Conclusion générale

1La déduction de la colonie de Mariana, durant les premières décennies du I^er siècle av. J.-C., peut être lue aujourd’hui comme l’un des évènements fondateurs de l’histoire de la Corse tant elle tient lieu de prodrome et de socle au processus de romanisation et aux transformations profondes et durables qui en découlent.

2À l’image d’un bon nombre de cités d’Occident, la vieille colonie est promue au rang de siège épiscopal à la fin de l’Antiquité. Les travaux de construction de la basilique intra-muros qui sans doute assume déjà la fonction de cathédrale unique de Corse, sont engagés dès le début du V^e siècle. Elle est érigée en limite sud de l’espace urbain antique, mais on ignore encore quelles étaient l’étendue et la morphologie de celui-ci dans les années 400. Peut-être était-il très réduit et la basilique pouvait aux yeux des contemporains occuper un lieu bien plus central qu’on ne peut l’imaginer aujourd’hui. Il n’en reste pas moins que le fleuve, devenu probablement l’axe de communication privilégié, a pu constituer à la fin de l’Antiquité un élément fortement attractif et entraîner de fait une réorganisation de la ville. Quoi qu’il en soit, son emplacement offrait le monument à la vue de tous. Et cela d’autant plus que sa silhouette imposante était, pourrait-on dire, doublée par celle de la basilique suburbaine placée comme elle à proximité du cours d’eau et de la voie principale est-ouest qui se prolongeait vers l’intérieur des terres.

3Très vite, en raison d’une situation devenue inadaptée à une communauté chrétienne grandissante et à un territoire au sein duquel les communications par voies terrestres sont particulièrement difficiles, de très petites agglomérations rurales sont promues au rang d’évêché afin de donner naissance à un maillage repensé. Ce nouveau réseau bouleverse en profondeur l’héritage antique et permet un encadrement resserré de l’espace. Le lien avec le littoral, et donc avec la mer, apparaît alors comme un élément de toute première importance, tant en ce qui concerne les sièges d’évêchés que les groupes presbytéraux qui ont pu jouer un rôle au sein des itinéraires maritimes et bien sûr dans les relations avec les continents.

4La capacité d’adaptation des autorités religieuses apparaît de manière plus évidente encore quand, vers la seconde moitié du VII^e siècle ou le début du VIII^e, il s’est agi de fusionner toutes ces Églises locales pour créer un diocèse unique. La promptitude de la mutation et le choix d’une dénomination distincte de celle des anciens évêchés indiquent sans doute que cette nouvelle situation résulte d’une politique globale visant à optimiser la gestion et le fonctionnement d’un système désormais considérablement simplifié.

5Cette situation constitue le terreau à partir duquel Grégoire VII, motivé par la double volonté de réformer l’Église de Corse et de faire grandir celle de Pise, va pouvoir impulser une profonde mutation. Ce n’est cependant que sous le pontificat d’Urbain II que la Corse est alors placée sous l’autorité de l’archevêque de Pise, à la suite de quoi les évêchés antérieurs à la fusion du premier Moyen Âge sont réactivés. Peut-être est-il plus juste de dire recréés, dans la mesure où le découpage de l’espace insulaire est sans doute en grande partie renouvelé même si les cathédrales sont rebâties sur les ruines des anciens édifices. C’est là une décision lourde de conséquences puisque cette consolidation des liens entre l’île et la République toscane entraîne des bouleversements majeurs à l’échelle de la mer Tyrrhénienne : réorganisation de l’espace insulaire avec mise en place des pièves qui resteront, avec bien sûr des changements, les unités de base des espaces ruraux jusqu’au XVIII^e siècle, implantation de puissantes abbayes toscanes, construction de nouvelles églises permettant l’élaboration d’un style roman insulaire, renforcement de l’autorité des marquis de Massa et de Corse, mais aussi, à un niveau suprarégionale, exacerbation du conflit pisano-génois.

6Cette organisation n’est pas plus stable que par le passé, même si la reconstruction des cathédrales, sur ou à proximité des anciens édifices, pouvait laisser croire à un fort ancrage topographique. La création du microévêché d’Accia en 1133 et le passage de pièves d’un diocèse à l’autre, la suppression de certaines, la création d’autres, ont bien sûr un impact sur le maillage général. Ainsi, la consistance et la configuration même des diocèses ont peut-être bien plus évoluées entre le XI^e et le XV^e siècle qu’on ne l’a imaginé.

7De même, le déplacement des résidences épiscopales à l’initiative des évêques, laisse entrevoir dès le XIII^e siècle une évolution majeure qui va conduire, in fine, au transfert des sièges épiscopaux vers des centres de peuplement plus jeunes, plus importants et plus dynamiques. La monumentalité du groupe épiscopal s’efface alors qu’émerge le château ;

8à un dédoublement presque systématique des pôles du pouvoir avec d’un côté les cathédrales et de l’autre les résidences épiscopales fortifiées, suit une reconfiguration presque générale résultant du transfert des sièges épiscopaux vers les présides génois au début des temps modernes.

9Les évêchés de l’île sont finalement supprimés le 12 juillet 1790 par l’Assemblée Constituante et remplacés, à nouveau, par une circonscription unique dont le siège est installé à Bastia. Mais, elle sera à son tour supprimée en 1794 après la rétractation de l’évêque constitutionnel Ignace François Guasco. En 1801, le Concordat décrète la création d’un nouvel évêché unique englobant l’ensemble de la Corse avec pour siège Ajaccio. Cette organisation est validée par le pape Pie VII qui, le 21 novembre 1801, « annule, supprime et éteint à perpétuité les évêchés de Mariana, Accia, Aleria, Sagone et Nebbio ».

10Sur ce temps long, le siège épiscopal de Mariana se singularise par la monumentalité de son groupe épiscopal qui constitue un marqueur spatial très fort. Si à l’échelle méditerranéenne il reste relativement modeste, il est en revanche dans l’île l’ensemble bâti de loin le plus vaste et le plus imposant jusqu’à l’édification des forteresses littorales génoises au XV^e siècle. Aucun des castra, aucune des églises, n’est en mesure de rivaliser face à la masse imposante de ce complexe qui se détache dans le paysage de la plaine.

11Pourtant, ce groupe cathédral, aussi imposant soit-il, apparaît comme émergeant au cœur d’un vaste champ de ruines dépeuplé. Réalité ou simple illusion ? Peut-être ne s’agit-il là que d’une vue de l’esprit forgée par les résultats d’une recherche archéologique encore largement insuffisante tant au niveau de la cité elle-même que du réseau d’habitats au sein du diocèse.

12À cette image d’un siège épiscopal isolé, répond paradoxalement celle d’un système insulaire en étroite connexion avec l’espace Tyrrhénien. L’organisation du territoire comme le modelage des paysages et les processus à l’œuvre sur le temps long, reposent pour une large part sur des liens avec l’extérieur, soutenus et réguliers ou au contraire ponctuels, mais toujours bien présents. Au-delà des critères physiques, l’île n’est en rien un isolat, pas plus qu’un continent en miniature comme on la décrit souvent. Elle s’apparente bien davantage à un territoire périphérique entouré par la mer qui paraît être alors perçue et vécue plus comme un trait d’union, un espace de communication et d’échange, entre cette périphérie et les centres que comme un obstacle. S’il existe des îles moins îles que d’autres, alors la Corse fait sûrement durant ce long Moyen Âge partie de celles-ci.