1Par leur nombre et leur grande variété, les contributions ici rassemblées offrent la possibilité de mieux cerner les conditions de circulation et d’échanges de ces produits qui ont été indispensables à l’essor artisanal sinon « industriel » de l’Occident dans les quinze premiers siècles de notre ère. Elles contribuent à caractériser tant les trafics que les acteurs, à préciser les cadres de l’échange. Dans cette perspective, ces études s’inscrivent dans la continuité des travaux, sur les ports ou la circulation des denrées alimentaires en Méditerranée, qui sont depuis longtemps au cœur de la recherche et ont connu d’importants développements ces vingt dernières années1. Par leur diversité cependant, les matières premières échappent à des généralisations trop hâtives ; leur étude amène au contraire à mieux percevoir les singularités d’un commerce qui, s’il reste encore largement à explorer, paraît, par les moyens mis en œuvre, les réseaux, parfois complexes, qu’il laisse entrevoir et les nombreux acteurs qui l’ont animé, loin d’avoir eu une place secondaire dans les économies anciennes et médiévales. C’est là sans doute une des principales conclusions sur laquelle tout le monde se rejoint ; quelle qu’ait été l’intensité des échanges, que ceux-ci aient concerné des volumes importants ou au contraire réduits, qu’ils aient eu une portée locale, régionale ou, au-delà, « internationale », le commerce des matières premières ne saurait relever d’une « économie parallèle » ayant eu ses propres règles de fonctionnement, en dépit, fort logiquement, des particularismes qu’il présente.

Diversité des matières premières objet des échanges

2Ce qui frappe d’abord, c’est la multitude des matières premières qui circulent durant ces périodes. Contrairement à une idée souvent admise, elles voyagent parfois loin, en tout cas elles ne sont pas seulement originaires des zones où elles sont commercialisées ou employées, même si leurs déplacements ne sont pas toujours aisés à percevoir pour l’Antiquité – les épaves de navires manifestent peu de traces comme le rappelle M.-B. Carre – et pas davantage pour le Moyen Âge (elles sont rarement mentionnées dans les listes de produits commercialisés2 ou ne sont considérées que de façon marginale ou singulière dans quelques rares enquêtes).

3Du coup, l’étude des matières ici rassemblées constitue une première, puisqu’elle permet de raisonner, à la fois sur les bois (d’œuvre, de chauffe), les pierres, le sel, le soufre, l’alun, les métaux. La liste n’est cependant pas exhaustive : plusieurs matières premières auxquelles nous avions songé, ne sont pas présentes (comme les peaux, les terres argileuses, les pâtes de verre). Néanmoins, ce panel paraît suffisamment ample pour être représentatif et autoriser quelques constats. D’abord, il ressort que les connaissances concernant la circulation de ces matières premières sont différentes selon les périodes. Les trafics des pierres ordinaires sont moins connus pour l’Antiquité3 qu’ils ne le sont pour le Moyen Âge et à l’inverse, ceux des roches nobles ou décoratives paraissent mieux étudiés durant l’époque romaine que pour la période suivante. Cet écart est, en partie, dû à la documentation et aux capacités d’investigation : les matières premières qui ont laissé des traces archéologiques (métaux, roches notamment) ont été davantage étudiées pour les périodes anciennes où les sources textuelles sont moins nombreuses. Néanmoins, il conviendrait d’analyser d’autres facteurs qui peuvent avoir guidé des choix implicites, comme l’absence de monumentalité ou de luxe des édifices médiévaux qui disqualifient la recherche de matériaux précieux. Dès lors, les orientations historiographiques ont souvent privilégié l’étude de certains produits plus que d’autres.

4Nombre de ces matières premières circulent sous des formes plus ou moins élaborées : que ce soient les tambours de colonnes (M.-B. Carre, O. Rodríguez et A. Gutiérrez), les pierres d’appareillage ou les lingots et les barres métalliques observés en maints endroits (D. Djaoui, G. Pagès et M. L’Héritier) ou même les pièces de bois (C. Verna, C. Fabre). Ces pièces ont un gabarit relativement standardisé, ce qui ne saurait être énoncé d’emblée comme une évidence. La question qui se pose est de savoir si ce calibrage est la conséquence des modes de production (comme le suggèrent Pagès-L’héritier pour les barres de fer réalisées selon le procédé direct) ou répond à l’usage qui en sera fait et est donc imposé par le consommateur-utilisateur (taille de pierre). Ou bien encore, la normalisation ne serait-elle destinée qu’à proposer un conditionnement adapté au mode de transport et à la commercialisation des produits ? Pour être complet, il faut tenir compte aussi de la place de la routine et des usages – parfois localisés – dans les choix des formes données à la matière ou des contenants dans lesquelles elle se trouve. C’est sans doute variable selon les matières premières, mais aussi selon les moments où on les saisit, car bien souvent les différentes étapes de leur cheminement et de leur transformation4 nous échappent : on en reste à considérer un aspect à un moment donné. Or cet aspect peut être conditionné par d’autres facteurs que ceux de la production, des usages ou du transport, comme le respect de normes fiscales, ou l’adaptation à des mesures reconnues, sans qu’il nous soit toujours possible de l’apprécier. Ainsi, les plaques de soufre produites dans la Sicile antique ne répondent-elles pas aussi ou d’abord dans leur format à l’exigence de pouvoir supporter une marque visible ? Il conviendrait sans doute pour approfondir ces questionnements de rapprocher le conditionnement des matières premières d’autres produits manufacturés (comme les terres cuites architecturales par exemple) ou de denrées alimentaires. Les contributions ici rassemblées esquissent ces perspectives, et elles nous invitent à envisager des analyses mercéologiques et métrologiques plus larges et plus poussées.

Circuits et modalités du trafic des matières premières

5Ces matières premières circulent sur de longues ou de brèves distances, sans qu’il soit toujours possible de distinguer, notamment pour les voies maritimes, un mode de transport spécifique en fonction du produit ou de l’éloignement de la zone de production. Ainsi, durant l’Antiquité, n’a-t-on pas affaire à des navires spécialisés dédiés au trafic des marbres ou des roches décoratives, à l’inverse de ce que l’on peut observer, certes sur une courte période (première moitié du I^er s. de n. è.), pour le transport maritime du vin italien en vrac (en dolia)5, mais à une grande variété d’embarcations adaptées cependant à ces matériaux pondéreux (D. Djaoui, M.-B. Carre). Leur cargaison comporte, à quelques rares exceptions près – comme le navire chargé de lingots de plomb découvert au large de la Sardaigne (Mal di Ventre C) – d’autres produits et paraît polyvalente. Au Moyen Âge, pour autant que l’on puisse en juger (car les études sont rares), le fret paraît aussi diversifié. Le sel de la lagune de Venise circule ainsi dans maintes cargaisons, dans la mesure où il sert à lester les navires6. Les bateaux chargés de peaux en provenance de Sardaigne qui arrivaient à Pise transportaient aussi d’autres produits7. Toutefois, certaines cargaisons étaient uniques, comme celles d’alun qui quittaient le port de Civitavecchia à la fin du XV^e siècle et voyageaient vers le nord de l’Europe (I. Ait – D. Boisseuil) ou les embarcations qui reliaient l’île d’Elbe à la côte tyrrhénienne chargées de minerai de fer8. Il n’est pas certain que ces bateaux aient une typologie particulière, en tout cas elle n’est pas perceptible dans nos travaux.

6La distribution de certaines de ces matières premières s’effectue à différentes échelles, mais nombre d’études révèlent que des produits communs, voire des sous-produits comme les verres issus de la métallurgie des métaux précieux (Fl. Téreygeol et al.), ont circulé parfois fort loin de leur lieu de production. Il n’est pas aisé de suivre leur parcours d’autant qu’ils ont pu être acheminés selon des moyens de transports successifs différents (terrestres, fluviaux, maritimes) et changer de mains plusieurs fois. Ainsi, les métaux des mines andalouses auraient d’abord été évacués par voie fluviale préférentiellement et éventuellement par voie terrestre, vers les lieux où ils auraient été négociés (E. García Vargas ; S. Ordoñez et al. ; Chr. Rico et Cl. Domergue) ; les aluns toscans et latiaux étaient évacués par terre (au moyen de mulets ou de buffles et de chariots) puis par eau (I. Ait et D. Boisseuil) ou l’inverse comme les bois languedociens (C. Verna).

7Le parcours de ces matières premières est d’autant plus difficile à établir que les lieux de transit ou de rupture de charge ne nous sont pas toujours connus. En sorte qu’il conviendrait d’analyser plus scrupuleusement ces chaînes (de lieux et de mode de transport)9 qui semblent avoir été essentielles dans l’articulation des trafics (E. García Vargas). Comment ont-elles joué dans l’approvisionnement des utilisateurs, voire des marchés ? Ont-elles eu un rôle important ou même structurant dans les échanges ? Ces chaînes mériteraient d’être étudiées de façon fine, pour chaque produit, sans se laisser enfermer dans un déterminisme fondé sur la proximité des lieux de production ou des débouchés et des usages potentiels. Prenons par exemple la façon dont les matières premières issues d’un même cycle de production (en l’occurrence l’argent) furent distribuées – certes ailleurs que dans le bassin méditerranéen – en de très nombreux endroits. Si l’argent produit à Melle durant le Haut Moyen Âge est attesté dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres, en revanche, les sous-produits circulent à des échelles différentes : le plomb à très faible rayon, à l’inverse le verre très loin (Fl. Téreygeol et al.). Ces matières premières n’ont pas suivi les mêmes routes et pourtant elles proviennent d’un même endroit. Ces chaînes s’articulaient peut-être sur d’autres chaînes plus ou moins connues (notamment celles concernant les produits alimentaires10, en sorte qu’il existait peut-être des faisceaux de chaînes unies par des facteurs à déterminer. Elles dépendaient tout autant de conditions matérielles particulières (lieux d’appontement, sites protégés) que du fonctionnement des réseaux, d’acteurs et notamment du choix des intermédiaires (cf. infra).

8Les études ici rassemblées distinguent par ailleurs certains lieux de stockage, comme les entrepôts du port de Civitavecchia pour l’alun (I. Ait et D. Boisseuil), les « bordes » toulousaines pour le bois (C. Fabre), auxquels il faudrait ajouter le « fondaco » de Bergame pour le fer de Brescia11 ou même plus anciennement encore la marmorata d’Ostie, lieu d’entrepôt mais aussi de première transformation des roches et autres matériaux lapidaires qui y parvenaient en provenance de toute la Méditerranée avant de prendre la direction de Rome ou d’être redistribués par voie maritime12. On connaît finalement mal l’aménagement de ces lieux de stockage et il est donc difficile de savoir s’ils tenaient compte des spécificités de chacune des matières premières – notamment des conditions de conservation – comme pour les produits alimentaires. C’est sans doute une piste d’étude à approfondir – dans la comparaison avec ce qui se fait pour les denrées antiques13, mais il convient de rester prudent, car nombre de matières premières, en effet, pouvaient s’adapter à des modes de conservation différents, comme la chaux éteinte qui pouvait être conservée durablement dans des fosses recouvertes de terre (Chr. Vaschalde).

9Certains lieux de stockage étaient aussi, occasionnellement ou durablement, des magasins ou des marchés de gros (i.e. des lieux où s’opèrent des transactions commerciales14). C’était le cas durant l’Antiquité pour des produits dont la demande est très forte (pierres nobles ou décoratives, métaux). Certains ports maritimes ou fluviaux paraissent ainsi avoir accueilli des activités commerciales, comme Délos (V. Chankowski) ou encore Séville (Hispalis) sur le Guadalquivir (Chr. Rico et Cl. Domergue). Il est difficile d’affirmer que ces lieux de stockage étaient seulement dédiés aux matières premières ; certains semblent avoir assuré la distribution d’autres produits (en particulier alimentaires, blé, vin, huile, salaisons, pour l’époque romaine) et présentaient donc une certaine forme de polyvalence. Pour le Moyen Âge, il est possible que plusieurs aient joué un rôle similaire comme à Comacchio ou Torcello dans la lagune de Venise, même si cela paraît moins assuré15. Cela pousse à réfléchir sur la permanence de ces lieux dans les paysages anciens et sur leur ampleur. Car l’idée d’une zone de transit des matériaux et des matières premières peut s’étendre à un espace plus large qu’un seul lieu, comme le suggère, de façon stimulante, David Djaoui, pour l’embouchure du Rhône aux Saintes-Maries-de-la-Mer.

Les acteurs des trafics : un milieu fourni et organisé ?

10L’organisation de ces trafics était assurée par une pluralité d’acteurs aux statuts et fonctions variés. Ils apparaissent dans la plupart des contributions ; ils sont évidemment mieux connus pour le Moyen Âge, dans la mesure où la documentation écrite les identifie plus volontiers, même si cela reste parfois difficile (S. Gasparri). Durant l’Antiquité, il est possible toutefois d’apercevoir leurs noms sur les lingots métalliques (Chr. Rico et Cl. Domergue ; M. Stefanile) ou sur les matrices – des tuiles – destinées à servir de cachet sur les blocs de soufre (L. Zambito). Quelques-uns apparaissent dans des sources littéraires ou épigraphiques (N. Tran), mais les statuts et leur identité restent encore incertains. La documentation médiévale, plus ample et plus accessible dans le bassin méditerranéen, permet de clarifier leur situation et éventuellement d’éclairer la situation antique. D’une manière générale, nombre des acteurs du trafic sont des intermédiaires, car la chaîne entre producteur et consommateur/utilisateur des matières premières est longue (cf. supra). Rares, en effet, sont les producteurs qui entretenaient une relation directe avec les consommateurs. C’est le cas pour les chaufourniers provençaux qui livraient et commercialisaient souvent la chaux éteinte (C. Vaschalde) ou bien les pierriers bourguignons qui fournissaient les chantiers du duc (M. Foucher) ou ceux qui à Gérone œuvraient pour la cathédrale (S. Victor). À l’époque romaine, on peut peut-être l’envisager pour les producteurs de plomb de Carthago Nova, des Italiens qui avaient pu assurer eux-mêmes l’ensemble de la chaîne commerciale (M. Stefanile). Les producteurs médiévaux opéraient souvent sur quelques kilomètres et leur activité ne relevaient que de circuits courts, dans la mesure où les lieux de production étaient proches des lieux de consommation. Pour des distances plus grandes intervenaient des transporteurs. C’étaient, dans maints des cas, des individus spécialisés dans cette tâche comme les muletiers, les bateliers ou les naviculaires (transporteurs et affréteurs maritimes). Les muletiers exerçaient une activité reconnue, professionnelle, mais il est difficile de savoir comment ils étaient rétribués pour leur service de livraison. Il semble que certains aient été payés par les producteurs, d’autres par les destinataires des matières premières. Certains pouvaient être de véritables entrepreneurs comme pour le trafic de l’alun entre Tolfa et Civitavecchia (I. Ait et D. Boisseuil). En raison de leur mobilité et selon la confiance qu’on leur accordait, ils ont pu servir d’intermédiaires entre les opérateurs des transactions commerciales (C. Verna, O. Rodríguez, A. Gutiérrez). Il conviendrait, tant leur situation paraît fluctuante, d’étudier leur rôle avec attention, d’autant que leurs activités ne se limitaient pas nécessairement aux seules matières premières, mais à bien d’autres produits, et par conséquent ils doivent être considérés à l’aune de l’essor commercial dans son ensemble. Pensons, par exemple, aux puissants nautes du Rhône et de la Saône, grands entrepreneurs du transport fluvial au Haut-Empire romain, installés à Lyon et maillons essentiels de la chaîne commerciale entre Méditerranée et Europe du Nord16.

11À côté des transporteurs, les acteurs les plus visibles du trafic des matières premières étaient toutefois les utilisateurs de ces produits – comme les fustiers pour le bois languedociens (C. Verna) – et plus encore ceux qui les commercialisaient c’est-à-dire ceux qui menaient les transactions. Ils sont mieux connus au Moyen Âge que pour l’Antiquité (N. Tran). Il s’agissait, pour la plupart, des marchands qui remettaient directement aux utilisateurs/consommateurs leur produit moyennant l’encaissement du prix. Le statut et l’envergure sociale de ces acteurs restent encore à préciser. Certains étaient sans doute des grossistes spécialisés – comme les marchands de bois à Toulouse (C. Fabre) –, d’autres de petits fournisseurs polyvalents. Certaines matières premières comme l’alun ou la laine, à la fin du Moyen Âge, étaient aux mains de puissantes sociétés commerciales (I. Ait et D. Boisseuil, M. Scherman) alors que de telles sociétés paraissent invisibles dans la documentation antique. On s’interroge en effet encore sur le degré d’initiative de certaines sociétés minières hispaniques dans la commercialisation ne serait-ce que de leurs propres produits. De la même manière, les corporations professionnelles bien connues dans le monde romain ne peuvent être confondues avec des associations commerciales, même si elles jouaient un rôle essentiel dans la circulation de l’information et, du même coup, contribuaient à l’organisation du marché17.

12Ces fournisseurs, qu’ils soient marchands, voituriers, transporteurs ou même producteurs, n’étaient pas nécessairement maîtres des conditions de l’échange, car les transactions s’opéraient dans des conditions très différentes et l’ensemble des contributions rassemblées décrivent particulièrement bien une palette de situations extrêmement diverses. À Délos, le sanctuaire imposait le cadre des transactions – une arène – et l’on peut supposer à l’appui d’observations ethnographiques, que le prix faisait l’objet de tractations (V. Chankowski). En Bourgogne (M. Foucher) et à Gérone (S. Victor), les puissants maîtres d’ouvrage (respectivement le duc, le chapitre de la cathédrale) choisissaient leurs fournisseurs et établissaient avec eux un « marché-fait » (i.e. un contrat), mais rien n’indique comment ils les avaient recrutés : à l’issue d’un appel d’offre ou selon d’autres critères (comme des liens de clientèle, des recommandations, ou bien même leur expertise18). Philippe Bernardi a mis quant à lui en lumière le réseau d’un maître maçon arlésien progressivement constitué de ses confrères, de ses commanditaires qui l’amène à obtenir la préférence du comte de Provence sur le chantier du château de Tarascon19 et Laurent Feller a récemment rappelé combien depuis le haut Moyen Âge, la fixation des prix et le choix des acteurs d’une transaction étaient insérés dans des relations sociales complexes qui gouvernaient les échanges20. Fort de leurs relations, de leurs moyens financiers ou de leur prestige, certains fournisseurs ont cherché à consolider leur position dans les transactions, en contrôlant plus étroitement les différents maillons de la chaine d’approvisionnement des matières premières21. Ainsi, les Salviati après avoir pris pied à Londres pour acquérir de la laine se sont-ils efforcés d’aller la chercher dans les campagnes anglaises, en évitant les intermédiaires (M. Scherman). Les marchands de Burgos (G. Navarro Espinach) ou même les fournisseurs de pierre à Gérone (S. Victor) paraissent eux aussi avoir agi de la sorte. Certains peuvent apparaître comme de véritables entrepreneurs, contrôlant plusieurs étapes du processus industriel et commercial22. Ils ont ainsi pu, de façon plus ou moins durable, tenter de dominer un marché (l’approvisionnement d’une ville, d’un chantier, d’un lieu d’échange), sans jamais parvenir cependant à établir un monopole.

13Car il leur aurait fallu le soutien de la puissance publique. Or les seigneurs ou les États n’ont accordé qu’avec parcimonie des droits commerciaux exclusifs et leurs initiatives n’ont pas toujours été efficaces. Bien qu’à partir de 1462, la Chambre Apostolique ait confié aux Médicis le soin d’écouler l’alun produit à Tolfa, les Florentins ne disposaient pas d’un véritable monopole, car ils n’avaient pas le contrôle de toute la production – une partie était commercialisée par les fabricants eux-mêmes – et surtout plusieurs autres foyers de production concurrentiels virent le jour, les empêchant de dominer les marchés, à l’échelle européenne (I. Ait et D. Boisseuil). Il en est de même pour le commerce du sel, pourtant si étroitement contrôlé par les autorités au Moyen Âge en raison de son intérêt fiscal ; il ne fut jamais durablement détenu par un seul acteur23, notamment pour les salines d’Atienza en Espagne (G. García-Contreras Ruiz). Pour l’Antiquité, le rôle des pouvoirs publics dans l’activité commerciale reste encore incertain et en tout cas l’objet de discussions24. Leur intervention a pu être évoquée dans la diffusion et la circulation des roches nobles, marbres et autres pierres décoratives ; et de fait elle fut bien réelle. Les métaux de leur côté ne désintéressaient pas le pouvoir romain mais, au regard de la documentation épigraphique, celui-ci ne semble avoir joué aucun rôle précis dans la chaîne commerciale (Chr. Rico et Cl. Domergue). L’État certes pouvait passer, et passait bien, commande. Mais ces commandes faisaient-elles de lui un acteur à part entière du commerce pour autant ? Sans nul doute, elles permettaient de réguler les marchés, du moins ponctuellement. Car seuls finalement étaient concernés les grands chantiers de l’État, et au premier rang d’entre eux la Rome impériale. Et si l’armée, par ses énormes besoins (en métaux notamment), était un marché à part entière, il paraît prématuré d’affirmer que ceux-ci avaient pu structurer dans son ensemble le commerce des matières premières.

14Il ressort de ce volume que les matières premières ont fait l’objet depuis l’Antiquité de trafics intenses sur de longues ou petites distances et que leur commercialisation s’est réalisée sur des marchés complexes, segmentés et hétérogènes. Il ne semble pas en l’état possible d’envisager un marché global pour telle ou telle matière première. Il en était peut-être différemment à l’échelle régionale et locale, bien que la mise en œuvre de monopoles commerciaux, même sur des produits très spécifiques, paraisse aléatoire. De plus, il semble qu’il ne soit pas toujours possible d’associer les lieux de stockage des matières premières aux lieux de transactions de ces mêmes matières, même si certains ports antiques ont pu accueillir les deux opérations. Mais dans ce cas, ne conviendrait-il pas d’observer les conditions de la transaction ? Se réalisait-elle à proximité des entrepôts comme à Délos ? Par ailleurs, au Moyen Âge comme dans l’Antiquité25, il paraît incertain qu’il y ait eu un magasin spécifique (i.e. lieu de vente et de stockage) pour les matières premières, mais en revanche, plusieurs matières premières (et, peut-être, seulement en petites quantités ?) pouvaient se retrouver dans des magasins (fer, alun...), aux côtés d’autres marchandises ordinaires. Il paraît alors nécessaire de mieux saisir le moment où elles passent des mains du grossiste au détaillant. Sans doute faudrait-il éclairer ce passage à la lumière de ce qui se fait pour d’autres produits (comme les céréales). C’est d’autant plus nécessaire qu’il semble illusoire en l’état d’imaginer une production pilotée par la demande : elle ne paraît perceptible que pour de rares grands chantiers, la Rome impériale par exemple (fourniture de marbres, briques et autres terres cuites architecturales), quelques sanctuaires, aussi bien antiques – songeons aux travaux de l’Acropole d’Athènes – que médiévaux – comme les monastères cisterciens. Mais, d’une manière générale, et même pour le Haut Moyen Âge, le recours aux acteurs marchands paraît nécessaire.