1Agissant « au cœur du lien social et symbolique1 », les sentiments et les émotions contribuent à forger des groupes sociaux en définissant des valeurs communes. Ils concourent ainsi à l’élaboration du statut social, c’est-à-dire aux « différences d’estime sociale, de dignité, de rang, d’honneur, de prestige entre les individus et les groupes sociaux (famille, corps, collèges, communautés) et la reconnaissance mutuelle de ces différences dans une société donné2 », selon la définition de R. Mousnier. Les sentiments ressentis par un individu révèlent de fait son inclusion ou son exclusion par rapport à son groupe social3.

2Le sentiment d’honneur entretient un lien intrinsèque avec les processus de classement et de déclassement social au cours de l’époque moderne. « Principe4 » des monarchies selon Montesquieu, l’honneur participe à la construction de la société d’ordre5. En effet, chaque individu possède un honneur différent selon son appartenance sociale. L’honneur est aussi le reflet des rapports sociaux entre les sexes puisque des différences existent entre l’honneur féminin et masculin. Le sentiment se caractérise par l’impression durable qu’il produit, alors que l’émotion est fugace. Le sentiment représente « une conformité avec ce que l’on croit intérieurement6 » ; le sentiment d’honneur est ainsi défini par L’Encyclopédie comme « l’estime de nous-même, & le sentiment du droit que nous avons à l’estime des autres, parce que nous ne nous sommes point écartés des principes de la vertu7 ». L’honneur est donc un sentiment façonné socialement, mais également un sentiment personnel.

3Les déclassements et les reclassements sont permanents dans la société d’Ancien Régime8. Le déshonneur peut dès lors être un critère pour étudier les dynamiques de mobilité sociale. Le lien entre déclassement social et déshonneur est double. Une rumeur peut entraîner une perte du capital social pour un individu : le déshonneur est alors l’enjeu du déclassement social. Le déclassement social peut également être à la source du déshonneur, comme dans les cas d’appauvrissements. Les causes du déclassement social peuvent donc être extrêmement variées. La spécificité du déclassement social féminin doit également être questionnée. De fait, les réputations sont régulées par des dynamiques genrées : hommes et femmes ne sont ainsi pas déshonorés pour les mêmes raisons. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur les conséquences du déclassement social en fonction du genre.

4Le déshonneur et le déclassement social peuvent ainsi être appréhendés comme des processus mêlés, aux temporalités plus ou moins longues, qui sont relatifs à la position sociale des individus. Ils supposent le franchissement d’une frontière : l’individu autrefois reconnu comme « personne d’honneur » expérimente la relégation sociale. Toutefois, cette frontière n’est pas irréversible, et hommes et femmes peuvent déployer des actions afin de réparer leur honneur offensé et atténuer le déclassement social. Les archives judiciaires permettent de nous placer tant du côté des discours sur le déclassement social, que de retracer des actions individuelles pour lutter contre le déclassement social. De fait, les femmes demandent aux juges des solutions concrètes pour déjouer le déclassement, que ce soit le versement d’une pension pour « vivre noblement » suite à un appauvrissement, l’enfermement d’un proche à la conduite déshonorante qui désavoue la famille aux yeux de la sphère sociale, ou encore la condamnation suite à des injures pour statuer définitivement et publiquement sur une rumeur. Recourir à la justice est alors pensé comme un moyen d’enrayer le processus de déshonneur et d’arrêter le déclassement social. Dans son étude sur l’honneur dans la société Kabyle, Bourdieu montre l’importance de la valeur de l’honneur dans le cadre de stratégies individuelles et collectives. Il démontre que les individus poursuivent des objectifs de défense ou d’acquisition d’un patrimoine symbolique et entrent alors en compétition afin de préserver leur capital social. Ces actions permettent à chaque individu de se réaliser comme membre à part entière du groupe9. Les pratiques judiciaires féminines peuvent être analysées de la sorte : elles visent à rétablir un statut social abimé et à démontrer une appartenance sociale.

5La spécificité de la noblesse doit être questionnée. Bien que l’honneur soit ressenti par toute la société, le second ordre revendique l’apanage du sentiment d’honneur. Un lien particulier se tisse donc entre le déclassement nobiliaire et le déshonneur. Ainsi, un tribunal consacré aux affaires d’honneur et réservé à la noblesse peut être une source intéressante pour analyser ces enjeux. Le Tribunal des maréchaux de France, ou Tribunal du point d’honneur, est une juridiction d’exception créée par l’édit de Blois de 1602 suite à la volonté monarchique de proscrire les duels10 mais dont les archives sont uniquement conservées pour le XVIII^e siècle11. Ce tribunal est consacré à l’honneur ; c’est d’ailleurs le seul et unique motif valable pour qu’une requête soit acceptée devant cette institution. Les juges sont de hauts dignitaires de l’armée, les maréchaux de France. Il est réservé aux hommes et aux femmes nobles, ainsi qu’aux militaires et leur épouse. À cette étude s’ajoute des échantillons dans la justice ordinaire12, afin de saisir les mécanismes de déclassement pour d’autres ordres sociaux, ainsi que des traités de droit.

6Plusieurs précautions méthodologiques s’imposent. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que les femmes s’expriment pour avoir réparation, ce qui peut avoir un impact sur le discours sur le déclassement. Goffman nous rappelle que la présentation d’un individu est variable en fonction de la situation et de son public13. De plus, il est difficile de statuer entre la crainte du déclassement et l’expérience réelle du déclassement, tant les deux paraissent constamment se mêler. Les plaintes nous permettent ainsi de saisir un imaginaire du déclassement social qui doit être confronté à des pratiques judiciaires féminines. Enfin, ne seront saisies dans cette étude que les dynamiques de déshonneur et de déclassement présentées devant la justice : d’autres solutions que la voie judiciaire peuvent être trouvées par les contemporains pour échapper au déclassement social.

7Le XVIII^e siècle cristallise plusieurs évolutions sur les liens entre le déshonneur et le déclassement. À la fin de l’époque moderne, d’autres manières de défendre son honneur outragé s’affirment. Cette transition pousse certains contemporains à déplorer la perte de l’honneur : Duclos (1704-1772), historiographe de Louis XV, remarque que le sentiment d’honneur est moins vif qu’auparavant, lorsque régnait le « fanatisme d’honneur14 ». L’auteur pense probablement aux duels meurtriers des siècles passés. Il est vrai que les duels ne se déroulent plus au grand jour15, mais l’importance des affaires d’honneur amenées devant les cours judiciaires témoigne de la permanence de ce sentiment. Le XVIII^e siècle marque une tentative d’intégration de l’honneur à la sphère du droit. Plus qu’une disparition de l’honneur, on assiste à sa transformation. Michel Nassiet a démontré le passage d’un honneur collectif à un honneur plus individuel, tandis que l’émergence d’autres valeurs, comme le mérite ou le bonheur, viennent s’articuler à ce sentiment16.

Déshonneur et déclassement social

8Les plaintes féminines comprennent des développements importants sur le déclassement : celui-ci est fortement associé au déshonneur.

Les « injures », causes du déshonneur et du déclassement social

9Au cours de l’époque moderne, le terme d’« injures » revêt des acceptions très larges : les juristes y incluent des paroles, des écrits, ainsi que des menaces ou des violences contre la personne ou ses biens17. Pour François Dareau, avocat au Parlement et au présidial de la Marche et auteur d’un Traité des injures à la fin du XVIII^e siècle : « il y a injure toutes les fois que l’on compromet directement ou indirectement l’honneur ou la personne de quelqu’un18 ». Ainsi, les traités de droit établissent un lien entre les injures et l’atteinte à l’honneur.

10Le déshonneur vécu suite à une insulte entraîne la perte du capital social. Les insultes sont extrêmement fréquentes dans les plaintes du Tribunal des maréchaux de France : un tiers des affaires féminines mentionne des échanges d’insultes. Si toutes les plaintes ne détaillent pas la teneur des insultes, se contentant parfois de dire que ces termes offensent la pudeur, il est néanmoins possible de remarquer des différences genrées à partir des insultes consignées dans ces procès. Ainsi, la sphère sexuelle est davantage sollicitée dans les invectives féminines, alors que la dimension sociale est davantage convoquée pour les hommes. « Putain » (27%) et « bougresse » (27%) représentent plus de la moitié des invectives adressées aux femmes, tandis que « bougre » (47%) « gueux » (13%) et « voleur » (13%) sont davantage utilisés envers les hommes. L’« effet » de ces injures doit être questionné19. Les femmes ont souvent recours à la rhétorique de la mort et de la mort sociale pour décrire les conséquences des injures déshonorantes. En 1743, à Mées près de Manosque, la dame Cautel porte plainte devant le Tribunal du point d’honneur suite aux « discours injurieux et calomnieux » du sieur Bérault, ancien capitaine du régiment de Béarn, qui l’a traité, entre autres, de « gueuse » et de « salope ». Elle dénonce ce « coup mortel » à sa réputation : à la perte de l’honneur succède l’expérience d’un déclassement, et ses conséquences dans la sphère sociale20. Pour la dame Guyot, ne pas obtenir réparation des injures qu’elle a subi vers 1760 près de Valenciennes reviendrait à la « mettre au tombeau21 ». Le topos de l’honneur comme bien plus important que la vie revient à de nombreuses reprises et doit servir à l’affirmation d’une spécificité nobiliaire de l’honneur qui doit trouver une réponse dans un tribunal dédié, avec des juges considérés comme des spécialistes de l’honneur. Loin d’être ponctuelle, l’injure peut provoquer un ressenti de déclassement social sur le long terme pour l’individu déshonoré. Il faut rappeler la force du sentiment d’honneur au cours de l’époque moderne : l’atteinte à l’honneur est vécue comme une véritable offense par les individus qui sont prêts à s’engager dans des procédures judiciaires longues et difficiles pour obtenir réparation. L’injure et la rumeur peuvent également rejaillir sur les générations futures. Les traités de justice, à l’image de celui de François Dareau, le soulignent : « un jour de calomnie demande des années entières pour l’effacer ; ses blessures, si elles ne sont pas absolument incurables, laissent du moins des cicatrices qui quelque fois passent d’une génération à l’autre22 ». De plus, les archives judiciaires nous offrent qu’une fenêtre réduite sur le conflit, qui est souvent latent depuis de nombreuses années entre les protagonistes. Le phénomène de la rumeur et l’expérience d’une déchéance sociale excèdent souvent largement la durée du procès.

11Femmes nobles et non nobles sont davantage inquiétées sur leur sexualité et leur moralité que les hommes. Toutefois, les injures sexuelles et morales ne sont pas les seules à entraîner déshonneur et déclassement. Pour les femmes nobles qui portent plainte devant le Tribunal des maréchaux de France, les atteintes aux droits seigneuriaux ou aux droits de chasse sont décrits comme de véritables « injures » qui entraînent un déclassement social. Ainsi, dans ce Tribunal, plus de 15% des femmes portent plainte pour restaurer leur honneur suite à un conflit seigneurial ou un privilège nobiliaire non respecté. Ces conflits sont souvent l’occasion d’une mise en doute de l’appartenance nobiliaire, ce qui est vécu comme une véritable insulte par ces femmes nobles.

12Devant la justice ordinaire de Lyon, et en particulier devant le siège présidial, de nombreuses femmes marchandes demandent le rétablissement de leur réputation. Les insultes attaquent les femmes dans leur honneur de commerçante, en diffusant des rumeurs, comme le fait qu’elles vendent de la marchandise de mauvaise qualité ou qu’elles volent leurs clients. Les conflits d’honneur qui émergent entre marchands sont nombreux. Charlotte Bobillon est ainsi accusée devant le présidial de Lyon en 1715 de vendre une tabatière 24 sols alors que le marchand voisin la propose pour 8 sols. Elle a été traitée avec son mari de « canailles, fripons, laronnesses », ce qui représentent « des injures d’autant plus graves qu’elles portent coup à la réputation des plaignants »23. Honneur féminin et masculin disposent ici de recoupement fort autour de l’honorabilité commerçante.

Pauvreté et déshonneur : une double relation

13Le déclassement matériel entretient un lien fort avec le déshonneur. Les injures peuvent entraîner des pertes matérielles : c’est du moins ce qu’affirment les femmes marchandes devant la justice ordinaire de Lyon. De fait, les réputations sont absolument indispensables au maintien d’un commerce24. De nombreuses femmes mettent en évidence les pertes commerciales qu’elles doivent affronter suite à la diffusion de rumeurs. Le couple Plaisance25, marchands de soie, porte plainte devant le présidial de Lyon en 1715 contre Dominique Rave. Celle-ci a accusé la femme Plaisance d’un vol de tabatière et l’a insulté de « laronnesse indigne ». Pour les plaignants, ces insultes qui se sont rependues dans la sphère publique entraînent « une atteinte très considérable même irréparable » à leur commerce. Ils font dès lors valoir l’importance pour eux d’une réponse judiciaire. Pour les femmes marchandes, le déclassement social suite à des insultes se traduit par des difficultés, réelles ou craintes, dans la survie de leur commerce.

14De plus, un appauvrissement soudain peut provoquer un déshonneur pour les femmes nobles. L’individu devient alors transclasse26 : il ou elle ne se dispose pas du même capital social et économique qu’auparavant. Devant le Tribunal du point d’honneur, 20% des plaintes féminines mentionnent un état de pauvreté. Le déclassement matériel est alors associé à une situation vécue comme hautement déshonorante. Ces plaintes constituent alors autant de témoignages précieux concernant la pauvreté nobiliaire, même si ceux-ci doivent être analysés avec prudence car ils sont destinés à émouvoir les juges pour avoir gain de cause. En effet, il ne semble pas toujours évident de distinguer une noblesse à l’aisance limitée d’une noblesse misérable27, car peu d’indications de fortune sont présentes dans les plaintes. Nombre de plaintes féminines relatent une situation de « misère28 », d’« indigence29 », déplorant que leurs familles sont « sans pain30 » et « sans ressource31 ». La dame de Lastre en 1745 à Angoulême est dans une « misère qui est des plus grande […] n’ayant pas de quoi seulement avoir des souliers », elle est contrainte à « mendier son pain32 ». Les plaignantes relatent une pauvreté de longue date, ou plus conjoncturelle. En effet, un membre de la famille a pu « dilapider » le patrimoine familial. Il en résulte alors une ruine financière, qui entraîne un changement de mode de vie qui disqualifie ces femmes en tant que nobles. Marie-Catherine-Thérèse de Sallas, dans les années 1760 à Albi, craint sa disqualification dans la sphère sociale. Son fils, qui s’est « livré à la passion du jeu avec tant de fureur », a entraîné la famille dans la pauvreté. Le déclassement est toujours relatif à la position sociale initiale : sans mentionner de montant, la veuve souligne qu’il ne lui reste qu’une somme « fort au dessous de ce qui serait nécessaire pour faire vivre une femme de qualité suivant son état33. » Dès lors, le statut social, tel qu’il est ressenti par l’individu, ne correspond pas à la situation sociale réelle expérimentée dans la société. De fait, la pauvreté nobiliaire est éprouvée comme éminemment paradoxale du fait de l’appartenance au second ordre34. Cette situation d’ « entre-deux »35 implique un lien toujours fort avec le second ordre, malgré des conditions économiques changées. Sentiment dont les nobles revendiquent l’apanage, l’honneur joue dès lors le rôle de lien avec un statut nobiliaire fragilisé. Plusieurs plaintes déposées devant le Tribunal des maréchaux de France reviennent alors sur la spécificité de cette institution : les maréchaux seraient les « protecteurs36 » ou encore les « soutiens37 » de la noblesse et de l’honneur. Il reviendrait à ce Tribunal de garantir l’honorabilité nobiliaire. Les femmes soulignent alors le rôle des juges, les maréchaux de France : ils « ont la bonté de protéger les gens de qualité indignement traités de la fortune38 » et sont dépeints comme des « protecteurs des veuves pauvres et opprimées39 ». Au fil de ces plaintes se dessine la réputation d’une institution qui serait particulièrement dévouée à rétablir l’honneur perdu d’une noblesse à l’aisance limitée.

La spécificité du déclassement au féminin

15Dans leurs traités, les avocats de l’époque moderne reconnaissent une spécificité au déshonneur féminin, ce qui entraîne des dispositions judiciaires particulières.

De l’importance et de la fragilité des réputations féminines

16« Impératif irrésistible40 », l’attention à l’honneur concerne tous les individus à l’époque moderne. Des spécificités genrées peuvent être remarquées : hommes et femmes ne sont ainsi pas égaux face aux réputations. Aux yeux des avocats, les réputations féminines apparaissent comme étant plus fragiles mais aussi plus importantes que les réputations masculines. Elles sont en effet susceptibles d’entraîner un déclassement plus important en empêchant les femmes de contracter des alliances avantageuses. Dareau souligne que :

La réputation des personnes du sexe ne doit pas être une chose indifférente pour la société. Les mœurs & l’éducation les obligent de vivre avec plus de décence & de retenue que les hommes. Leur mérite principal est dans la vertu : souvent c’est le seul bien pour lequel on les estime, on les recherche. Parvient-on à les décréditer dans le cœur & l’esprit des hommes, tout est perdu pour elle. Excluses des charges, des dignités, des rangs, leur ambition se borne à un époux qui fasse leur gloire & leur bonheur : mais comment l’obtiendront-elles, si l’injure & la calomnie leur enlèvent le trésor précieux avec lequel elles puissent l’acquérir, l’honneur & la réputation41 ?

17L’importance cruciale des réputations féminines entraîne des dispositions particulières pour la défense du déshonneur devant la justice ordinaire. Alors que les femmes doivent normalement obtenir l’autorisation de leur mari ou de leur père pour porter plainte devant la justice, ce consentement n’est pas obligatoire pour des « injures atroces », qui se définissent par leur gravité et la qualité sociale de l’offensé42. Daniel Jousse, auteur d’un traité de justice criminelle en 1771, le remarque :

la femme qui a été injuriée, peut aussi seule, & sans le consentement de son mari, poursuivre la réparation de l’offense qui lui a été faite ; & il n’est pas même nécessaire qu’elle demande pour cela d’être autorisée en Justice au refus de son mari. Quelques Coutumes néanmoins ont des dispositions contraires43

18Face au déclassement subi par des injures, les femmes ont dès lors la possibilité de défendre personnellement leur réputation. Toutefois, un homme de leur famille peut également déposer une plainte pour prendre en charge leur défense44. Devant la justice ordinaire, nous observons un nombre important de femmes plaignantes devant la justice afin de réparer leur honneur. Les femmes qui portent plainte pour défendre leur honneur offensé sont également nombreuses devant le Tribunal des maréchaux de France. Elles sont plaignantes ou défendues dans cent cinquante plaintes sur plus de six cent recensées par Pierre Serna dès les premières années du XVIII^e siècle jusqu’à 178945. Ce chiffre illustre l’importance de l’honneur chez les femmes, ainsi que des pratiques judiciaires féminines tournées vers la réparation de l’honneur. De plus, les juristes soulignent que les injures faites envers les femmes doivent être plus durement pénalisées :

La Justice ne sauroit sévir assez vivement contre tous ceux qui cherchent ainsi directement ou indirectement à compromettre leur honneur. Les injures faites au sexe doivent être punies doublement, dit Loisel, en ses Institutes, liv. 6, tit. II, n. 24 ; & c’est aussi la Jurisprudence de tous les Tribunaux, surtout lorsqu’il y a des voies de fait. Comme elles n’ont point la même force que les hommes pour se défendre, outre l’injustice qu’il y a de les maltraiter, il y a encore une espèce de lâcheté extrêmement punissable46.

19La fragilité et l’importance des réputations féminines entraînent selon les juristes des peines plus importantes.

20Si le corpus global comprend une grande majorité de femmes mariées, les plaintes développant un discours sur le déclassement concernent plus largement des jeunes filles ou des veuves, qui sont davantage sensibles aux rumeurs et aux suspicions concernant leur moralité. En effet, les traités de morale insistent largement sur l’honneur des jeunes filles et sur sa plus grande vulnérabilité47. La liberté relative des veuves entraîne également des suspicions plus importantes sur leur comportement48.

Protéger sa famille d’un déclassement social : le rôle des femmes

21Devant le Tribunal des maréchaux, les femmes mariées sont à l’origine de plaintes visant à rétablir l’honneur de leur famille suite à un déclassement. Les motifs de la défense de l’honneur familial sont variés, que ce soit des injures, un non-respect des privilèges nobiliaires, ou encore des mésalliances contractées par les enfants qui compromettent le capital social de la famille. L’honneur féminin est alors largement associé à la défense de l’honneur familial.

22La marquise de Louesme prend ainsi en charge la défense de l’honorabilité familiale en 1768 lorsque son gendre est enfermé dans une « prison déshonorante49 ». Celle-ci ne correspond pas au statut social familial selon la plaignante, ce qui a engagé son adversaire à répandre la rumeur « qu’il n’était ni lui ni sa famille en état de payer une plus grosse pension ». Cette rumeur affecte l’honneur de la famille et vise à « l’humilier ». C’est ainsi que la marquise de Louesme prend en charge la défense de l’honneur familial en demandant un changement de prison aux maréchaux : « toute la famille par moi vous demande en grâce Dieppe ». Ce changement de prison doit permettre d’arrêter la diffusion de la rumeur.

23Le déshonneur des femmes est ressenti en fonction de leur genre et de leur appartenance sociale : les femmes mentionnent que ces insultes sont déshonorantes « pour une fille de condition50 », pour une « fille de qualité51 », pour « une femme d’honneur52 », pour une « femme honnête53 ». Ces formules que l’on retrouve de manière systématique démontrent que la revendication de l’honneur blessé intervient lorsqu’il y a un décalage entre l’image que l’individu se fait de soi et l’image que la société renvoie à l’individu54. C’est dans cet interstice que naît le déshonneur, mettant conjointement en jeu le classement et le déclassement social. Dès lors, la démonstration du capital honorifique de la famille doit exposer toute la nécessité et l’urgence d’une réparation de la part des juges. L’appartenance à une famille ancienne permet de montrer l’honorabilité de la famille55. De fait, la noblesse se définit par la vertu qui se transmet par le sang. Cette attention à l’idéologie du sang, qui revient dans nombre de plaintes féminines, doit être mise en relation avec le mouvement de fermeture qui conduit à une redéfinition de l’identité nobiliaire depuis la fin du XVII^e siècle56. En effet, à partir de la fin du XVI^e siècle-début du XVII^e siècle, les critères d’ancienneté de la noblesse prévalent57. Les plaintes féminines mettent davantage en avant la filiation : les femmes sont considérées comme les garantes de l’honneur familial. L’identité militaire est également un élément central du capital honorifique familial. Pour convaincre les juges de la nécessité d’une réponse judiciaire, les plaintes des femmes nobles font appel au glorieux parcours militaire de leur famille, aux années de service, et aux sacrifices financiers. Cette rhétorique s’explique aussi par la nature du Tribunal des maréchaux de France : gouvernés par de hauts dignitaire de l’armée, cette institution dispose d’un ancrage militaire fort. Ainsi, les femmes soulignent que le déclassement est proportionnel à leur condition sociale : la réponse judiciaire se doit d’être à la hauteur de la naissance des plaignantes.

Recourir à la justice pour contenir le déclassement ?

24C’est avec un statut social affaibli que les femmes se présentent devant la justice dans l’objectif de restaurer leur honneur et leur position sociale. Les itinéraires des femmes devant la justice et leurs demandes visent à contenir le déclassement social.

Porter plainte devant la justice pour démontrer son appartenance sociale : le cas du Tribunal des maréchaux de France

25Pour les femmes nobles qui portent plainte devant le Tribunal des maréchaux, restaurer son honneur blessé revient souvent à recouvrer une position sociale. Être acceptée devant le Tribunal des maréchaux de France revient certainement à prouver sa noblesse dans la sphère sociale. Les juges de ce Tribunal, les maréchaux de France, écartent en effet de nombreuses plaintes qui ne sont pas issues des membres du second ordre. Recourir à cette institution judiciaire représente dès lors un moyen de renforcer et d’affirmer une identité nobiliaire ébranlée dans la sphère sociale. Michel Nassiet a mis au jour les stratégies, conscientes ou inconscientes, de la noblesse bretonne pauvre pour se maintenir dans le second ordre58. Il démontre qu’à partir de la fin du XVII^e siècle l’état nobiliaire apparaît de plus en plus attractif et est revendiqué de manière croissante par les acteurs. De la même façon, recourir à un privilège judiciaire est probablement un moyen de s’affirmer en tant que noble en mettant en valeur une « distinction59 » dans les pratiques sociales. L’honneur peut être appréhendé comme une pratique culturelle qui permet à la noblesse de se distinguer du reste de la population et de légitimer sa domination. Celle-ci doit se penser sur un mode culturel et symbolique : en effet, les nobles cultivent des contenus honorifiques qui sont culturellement et socialement différenciés. La réparation du déshonneur diffère également, que cela soit par le biais de la gestuelle du duel ou du recours au Tribunal des maréchaux qui est réservé aux nobles.

La réparation judiciaire, un moyen de contenir le déclassement social ?

26Dans le contexte de l’intégration progressive des conflits d’honneur au droit, les juristes théorisent les conséquences sociales du déshonneur pour les hommes et les femmes. Pour le juriste Dareau, le rôle des magistrats est de faire respecter les lois, et de maintenir « à chacun ce qui lui appartenoit, ou lui fissent recouvrer ce qu’il avait injustement perdu60 ». Puisque « de tous les biens, le plus précieux à soigner est, sans contredit, celui d’une bonne réputation61 », il revient donc aux magistrats selon Dareau de rétablir la réputation offensée. La création du Tribunal des maréchaux en témoigne : c’est avant tout pour réduire les duels que les nobles et les militaires sont invités à résoudre leurs conflits devant la justice. L’affirmation du pouvoir monarchique, processus de long terme engagé au moins dès le XVII^e siècle, conduit à affirmer d’autres voies pour réparer son honneur outragé. Les duels conduisaient en effet à affirmer l’existence d’une loi supérieure à celle du roi, celle de l’honneur. Cela ne se fait pas sans hésitations et sans heurts : juger un sentiment entraîne des obstacles juridiques propres, auxquels le Tribunal des maréchaux de France se confronte de nombreuses fois. De plus, de nombreux nobles refusent la judiciarisation de l’honneur, et continuent de pratiquer en secret les duels62. Si l’honneur semble s’intégrer de manière croissante au droit, ce phénomène est progressif et non achevé au XVIII^e siècle. Ainsi, dans les propos préliminaires de son traité, Dareau regrette que les traités de droit évoquent souvent rapidement la question des injures et ses conséquences dans la sphère63 sociale. Il ne faut également pas surévaluer ce processus d’intégration des conflits d’honneur à la sphère judiciaire, car les querelles réglées à l’extérieur de la sphère judiciaire nous échappent largement.

27En déposant une plainte devant la justice, les femmes semblent rechercher la publicité de la réponse judiciaire pour arrêter définitivement une rumeur et des bruits publics. Françoise Caillasse porte plainte devant le présidial de Poitiers en 1715 pour des « injures atroces contre l’honneur et la réputation de la suppliante » proférées par Bonneteau et sa femme. Elle demande à ce que les accusés la reconnaissent « pour femme d’honneur ». Elle demande aux juges de rendre publique la décision : « qu’il lui sera permis de faire lire publier et afficher partout ou besoin » la reconnaissance d’honneur64. Une réparation « publique et authentique » est souvent exigée par les plaignantes : c’est en effet la peine la plus courante rendue par la justice lors des injures. Guyot dans l’article « injure » du Répertoire universel de jurisprudence, note que :

si l’injure verbale est grave, & tend à flétrir la réputation de l’offensé, on condamne l’offenseur à déclarer à l’audience, nue tête, & quelque fois à genoux, tant en présence de l’offensé, que d’un certain nombre de ses parents ou amis, tels qu’il voudra les choisir, que mal à propos & indiscrètement, il a tenu les propos injurieux mentionnés au procès ; qu’il s’en repent, en demande pardon à l’offensé, & le reconnaît pour homme de bien & d’honneur65.

28Cette peine peut être aggravée en fonction de la gravité des insultes, qui se détermine en fonction de la nature des injures, du lieu où a été proférée l’insulte, de la qualité sociale des offensés et des offensants66. La permission d’afficher est plus rare. Selon Dareau : « on peut encore y ajouter l’impression, la publication & l’affiche du Jugement, quand l’offense a eu trop de publicité, ou que l’offensé est beaucoup au dessus du coupable par son état67 ». Ainsi, pour les affaires d’injures et de voies de fait légères, les juges visent avant tout le compromis68. Le retour rapide à une cohésion sociale est le premier objectif convoité par le personnel judiciaire.

29Se faire reconnaître parmi les siens comme « femme d’honneur » par le biais d’une condamnation publique est aussi l’un des objectifs poursuivis par la noblesse. Devant le Tribunal des maréchaux en 1703, Olympe Garmeaux69 explique la publicité qu’elle attend de sa plainte en justice. Elle dépose une plainte contre le sieur Beaussant pour insultes. En effet, il l’aurait croisé à Rennes avec l’une de ses amies et lui aurait demandé du tabac. Ayant répondu qu’elles n’en avaient pas, il leur aurait barré le passage avec sa canne et dit « qu’elle et toutes les filles et femmes de Rennes étaient des filles de putains […] ». Dès le début de sa plainte, elle mentionne l’importance d’une réponse favorable de la justice :

J’espère que vous voudrez bien ne point regarder comme une importunité la très humble prière que je vous fais de me rendre la justice qui est due a une fille de condition si vivement outragée. On sait mon seigneur que j’ai demandé cette justice et je dois conter a ma famille et au public les succès de la plainte. Permettez moi donc espérer mon seigneur que cette équité me mettra incessamment en état de leur en apprendre la réussite.

30Les plaintes féminines insistent dès lors sur l’importance d’une réponse judiciaire dont l’objectif est d’arrêter le déclassement social vécu.

Demander à la justice des solutions pour déjouer le déclassement : l’exemple de la demande d’enfermement d’un proche

31Les femmes demandent à la justice des solutions concrètes pour déjouer le déclassement. Un cas se retrouve à plusieurs reprises dans les plaintes féminines du Tribunal des maréchaux de France : pour arrêter le déclassement, certaines femmes demandent aux maréchaux de recourir à l’enfermement d’un membre de leur famille qui les déshonore. L’enfermement apparaît dès lors comme le seul recours pour préserver la valeur de l’honneur. Les femmes mettent en avant des arguments afin de préserver le capital économique, social et honorifique de la famille. C’est le cas de Catherine de Boissiens qui voit sa fortune familiale dilapidée par son époux. Elle demande, appuyée de ses enfants, « d’enfermer pour toujours » son mari en 1788. La dissipation de son patrimoine et le comportement de son mari – violent, dépensant la fortune au jeu ; représente selon elle « la tâche la plus diffamante pour une famille honnête »70. Face à la disparition de la fortune familiale, la dame de Boissiens souligne qu’elle ne peut laisser à ses enfants « d’autres biens que l’honneur », ce qui justifie dès lors sa demande d’enfermement. Pour cette noblesse pauvre et déclassée, il apparaît donc déterminant de sauvegarder la valeur de l’honneur, qui demeure l’un des seuls liens qui les maintient dans le second ordre.

Une justice sensible au déshonneur et au déclassement féminin ?

32La question de l’efficacité de ces démarches judiciaires féminines doit être posée. Est-ce que le dépôt d’une plainte devant la justice permet d’arrêter le déclassement ? Il est difficile d’évaluer l’influence du recours à la justice sur le rétablissement du déshonneur, en partie car nous n’avons pas de sources nous permettant d’avoir des renseignements sur les moments succédant au procès. Toutefois, l’importance des femmes portant plainte devant la justice pour réparer leur honneur nous engage à penser que la réponse judiciaire devait être assez satisfaisante pour justifier un engagement couteux et parfois long au sein des institutions judiciaires.

33Devant la justice ordinaire, les plaintes féminines sont en général accueillies assez favorablement par les juges. Les femmes obtiennent souvent gain de cause. Les peines sont peu importantes et recherchent avant tout la réconciliation des parties. La justice seigneuriale de Condrieu, qui rend la haute, moyenne et basse justice, et qui dépend du comté du Lyonnais, en donne une illustration71. Sur vingt-huit conflits d’honneur ayant lieu entre 1715-1716, 1745-1746 et 1775-1776, dix se concluent par une sentence judiciaire ; la procédure s’arrêtant pour les autres affaires ou trouvant une résolution dans la sphère extra-judiciaire. La peine se traduit généralement par une amende peu importante, d’en moyenne 20 livres. Les procès se caractérisent par leur courte durée : nous retrouvons souvent les plaintes et parfois les enquêtes ; plus rarement les procès verbaux d’interrogatoires, de recollement ou de confrontation.

34Si les femmes semblent avoir gain de cause assez aisément pour leurs conflits d’honneur, il faut néanmoins prendre en compte la sélection des plaintes qui est effectuée en amont ainsi que les peines très importantes qui peuvent s’appliquer envers les femmes déviantes. Dareau rappelle que si la Justice prend les personnes du sexe sous sa protection, elle sait aussi les punir lorsqu’elles s’écartent de la retenue qu’elles se doivent envers les hommes72 :

Mais autant les femmes honnêtes méritent la protection de la Justice quand elles sont insultées, autant en sont-elles indignes lorsqu’elles mènent une conduite scandaleuse et déréglée […]. Celles qui vivent dans une débauche publique, & dont la prostitution est connue de tout le monde, méritent peu d’être écoutées lorsqu’elles portent plainte d’injures proférées contre elles ; la Justice même, dans ces moments, doit les regarder avec indignation73.

35La justice est sélective et renforce la différenciation des sexes en choisissant les plaintes qui lui paraissent les plus condamnables en fonction de chaque genre74. Recourir à la justice a donc pu être un moyen pour certaines femmes d’endiguer le déclassement qui fait suite au déshonneur, même s’il faut demeurer prudent sur les effets de source induits.

Conclusion

36Les plaintes féminines mettent en avant l’intersection entre la perception sociale de l’individu et le statut social réel, que la société renvoie à l’individu. Le déshonneur naît dans cet écart, qui peut motiver un recours devant la justice. Les procès qui en résultent peuvent être analysés comme un moment de régulation des relations sociales en suivant les analyses de G. Simmel sur le conflit75. Recourir à la justice permet de restaurer une unité dans le monde social : il s’agit par exemple pour la femme de condition de montrer à tous qu’elle n’est pas une « gueuse » ou une « putain » ; à la femme noble déclassée et appauvrie qu’elle appartient bien au second ordre. Faire appel à l’honneur permet alors de mettre en évidence les relations sociales, de clarifier des hiérarchies qui ont pu être brouillées, et qui se caractérisent par leur grande instabilité au cours de l’époque moderne.

37De fait, les demandes de ces femmes devant la justice visent avant tout à rétablir leur honneur, sentiment déterminant et indispensable dans les sociétés modernes. Se faire reconnaître en tant que femme d’honneur, démontrer son appartenance au second ordre, se faire accepter parmi les marchands qui « commercent honorablement » : telles peuvent être les motivations de ces femmes qui portent plainte devant la justice. La résolution d’un conflit qui peut paraître épisodique, justifie des démarches parfois longues et couteuses devant la justice : ces procédures ont aussi pour objectif de se faire reconnaître au sein d’une communauté. Simona Cerutti invite dès lors à considérer que les conflits amenés devant la justice ne consistent pas seulement en une demande de résolution d’un contentieux, mais représentent souvent une preuve d’appartenance dont l’individu s’empare de manière plus globale dans la sphère sociale76. Restaurer son honneur permet donc tant de laver l’affront, mais aussi de se faire reconnaître par ses pairs. L’honneur joue dès lors ce rôle de liant social : il est le sentiment qui permet aux individus de même condition de se reconnaître entre eux. Ces itinéraires de femmes témoignent dès lors de l’interrelation constante entre la sphère sociale et la sphère judiciaire.