1Pour le marin qui sillonne la mer Méditerranée, la Corse apparaît avant tout comme un puissant relief visible de très loin. Mais, celui qui aborde le rivage de l’île par sa côte orientale, depuis l’espace tyrrhénien, est surtout frappé par la présence d’une étendue plane qui constitue une interface entre la mer et l’imposant massif montagneux de Castagniccia visible presque quotidiennement depuis le littoral de la Toscane et plus occasionnellement du Latium1. Interface géographique d’abord, dont la morphologie ne cesse d’être renouvelée au gré des changements climatiques, des actions combinées des cours d’eau et des courants marins ou encore des aménagements anthropiques2. Interface de peuplement ensuite où les populations, venues très probablement depuis la proche Toscane, ont depuis 10 000 ans environ toujours eu des difficultés à se positionner et à se stabiliser entre la mer, lieu vital d’échanges et de communications, de « trafics « à portée autant économique que culturelle, sociale ou politique, et les premiers contreforts montagneux correspondant au « niveau optimum de l’habitat méditerranéen »3.

2Tout au nord de cette plaine littorale se détache un ensemble singulier d’environ 110 km² délimité par deux cours d’eau : le Fium’Alto au sud et le Bevinco au nord (fig. 1)4. Ce terrain sédimentaire de formation quaternaire, est dominé à l’ouest par le massif de schiste de Stella culminant à plus de 1150 m d'altitude5 et irrigué par le plus important fleuve côtier de l’île, le Golo6. C’est là, au cœur de cette plaine, que commence vers 100 av. J.-C. l’histoire de la colonie romaine de Mariana (fig. 2).

Fig. 1 – Carte orographique et hydrographique de la plaine nord-orientale de la Corse (DAO D. Istria/CNRS).

Fig. 2 – Vue aérienne depuis le nord-est de la plaine de la Marana. On reconnaît au premier plan la cathédrale médiévale et les vestiges de la ville romaine, au second plan l’abside de l’église San Parteo ainsi que la vallée du Golo au dernier plan (Ville de Lucciana).

1. Historique des recherches à Mariana

3Dans cette « morne plaine de la Marana, marécageuse et déserte »7, la cathédrale Santa Maria Assunta, dite la Canonica, et l’église San Parteo, toutes deux construites au XII^e siècle, ont longtemps constitué les seuls marqueurs spatiaux importants qui ont attiré l’attention des voyageurs (fig. 3). Depuis le XVI^e siècle, de nombreux érudits et savants se sont intéressés à ces églises et surtout à la cathédrale, parfois avec beaucoup de passion en raison de l’image d’un passé glorieux qu’elles véhiculent, mais souvent aussi parce qu’elles représentaient à leurs yeux un lien tangible entre l’île et l’Italie. Après les écrits d’A.P. Filippini (1594, réédition 1888 et 1995), S. Vitale (1639) et G. Cambiaggi (1771), encore profondément empreints du fond légendaire médiéval, c’est P. Mérimée qui remet sur le devant de la scène scientifique la cathédrale alors partiellement ruinée8. Il en donne une belle analyse et livre des informations de première importance sur des parties de l’édifice détruites ou masquées aujourd’hui par les restaurations du XX^e siècle. Le livre de C. Aru, publié en 1908, ne fait d’ailleurs que reprendre et plagier sur bien des points la description de Mérimée en proposant, ça et là, quelques comparaisons avec des édifices toscans afin de démontrer « l’italianité « de l’édifice et au-delà de la Corse elle-même9.

Fig. 3 – La cathédrale de Mariana en 1900 (Ville de Bastia, fond Palais Caraffa, cl. T. de Caraffa).

4Mais ici, contrairement à Ajaccio par exemple dont le sous-sol est exploré dès le XVIII^e siècle10, les premiers coups de pioche ne sont donnés que tardivement, en 1936 précisément. Huit sondages archéologiques, relativement étendus et dispersés dans les parcelles qui environnent l’église médiévale, avaient alors permis à L. Leschi et A. Chauvel de localiser approximativement la ville antique et de mettre en évidence la présence de constructions dont des restes de mausolées, de thermes, probablement un podium de temple ainsi que d’une large abside appartenant peut-être, selon les auteurs, à une basilique civile11. Cependant, l’intense activité de L. Leschi en Algérie, où il assurait les fonctions de directeur des antiquités, puis le déclenchement de la seconde guerre mondiale, devaient compromettre durablement la poursuite des investigations.

5Ce n’est qu’en 1958 que les recherches reprennent, cette fois sous la direction de G. Moracchini-Mazel. La stratégie d’approche est alors bien différente puisque les investigations sont concentrées sur deux secteurs, au sud de la cathédrale médiévale ainsi que dans l’église San Parteo, située en périphérie de la nécropole de Palazzetto. Ces fouilles permettent la découverte de deux ensembles paléochrétiens : le complexe intra-muros, correspondant très certainement à l’ecclesia episcopalis, ainsi qu’une basilique suburbaine. Les résultats de ces recherches sont présentés en 1967 dans une monographie consacrée aux monuments paléochrétiens de la Corse12. Ils sont rapidement critiqués et contestés13. Ces polémiques font naître la pressante nécessité de reprendre l’étude du complexe paléochrétien. Ainsi, à la suite de plus de 30 ans d’interruption de recherche programmée, durant lesquelles seules trois fouilles de sauvetage de superficies limitées apportent des informations inédites sur l’agglomération antique14, un nouveau projet est mis en place en 1998 sous la direction de Ph. Pergola. L’objectif est alors de développer une approche globale et pluridisciplinaire de la ville et de son territoire. Des fouilles archéologiques sont reprises autour du complexe paléochrétien intra-muros. Elles intéressent en priorité la basilique et l’annexe située au nord du baptistère. Ces deux secteurs sont analysés de manière systématique à l’exception des sept travées occidentales du collatéral nord de l’édifice de culte. La basilique suburbaine fait également l’objet d’une étude conduite en 2000 par F. Di Renzo dans le cadre d’un travail universitaire soutenu à l’université de Rome ainsi que d’une recherche, restée inédite, réalisée sous la direction de G. Vannini15.

6Ces approches des édifices de culte sont complétées par des prospections, des études de mobilier et des travaux géomorphologiques qui s’inscrivent à la fois dans un projet collectif de recherche portant sur la vallée du Golo des origines à la fin du Moyen Âge, et plus marginalement dans un Groupement de recherche européen16.

7Simultanément est lancé un vaste programme de valorisation incluant l’aménagement d’un parc archéologique et la construction d’un musée destiné à rassembler les collections antiques et médiévales du département de Haute-Corse, auquel est associé un Centre de conservation et d’étude.

8Bien que Ph. Pergola se soit retiré en 2009, le projet « Mariana « n’est pas abandonné pour autant et avec l’aide d’I. Dahy, chargée de mission à la mairie de Lucciana, le dossier de valorisation est rouvert. Le conseil scientifique du site, recomposé à l’occasion, impulse alors une toute nouvelle orientation. Désormais, le musée n’a plus vocation à traiter de l’ensemble des collections du département, mais sa mission première est d’introduire la visite du parc archéologique en fournissant aux visiteurs la totalité des informations disponibles relatives à l’histoire du site de Mariana. Ce nouvel élan permet en 2011 d’inscrire le projet dans le « Plan musées en région « porté par F. Mitterrand, alors ministre de la Culture et de la Communication17. Suite à un concours d’architecture, la réalisation du musée est confiée dès 2012 à l’agence Faloci et les travaux de construction sont entrepris en juin 2016.

9La recherche a, quant à elle, redémarré en 2013 sous la forme d’un nouveau projet collectif de recherche, recentré lui aussi sur le site archéologique et son environnement immédiat18. La réflexion collective avait comme objectif d’appréhender l’espace urbain et son environnement immédiat en tenant compte de toutes leurs complexités et leurs incessantes transformations sur la longue durée, depuis la fondation de la colonie, vers 100 av. J.-C., jusqu’à l’abandon de l’habitat et des lieux de culte autour du XV^e siècle. L’espace ainsi pris en considération correspond à l’agglomération antique et médiévale, c'est-à-dire l’habitat avec ses nécropoles et ses aménagements suburbains dont les éventuelles structures portuaires. La géométrie de cet espace était ainsi susceptible d’évoluer en fonction des découvertes. L’emprise de départ couvrait une petite partie de la plaine de la Marana, d’une superficie d’environ 14 km², depuis la cité antique jusqu’au fleuve Golo au sud, au rivage à l’est et à l’étang au nord. Cette réflexion, comme on l’a vu, a été largement amorcée dans le cadre du Projet collectif de recherche dirigé par Ph. Pergola entre les années 2000 et 200719. Elle concernait toutefois un espace géographique beaucoup plus vaste (toute la vallée du Golo) ainsi qu’un cadre chronologique bien plus ample (des origines du peuplement à nos jours). Son ambition était par ailleurs de mettre en œuvre une approche globale selon les principes développés en particulier par nos collègues italiens20. Les doutes que nous nourrissons quant à l’efficience d’une telle approche ont incité à travailler sur un espace géographique plus restreint, une chronologie moins ample et par conséquent des problématiques mieux ciblées. Parallèlement a également été poursuivie l’étude géoarchéologique du fleuve Golo et du rivage21 à la suite des travaux, malheureusement trop tôt interrompus, d’Annie Roblin-Jouve22.

2. Programme, questionnement et méthodes

10Ce projet collectif de recherche s’inscrit dans un programme bien plus large concernant les évêchés de Corse. Dans ce cadre, formalisé au sein du Laboratoire d’archéologie médiévale et moderne en Méditerranée (UMR 7298 CNRS/Université d’Aix-Marseille), quatre sièges épiscopaux ont fait l’objet d’études archéologiques : Ajaccio en 2005 et 200623, Aleria de 2008 à 201324, Sagone entre 2006 et 201725 et bien sûr Mariana.

Le contexte historique

11La Corse passe sous la domination romaine en 258 av. J.-C. Elle forme avec la Sardaigne une province à partir de 227, scindée en deux au tout début de notre ère. Les deux îles sont au IV^e siècle associées à la Sicile et à l’Italie centroméridionale pour constituer le diocèse d’Italie suburbicaire. La romanisation est à l’origine de la déduction de deux colonies, Mariana et Aleria, ainsi que du développement et de la densification de l’habitat, particulièrement dans les zones littorales. Les agglomérations quelque peu importantes y sont rares, mais l’on voit apparaître vers le début du IV^e siècle une série d’établissements portuaires très dynamiques qui participent à la croissance économique. Les échanges avec l’extérieur, notamment avec l’Afrique du Nord, permettent l’importation massive d’objets manufacturés et de denrées alimentaires.

12L’arrivée des Vandales sur le devant de la scène politique est à l’origine d’un éclatement de ce système et la mise en place d’un nouveau, cette fois connecté à l’Afrique du Nord. Dès la mort de Valentinien III en 455, Geiseric manifeste son ambition de s’emparer de la Corse qui est, avec la Sardaigne et les Baléares, intégrée au royaume avant les années 480. L’intérêt pour les rois vandales de contrôler la Corse pourrait reposer sur sa position stratégique permettant de constituer, avec les Baléares et quelques escales en Tripolitaine, un « réseau protecteur tendu autour de l’empire du blé », ainsi que sur ses ressources en bois de charpente destiné à alimenter les chantiers navals26.

13La conquête byzantine met un terme à la domination vandale et l’île est rattachée à l’exarchat de Carthage avant la fin du VI^e siècle. L’habitat ne fait pas l’objet durant ces décennies de transformations notables. De même, le commerce reste dynamique malgré un déclin très généralisé amorcé vers la fin du V^e siècle.

14Si des attaques pouvant être imputées aux Lombards sont documentées dès les années 590, ce n’est qu’à une date avancée du VII^e siècle qu’ils peuvent annexer l’île, peut-être après la conquête de Rotari (632-653), voire bien plus tard encore, au début du règne du roi Liutprand (vers les années 712-717). Dans tous les cas, cette mainmise est effective au milieu du VIII^e siècle et l’île semble dès ce moment dépendre du duché de Lucques. Émergent alors des liens nouveaux et une nouvelle élite s’impose sur le devant la scène religieuse, politique et économique locale.

15À la demande du pape Étienne II, qui s’appuie sur le Constitutum Constantini, Pépin le Bref fait la promesse en 754 de restituer au Saint-Siège tous les territoires qui reviennent de droit - selon la Donation de Constantin - aux successeurs de saint Pierre et désormais aux mains des Lombards. Cet engagement est à l’origine de la formation du Patrimonium pontifical et de l’intégration de la Corse dans celui-ci.

16Les expéditions parties d’Afrique du Nord et d’Espagne se font particulièrement menaçantes au début du IX^e siècle et conduisent l’armée carolingienne à s’investir lourdement dans la mise en défense et la surveillance du littoral toscan, de la Corse et de l’espace Tyrrhénien en général. L’île apparaît alors comme un élément clé, peut-être en raison du rôle de base de départ et de repli qu’elle a pu jouer, ou qu’elle pouvait potentiellement remplir, dans la stratégie d’attaque de la façade Tyrrhénienne de l’Italie. Plusieurs expéditions militaires carolingiennes sont ainsi documentées durant le IX^e siècle et en 828 le comte ou duc de Lucques, Boniface II, est officiellement en charge de la tutela de la Corse, tout comme le sera par la suite son fils Aldabert I (vers 820-884), qualifié de marcencis e tutores Corsicana.

17Dès le début du X^e siècle, la Corse semble constituer un enjeu de bien moindre importance, sans doute en raison du déplacement de la pression sarrasine vers le Nord et de la trêve consentie au roi Hugues d’Italie par le calife omeyyade d’Espagne Abd al-Rahmân III en 939, qui permet l’ouverture de l’espace Tyrrhénien aux commerçants toscans.

18De nouvelles tensions apparaissent pourtant à l’aube du XI^e siècle avec l’installation du prince de Denia en Sardaigne. En 1016, à la demande de l’évêque d’Ostie, la flotte pisane avec à sa tête l’évêque Lamberto, part au-devant de l’ennemi et parvient à le chasser définitivement. Vingt ans plus tard, en 1034, ce sont encore les Pisans qui organisent une expédition sur le littoral africain et à Bûna (Annaba) en particulier, pour arrêter l’action des pirates qui, selon al Bakri, sont encore présents dans la mer Tyrrhénienne et sur le littoral de la Corse durant tout le XI^e siècle. Enfin, en 1064, ils lancent une attaque sur la ville de Palerme et rentrent victorieux avec un énorme butin. Cette forte implication de Pise dans la lutte contre la piraterie et la guerre contre les musulmans va fortement conditionner la suite des évènements.

19En 1077, le pape Grégoire VII décide de réaffirmer l’autorité pontificale sur la Corse. Dans ses lettres il explique clairement qu’il aspire à une totale domination spirituelle et temporelle sur l’île. Pour atteindre ces objectifs, il procède à la création d’un vicariat induisant la délégation des pouvoirs tant spirituels que temporels à l’évêque Landolfo de Pise. La mission de celui-ci va s’appuyer sur l’implication du marquis Alberto Rufo de la lignée des Obertenghi, dont l’autorité s’exerce sur la marche dite de Ligurie orientale, mais dont le fils va prendre le titre de marquis de Corse.

20Quinze ans plus tard, à la demande de Mathilde de Canossa et pour remédier aux nombreux abus dont a fait l’objet l’Église de Corse, le pape Urbain II cède l’île au nouvel évêque de Pise, Daiberto. Il s’agit alors d’une véritable inféodation ad sedem. Le marquis Alberto Rufo conserve ses privilèges et exerce un pouvoir temporel sur l’ensemble de l’île. La cité de l’Arno tire un immense prestige des concessions pontificales, mais s’assure aussi, grâce à la mise en place ou au renforcement de l’autorité des marquis Obertenghi, la sécurité d’un espace commercial qui lui ouvre la porte de la Sardaigne et, au-delà, de l’ensemble du bassin occidental de la Méditerranée.

21Ces privilèges et ce positionnement de Pise sur les grandes routes maritimes sont à l’origine d’un long conflit qui l’oppose à Gênes. Ces tensions internationales au cœur desquelles se trouve la Corse, ainsi que la mort du marquis Ugo peu après 1124, débouchent sur une phase largement favorable au petit groupe de nobles locaux qui s’approprient les droits relevant antérieurement du marquis. Ce bouleversement, que l’on situe chronologiquement vers le second quart du XII^e siècle, a pour effet principal la multiplication des fortifications privées à l’initiative des grands lignages. Ainsi, dans le courant du XII^e siècle, une nouvelle géographie politique se dessine et l’île est divisée en une trentaine de grandes seigneuries. L’habitat reste néanmoins très majoritairement dispersé et la ville a totalement disparu. Ce n’est qu’à l’aube du XIII^e siècle, avec la fondation d’une colonie génoise à Bonifacio dans l’extrême sud de l’île, que l’on voit apparaître une première forme de concentration de la population au sein du castrum. Implanté sur le littoral, Bonifacio va dès lors jouer avec Calvi, fondé durant les années 1270, un rôle central dans l’animation du commerce local. C’est par ces deux places fortes que transite une grande partie des productions agricoles locales – vin, fromages, peaux… - à destination principalement de Gênes, et sont importés les produits manufacturés généralement de faible valeur. Mais, les petits ports et les zones d’atterrage ont été multipliés sur les 1000 km de côte afin de créer un tissu connectif dense et durable entre l’île et la terre ferme.

22Les forteresses littorales de Bonifacio et Calvi sont aussi des marchepieds destinés à placer l’île sous le contrôle de Gênes. Les expéditions militaires des années 1280 donnent à la commune ligure la possibilité de s’imposer face aux seigneurs locaux. Mais, au lendemain de ces évènements, le pape Boniface VIII fusionne la Corse et la Sardaigne pour en faire un royaume unique qu’il inféode au roi Jacques II d’Aragon par le traité d’Anagni en 1297. Malgré cette nouvelle situation et l’opposition de certains seigneurs de l’île qui prêtent allégeance à l’Aragon, Gênes poursuit son entreprise. Profitant des révoltes anti-seigneuriales qui voient le jour en Sardaigne comme en Provence, elle soutient un mouvement de même nature en Corse et, avec l’aide de nouvelles expéditions militaires, parvient en 1358 à s’imposer dans une grande partie de l’île. Sous-peuplée, elle est peu ou pas touchée par la Grande peste et connaît une croissance lente mais continue, ponctuellement perturbée par les épidémies et les guerres du XV^e siècle. Cette caractéristique a permis l’apparition et le développement de quelques gros villages, surtout en Balagne ou sur la côte nord-orientale. Partout ailleurs l’habitat reste très dispersé. Seule la fondation de bourgs fortifiés littoraux à partir de 1435 à Algajola, Saint-Florent, Bastia et Ajaccio, va bouleverser ce maillage et « renouveler radicalement la relation entre intérieur et extérieur »27.

L’Église de Corse dans son contexte méditerranéen

23Dans ce contexte, l’organisation de l’Église, mise en place dès le IV^e siècle, n’a pas connu de bouleversements marquants durant le Moyen Âge. La province ecclésiastique, placée sous l’autorité d’un archevêque, ou métropolitain, reste l’élément majeur du système regroupant des évêchés, aussi qualifiés de diocèses, administrés par les évêques. Un réseau d’églises baptismales constitue l’ossature de ces circonscriptions au centre desquelles se trouve le siège épiscopal formé par un ensemble monumental – le groupe épiscopal - comprenant la cathédrale et une série d’édifices étroitement associés : lieux de culte secondaires, résidence de l’évêque et de son entourage, mais aussi salle de réception, locaux de service et espaces consacrés à l’assistance aux plus démunis…

24L’Église de Corse s’inscrit naturellement dans ce schéma général. Nonobstant le fait qu’elle constitue par son insularité un territoire parfaitement défini d’un point de vue géographique, elle n’a jamais formé une province ecclésiastique à elle seule. Ses évêques ont toujours été, et sont encore, suffragants de métropolitains dont le siège est situé à l’extérieur de l’île28. Elle se singularise ainsi par rapport aux deux autres grandes îles de Méditerranée occidentale, la Sicile et la Sardaigne, qui ont été instituées comme des entités autonomes même si, à un moment de leur histoire, certains de leurs évêques ont été eux aussi placés sous l’autorité d’archevêques extra-insulaires.

25La Corse fait également figure d’exception comparativement à ces grandes îles, dans la mesure où tous les sièges épiscopaux documentés par les sources écrites sont bien identifiés, localisés et conservés, offrant à la recherche un large champ d’investigation.

26À Mariana, ce sont ainsi cinq édifices de culte chrétien et trois bâtiments directement associés qui sont connus : la basilique intra-muros, son baptistère, la basilique suburbaine paléochrétienne ainsi que la cathédrale médiévale, l’église romane San Parteo et enfin les supposées résidences de l’évêque. L’habitat contemporain est en revanche très peu renseigné, non qu’il n’ait pas été fouillé, mais les informations relatives aux occupations « récentes « n’ont pas été collectées de manière méthodique et systématique lors des fouilles anciennes.

27À ces vestiges s’ajoute un corpus de textes peu fourni, mais qui constitue une source d’informations fondamentale pour l’analyse du diocèse médiéval.

Le questionnement

28L’étude de cet ensemble est guidée par des questionnements qui peuvent être regroupés au sein de deux thèmes étroitement corrélés.

29Le premier est relatif aux édifices : quelles sont leurs caractéristiques architecturales ? Comment sont-ils organisés au sein du groupe épiscopal ? Comment sont-ils connectés avec l’espace de la ville ? De quelle manière pèsent-ils sur la transformation de l’urbanisme et inversement l’évolution de l’agglomération a-t-elle une incidence sur ces édifices ou sur le groupe épiscopal dans sa globalité ?

30Le second concerne l’espace du diocèse : que doit-il aux territoires antérieurs ? Quelle est sa consistance ? Son étendue et sa morphologie évoluent-elles durant le Moyen Âge ? Comment s’articule-t-il par rapport aux autres évêchés insulaires ? Quelle est sa place au sein de cet ensemble et de la province ecclésiastique ?

31Ces questionnements visent, in fine, à comprendre dans un contexte caractérisé par l’isolement et l’existence d’une limite territoriale partout matérialisée par la discontinuité géographique entre terre et mer, les dynamiques de décisions et d’actions qui sont à l’œuvre sur le temps long et qui ont présidé à la construction, aux multiples transformations ainsi qu’au démantèlement des édifices, du groupe épiscopal, du diocèse et du réseau des évêchés lui-même.

Les méthodes

32De nombreux vestiges immobiliers dégagés entre 1936 et 2007 n’ont pas été documentés, analysés ou publiés. Par ailleurs, la dégradation inéluctable et rapide de ces éléments non réenfouis et mal protégés conduit fatalement à une perte d’informations. Il a semblé par conséquent, dans un double souci d’enrichissement de la connaissance et de conservation patrimoniale, nécessaire et urgent d’exploiter les données menacées en entreprenant une relecture systématique des vestiges dégagés anciennement.

33Le point de départ de cette nouvelle approche a ainsi été la lecture attentive et critique de l’ensemble de la documentation élaborée par les érudits et chercheurs depuis le XIX^e siècle. L’essentiel du corpus étant constitué par les productions de G. Moracchini-Mazel, mais ses archives ne sont pas entièrement accessibles alors que les opérations de terrain n’ont pas toujours été suivies par la remise d’un rapport circonstancié au Ministère de la Culture.

34La plus grande partie du travail s’est toutefois déroulée sur le terrain avec une relecture stratigraphique systématique des architectures, qu’elles soient conservées en élévation (cathédrale médiévale et San Parteo) ou seulement sur quelques centimètres. Ces études s’appuient sur un recensement et une description méthodique des entités spatiales structurées, des entités architecturales ainsi que des unités stratigraphiques, construites ou non. Elles ont été complétées par une nouvelle documentation graphique comprenant des relevés planimétriques d’ensembles et de détails, ainsi que des relevés scanner 3D avec restitutions orthophotographiques (cathédrale médiévale et San Parteo). En l’absence d’échafaudage permettant d’accéder aux parties hautes de murs, ce sont ces restitutions orthophotographiques complétées par des observations in situ qui ont été utilisées pour étudier la stratigraphie des élévations.

35Les matériaux de construction ont fait l’objet d’une identification systématique avec l’aide de géologues. Les mortiers ont été analysés chaque fois que cela était possible selon une procédure comprenant plusieurs phases :

• étude macroscopique des échantillons et définition de leurs caractéristiques physiques (composants visibles à l’œil nu, état de conservation) ;
• caractérisation pétrographique (nature des grains composant le matériau et étude de la matrice) au microscope optique (lumière transmise naturelle et polarisée) sur lames minces ;
• complément de caractérisation physico-chimique des mortiers sur lame mince au microscope électronique à balayage (MEB) : identification de la nature du liant (chaux, plâtre, terre, mélanges) et de la matrice ainsi qu’une caractérisation chimique semi-quantitative d’éléments spécifiques de la charge.

36On a recherché dans ces mortiers des éléments (charbons de bois, coquillages, ossements…) pouvant faire l’objet d’une datation par le radiocarbone. Les analyses AMS, avec correction réservoir localisée (Delta±R) sur les coquilles d’origine marine, ont été réalisées par le laboratoire Beta Analytic29.

37Les mosaïques et les sculptures sur pierre dégagées durant les fouilles de G. Moracchini-Mazel, ont fait l’objet de réexamens approfondis.

38Enfin, la céramique et les monnaies découvertes anciennement, ont été confiées pour étude à des spécialistes qui n’ont examiné que les éléments dont la provenance est certaine et documentée. L’ensemble des lots classés par unités stratigraphiques a été considéré. L’objectif n’était pas de développer une approche globale de ces objets, mais uniquement d’en tirer des informations d’ordre chronologique pouvant aider à dater l’architecture.

Un travail difficile mais nécessaire

39Ces travaux ont été confrontés à deux difficultés majeures. En tout premier lieu, les restaurations réalisées dans les années 1960 puis 1980 et peu documentées, consistant en la pose d’un lit de galets cimentés sur les vestiges (complexe intra-muros et basilique suburbaine), ou au remplacement des parements anciens (cathédrale médiévale et San Parteo), ont souvent empêché une observation fine des maçonneries originelles et la production d’une documentation graphique complète, comme des dessins pierre-à-pierre. D’autre part, la déficience des descriptions et des relevés documentant les stratigraphies rencontrées durant les fouilles anciennes et plus récentes, induisent des lacunes importantes qui empêchent parfois d’avoir une bonne compréhension des ensembles ou encore de leur attribuer une chronologie fiable.

40Ce sont les résultats de toutes ces études qui sont rassemblés dans cet ouvrage collectif composé de huit dossiers. Le premier permet de présenter l’agglomération antique et son environnement, mais surtout les espaces qui dès les dernières décennies de l’Antiquité accueillent les premiers édifices de culte chrétien. Les trois dossiers suivants sont consacrés aux édifices du premier Moyen Âge : le complexe épiscopal intra-muros (la basilique et son baptistère) ainsi que la basilique suburbaine. Les chapitres ultérieurs rassemblent les données relatives aux églises romanes, la cathédrale dite la Canonica et l’église San Parteo, ainsi qu’aux possibles résidences épiscopales successives. La dernière partie est entièrement réservée à l’analyse de l’espace du diocèse. Enfin, on proposera quelques éléments de synthèse en guise de conclusion.