1L’appréhension du territoire de la colonie et de l’évêché de Mariana n’a jamais été véritablement tentée, en raison sans doute de l’absence d’une documentation très explicite sur la question, de type borne ou inscription. Comme on le verra par la suite, l’évolution du diocèse et sa situation durant le second Moyen Âge, période durant laquelle on peut saisir de manière à peu près satisfaisante son assiette territoriale, interdit par ailleurs toute tentative d’approche régressive reposant sur un argument « continuiste »1. Il faut donc se pencher sur d’autres sources d’informations.

1. Le territoire de la colonie

2La déduction de la colonie de Mariana implique de fait une confiscation des terres aux tribus indigènes. Le seul élément qui peut à ce moment-là être pris en considération et avoir une incidence sur l’assiette de ce territoire est l’existence de la colonie d’Aleria2. Mariana et Aleria étant deux agglomérations de poids égal – statut équivalent, dimensions comparables -, selon la loi de Reilly3 le point d’équilibre ou breaking point fixant la limite théorique des zones d’influence doit être situé à mi-chemin, c'est-à-dire à 24 km des deux centres, autrement dit dans le secteur littoral de la piève médiévale de Moriani (commune de Valle-di-Campoloro).

3Il est bien sûr possible d’aller plus loin dans l’approche en s’appuyant sur les deux seuls documents antiques explicites et dignes de foi, l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien (23-79) et la Géographie de Claude Ptolémée (vers 90-168).

4On sait bien que l’objectif de Pline était de faire une description administrative, mais aussi qu’il travaillait à partir de sources officielles que les spécialistes datent au plus tard du tout début de la période augustéenne, vers 27 av. J.-C. Sa présentation paraît ainsi refléter précisément la situation de l’île, mais elle est en décalage par rapport à l’époque où il rédige son œuvre4. Pline recense dans l’île, en plus des deux colonies d’Aleria et Mariana, pas moins de 32 civitates5. Il s’agit d’entités territoriales indigènes, héritées donc des siècles antérieurs. Leur promotion juridique pourrait dater, comme en Sardaigne, de l’époque triumvirale ou du tout début de l’époque augustéenne6. Il s’agit là d’un processus bien connu dans les secteurs peu peuplés et peu ou pas urbanisés à l’image du centre de la Sardaigne, de la vallée Pœnine dans les Alpes ou encore de certaines régions d’Espagne7.

5Les noms et les localisations approximatives de 27 de ces civitates pérégrines sont connus grâce au témoignage un peu plus tardif de Claude Ptolémée qui les qualifie de poleis8. Parmi celles-ci, celles situées sur la côte orientale de l’île ne posent aucun problème majeur de positionnement depuis les premières cartes manuscrites produites à partir du milieu du XV^e siècle9. Les historiens du siècle dernier, qui ont porté un regard nouveau sur cette question, n’ont en rien modifié ces premières propositions dont la meilleure synthèse demeure à l’heure actuelle celle publiée en 1938 par A. Berthelot, malgré des références archéologiques qui ne sont bien sûr plus d’actualité10.

6Ces civitates, personne n’en doute aujourd’hui, sont des entités tribales qui appartiennent au monde indigène, plus ou moins romanisées depuis l’instauration de la province et au sein desquelles la magistrature ainsi que les charges municipales sont exercées selon le modèle romain11. C’est le cas chez les Vanacini, peuple implanté dans le Cap Corse et sur le territoire desquels sont recensées trois ou quatre civitates, qui disposent de prêtres du culte impérial, mais aussi de magistrats et de sénateurs auxquels l’empereur Vespasien adresse un rescrit de haute importance en l’an 7712.

7La liste des poleis de Ptolémée ne permet pas d’identifier de manière certaine les chefs-lieux de ces territoires. Les toponymes antiques, qui désignent peut-être les territoires et non ces chefs-lieux, n’ont été conservés que dans sept cas pour nommer des pièves médiévales ou des lieudits assez imprécis13. Dans ce domaine l’épigraphie fait complètement défaut. Les études archéologiques de K. Pêche-Quilichini14 attirent cependant l’attention sur une série d’établissements de hauteur qui se distinguent à la fois par leur superficie, comprise entre 0,5 et 3 hectares, la présence d’un rempart ou d’un fossé, d’un urbanisme parfois organisé, par la présence de constructions en pierre couvertes de tegulae, ainsi que d’un mobilier abondant qui témoigne de l’importance des relations commerciales extra-insulaires : monnaies, amphores gréco-italiques et ibéropuniques, dolia, céramique fine à vernis noir, à enduit rouge pompéien, ibériques… fibules et autres objets en métal et en verre15. Tous sont occupés dès les III^e-II^e siècles av. J.-C., mais ils pourraient déjà exister au V^e siècle, comme Palazzi (Venzolasca) le seul fouillé sur une grande surface16.

8Selon la théorie des places centrales17, et compte tenu des critères de classification habituellement retenus (superficie, fortification, matériaux de construction, mobiliers), ces sites doivent être situés au haut de la hiérarchie fonctionnelle établie à l’échelle régionale, mis à part Aleria et Mariana bien sûr qui se distinguent par leur place dans « l’arbre hiérarchique « en raison de leur statut de colonie18. Ils ont par conséquent pu remplir les fonctions de chefs-lieux des civitates pérégrines.

9Les données fournies par Ptolémée devraient donc permettre de cartographier l’ensemble des structures administratives situées autour du territoire de la colonie de Mariana vers le milieu du I^er siècle avant J.-C. (fig. 1).

Fig. 1 – Territoire théorique de la colonie de Mariana (D. Istria/CNRS).

10Au nord de Mariana, c'est-à-dire à l’extrémité méridionale du Cap Corse, espace occupé par les Vanacini, on trouve la civitas de Mantinon. Peu d’établissements sont connus dans le secteur, mais la découverte à Erbalunga (commune de Brando) du rescrit de Vespasien dont il a déjà été question et qui, compte tenu de sa nature et de son importance, devait être conservé sinon affiché dans un monument public, donne une indication majeure sur la localisation potentielle du chef-lieu de cité.

11Au nord-ouest, Ptolémée place la cité de Tourinon ou Lourinon, que l’on situe dans la région du Nebbio et dont le centre pourrait être localisé sur le site de Monte di Morta (Santo-Pietro-di-Tenda), un éperon protégé par une enceinte cyclopéenne livrant des vestiges mobiliers des IV^e-I^er siècles avant notre ère.

12Au sud-ouest est placé Talkinon qui correspond très certainement à la région de Corte où son souvenir est conservé dans le nom de la piève médiévale de Talcini. Près de l’église du XII^e siècle est identifié l’établissement de Serra d’Avena (commune de Corte) occupé lui aussi durant l’époque républicaine et au début du Haut-Empire.

13Au sud, enfin, le territoire le plus proche est celui d’Opinon dont le nom se retrouve également dans celui d’une piève médiévale : Opino. À proximité du centre monumental de la circonscription religieuse médiévale a été reconnue la fortification de Castellare (commune de Tallone).

14La méthode des polygones de Thiessen permet de définir des territoires théoriques en s’appuyant sur les potentiels chefs-lieux de ces civitates pérégrines documentés par l’archéologie et sur la base de l’énumération de Ptolémée. La cartographie qui en résulte permet de faire cinq constats :

1. Les limites théoriques des territoires de Mantinon, Lourinon et Mariana convergent vers un même point, l’extrémité nord de la plaine orientale et de l’étang de Biguglia. C’est dans ce secteur que l’on s’accorde à localiser les terres objet du litige entre les Vanacini du Cap et les colons de Mariana, réglé par le rescrit de Vespasien en 77 ap. J.-C.19
2. La limite théorique sud de Mariana coïncide approximativement avec le breaking point dont la localisation est déterminée par la loi de Reilly et marquant la limite des aires d’influences respectives d’Aleria et de Mariana ;
3. Ce breaking point pourrait coïncider avec l’emplacement de l’autel dédié à la Tutèle mentionné par Ptolémée et qui pourrait donc correspondre à un sanctuaire de frontière. Cet autel n’est pas connu par l’archéologie, mais on a identifié à cet endroit un établissement antique pourvu de thermes20 ;
4. Les limites théoriques de la colonie coïncident avec les grandes lignes du relief et les éléments remarquables du paysage qui n’ont pu évoluer depuis : massif de Stella, massif du San Pedrone, rétrécissement de la plaine littorale au nord (Bastia) comme au sud (piève de Moriani) ;
5. Les limites théoriques de la colonie correspondent aux limites de la fin du Moyen Âge entre les diocèses de Mariana, de Nebbio et d’Aleria, sauf à l’ouest où l’évêché de Mariana se prolonge jusqu’à la côte occidentale.

15L’espace théorique ainsi dessiné couvre une superficie d’environ 550 km². Cette emprise est certes modeste, mais en adéquation avec la logique d’un rapport de proportion entre la superficie de la ville (environ 10 ha, cf. supra) et celle de son territoire. Celui-ci pourrait englober la moitié de la plaine littorale, délimitée à l’est par le littoral, au sud par l’étranglement de Moriani et au nord par celui de Bastia. Vers l’ouest, les plus hauts sommets de la Castagniccia, dont le San Pedrone et ceux du massif de Stella, bien visibles depuis Mariana, peuvent aussi constituer des limites jusqu’au bassin de Ponte Leccia. Ce territoire comprendrait ainsi toute la moitié nord de la plaine orientale, dont la région de la Casinca qui offre le plus fort potentiel agricole de l’île21, l’étang de Biguglia22, les coteaux, ainsi que les secteurs de moyenne et haute montagne de Stella et de Castagniccia23 qui pourraient potentiellement offrir des réserves très importantes de bois ainsi que de minerais de fer et de cuivre.

16La documentation écrite, bien que rare, conduit à penser que l’organisation administrative durant les deux ou trois premiers siècles de notre ère est comparable à celle que l’on rencontre au même moment dans certaines régions d’Afrique du nord et de Sardaigne. Les communautés pérégrines y sont regroupées au sein d’un district, nommé pagus, qui concentre les compétences juridiques et qui peut être définie comme « un véritable département de communes […] doté d’une assemblée départementale »24. Les civitates pérégrines semblent bien ne pas disposer des iura civitatis et de fait ne pas être autonomes. Les pagi regroupant ces communautés sont subordonnés aux colonies. La dédicace, datée de la fin du II^e ou des premières années du III^e siècle25, adressée par les 15 civitates Sibroar(ensium) à leur patron, principalis de la colonie d’Aleria26, laisse entendre que les civitates ont coopté leur patron qui est un personnage essentiel de la colonie27. On retiendra de ce document deux informations essentielles : 1/ les civitates Sibroar(ensium) sont étroitement liées à la colonie d’Aléria ; 2/ le nombre de civitates mentionnées (15) correspond plus ou moins à la moitié de celles recensées quelques décennies plus tôt par Ptolémée (27) et par Pline (32). On peut donc penser, sans pour autant que ce document puisse constituer une preuve, que ces 15 cités pérégrines sont subordonnées à la colonie d’Aléria et qu’à peu près autant devaient être rattachées à celle de Mariana. On aurait ainsi l’image d’une île coupée en deux circonscriptions de poids relativement équivalent. On a vu que le point d’équilibre ou breaking point défini par la loi de Reilly situe la limite théorique des zones d’influence des deux colonies dans le secteur littoral de la piève de Moriani, approximativement à l’endroit où Ptolémée localisait Tutela ara / l’autel de la Tutèle, qui pourrait être interprété comme la matérialisation d’une limite sur la côte orientale.

17Ces colonies connaissent-elles une évolution durant l’Antiquité tardive ? Deux documents tendraient à le démontrer. Tout d’abord l’Itinéraire d’Antonin qui indique Mariana comme point de départ de l’unique voie recensée dans l’île ; Aleria n’étant qu’une étape intermédiaire située à 40 milles en se dirigeant vers le sud28. La position de Mariana au début de l’itinéraire lui donne assurément une valeur importante. Son port, le plus proche de la côte italienne, est probablement considéré alors comme le point de connexion privilégié du réseau maritime interprovincial.

18D’autre part, la Table de Peutinger n’indique qu’une seule agglomération dans l’île : Marianis / Mariana29. On peut difficilement interpréter cette unique mention comme résultant d’une carence documentaire et l’exemple de la Sardaigne montre que le rédacteur était bien informé. On peut donc légitimement penser qu’il s’agit d’un choix reflétant la situation réelle.

19Ces deux documents pourraient ainsi témoigner d’une transformation en profondeur de l’organisation administrative, à l’image de celle qui touche de nombreux territoires durant l’Antiquité tardive30. Mariana jouerait désormais un rôle prédominant à l’échelle de l’île tout entière. Plus qu’un transfert de capitale d’Aleria à Mariana, et donc un déclassement de l’une pour une promotion de l’autre, il faut peut-être voir dans cette évolution une simple rétrogradation d’Aleria. Elle aurait ainsi perdu son autonomie et son territoire, fusionné avec celui de Mariana.

2. Le diocèse de Mariana au V^e siècle

20Au V^e siècle Mariana est très probablement l’unique évêché de l’île. Aucun autre n’est actuellement documenté avant la seconde moitié du VI^e siècle par les textes ou l’archéologie, mais l’argumentum a silentio n’a sans doute pas beaucoup de poids ici. Un autre élément, bien plus pertinent, est à verser au dossier. Il s’agit d’un timbre sur tuile découvert à Sagone dans un contexte de la première moitié/milieu V^e siècle31. De forme circulaire, il est constitué de l’inscription suivante : PA[V]LVS EP[I]SCOPVS CORSIC[AE] entourant un monogramme en forme de croix avec les lettres ECLS. La signification de ce monogramme demeure peu sûre, mais peut-être faut-il y lire une référence à l’Église de Corse32. Quoi qu’il en soit, la mention d’un évêque de Corse ne laisse planer aucun doute quant à l’existence d’un seul diocèse eu égard à l’absence de mention du siège.

21L’évêque unique à très certainement vocation à intervenir sur l’ensemble de la Corse. Mais la nature même des premiers diocèses, correspondant bien plus à des réseaux qu’à de véritables territoires33, laisse sans doute à l’écart des communautés éloignées ou peu importantes numériquement, voire réticentes à recevoir le christianisme. Encore à la fin du VI^e siècle, les lettres de Grégoire le Grand montrent qu’il existe des populations peu encadrées qui pratiquent encore les cultes païens ou qui y reviennent même après avoir été baptisées.

3. La transformation du VI^e siècle

22La situation va radicalement changer au siècle suivant avec la mise en place d’un réseau et donc d’un maillage plus dense. Outre Mariana, on compte désormais cinq diocèses sur l’ensemble de l’île : Sagone34, Aleria35, Taina36, Ajaccio37 et sans doute Nebbio bien qu’il n’apparaisse dans la documentation qu’en 64938.

23Ajaccio et Sagone, mais sans doute aussi Taina et Nebbio, sont de petites agglomérations, très probablement dépourvues de la dignité de cité et dont le caractère urbain n’est pas, à l’évidence, le plus saillant. Étendue réduite (1 à 2 ha), pas de rempart, pas de plan régulier, pas de voirie structurée, pas de témoignage épigraphique... Deux critères ont pu peser dans le choix de ces établissements. On a certainement tenu compte avant tout du bassin de population, car c’est bien lui qui détermine la nécessité d’instituer un évêché39. De même, leur positionnement sur la côte et la présence d’un mouillage, voire de structures portuaires actives, peuvent être des éléments déterminants permettant de répondre à l’obligation faite aux évêques de visiter les églises placées sous leur contrôle et au canon 4 du concile de Nicée relatif aux difficultés liées aux distances importantes auxquelles pouvaient être confrontés les évêques dans le cadre de cette mission40. Par ailleurs, la promotion de ces établissements littoraux pouvait assurer le maintien ou le développement d’une activité économique en jouant le rôle de plaques tournantes commerciales41. Associées aux routes maritimes, elles servent de lieux de redistribution à l’échelle d’un bassin de peuplement équivalant à une ou deux grandes vallées42.

24L’objectif de l’institution de ces nouveaux évêchés est de créer un maillage plus étroit du territoire qui répond à une volonté d’être efficace aussi bien dans la mission d’évangélisation que d’encadrement d’une communauté chrétienne, jeune mais grandissante. Il permet aux évêques de se rapprocher des édifices de culte secondaires ainsi que de la population afin de répondre efficacement aux besoins de la pratique des visites régulières qui leur incombent. Avec cette nouvelle organisation, aucune microrégion de l’île ne se trouve désormais à plus de trois jours de marche d’un siège épiscopal en évitant le franchissement des cols de haute montagne, impraticables durant l’hiver. De même, les routes maritimes, qui pourraient avoir été privilégiées43, n’excèdent jamais 49 milles marins, soit entre 9 et 12 heures de navigation en moyenne en fonction du type d’embarcation et des conditions météorologiques.

25Les polygones de Thiessen, tracés à partir de l’ensemble des sièges épiscopaux, révèlent un découpage théorique de l’espace insulaire cohérent, en adéquation avec cette logique géographique (fig. 2).

Fig. 2 – Territoires théoriques des évêchés du VI^e-VII^e siècle d’après des polygones de Thiessen (D. Istria/CNRS).

4. Retour à l’évêché unique

26Ce découpage de l’île en six diocèses ne va pas durer. Déjà en 591 l’évêché de Taina est supprimé en raison de l’attaque et de l’occupation de son église, probablement par les armées lombardes. Son évêque, Martin, est alors transféré sur le siège vacant d’Aleria44. Mais, le gros changement intervient un siècle plus tard. Entre 649, date du concile du Latran auquel assistent les évêques d’Ajaccio, Nebbio, Aleria et Mariana45 et janvier-février 708 lorsque le pape Sisinnius nomme un évêque « de Corse »46, les évêchés sont fusionnés pour n’en former qu’un seul englobant l’ensemble du territoire insulaire47. Cette évolution, en une fois ou par phases successives, se produit rapidement. Désormais, et jusqu’à la fin du XI^e siècle, le prélat unique apparaît qualifié comme évêque de Corse, sans autre précision de siège.

27Se pose alors le problème de la localisation de ce siège épiscopal unique ou du moins principal. Les témoignages d’occupation sans solution de continuité durant tout le premier Moyen Âge, les réaménagements de la basilique à l’époque carolingienne, particulièrement la construction d’un vaste chœur canonial ainsi que la prééminence qu’elle gardera par la suite sur tous les autres sièges, font de Mariana la candidate idéale.

28On ne voit pas comment cette situation aurait pu ne pas conduire à une réorganisation de l’espace. C’est sur l’ensemble de l’île que l’évêque devait à nouveau mener à bien sa mission.

5. La réactivation de l’évêché à la fin du XI^e siècle

29Au tournant des XI^e et XII^e siècles, l’évêché unique fait l’objet d’un découpage qui restera effectif, avec quelques modifications, jusqu’au début du XIX^e siècle48.

30Le dernier évêque de Corse est mentionné à la fin des années 1070 ou durant les premiers mois de l’année 108049. Le premier évêque sûrement documenté et dont le siège est clairement indiqué est celui d’Aleria en 1095. Suivent ceux de Mariana en 111250, de Nebbio en 1118, de Sagone entre 1121 et 1123 et enfin d’Ajaccio en 1128, mais des indices laissent penser que ces deux derniers existent déjà en 112051. On retrouve ainsi les cinq diocèses mentionnés aux VI^e-VII^e siècles, avant la fusion du premier Moyen Âge.

31Cette évolution est l’œuvre d’Urbain II ou de l’évêque de Pise Daiberto (1088-1105) à qui le pape confie la gestion de l’Église de Corse en 109152. Il s’agit alors d’une inféodation ad sedem en contrepartie d’un cens annuel de 50 livres d’argent. L’année suivante il lui confère le titre d’archevêque avec pouvoirs métropolitains sur la Corse qui a pu lui permettre d’engager rapidement le processus de réactivation des évêchés. Ce privilège lui fut cependant retiré assez rapidement, laissant ainsi peut-être le pape seul aux commandes.

32Tous les diocèses ont pu être réactivés simultanément, donc avant 1095. Mais, le processus a aussi pu s’étaler dans le temps jusqu’au début du XII^e siècle ; tous devaient cependant déjà être actifs avant 112053.

33Au même moment ces nouveaux diocèses font eux aussi l’objet d’un découpage interne en pièves. Ces circonscriptions ne naissent pas de rien, mais sont les héritières d’une première organisation des campagnes qui remonte aux V^e-VI^e siècles. Près de Mariana, l’église Santa Maria de Rescamone est ainsi édifiée sur un ensemble baptismal paléochrétien54. Mais, toutes les basiliques des V^e et VI^e siècles ne deviennent pas des pièves55. Inversement, toutes les pièves ne sont pas installées sur des édifices de culte antérieurs ; tant s’en faut ! Le maillage paraît en fait considérablement resserré et répond en même temps à une logique de peuplement différente. Ces pièves sont à leur tour divisées en circonscriptions plus modestes que les textes désignent par le terme cappelle, possédant leurs propres églises et correspondant aux unités de base de la géographie dîmière. À partir du XIII^e siècle, mais surtout au XIV^e, elles seront qualifiées de parocchie56.

34L’emprise territoriale du nouvel évêché de Mariana n’est pas précisément connue. On dispose toutefois de quelques documents permettant d’en approcher l’étendue. Vers la fin de l’année 1112, l’évêque de Mariana Ildebrandus fait don à l’abbaye de la Gorgone de la piève Santa Maria della Chiappella, située à l’extrémité nord du Cap Corse57. En 1133, la création du diocèse d’Accia nécessite l’annexion d’une ou de deux pièves appartenant à Mariana, soit Rostino et / ou Ampugnani 58. En 1149, l’évêque de Mariana Petrus offre au même monastère toscan les dîmes de la piève d’Orto59, puis, peut-être en 1158 l’église Sant’Ippolito de Venzolasca qui fait suite à la donation de Santa Lucia, située dans la même piève de Casinca/Quatro60. En 1176, enfin, la perception des dîmes de la piève Santa Maria della Chiappella est à l’origine d’un litige entre l’abbé du monastère de la Gorgone et le desservant de la piève de Luri. Le document confirme que cette dernière dépend du diocèse de Mariana61.

35Au total, et pour le XII^e siècle, on est assuré que le diocèse de Mariana compte au moins cinq pièves : Rostino et / ou Ampugnani (jusqu’en 1133), Casinca/Quatro, Sant’Appiano/Mariana, Orto, Luri et Chiapella (fig. 3). Il pourrait donc au minimum s’étendre depuis le Fium’Alto au sud jusqu’à l’extrémité nord du Cap Corse, d’un seul tenant ou pas. Les documents relatifs à l’évêché de Nebbio indiquent clairement que les pièves situées à l’ouest du massif de Stella et celles situées sur le versant occidental du Cap Corse en sont exclues.

Fig. 3 – Carte des pièves du diocèse de Mariana connues par la documentation écrite du XII^e siècle (D. Istria/CNRS).

36Avant le milieu du XIII^e siècle le diocèse de Mariana s’étend jusqu’à la Balagne, c’est-à-dire sur la côte nord occidentale, comme l’indique un document de 1261 mentionnant les églises San Gavino, San Marcello et San Toma, propriétés du monastère San Venerio del Tino dans la piève de Tuani62. En 1260, on voit aussi mentionner la piève de San Damiano, correspondant très certainement à l’îlot du même nom situé dans l’étang de Cerlinu, près de Mariana63. Elle n’est plus citée par la suite et a très probablement été supprimée en raison de l’exigüité de son territoire. Ce n’est qu’au tout début du XV^e siècle qu’apparaît la piève de Tomino dans la documentation écrite64. Auparavant on ne parle que d’une cappella ; il s’agit donc très vraisemblablement d’une création récente, du XIV^e siècle.

37Vers 1526, l’évêque de Nebbio Mgr Giustiniani donne la liste des pièves du diocèse : Tomino, Luri, Brando, Lota, Orto, Mariana (Sant’Appiano), Bigorno, Caccia, Casinca (Quadro), Tavagna, Moriani, Ostricone, Tuani, Sant’Andrea, Giussani et Casacconi65. Quant à celle de Santa Maria della Chiappella, elle n’est pas mentionnée dans la liste de Giustiniani et a donc dû être supprimée avant la fin du XV^e siècle.

38Ainsi, d’après la documentation écrite, le diocèse de Mariana compte au moins sept pièves au XII^e siècle66, au moins neuf au XIII^e siècle67 et seize à la toute fin du Moyen Âge (fig. 4). Il couvre désormais une superficie d’environ 1200 km² (fig. 5).

Fig. 4 – Carte des pièves du diocèse de Mariana au XV^e siècle (D. Istria/CNRS).

Fig. 5 – Carte des diocèses de Corse à la fin du second Moyen Âge (D. Istria/CNRS).

39La situation de l’extrême fin du Moyen Âge ne peut refléter celle du XII^e siècle en raison des transformations. Des pièves ont été supprimées, c’est le cas de San Damiano et Santa Maria della Chiappella. Toutes deux sont des possessions de l’abbaye de la Gorgone dont l’affaiblissement à partir du XIV^e siècle peut expliquer au moins partiellement cette évolution. Par ailleurs, il s’agit de deux minuscules territoires quasiment inhabités.

40Au moins une piève a été créée : Tomino. Contrairement aux précédentes, elle correspond à un secteur riche et peuplé qui a pu se développer à la fin du Moyen Âge grâce notamment à la culture de la vigne et au commerce. L’accroissement de la population a ainsi conduit à la transformation d’une simple cappella en une piève.

41Dans tous les cas ces évolutions ne peuvent entraîner une transformation de l’emprise spatiale du diocèse : les territoires sont englobés dans des pièves limitrophes ou au contraire détachés de celles-ci, mais leur position ne peut provoquer un déplacement des limites diocésaines. Inversement, l’annexion en 1133 au moment de la création de l’évêché d’Accia de la piève de Rostino ou d’Ampugnani, voire des deux, est à l’origine d’une nouvelle cartographie. Ce sera également le cas en 1563 quand, à la demande de l’influent évêque de Mariana, Giovan Battista Cicala, également cardinal légat de la Campagna et Marittima68, le diocèse d’Accia est rattaché à celui de Mariana qui devient de fait un évêché plus vaste dénommé « Mariana et Accia ».

6. Conclusion

42Le diocèse de Mariana n’est en rien un espace parfaitement défini et stable. Il fait l’objet de plusieurs transformations, importantes ou dont l’impact est plus limité, entre le V^e et le XV^e siècle. Son évolution est en fait étroitement liée à celle de l’Église de Corse. Si dans un premier temps la circonscription, unique, englobe au moins théoriquement l’ensemble de l’île, elle est réduite un temps avec la multiplication des évêchés et par conséquent le resserrement du maillage épiscopal, avant de retrouver son état initial vers la fin du VII^e siècle. La reconstruction de l’espace ecclésiastique opérée à la fin du XI^e siècle va à nouveau réduire son emprise. Elle pourrait alors correspondre peu ou prou à celle de la toute fin du Moyen Âge que l’on connaît mieux. Seule l’annexion d’une piève ou deux lors de la création de l’évêché d’Accia a véritablement modifié son assiette. Les suppressions et créations de pièves opérées durant les XIII^e-XV^e siècles n’ont fait en réalité que modifier l’organisation interne du diocèse.