenir et déclassement social

34Aussi, l’idée qui domine au XVII^e siècle dans cette production de mémoires relatant des vies de cadets est toujours que cette place impose de parvenir par soi-même : « mais voyant qu’il ne me voulait employer qu’aux soins du ménage dont je me sentais fort éloigné, je pris résolution de m’en aller à Paris, et de pousser moi-même ma fortune aussi loin que je pourrais » écrit Pontis56. Forbin raconte : « Je perdis mon père dans ces premières années, c’est-à-dire avant que d’avoir pu le connaître. Ainsi, me trouvant le cadet d’une assez nombreuse famille, ce fut à moi, dès que j’eus assez de raison pour m’en servir, à chercher les moyens de joindre aux avantages de ma naissance ceux que la fortune m’avait refusés »57.

35Les mémoires mettent en scène le décalage entre les biens et la naissance que vivent les cadets pour expliquer leur parcours, et le plus souvent affirmer une volonté très forte de parvenir et de prouver leur valeur. Cela s’accompagne généralement d’une insistance sur leur caractère emporté et leur facilité à porter la main à l’épée. Forbin se dit « vif, bouillant et impétueux »58, Campion se dépeint comme incapable de se résoudre à obéir à ceux qui n’étaient pas plus que lui en qualité59.

36La contrepartie, notamment dans les mémoires de nobles ayant fait carrière dans les armes, ce sont les plaintes contre les mauvais remerciements de la cour pour les services rendus, que l’on trouve par exemple chez Pontis ou chez Forbin qui parle « des dégoûts [qu’il a] reçus de la cour »60. Cela renvoie à une réalité sociale : les cadets ont des carrières plus lentes et doivent davantage faire leurs preuves que les aînés. Le passage à l’épée conduisait fréquemment à une certaine descension économique61, mais il faut aussi lire dans ces plaintes un topos souvent utilisé pour expliquer le retrait à la fin de vie, à Port Royal ou dans une solitude propice au recueillement et à la prière. Les vies écrites proposent aux cadets un modèle de carrière et de conduite, ainsi que de résignation.

37On ne saurait pourtant en rester là. L’existence de ces mémoires écrits par des cadets est remarquable, en tant qu’entreprises de justification et d’affirmation. Fortement centrés sur les actions personnelles, ces mémoires laissent peu de place à des mentions de la maison d’origine. Forbin écrit : « Je ne m’arrêterai point ici à parler de ma famille. Le nom de Forbin est assez connu par le mérite de plusieurs de ceux qui l’ont porté, et qui depuis longtemps se sont distingués dans l’Église, dans l’Épée et dans la Robe »62. Plus étonnant, Pontis ne dit rien de sa maison. Parce que les cadets étaient largement mis en marge de la réalité du patrilignage, qui se résolvait dans la patrilignée aînée, les cadets furent peut-être au cœur de l’affirmation des ambitions personnelles que Jonathan Dewald a interprété en termes de réponse individualiste à l’ordre social traditionnel63. Il est certain en tout cas que ces textes ont participé à la construction historiographique qui a fait des nobles les précurseurs de l’individualisme, et qu’ils ont également renforcé l’image d’une noblesse maltraitée par la monarchie absolue.

38Il est possible que les changements dans l’organisation domestique nobiliaire aient produit des parcours en marge de l’ordre familial et parfois social. Le déclin de certaines branches cadettes des Mesgrigny est par exemple frappant. François de Mesgrigny, frère puîné de Jean Nicolas, qui reçut les seigneuries de Souleaux et de Saint-Pouange, épousa en 1693 Madeleine Denise de Nevelet dont il eut sept enfants aux parcours plus que chaotiques. L’un fit deux mariages très médiocres, son frère aîné tua son valet et fut enfermé, le puîné quitta la carrière ecclésiastique et épousa une femme qui fut arrêtée pour vol en 1736, et l’une des sœurs, visitandine, fut une convulsionnaire64. Autre exemple, Jean de Plantavit relate dans ses mémoires ses déboires avec son frère puîné qui, refusant la carrière ecclésiastique, vagabonda quelque peu, revenant de temps en temps au logis familial avec la volonté de s’amender, repartant à la faveur d’une nuit, une fois en emportant avec lui argent ou vaisselle d’argent, poursuivi dès le lendemain par les serviteurs de ses parents et par son frère aîné65. Son comportement en marge faillit le conduire en prison. Jamais Plantavit ne met en relation ce parcours avec la position de son frère vis-à-vis de l’héritage. Les termes de sa condamnation sont moraux mais mesurés : Plantavit aurait toujours tendu les bras à son frère malgré ses déportements. Il faudrait une étude plus poussée pour affirmer que ces parcours en marge augmentèrent au XVIII^e siècle.

Conclusion

39L’expérience sociale des cadets et des cadettes fut-elle celle du déclassement ? Du point de vue rétrospectif de l’historien, il convient d’abord de moduler l’appréciation en fonction de la chronologie. Le fonctionnement de la parenté nobiliaire et de l’organisation domestique des familles de la moyenne et haute noblesse au XVI^e siècle repose sur une volonté de fabriquer plusieurs héritiers. Cela suppose une recherche d’accumulation à chaque génération et les apports des oncles et tantes non mariés ou restés sans enfants pour contrer les effets des partages. Si l’aînesse est avantagée, la possibilité structurelle pour les cadets de fonder une lignée, voire une maison prenant son autonomie par rapport à celle dont ils sont issus, existe bel et bien. Les changements de comportement démographique des élites au XVII^e siècle et dans l’ordre de la transmission viennent bouleverser ce schéma et renforcent l’inégalité au sein des fratries. Le mode de ne marier qu’un fils et une fille fait des aînés, garçons et filles, ceux sur lesquels se concentrent les héritages et les patrimoines, au détriment des cadets et des cadettes. Dans une société comme celle de l’Ancien Régime, le statut social est le fruit des héritages, de la filiation, mais aussi de l’alliance et des apports dotaux. Être privé d’alliance, comme le sont de plus en plus les cadets et les cadettes, a donc un coût social important. Paradoxalement, cette transformation va avec la valorisation du patrilignage lors même que les familles nobles s’étiolent de fait pour se restreindre avant tout à des patrilignées. Au point que l’on peut se demander si cette idéologie n’a pas d’abord servi à justifier politiquement la nouvelle définition de la noblesse saisie par le droit et fondée sur la notion de sang66, à conserver aux cadets leur appartenance à cet ensemble nobiliaire malgré leur descension sociale tout en les plaçant en position de service par rapport à la patrilignée de leur aîné. Ce qui ne signifie bien sûr pas qu’ils ont tous joué ce jeu.

40Du point de vue des acteurs eux-mêmes, l’inégalité et son renforcement ne produisent pas une pensée du déclassement mais du désavantage. L’ordre de pensée est hiérarchique et non social67. L’insistance sur le sang permet d’arguer de la qualité nobiliaire d’abord et avant tout en vertu de son origine familiale, même dans une situation économique fragile. Le déclin des cadets n’est pas conçu en termes de déclassement parce qu’il n’est pas envisageable de ne considérer le statut qu’à partir de critères économiques et de revenus. Pour qu’une telle rupture ait lieu, et pour que l’on voie des nobles questionner leur propre appartenance à leur ordre, il faudra une remise en cause plus générale du second ordre.

41Cela n’empêche pas le renforcement de l’inégalité de participer à ces remises en cause de plusieurs manières, dont on peut ici retenir l’une d’entre elles. Les cadets et les cadettes assuraient, au XVI^e siècle, par leurs mariages hypogamiques, une continuité entre les échelons de la noblesse ainsi qu’un contrôle clientélaire par l’intermédiaire des « chaînes descendantes d’alliés » et plus généralement de relations de parenté à l’échelle des provinces68. L’exclusion des cadets du système de l’alliance met fin à cette organisation nobiliaire, avec des conséquences sociales et politiques sur le second ordre qui ne se sont pas cantonnées à l’échelle des familles. Le sentiment de relégation auquel a contribué l’expérience sociale des cadets n’est peut-être pas tant le leur que celui de la petite noblesse par rapport à la haute noblesse dont elle s’est retrouvée coupée alors même que les évolutions à partir du règne de Louis XIV contribuèrent à accentuer les différences de fortune et de vie entre le monde de la cour et le monde des nobles de province69.